17/10/2019
Vittorio Sereni, Étoile variable
Intérieur
Assez de coups assez. En plein air
tout un après-midi nous nous sommes malmenés.
Que cela finisse à égalité.
Les collines se couvrent de vent. D’autres déjà
bataillent là-dehors, la parole
est aux jeunes branches qui se ruent contre les vitres
aux bruyères aux sauges par vagues
toujours plus drues et troubles,
bientôt une seule dérive.
Serait-ce cela la paix ? Se serrer
contre un feu de bois
contre le goût mourant du pain contre
la transparence du vin
le jour depuis peu disparu
des rochers avec le cri des plateaux
dans la fourrure des précipices dans le velours
des fausses distances avant que le sommeil nous prenne ?
Vittorio Sereni, Étoile variable, traduction
Philippe Renard et Bernard Simeone,
Verdier, 1981, p. 43.
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16/10/2019
Jaroslav Seifert (1901-1986), Sonnets de Prague
Sonnets de Prague, XIII
Tout cela qui pèse sur mon cœur
quand la honte habituée aux haillons
vient se parer comme un beau mensonge
pour nous parler de la conscience
quand le monde glisse et que le vertige
nous mène presque au bord de l’abîme
quand le mot patrie devient la risée
et quand la canaille partage la proie
quand une sangle trop bien serrée
a noué les masses des corps humains
pour qu’elles supportent un poids plus lourd
même lorsque je m’adresse aux volets
sourds aveugles et fermés
pour vous pourtant je désirais le chant
Jaroslav Seifert, Sonnets de Prague, traduction
Henri Deluy et Jean-Pierre Faye, Seghers,
1985, p. 21.
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15/10/2019
George Oppen, Poèmes retrouvés
Barbarie
Nous menons nos vies réelles
en rêve, disait quelqu’un signifiant par là
puisqu’il était éveillé
que nous sommes cloîtrés en nous-mêmes
Ce n’est pas de cela qu’il rêvait
dans chaque rêve
il rêvait l’étrange matin
d’un oiseau qui s’éveille
George Oppen, Poèmes retrouvés, traduction
Yves di Manno, Corti, 2019, p. 53.
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14/10/2019
Jean de Sponde, Œuvres littéraires, Sonnets d'amour
Sonnets d’amour, XI
Tous mes propos jadis ne vous faisoient instance
Que de l’ardent amour dont j’estois embrazé.
Mais depuis que votre œil sur moy s’est appaisé
Je ne puis vous parler rien que de ma constance.
L’ammour mesme de qui j’esprouve l’assistance
Qui sçait combien l’esprit de l’homme est fort aisé
D’aller aux changements, se tient comme abusé
Voyant qu’en vous aimant j’aime sans repentance.
Il s’en remonstre assez qui qui bruslent vivement,
Mais la fin de leur feu, qui s’en va consommant,
N’est qu’un brin de fumée et qu’un morceau de cendre.
Je laisse es amans croupir en leurs humeurs
Et me tiens pour content, s’il vous plaist de comprendre
Que mon feu ne sçaurait mourir si je meurs.
Jean de Sponde, Œuvres littéraires, Droz, 1978, p. 59.
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13/10/2019
Étienne Paulin, Là
Un carillon
les murs qui n’en sont pas
infligent leurs ombres
ne sont que trop des mots
écrire est une fréquence
cette sonnerie de musique foraine
qu’entendent les malades avant leur crise
mercerie triste
sans fantôme
j’entends son timbre
voilà j’arrive
Étienne Paulin, Là, Gallimard,
2019, p. 26.
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12/10/2019
la tête et les cornes : recension
Modeste dans son format (format 21 cm x 13 cm), cette livraison de La tête et les cornes remplit exactement le rôle d’une revue : présenter la poésie qui se fait maintenant, extraits de livres ou travail en cours. La couverture, dépliée, donne à voir des rayons de la bibliothèque de Claude Royet-Journoud ; bien que la photographie ne soit pas très bonne, on reconnaît cette fois le dos des livres de Jean Daive — manière de rendre hommage à deux poètes inventeurs de revues.
La couverture repliée, on lit d’abord une poète d’origine coréenne, de langue anglaise, Mia You, traduite par Martin Richet, poète et traducteur de poètes américains (Ted Berrigan, Gertrude Stein, Robert Dunan, etc). L’ensemble Quatuor Perelman IV se compose d’un prologue et de quatre "actes" autour de Bob Perelman, poète américain (non encore traduit en français), membre d’un groupe dans la lignée de Pound, L=A=N=G=U=A=G=E, fondé par Charles Bernstein, dont le nom accompagne ceux de Ron Silliman, Barrett Watten. Les vers de Mia You s’apparentent en partie à un journal, journal de ses lectures — sans hiérarchie, ce qui est en accord avec les auteurs qu’elle cite —, ou rendant compte de certains aspects de sa vie à Amsterdam : le désagrément des pigeons sur les pistes cyclables, l’étude de Joyce, une lecture donnée par Barrett Watten. On appréciera son humour : citant la revue de Bob Perelman, Jacket 2, elle joue sur le sens courant de "jacket" = veste, « Bob Perelman a-t-il déjà porté une jaquette ? ce / n’est pas son genre qu’il fraye avec le beau monde ou /pas. » Elle s’interroge dans l’acte 2 sur les lecteurs qui connaissent sans doute les auteurs cités, concluant « mais ça n’a aucune importance », et la séquence s’achève par des considérations fort éloignées du propos, « J’ai horreur des poèmes sur les chevaux [etc.] » L’acte 3 confirme dans sa brièveté un goût pour l’absurde :
ACTE TROIS
Décor : la Chine, 2013
Tout ce que nous écrivons porte authentiquement et absolument sur la Chine
L’allemande Dagmara Kraus (traduite également par Aurélie Maurin dans Place de la Sorbonne, n° 7, 2017, ici avec Christophe Manon), autre poète de la nouvelle génération, construit son poème sur le thème du retour (de quelqu’un), en terminant certains mots par la syllabe -ang ; le titre kummerang est traduit par douleurang (kummer = douleur), mais la tâche des traducteurs était plus qu’ardue, certains mots en allemand se terminant bien par -ang— yingyang, anfang, zwang, lang par exemple —, pas leur équivalent en français ; de plus, Dagmara Kraus introduit dans le poème des mots contenant le son -an, de nombreux néologismes et des jeux de mots, bien adaptés en français, comme le passage de pestes à testes, restes, fêtes, de tempêtes à entêtes, répètes. On pense au Jabberwocky dans ce jeu des sons et du sens, d’autant plus aisément que les traducteurs empruntent au poème de Lewis Carroll le mot borogrove.
Très peu de textes de Benjamin Hollander (1952-2016) peuvent être lus en français ; Ónóme, extrait de Vigilance (2005) est ici traduit par un collectif. Sa poésie rompt avec l’ordre de la phrase et, surtout, celui du discours avec des énoncés sans relation apparente entre eux, sinon la reprise du verbe "voir" (« as-tu vu », « je les ai vus », « j’ai été vu », etc.) et de divers éléments (« meurtre et amour », « affections privées », et .) ; diverses voix se mêlent sans être attribuées à des personnages. C’est là une manière de présenter le chaos que sont les choses de la vie quotidienne, chaos où la fiction se mêle au réel ; on lit « Moriarty l’a dit », il s’agit du professeur Moriarty, l’ennemi juré de Sherlock Holmes, cité juste avant une allusion à Rilke et aux Élégies de Duino, puis à Levinas. Comme le signale un personnage, « Papa, ce type dit des choses bizarres ».
Poète, musicien et réalisateur, Gilles Weinzaepflen revisite le Nouveau Testament, de la conception de Jésus à sa crucifixion, avec des images brèves et des mouvements rapides :
selon saint marc
vint remontait vint passait avançant pénètrent sortant s’en alla alla rentra s’en alla passait, entra se retira monte vient descendait regagné s’en alla arrivent entre partit vient parcourait partirent vient [etc.]
Dans ce récit titré "péplum renoncé", quelques étapes du parcours de Jésus sont restituées, jusqu’à la résurrection — en marquant une distance plaisante vis-à-vis de l’évangile (« en sortant du tombeau il / est-ce un oubli / n’emporte pas le linceul »).
On lira aussi un poème d’Ulf Stolterfoht, traduit par Jean-René Lassalle, un des infatigables découvreurs de la poésie de langue allemande ; il propose aussi une traduction, de l’anglais et du birman, de The Maw Naing auteur inconnu en français dont un film a été projeté au festival de La Rochelle. L’un des animateurs de la revue, Benoît Berthelier, traduit des poèmes du coréen, poèmes de la vie de pauvreté et de révolte, des répressions policières, bien loin de l’image habituelle de la Corée du Sud.
Cette livraison de La tête et les cornes, comme les précédentes, est une invitation à la découverte de poètes à coté de ce qui est réputé "lisible" et rassurant : il faut souhaiter, pour cela, une longue vie à la revue. La tête et les cornes, mai 2019, 40 p., 8 €. Cette recension a été publiée Par Sitaudis le 23 septembre 2019.
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10/10/2019
Mina Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes
Manifeste féministe [1914]
Le mouvement féministe tel qu'il est constitué à présent est
Imparfait
Femmes si vous souhaitez vous accomplir — vous êtes à la veille d'un soulèvement psychologique dévastateur — toutes vos illusions domestiques doivent être démasquées — les mensonges des siècles sont à congédier — Êtes-vous préparées à cet arrachement — ? Il n'y a pas de demi-mesure — NUL coup de griffe à la surface du monceau d'ordure s de la tradition ne conduira à la Réforme, la seule méthode est une Démolition Absolue.
Cessez de placer votre confiance dans la législation économique, les croisades contre le vice & l'éducation égalitaire — vous glosez à côté de la Réalité
Des carrières libérales et commerciales s'ouvrent à vous —
Est-ce là tout ce que vous voulez ?
[...]
Aphorismes sur le modernisme
Le MODERNISME est un prophète criant dans le désert que l'Humanité épuise son temps.
La MORALE a été inventée comme excuse pour assassiner le voisinage.
Les ANARCHISTES en art en sont les aristocrates immédiats.
Notes sur l'existence
La guerre n'a laissé aucune trace en nous à l'exception de la disgrâce de quelques vieilles dames qui publiquement se vautrent sur la tombe de leurs fils alors qu'elles auraient dû savoir comment mieux les élever.
Tomber amoureux est un tour de passe-passe qui consiste à magnifier un être humain à des proportions telles que toutes les comparaisons s'évanouissent.
Considérant ma vie passée, je peux en tirer une loi absolue de la physique — que l'énergie est toujours perdue.
Mina Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes, traduction [de l'anglais] et préface d'Olivier Apert, NOUS, 2014, p. 15-16, 49, 50, 51, 59, 61, 61.
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09/10/2019
Pierre Chappuis, Entailles
Paysage brouillé
Vents plutôt que pluie hachurent ciel et terre.
Issu de la nuit, de l'échevèlement de la nuit, tremblé, confus et net (résurgence), un paysage brouillé, un brouillon de paysage refuse à contre-jour de se fixer, du coup (un négatif, une épure) ne parvient pas jusqu'à la couleur. Dans le révélateur où il serait à tremper, une main délicatement l'agite.
Tempétueusement, beau temps.
Quoique ne tenant pas en place, joie de se sentir en place ici chez soi en pleine turbulence.
Lumineuse effervescence dévalant la colline en tous sens, balayant coteaux et ravins. Qui, désormais, déferle abondamment, noire, oui (vertu éclairante du noir, plus clair vu de plus loin) remue, traverse, raye le papier de mille traits aussi fins que pattes de mouches, ou cheveux — une ample chevelure emmêlée et défaite.
Pierre Chappuis, Entailles, éditions Corti, 2014, p. 9.
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08/10/2019
Paul Celan, Grille de parole
Une main
La table, de bois d’heures, avec
le plat de riz et le vin.
On se tait, on mange, on boit.
Une main, que je baisais,
fait la lumière pour les bouches.
Paul Celan, Grille de parol, traduction
Martine Broda, Christian Bourgois,
1991, p. 65.
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07/10/2019
Jacques Roubaud, Octogone
Registre d’un monde donné
Hommage à Robert Marteau
I
Vent doux pour certifier l’énigme du monde
Imprégné de lavis mouvants, et la corneille
Immobile, noire, commente du tilleul
L’épiphanie. Compacte. Un merle s’escamote.
Écrire dans son calepin les poids, les angles,
Frissons de nénuphars dans la saulaie ; mésange,
Oracle glorifié dans le renouveau
De la création. S’instruire en langue chantée,
Mémoire gardée du jardin, 3 canards beaux
Comme l’Égypte. La plus simple fleur est un
Temple. Cerises, cyprès, combes. Des vaisseaux
Ouvrent les eaux séparées. Des lambeaux s’éteignent,
Tremblent, de ce soleil qui n’est qu’une clairière
Et fait aujourd’hui la France intensément verte.
Jacques Roubaud, Octogone, Gallimard, 2014, p. 61.
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06/10/2019
André Frénaud, Hæres
Le grand masque
Le grand masque, il cache
l’escalier sans retour, aboi des chiens d’enfer,
le miroir toujours vide — le roi des masques,
celui qui rit à gorge déployée
au plus fort de la fête.
André Frénaud, Hæres, Gallimard, 1982, p. 232.
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05/10/2019
Lord Byron, Le Corsaire et autres poèmes orientaux : recension
Qu’est-ce que le nom de Byron (1788-1824) peut évoquer aujourd’hui pour les lecteurs français ? la littérature classique étant fort peu lue, et encore moins celle d’autres langues, le nom est peut-être lié à l’image, convenue, du "héros" romantique, mélancolique et révolté. La publication de ce fort volume pourrait changer cette vue sommaire ; il s’ouvre avec Oraison vénitienne et réunit ensuite avec Le Corsaire (1814), deux autres longs poèmes narratifs, Le Giaour (1813) et Mazeppa (1819). Dans sa présentation, Jean Pavans situe Byron par rapport au romantisme français, rappelle la sagacité de Baudelaire comprenant que le poète anglais avait « ces sublimes défauts qui font le grand poète ». Ses textes consacrés à l’Orient eurent une influence, autant sur Victor Hugo (Les Orientales, 1829) que sur des peintres (Géricault, Delacroix, Horace Vernet) avec notamment des représentations de scènes de Mazeppa, et des musiciens comme Verdi (Le Corsaire, 1848). La traduction ne pouvait, sauf acrobaties, restituer la métrique anglaise et, en même temps, en « préserver l’élan » ; le lecteur jugera sur pièces, pouvant se reporter à l’original : même si ce genre de poésie, qui tient du roman d’aventure, paraît un peu archaïque aujourd’hui, le choix de Jean Pavans restitue la vigueur propre à Byron avec « une prose régulièrement rythmée par une disposition en dodécasyllabes et en décasyllabes non rimés. »
Oraison vénitienne (1819) débute le livre, manière de marquer l’importance de Venise pour Byron ; il y conçut son Don Juan et y vécut plus de deux ans, la première fois (novembre 1816-avril 1817) la ville étant sous le contrôle de l’Autriche. Le poème regrette le passé de Venise (qu’il fera revivre dans Les deux Foscari, 1821), riche et glorieux, alors que maintenant la ville menace ruine, « Quand tes murs de marbre / Seront gagnés par les eaux, il y aura / Un cri des nations devant tes salons engloutis » : voilà pour les premiers vers. Byron fustige une soumission générale (« nous continuons / de nous appuyer sur ce qui pourrit sous notre poids / (...) c’est notre propre nature qui nous jette bas »), une lâcheté qui a fait disparaître « le nom de République », sauf « Par-delà l’océan » dans un pays où les habitants vivent « dans le culte / de la Liberté ». Contre une Europe qu’il voit dans la décadence, il souhaite quitter le « marécage » et retrouver ce qui animait autrefois les hommes en rejoignant « l’Amérique » — dernier mot du poème.
Très différents sont les trois poèmes d’inspiration orientale qui, chaque fois, mettent en scène un personnage héroïque que les hasards de la vie mettent en danger : schéma exemplaire qui, sous différentes formes, est répété dans le récit romantique. Mazeppa présente, en vingt séquences, un intérêt particulier : commencé par un narrateur qui situe le temps et le lieu du récit, l’histoire est racontée ensuite par celui qui l’a vécue. Les éléments sont empruntés à Voltaire et à son Histoire de Charles XII (1731) ; le roi de Suède est battu en 1709 à Poltava, en Ukraine, par l’armée de Pierre Ier, malgré l’aide du chef cosaque Mazepa qui a trahi le tsar, et c’est au soir de la défaite que le récit commence. Dans le préambule, le narrateur, en même temps qu’il rapporte les suites de la bataille, juge l’entreprise de Charles XII, « Et nulle voix ne s’élevait pour condamner / l’Ambition lorsqu’elle se trouvait humiliée / Et que la Vérité n’avait plus rien à craindre / Du Pouvoir. » Mazeppa partage son repas avec le roi qui, après l’avoir remercié pour sa bravoure, lui demande de raconter son histoire, « je demande, moi, / Que tu me fasses le récit de ton histoire ». Mazeppa s’exécute.
Jeune page, il devient amoureux d’une femme mariée à un homme de pouvoir, beaucoup plus âgé, amour qui est partagé ; entre eux deux se forme « Une étrange intelligence, tout à la fois / Mystérieuse et intense, forgeant la chaîne / brûlante qui emprisonne les jeunes cœurs / Et les jeunes esprits, hors de leur volonté ». On reconnaît là une conception de "l’amour fou" qui déborde largement la période du romantisme. Rien n’est rapporté de leur liaison, l’essentiel du propos concernant la vie de Mazeppa. Les amants sont surpris et dénoncés, Mazeppa est ligoté nu sur un cheval sauvage qui, fouetté, part au galop. Le récit dérange l’ordre des faits, Mazeppa relatant alors ce que fut sa vengeance : devenu puissant, il détruisit la forteresse de son bourreau, « car le Temps rétablit / Toute chose » pour « Qui cultive sa rancune comme un trésor ». Après deux jours de course, le cheval tombe mort de fatigue et Mazeppa, toujours lié à sa monture, perd connaissance. Recueilli par des cosaques, « nu, ligoté, ensanglanté », il deviendra leur chef, d’où la méditation sur la fragilité des choses humaines, « Quel mortel peut deviner son propre destin ? », et la clôture du récit au nom de la bienséance : « Je ne vais pas / Vous fatiguer avec un long récit du reste » — « mais depuis une heure le roi dormait ». Le récit est donc d’abord pour le lecteur.
Le Giaour (c’est-à-dire "l’infidèle, le chrétien" pour les musulmans), sous-titré "fragment d’un conte turc", rapporte une histoire d’amour et de mort, tout comme Le Corsaire, sous-titré "conte". Dans le premier poème, le récit est raconté avant sa mort par un narrateur comme une confession à un moine, le je apparaissant seulement pour rapporter un dialogue ; dans le second, seul un narrateur est présent. En plus du tragique dans les situations (amour et mort), les trois poèmes ont un autre point commun, le personnage au centre de chaque histoire est un homme seul, à part dans la société, sorte de portrait du héros romantique tel qu’il s’est imposé — certains contemporains y reconnaissait Byron, ce qu’il commentait avec humour dans sa présentation du Corsaire : « si je me suis égaré dans la triste vanité de me peindre à travers mes personnages, les portraits sont probablement ressemblants puisqu’ils sont peu favorables ».
Lord Byron, Le corsaire et autres poème orientaux, éditions bilingue, traduction Jean Pavans, Poésie/Gallimard, 2019, 416 p., 11, 20 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 8 septembre 2019.
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04/10/2019
Jacques Borel, Sur les poètes
[...] qu’est-ce qu’un poète populaire ? [...] si la B.B.C. donne une pièce de Shakespeare — qui n’a pas, autant que je me souvienne, de rue à Londres [...] —, on peut être sûr que les trois quarts des téléspectateurs , ou davantage (et aux États-Unis, donc !), vont aussitôt passer à une autre chaîne. Ce n’est pas parce que des générations d’écolâtres vont l’ânonnant que Dante est, en Italie, un poète populaire : eh non, il faut se rendre, honnêtement, à l’évidence, il ne l’est pas. Populaire, c’est la poésie elle-même qui ne l’est pas, qui ne l’est plus ; j’hésite, un instant, à franchir, avec Du Bellay, avec d’autres, ce pas redoutable : qui, peut-être, par sa plus profonde, par sa plus organique vocation, « chasse spirituelle » ou éveil à « la plénitude du grand songe », ne peut l’être (ou pourquoi le non sauvage de Rimbaud, sa tour de silence ?). La même impure gloire n’a pas fait d’Aragon un nouvel Hugo ; elle ne l’a pas non plus, pourquoi se leurrer, se mentir, rendu populaire : je ne crois pas que l’époque soit seule en cause, ni tous les lieux communs que l’on sait, si, même devenus chansons, comme ils y invitaient, les plus faciles, les plus « chantants » déjà de ses poèmes ne chantent pas pourtant dans toutes les mémoires, sur toutes les bouches. La mort de Hugo a peut-être causé la même émotion, ou presque, que la mort de Brassens ou du moindre chanteur de rock : je doute que la voix du peuple ait jamais été la voix des dieux et que même « Oceano Nox » ait connu à aucune époque le sort du « Temps des cerises ».
Jacques Borel, Sur les poètes, chroniques, Champ Vallon, 1998, p. 45-46.
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03/10/2019
Robert Marteau, Rites et offrandes
Dans l’ombre puis dans la clarté, le rouge-gorge
Apparaît, avant-courrier de l’hiver, merveille
Qui surprend la vue à chaque apparition.
Abréviation du feu, il ne consume
Pas le bois dont il fait son bref abri. La forge
Qu’il allume, le fer qu’il forge, ont habité
La mémoire depuis si longtemps que la braise
Là-bas dans l’huis par où passe le froid nous reste
Une surprise immémoriale. Regarde
Comment il offre à l’air encore teint de roses
De l’automne son plastron : il annonce ainsi
La neige, lui qui en aime les fleurs, qui marque
De son passage la nappe cristallisée,
Puis se tient en haut avec la dernière pomme.
(jeudi 4 décembre 1997)
Le houx est coupé. La symphorine a fleuri.
La valériane épanouit ses corymbes
Dans la haie où le ciel tombe en ajours, en voiles
Qui se déchirent dès que le soleil en armes
Miraculeusement inaugure un nouveau
Règne. C’est aussitôt que de leur bec armé
Les pics en tribus vous aident à déchiffrer
La mythologie au secret entre l’écorce
Et le liber. Clameur en forêt. À la porte
On crie : au parlement des oiseaux on n’est plus
D’accord. La chevêche est cachée au fond de l’arbre.
Sans elle on ne peut rien décider. La hulotte
S’est retirée avant l’aube. La buse tourne
Où la lune était. On a des soucis nouveaux.
(vendredi 28 août 1998)
Robert Marteau, Rites et offrandes (Liturgies IV, 1996-1998), Champ Vallon, 2002, p. 147 et 229.
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02/10/2019
Rainer Maria Rilke, La mort de l'aimée
La mort de l’aimée
De la mort, il savait seulement ce que chacun sait :
qu’elle nous prend et nous précipite dans le silence.
Mais comme elle, non pas arrachée à lui,
non, mais doucement détachée de ses yeux,
glissait peu à peu vers des ombres inconnues,
et comme il sentait qu’eux, sur l’autre rive, avaient
à présent comme lune son sourire de jeune fille
et le halo de sa bonté :
alors les morts lui devinrent aussi familiers
que si son entremise l’apparentait étroitement
à chacun d’entre eux ; il laissait dire les autres
mais ne les croyait pas et nommait ce pays
le Bien-Situé, le Toujours-Doux —
et l’éprouvait pour elle
Rainer Maria Rilke, La mort de l'aimée,
traduction Rémy Lambrechts, dans Œuvres
poétiques et théâtrales, Pléiade / Gallimard,
1997, p. 423.
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