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15/02/2017

Fernando Pessoa, Le gardeur de troupeaux

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Je trouve si naturel que l’on ne pense pas

que parfois je me mets à rire tout seul,

je ne sais trop de quoi, mais c’est de quelque chose         

ayant quelque rapport avec le fait qu’il y a des gens qui pensent…

 

Et mon mur, que peut)il bien penser de mon ombre ?

Je me le demande parfois, jusqu’à ce que je m’avise

que je me pose des questions…

Alors je me déplais et j’éprouve de la gêne

comme si je m’avisais de on existence avec un pied gourd…

 

Qu’est-ce que ceci peut bien penser de cela ?

Rien ne pense rien.

La terre aurai-elle conscience des pierres et des plantes qu’elle porte ?

S’il en est ainsi, et bien, soit !

Que m’importe, à moi ?

Si je pensais à ces choses, je cesserai de voir les arbres et les plates et je cesserai de voir la Terre, pour ne voir que mes propres pensées…

Je m’attristerais et je resterais dans el noir.

Mais ainsi, sans penser, je possède et la Terre et le Ciel.

 

Fernando Pessoa, Le gardeur de troupeaux, traduction Armand Guibert, Gallimard, 1960, p. 98-99.

22/04/2016

Fernando Pessoa, Le gardeur de troupeaux

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Il ne suffit pas d’ouvrir la fenêtre

pour voir les champs et la rivière.

Il ne suffit pas de n’être pas aveugle

pour voir les arbres et les fleurs.

Il faut également n’avoir aucune philosophie.

Avec la philosophie il n’y a pas d’arbres : il n’y

       a que des idées.

Il n’y a que chacun d’entre nous, tel une cave.

Il n’y a qu’une fenêtre fermée et tout l’univers

       à l’extérieur ;

et le rêve de ce qu’on pourrait voir si la fenêtre

         s’ouvrait,

et qui n’est jamais ce qu’on voit quand la fenêtre s’ouvre.

 

Fernando Pessoa, Le gardeur de troupeaux, traduction

Armand Guibert, Gallimard, 1960, p. 143.

 

24/01/2016

Fernando Pessoa, Pour un ''Cancioneiro"

 

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On dit que je feins ou mens

Tout ce que j’écris. Mais non,

Moi, simplement, je sens tout

Avec l’imagination.

Je ne me sers pas du cœur.

 

Tout ce que je rêve ou éprouve,

Ce qui me manque ou m’accomplit,

est comme une terrasse

Sur autre chose encore.

C’est cette chose qui est belle.

 

C’est pourquoi j’écris au milieu

De ce qui n’est pas à côté,

Délivré de tous mes émois,

Sérieux de tout ce qui n’est pas.

Sentir ? C’est au lecteur de sentir !

 

Fernando Pessoa, Pour un ‘’Cancioneiro’’,

traduction Patrick Quillier, dans Œuvres

poétiques, Pléiade / Gallimard, 2001, p. 176.

08/05/2015

Fernando Pessoa, Pour un "Cancioneiro"

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Une pluie tombe du ciel gris

Qui n’a aucune raison d’être

Il n’est pas jusqu’à ma pensée

Où ne ruisselle de la pluie.

 

J’ai en moi plus grande tristesse

Que celle-là que je ressens

Je veux me la dire mais elle

A le poids de ce que je mens.

 

Car en vérité je ne sais

Si je suis triste ou pas triste,

Et légèrement la pluie tombe

(Car Verlaine y a consenti)

À l’intérieur de mon cœur.

 

Fernando Pessoa, Pour un « Cancioneiro »,

traduction Patrick Quillier, dans Œuvres

poétiques, Pléiade /Gallimard, 2003,

p. 737-738.

27/03/2015

Fernando Pessoa, Poésies d'Alvaro de Campos

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                                                                     27 septembre 1934

 

À la veille de ne jamais partir

du moins n’est-il besoin de faire sa valise

ou de jeter des plans sur le papier,

avec tout le cortège involontaire des oublis

pour le départ encore disponible du lendemain.

Le seul travail, c’est de ne rien faire

à la veille de ne jamais partir.

Quel grand repos de n’avoir même pas de quoi avoir à se reposer !

Grande tranquillité, pour qui ne sait même pas hausser les épaules

devant tout cela, d’avoir pensé le tout

et d’avoir de propos délibéré atteint le rien.

Grande joie de n’avoir pas besoin d’être joyeux,

ainsi qu’une occasion retournée à l’envers.

Que de fois il m’advient de vivre

de la vie végétative de la pensée !

Tous les jours, sine linea,

repos, oui, repos...

Grande tranquillité...

Quelle paix, après tant de voyages, physiques et psychiques !

Quel plaisir de regarder les bagages comme si l’on fixait le néant !

Sommeille, âme, sommeille !

Profite, sommeille !

Sommeille !

Il est court, le temps qui te reste ! Sommeille !

C’est la veille de ne jamais partir !

 

Fernando Pessoa, Poésies d’Alvaro de Campos, traduit du portugais et préfacé par Armand Guibert, Gallimard, p. 119.

18/07/2014

Fernando Pessoa, Bureau de tabac

 

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                     Tabacaria

          

 Não sou nada.

Nunca serei nada.

Não posso querer ser nada.

A parte isso, tenho em mim todos os sonhos do mundo.

 

Janelas do meu quarto,

Do meu quarto de um dos milhões do mundo que ninguém sabe quem é

(E se soubessem quem é, o que saberiam ?)

Dais para o mistério de uma rua cruzada constantemente por gente,

Para uma rua inacessível a todos os pensamentos,

Real, impossívelmente real, certa, deconhecidamente certa,

Com o mistério das coisas por baixo das pedras e dos seres,

Com a morte a pôr humidade nas paredes e cabelos brancos nos homens,

Com o Destino a conduzir a carroça de tudo pela estrada de nada.

 

Estou hoje vencido, como se soubesse a verdade.

Estou hoje lúcido, come se estívesse para morrer,

E não tivesse mais irmandade com as coisas

Senão uma despedida, tornando-se esta casa e este lado da rua

A fileira de carruagens de um comboio, e uma partida apitada

De dentro da minha cabeça,

E uma sacudidela dos meus nervos e um ranger de ossos na ida.

 

[…]

 

          Bureau de tabac

 

Je ne suis rien.

Je ne serai jamais rien.

Je ne peux vouloir être rien.

À part ça, je porte en moi tous les rêves du monde.

 

Fenêtres de ma chambre,

Ma chambre où vit l’un des millions d’êtres au monde, dont personne ne sait

     qui il est

(Et si on le savait, que saurait-on ?),

Vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,

Une rue inaccessible à toutes pensées,

Réelle au-delà du possible, certaine au-delà du secret,

Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,

Avec la mort qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes,

Avec le destin qui mène la carriole de tout par la route de rien.

 

 Aujourd’hui je suis vaincu comme si je savais la vérité.

Aujourd’hui je suis lucide comme si j’allais mourir

Et n’avais d’autre intimité avec les choses

Que celle d’un adieu, cette maison et ce côté de la rue devenant

Un convoi de chemin de fer, un coup de sifflet

À l’intérieur de ma tête,

Une secousse de mes nerfs, un grincement de mes os à l’instant du départ.

 […]

 

Fernando Pessoa, Bureau de tabac, [édition bilingue] traduit par Rémy Hourcade, préface de A. Casais Monteiro, postface de Pierre Hourcade, illustré par Fernando de Azevedo, Le Muy, éditions Unes, 1993, p. 37-38 et 15-16.

 

 

 

           Bureau de tabac

 

 Je ne suis rien.

Je ne serai jamais rien.

Je ne peux vouloir être rien.

À part ça j’ai en moi tous les rêves du monde.

 

Fenêtres de ma chambre,

De ma chambre abritant un de ces millions au monde dont nul ne sait qui il est

(Et si on le savait, que saurait-on ?)

Vous donnez sur le mystère d’une rue constamment remplie de gens qui se croisent,

Sur une rue inaccessible à la moindre pensée,

Réelle, impossiblement réelle, exacte, inconnaissablement exacte,

Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,

Avec la mort qui met du moisi sur les murs et des cheveux blancs sur les hommes,

Avec le Destin conduisant la charrette de tout sur la route de rien.

 

 

Aujourd’hui je suis vaincu comme si je savais la vérité.

Aujourd’hui je suis lucide, comme si j’allais mourir,

Et sans avoir d’autre fraternité avec les choses

Qu’un adieu, cette maison et ce côté de la rue devenant

Un convoi de chemin de fer et un sifflet de départ

Retentissant dans ma tête,

Et une secousse de mes nerfs et un crissement d’os au moment de partir.

 

Fernando Pessoa, Bureau de tabac, dans Œuvres poétiques, traduction par Patrick Quillier en collaboration avec Maria Antónia Cãmara Manuel, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2001, p. 362-363.

07/05/2012

Fernando Pessoa, Poésie d'Alvaro de Campos

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                        Lisbon revisited

 

Rien ne m'attache à rien.

Je veux cinquante choses en même temps,

Avec une angoisse de faim charnelle

J'aspire à un je ne sais quoi —

de façon bien définie à l'indéfini...

Je dors inquiet, je vis dans l'état de rêve anxieux

du dormeur inquiet, qui rêve à demi.

 

On a fermé sur moi toutes les portes abstraites et nécessaires,

on a tiré les rideaux de toutes les hypothèses que j'aurais pu

     voir dans la rue,

il n'y a pas, dans celle que j'ai trouvée, le numéro qu'on m'avait

     indiqué.

 

Je me suis éveillé à la même vie sur laquelle je m'étais endormi.

Il n'est jusqu'aux armées que j'avais vues en songe qui n'aient été

     mises en déroute.

Il n'est jusqu'à mes songes qui ne se soient sentis faux dans

     l'instant où ils étaient rêvés.

Il n'est jusqu'à la vie de mes vœux — même cette vie là — dont

     je ne sois saturé.

[...]

 

                 Lisbon revisited

 

Nada me prende a nada

Quero cinqüenta coisas ao mesmo tempo.

Anseio com uma angústia de fome de carne

O que não sei que seja _

Definidamente pelo indefinido...

Durmo irrequieto, e vivo num sonhar irrequieto

De quem dorme irrequieto, metade a sonhar.

 

Fecharam-me tôdas as portas abstratas e necessárias.

Correram cortinas de tôdas as hipóteses que eu poderia ver na rua.

Não há na travessa achada número de porta que me deram,

 

Acordei para a mesma vida para que tinha adormecido.

Até os meus exércitos sonhados sofreram derrota.

Até os meus sonhos se sentiram falsos ao serem sonhados.

Até a vida só desejada me farta — até essa vida...

 

Fernando Pessoa, Poésies d'Alvaro de Campos [Poesias de Alvaro de Campos], traduit du portugais et préfacé par Armand Guibert, "Du Monde entier", Gallimard, 1968, p. 67 et 66.

 

22/09/2011

Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux

Fernando Pessoa, le gardeur de troupeaux, Alberto Caeiro, Armand Guibert

Je suis un gardeur de troupeaux.

Le troupeau ce sont mes pensées

Et mes pensées sont toutes des sensations.

Je pense avec les yeux et les oreilles

Et avec les mains et avec les pieds

Et avec le nez et avec la bouche.

 

Penser une fleur c’est la voir et la respirer

Et manger un fruit c’est en savoir le sens.

 

C’est pourquoi lorsque par un jour de chaleur

Je me sens triste d’en jouir à ce point,

Et couche de tout mon long dans l’herbe,

Et ferme mes yeux brûlants,

Je sens tout mon corps couché dans la réalité,

Je sais la vérité et je suis heureux.

 

Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes d’Alberto Caeiro, traduit du portugais par Armand Guibert, Gallimard, 1960, p. 55-56.