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05/01/2016

Pascal Quignard, Princesse Vieille Reine

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[...] Le vendredi 17 septembre 1808, le père de George Sand se rendit de Nohant à La Châtre afin de faire un quatuor chez les Duverret.

   Il y dîna, tint parfaitement sa partie de violon, les quitta à onze heures.

   Le cheval, qui avait pris le galop en quittant le pont, heurta dans l’obscurité un déblai de pierres, manqua rouler, se releva avec une telle violence qu’il projeta son cavalier derrière lui, à dix pieds de là.

   Les vertèbres du cou furent brisées. Le père de George Sand avait trente et un ans. On le plaça sur une table d’auberge. On transporta le mort sur sa table, avec une lanterne sourde tenue devant lui, afin de voir dans l’obscurité, jusqu’à Nohant. On réveilla l’enfant de quatre ans, qui était en train de dormir, et on lui dit que son père était mort en revenant de faire du violon.

 

   Orpheline de père, enfant d’une servante méprisée et à demi-folle, petite-fille d’une vieille dame aristocratique et malade (princesse de songe, riche comme Crésus, habillée comme l’as de pique, triste à étouffer, excellent musicienne). Aurore, quand elle fut adolescente, au désespoir d’avoir été arrachée à la paix du couvent où elle était heureuse, tout à coup, « vingt pieds d’eau dans l’Indre » l’attirent.

 

Pascal Quignard, Princesse Vieille Reine, Galilée, 2015, p. 51-53.

06/09/2015

Pascal Quignard, Petits traités, VIII

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   Pour que les publics et les cours se séparent aux latrines de la niaise ferveur qu’ils vouent aux réputations accréditées, pour que l’autorité que confèrent la force et la monnaie dégénère et s’amenuise, pour que chaque lecteur ne s’attache à son livre que pour sa valeur propre et qu’il ne cherche à épouser que la courte dimension autonome qu’elle introduit dans le monde, la condition est connue depuis des millénaires : il suffit qu’on publie les livres sans porter mention du nom de leur auteur. Alors le défi serait relevé, la guerre serait franche, la compétition plus sanglante, l’enjeu plus absolu, l’attention plus concentrée, l’inscription plus active, la lecture plus passionnante.

 

Pascal Quignard, Petits traités, VIII, Maeght, 1980, p. 103-104.

05/09/2015

Pascal Quignard, Petits traités, VII

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   La langue est dans la bouche.

   Les écrivains régurgitent un lait imaginaire. Ils sucent un souvenir ou se couchent en chien de fusil dans le vieux pas sonore d’une vieille vache laitière céleste. Dans leur bouche, sur leurs lèvres presque immobiles, ils font doucement revenir le lait de ceux qui n’ont pas de sein.

 

   Quand on voit s’approcher quelque créateur que ce soit, quel que soit l’art où il excelle, il faut se boucher le nez, baisser les yeux avec une espèce d’emphase pour marquer fortement qu’on a honte à sa place.

 

Pascal Quignard, Petits traités, VII, Maeght, 1980, p. 77 et 199.

04/09/2015

Pascal Quignard, Petits traités, VI

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                            Photo B. Desprez

   Si je parle tout disparaît. C’est la nuit, et c’est la mort qui s’ouvre à partir d’elle. Dans le silence qu’on rompt, la femme aimée disparaît à la vue. Si le livre est visible, je ne le lis pas. Je le vois. Si tu parles, tu ne lis pas davantage. Garde le secret, contiens-le dans le silence, et la mort et l’abandon de la vulve chaude se tiendront loin de toi.

 

    Le langage est pour la famille, ou pour la société, ou pour la cité. Le sexe et la mort — qui sont les deux autres dons que la vie nous accorde — doivent être préservés du contact avec le langage. La passion et la jouissance reposent sur l’exclusivité et le respect du silence.

 

Pascal Quignard, Petits traités, VI, Maeght, 1980, p. 167 et 169.

03/09/2015

Pascal Quignard, Petits traités, V

                                      Pascal Quignard 2 © E. da Sabbia.JPG

   Photo E. de Sabbia

 

Le livre est un petit parallélépipède où nous serrons des mots que nous emplissons de désir. Ces mots sont agencés en sorte qu’ils évoquent des choses nées de rien et qui ne portent aucune ombre. C’est sur fond de néant une énigme autour de laquelle nous tournons immobiles.

 

   Toute lecture est une chimère, un mixte de soi et d’autre, une activité de scènes à demi souvenues et de vieux sons guettés. Il joue avec les chaînes d’or du langage.

   Il romance sa vie avec ce qu’il lit. Il emploie son corps à ce qui n’est pas. Il argument avec ce qui argumente. Il rêve dans l’abandon. Il aime et, plus simplement qu’il aime, il hait.

 

Pascal Quignard, Petits traités, V, Maeght, 1980, p. 51 et 135.

02/09/2015

Pascal Quignard,Petits traités, IV

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   Une part de silence est le propre des livres de littérature. Elle aimante obscurément dans l’attrait qu’ils exercent sur les individus qui les découvrent.

   De même que l’aoriste français vit extrêmement dans les livres mais n’est plus parlé. De même certains de nos plaisirs que nous nous avouons à peine à nous-mêmes. Que nous laissons à l’état d’idées et d’idées subreptices sinon tout à fait importunes.

 

   Les langues se soucient comme de l’an quarante de leurs vertus, de leur efficace, etc.

   Seuls les hommes qui en disposent rêvent ainsi à leur sujet.

 

Pascal Quignard, Petits traités, IV, Maeght, 1980, p. 77 et 136.

01/09/2015

Pascal Quignard, Petits traités, III

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   Nous sommes telles des grenouilles échouées sur la terre ferme, et qui n’arrivent pas à remettre la main sur des souvenirs inutilisables, des souvenirs d’eau, de sons ténus et anciens, de formes glauques, traditions sans usage, — des souvenirs de têtards.

 

Pascal Quignard, Petits traités, III, Maeght, 1980, p. 42.

31/08/2015

Pascal Quignard, Petits traités, II

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   Un livre est assez peu de chose, et d’une réalité sans nul doute risible au regard d’un corps. Il ne se transporte au réel que sous les dimensions qui ne peuvent impressionner que les mouches, exalter quelques blattes peut-être, étonner les cirons. Parfois l’œil d’un escargot enfant.

   Il introduit dans le réel une surface dont les côtés excèdent rarement douze à vingt centimètres, et l’épaisseur d’un doigt.

 

Pascal Quignard, Petits tréités, II, Maeght, 1980, p. 83.

30/08/2015

Pascal Quignard, Petits traités, I

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   J’aime les taillis depuis l’enfance, les ronciers où se cueillent les mûres en levant les bras, les buis inextricables. Des formes peu à peu sont vues. Des formes de femmes sombres dans l’écheveau des branches ou des cordes qui les masquent, qui les enserrent, dont elles se dépêtrent, où enfin elles surgissent. Je me souviens du mot d’un Viking, Thorolfr le Hautain : qu’il fallait toujours regarder avec soin dans les buissons, sur les coteaux, parmi les arbres, sur les talus, parmi les feuilles : peut-être une arme brille.

 

Pascal Quignard, Petits Traités, I, Maeght, 1980, p. 31.

19/04/2015

Pascal Quignard, Les mots sur le bout de la langue

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   La poésie, le mot retrouvé, c’est le langage qui redonne à voir le monde, qui fait réapparaître l’image intransmissible qui se dissimule derrière n’importe quelle image, qui fait réapparaître le mot dans son blanc, qui réanime le regret du foyer toujours trop absent dans le langage qui l’aveugle, qui reproduit le court-circuit en acte au sein de la métaphore. Les images ont besoin de mots retrouvés comme les hommes , chez qui le langage est second, tombant perpétuellement sous la nécessité d’être réagencés par la langage — d’être de nouveau acquis à l’idée de langage ; c’est-à-dire le vrai langage ; c’est-à-dire le langage où le réel est défaillant, où l’enfance remonte en même temps qu’Eurydice, où le sevrage les poursuit dans leur dos, où le désir de nouveau redresse le corps vers l’avant, érige, c’est-à-dire le langage où le ot manque.

 

Pascal Quignard, Les mots sur le bout de la langue, P.O.L, 1993, p. 77-78.

15/03/2015

Pascal Quignard, Lycophron et Zétès

 

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                                   La lecture

 

   Vir virum legit ne signifie pas : l’homme lit dans l’homme. Cette expression était usuelle dans les armées romaines. Cette formule militaire édictait l’ordre commun à tous les fantassins : Chaque soldat se choisit un compagnon d’armes qui répond de sa dépouille s’il tombe.

   Chaque homme ramasse l’homme.

 

                             Sur l’audition imaginaire

 

[...]

   La voix d’une autre parle loin en nous, encore, au fond de la langue qui nous a envahis.

   Mais d’abord, ce n’est pas la langue qui dans la langue

   C’est l’émouvoir de la voix du corps dont on était l’habitant, voilà ce qui parle « d’abord » et s’y poursuit « encore »

   « Poussant des cris avertissant l’autre qu’on habitait », tel est le sujet avant le sujet (avant que la langue collective l’assujettisse en « personne grammaticale », avant que la société en fasse un « conscrit » sur la ligne de front de ses guerres, avant que le frère d’armes recueille la dépouille de son compagnon d’armes qi tombe, qui tombe, toujours mort, toujours prae, à son côté)

 

Pascal Quignard, Lycophron et Zétès, Poésie / Gallimard, 2010, p. 236 et 237.

14/05/2014

Pascal Quignard, Petits traités, III

                                                                 Petits traités, I à VIII

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                                XVIIe traité. Liber

 

   Le terme de livre ne peut être défini. Objet sans essence. Petit bâtiment qui n'est pas universel.

 

   La "réunion de feuilles servant de support à un texte imprimé, cousues ensemble, et placées sous une couverture commune" ne le définit pas. Ce que les Grecs et les Romains déroulaient sous leurs yeux, les tablettes d'argile que consignait Sumer, les bandes de papyrus encollées de l'Égypte, les carreaux de soie de la Chine, ce que les médiévaux enchaînaient à des pupitres et qu'ils étaient impuissants à porter sur leurs genoux, ou à tenir entre les mains, les microfilms qu'entassent les universités américaines, des feuilles de palmier séchées et frottées d'huile, des lamelles de bambou, des briques, un bout de papier, une pierre usée, un petit carré de peau, une plaque d'ivoire, un socle de bronze, une pelure d'écorce, des tessons, — rien de ce que l'usage de ces matières requiert ne s'éloigne sans doute à proprement parler de la lecture, mais rien ne vient s'assembler tout à coup sous la forme plus générale ou plus essentielle du "livre". Même, l'adhésion de tous les traits hétérogènes que ces objets présentent ­ cette addition ne le constituerait pas.

 

   Les critères qui le définissent ne le définissent pas.

 

   Le livre est ce qui supporte l'écriture. Mais le petit papier manuscrit (la petite feuille volante) ne constitue pas un livre.

 

Le livre renvoie à une métamorphose qui supplée son écriture manuelle. Mais tout ce que les éditeurs font imprimer, mettent dans d'immenses silos, diffusent et vendent sous ce nom, c'est loin de définir un livre.

[...]

 

Pascal Quignard, Petits traités, III, Maeght, 1992, p. 37-39.

 

 

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VENDREDI 16 MAI 2014

à 20 h

à L’Observatoire du livre et de l’écrit « Le MOTif »

6, villa Marcel-Lods

Passage de l’Atlas

75019 Paris

 

 

 

13/05/2014

Pascal Quignard, Petits traités, II

                           

                        Petits traités, volumes I -VIII

                                    Pascal Quignard, Petits traites, II

                                  xive traité. Noésis

 

[...]

Triple rituel

   Le livre parce que sa lecture suscite des désirs qu'il met à mal et brise, construit sur de telles "brisées" — à chaque étape de la lecture — un grand désir tort, irréductible, compliqué, autonome afin de l'expulser — au terme de la lecture — avec le plus grand degré de violence et de satisfaction possible. De là le caractère si formel des livres : ce caractère tient à la nature répétitive, coutumière, des rituels sacrificiels. Il tient au vague de la pensée, à la pauvreté de ces gestes réflexes, et à l'invariabilité de la mort en nous.

   Les désirs que le lecteur investit dans le livre qu'il lit, à l'gal des souhaits qu'il forme quant au cours ultérieur de l'argumentation ou de l'intrigue, ne cessent d'être empêchés ou contraints à la fois par "l'univocité de voix" qu'est tout livre, et par la temporalité imperturbable des pages qu'il tourne et qu'il retourne. Sans doute semblables sacrifices présentent-ils des traits assez proches de ceux dont le lecteur est la victime vive, le long des jours, à l'épreuve de ce qu'un monde, une époque, une langue affabulent, un temps, pour "réel", et qui par effet de retour nous presse ou nous écrase. Mais ce "réel" du livre se sacrifie lui-même au terme de la lecture du livre : carnage d'abstractions, un livre refermé, pour toute fin le mot même de fin, rien, rien.

   Qui écrit écrit pour ce saccage final, pour la mise en scène qui mesure l'intensité du carnage.

 

Pascal Quignard, Petits traités, II, Maeght, 1990, p. 167-169.

 

 

 

 

 

12/05/2014

Pascal Quignard, Petits traités, I

                           Petits traités, volume 1 à 8                    

 

                                  Pascal Quignard, Le Livre des lumières, voix, souffle, corps, ponctuation, langue, lecture,silence

                VIIIe traité, Le Livre des lumières 

 

   Au cours de la lecture, on dit qu'une voix silencieuse, parfois, se fait jour. À l'évidence, elle ne naît pas du livre. Mais le corps ne l'articule pas. Elle épouse le rythme de la syntaxe et sans qu'elle fasse sonner les mots elle mobilise pourtant la gorge, le souffle, les lèvres. Il semble que tout le corps, pourtant immobile, s'est mis à suivre une certaine cadence, qu'il ne gouverne pas, mais que le livre lui impose : la langue résonne en silence dans les marques syntaxiques, le corps halète un peu et c'est un très lointain fredon.

   On le dit.

   « On le dit », cela veut dire : ce sont des choses qu'on entend. Mais personne n'entend les livres.

   S'il est vrai que la ponctuation d'un livre est plus affaire de syntaxe que de souffle, il reste que parfois pareille voix fictive parcourt effectivement le corps. Même, quand le livre est très beau, elle fait penser que la lecture n'est pas si loin de l'audition, ni le silence du livre tout à fait éloigné d'une « musique extrême », — encore qu'il faille affirmer aussitôt qu'elle est imperceptible.

   Aussi entend-on parler de la ponctuation comme d'une sorte de cadence ou, plutôt, de « mouvement d'exécution ». Ce n'est pas un air, une mélodie : mais un rythme, qui est abstrait, qui chiffre la promptitude ou la lenteur, solfiant les groupes des mots, décidant des valeurs Ainsi on estime certaines ponctuations pour agitées, ou contenues, pour graves, ou inquiètes, pour fougueuses, ou sèches, pour domptées, ou tumultueuses, — et il est vrai que le rejet même de la ponctuation, loin qu'il affranchisse d'une règle, consent un sacrifice qu'il n'appelait peut-être pas de ses vœux s'il a pour premier effet des restrictions supplémentaires, des privations exorbitantes. Vouant à vivre de peu, il accroît la misère.

[...]

 

Pascal Quignard, Petits traités, I, Maeght, 1990, p. 159-161.

24/11/2013

Pascal Quignard, Abîmes

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                                     Amaritudo

 

   Dans la volupté se perd le désir d'être heureux. Plus on s'abandonne tout entier au désir, plus le bonheur est presque là. On le guette et toute l'erreur consiste dans ce point. On s'attend à sa rencontre. On le pressent. On le voit soudain ; on l'attend encore plus ; il s'approche ; il arrive. En arrivant il se détruit.

   Ces arguments permettent de comprendre les décisions de la chasteté.

   Le désir est lié au perdu sans limites.

   De deux façons. 1. Le désir est plus proche du perdu que la joie génitale, plus récente, qui croit mettre la main dessus. 2. On perd le désir en jouissant. Cette perte très désagréable dans ses conséquences est même la définition de la volupté.

 

                                                        *

 

   Elle frottait ses yeux avec le dos de ses poings.

   Les yeux mi-marron mi-noir, impénétrables.

   Jamais rien de lumineux ne remontait à la surface de cette eau. Ni même ne la plissait. Ce regard était pour moi, comme il l'est resté, la profondeur elle-même. C'est exactement ce que les anciens Grecs appelaient l'abîme.

   Les animaux aussi ont des yeux aussi directs, sans arrière pensée, sans aucun arrière fond, infinis, aussi graves, aussi peu trompeurs, attentifs, angoissés, dévorants que les siens l'étaient. Elle fléchissait ses genoux avant de s'asseoir.

 

Pascal Quignard, Abîmes, Folio / Gallimard, 2004 [Fasquelle, 2002], p. 57 et 75.