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16/10/2011

Eugenio De Signoribus, Ronde des convers

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              Congé

 

maintenant je dois te dévier

langue de nostalgie

langue de longue vigie

un luxe encore te désirer

 

chœur de l’avant-première

au pli du rideau incinère

dans le ventre funéraire

l’œuvre du suaire

 

maintenant je vais où s’attachent

ceux qu’on dit actifs

l’esprit qui se détache

de l’ouvrage passif

 

 

                                    Congedo

 

ora devo deviarti

lingua di nostalgia

lingua di lunga scia

 

coro dell’anteprima

nel chiuso del sipario

nell’atro ventre strina

l’opera del sudario

 

ora vado dove sosta

la gente detta attiva

la mente che si sposta

dall’opera passiva

 

Eugenio De Signoribus, Ronde des convers, 1999-2004, traduction de l’italien, postface et commentaires de Martin Rueff, Préface d’Yves Bonnefoy, Collection « Terra d’altri », Verdier, 2007, p. 127 et 126.

Ossip E. Mandelstam, Simple promesse

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Je ne sais s’il y a bien longtemps

Qu’on chante cette rengaine :

Sourdine aux feutres du voleur,

Au bourdon du roi des moustiques…

 

Je voudrais pour ne rien dire

Parler encore une fois,

Chuinter comme une allumette,

Houspiller la nuit, l’éveiller,

 

Soulever le bonnet de l’air

Suffoquant comme une javelle

Secouer et vider le sac

Bourré de grains de cumin,

 

Pour que le lien de sang rosé,

Carillon de ces herbes sèches,

Lien dérobé, soit retrouvé :

Outre-siècle, outre-fenil et rêve.

 

1922

 

Ossip E. Mandelstam, Simple promesse (choix de poèmes 1908-1937), traduits du russe par Philippe Jaccottet, Louis Martinez et Jean-Claude Schneider, Postface de Florian Rodari, Genève, La Dogana, 1994, p. 50.

15/10/2011

Étienne Faure, Légèrement frôlée

Étienne Faure, Légèrement frôlée, les mots, le flâneur

La blessure que reçut

hier le fruit

gagne

ainsi qu’une gangrène au mois d’août mille neuf cent

dix-huit ou quarante-trois

après la classe inspirant ce chagrin d’automne

comme on rentre à pas lent, une pomme

à couteau dans la poche

ou mains en l’air

devant l’ennemi criant ce mot d’arrière-saison

schnell, après guerre

longtemps fut le cri des enfants

dans leurs yeux, où l’un gagne,

hâte le pas — ce mot

d’une époque obsolète, abîmée,

blette.

 

des mots s’abîment

 

 

N’importe quel talus suffit

pour faire un somme,

une oreille à l’avers du ciel,

l’autre enfouie, à l’écoute

d’insectes dérangés,

toute la hiérarchie dans l’herbe établie qui s’affole,

insulte en langue verte et se promet

de s’insurger plus tard (le reste est inaudible) ;

car le dormeur

aussi longtemps qu’on rêve en toute impunité

à mâchonner des mots extraits de la fétuque,

expertise avec soin les saveurs de la sève

et, n’étant pas pressé,

défraie jusqu’au soir la chronique.

 

où le flâneur est tancé vertement

 

Étienne Faure, Légèrement frôlée, Champ Vallon, 2007, p. 106 et 26.

© photo Tristan Hordé

14/10/2011

Écrits de Laure

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La vie répond — ce n’est pas vain

on peut agir

contre — pour

La vie exige

le mouvement

La vie c’est le cours du sang

le sang ne s’arrête pas de courir dans les veines

je ne peux pas m’arrêter de vivre

d’aimer les êtres humains

comme j’aime les plantes

de voir dans les regards une réponse ou un appel

de sonder les regards comme un scaphandre

mais rester là

entre la vie et la mort

à disséquer des idées

épiloguer sur le désespoir

Non

ou tout de suite : le revolver

 

il y a des regards comme le fond de la mer

et je reste là

quelquefois je marche et les regards se croisent

tout en algues et détritus

d’autres fois chaque être est une réponse ou un appel

 

                           *

 

L’existence humaine est sans prix

sans plus ni moins de prix

que tout ce qui existe

végétal, minéral, animal

tout ce qui brille, hurle, brame, gémit

barrissement d’éléphant

mugissement de vache

l’âne brait — le serpent siffle

Il n’y a pas de liens si puissants qu’ils n’arrachent

     un être à la mort. La mort triomphe.

Le rire — L’insolence heureuse « Faites passer votre

     charrue sur les os du mort. »

 

Écrits de Laure, précédé de Ma Mère diagonale par Jérôme Peignot, avec une "vie de Laure" par Georges Bataille, chez Jean-Jacques Pauvert, 1971, p. 150 et 184.

13/10/2011

Aurélie Loiseleur, Gens de peine, Vieux jeux

Aurélie Loiseleur, Gens de peine, Vieux jeux

Gens de peine

 

Les Dénommés

 

Gens ne s’appellent pas

 

Gens ne naissent pas        

                                   sont mis bas

 

Gens va tous à l’Abreuvoir de coups à l’Abreuvoir de paroles pesamment

Gens laboure tous les jours Gens

danse la bourrée tous pesamment

 

Gens berçant des demain des doucement Gens

                                   muets mutilés de mots

 

Gens élèvent dans leurs organes des crabes mangeurs d’hommes                   

                                   quand certains meurent de pain

 

Gens puisent dans la pâtenôtre mange les noms du commun Gens ravalés                                    

                                   n’ont pas de quoi.

 

 

             

                      Vieux Jeux

 

 

 

Dit de Françoise Demoisson

 

 

« La nature a des sentiments lents.

Sans cesse il se passe des événements imperceptibles. Mais moi, je les sens. Il s’en passe sans arrêt. Par exemple quand le soleil nénupharde au milieu des nuages et des joncs. Eh bien c’est si précis qu’on peut y lire. On ne sait pas pourquoi il descend si bas. C’est comme ça. Il y a des lois. C’est comme mon amour, il ne disparaît jamais complètement du champ.

– Du soleil, toujours : est-ce qu’il peut en crever, s’il tombe ? Je n’en sais rien. Pourquoi me le demander à moi ? Vous avez des questions gênantes. Depuis le temps, vous auriez pu trouver d’autres solutions.

Je préfère ce que je ne connais pas. J’ai obtenu, par grâce spéciale, une dispense de sens. Le caché me convient à merveille. Ne dissipez pas les nuages. Donnez-moi une clarté qui ne résorbe rien des brumes ni des ombres. Je prends. Inventez-moi le monde comme il est. Ça me va. Faites-moi des dieux les plus discrets possible : qu’on doute de leur existence, qu’ils soient plus ténus que des grains de rien. Qu’on se demande toujours.

Est-ce caprice ? j’ai voulu qu’on convoque le vent, le vent qui beugle dans la conque d’oreille. Il se trouve qu’il veut crier quelque chose, quand on se concentre sur l’écoute. Au fond, c’est trop fort pour faire phrase. C’est au-delà : du souffle. Les machines n’ont pas la même façon de bruire. Elles n’ont pas de secret. 

Vous vous risquez, à peine nus, en plein dehors : vous entrez au musée Lambinet. Votre attention ! La lumière fait dans le velours. Ses peintres jouent du triangle d’or. Tout est en proportion : les perspectives s’activent gentiment pour vous servir. Il fait beau voir que des arbres se posent. Il arrive que les racines feuillent. Les rideaux respirent aux cintres bruts des branches. Des soulèvements les animent : ils rêvent. Ils rythment des scènes qu’ils ourlent de douceur, pour dédramatiser l’action du temps. Par parenthèse, est-il besoin d’autres événements ? Pourquoi reste-t-il du suspens dans une tragédie ? Je vous l’ai dit, je préfère ce que je ne comprends pas : je reste plantée là, à contempler mes questions. Ce sont de bons parents, quand on est grand. Elles me tiennent compagnie, me dévorent l’entre-dans et me nourrissent, on ne voit pas comment.

La mer déborde d’affection. Les poètes s’absorbent sans s’abîmer. Ils suivent leur cours de destin. Des oiseaux jouent tout haut du pipeau. Les pins parasols redoublent les chapeaux des dames offertes cuites, pendant que des enfants sculptent le sable des dunes : détruisant leur œuvre d’un grand coup de pied à la fin… Ils sont si riches ! 

Je vous le disais tout à l’heure : il y a des lois. Tout se vérifie. C’est précis, l’immensité ! Et ce paquet de systèmes se manifeste avec tant de simplicité qu’on douterait presque qu’il soit si complexe… Les bateaux sur la mer sont comme des lettres que les continents s’expédient. Mes poèmes vont ainsi : voguant blancs, on ne les voit qu’à peine, personne ne peut lire s’ils se rapprochent ou s’éloignent.

Bref, l’homme est en devenir secondaire. Il fait la sieste, vexé. »

 

 Aurélie Loiseleur, poèmes extraits d’un livre à venir, Nommeparus dans la revue Fusées, n° 20,  septembre 2011.                        


 

12/10/2011

Louis Zukofsky, Un objectif & deux autres essais, traduction Pierre Alféri

 

images-2.jpegOn a toujours trouvé la poésie plus littéraire que la musique, mais la prétendue musique pure, en tant que communication, peut être littéraire. Les voix d’une fugue, disait Bach, doivent se comporter comme des hommes raisonnables dans une conversation sérieuse. Pourtant, la musique ne dépend pas principalement, comme la poésie, d’une voix humaine qui sache la rendre. Et l’imagination peut dépouiller la parole de tout élément graphique pour qu’elle devienne un pur mouvement sonore. C’est en vertu de cet horizon musical de la poésie (jamais atteint, sans doute, par les poèmes) que n’importe qui peut écouter la poésie d’Homère sans connaître le grec et en tirer quelque chose ; se mettre « sur la même longueur d’onde » que la tradition humaine, que sa voix mûrie parmi les sons de la nature, et ainsi échapper à l’emprise d’une époque et d’un lieu comme on n’a guère de chance d’y échapper en étudiant la grammaire homérique. En ce sens, la poésie est internationale.

 

Si quelque chose a un sens, la poésie a le sens de tout. Ce qui veut dire : sans elle, la vie n’aurait guère de présent. Écrire des poèmes ne suffit pas s’ils ne gardent pas la vie enfuie. Écrire des poèmes semble toujours insuffisant quand ils parlent d’une vie enfuie. Le poète peut cesser visiblement d’écrire, mais il se mesure secrètement à chaque mot de poésie jamais écrit. S’il est d’une profondeur constante, il pense, en outre, à ceux qui ont vécu, vivent et vivront pour dire les choses qu’il ne peut dire. Qui fait cela travaille sans cesse et ne craint pas de paraître oisif. L’effort de poésie se reconnaît, tranchant sur la plupart des textes au goût du jour, malgré l’habit et les retards des poètes. La poésie n’a pas tel visage aujourd’hui pour faire mauvaise figure demain. On trahit une pensée bien courte en disant que la poésie s’oppose — parce qu’elle ajoute — à la science. La poésie s’explique sur-le-champ, sauf aux paresseux et aux insensibles.

  

Louis Zukofsky, Un Objectif & deux autres essais, traduit de l’américain par Pierre Alféri, Un Bureau sur l’Atlantique / Éditions Royaumont, 1989, p. 47-48 et 26-27.

 

 

11/10/2011

Georges Bataille, Poèmes, Œuvres complètes IV

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Le loup soupire…

 

Le loup soupire tendrement

dormez la belle châtelaine

le loup pleurait comme un enfant

jamais vous ne saurez ma peine

le loup pleurait comme un enfant

 

La belle a ri de son amant

le vent gémit dans un grand chêne

le loup est mort pleurant le sang

ses os séchèrent dans la plaine

le loup est mort pleurant le sang.

 


La Marseillaise de l’amour

 

Deux amants chantent la Marseillaise

deux baisers sanglants leur mordent le cœur

les chevaux ventre à terre

les cavaliers morts

village abandonné

l’enfant pleure

dans la nuit interminable

 

Georges Bataille, Poèmes, dans Œuvres complètes, IV, œuvres littéraires posthumes, Gallimard, 1971, p. 27 et 35.

10/10/2011

Christian Bachelin, Neige exterminatrice, poèmes 1967-2003

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Testament d’os et de brindilles

Débris de cris sanglots de tôles

Ombre éparse âme en graffiti

Mal d’aurore et métempsychose

 

Le ciel de morgue les pylônes

Le coq des mille et une morts

En jadis le vélo qui cogne

Et cocaïne au champ d’orties

 

Le coq la rouille des aurores

Le moignon d’être au corridor

Tristan le triste trismégiste

Yseut la morte de minuit

 

Le blanc des os le cachalot

Sa nageoire en travers des flots

Seul horizon vieux paquebot

Bistro des morts banquises d’os

 

                   *

 

Des rendez-vous d’amour se figent pour toujours

Dans l’unique odeur éphémère d’une neige

Dont à jamais la même saveur singulière

Gardera vierge un certain idéal obscur

De bonheur enfermé dans des flocons d’un soir

Et que conservera dans sa chimère exacte

Le froid de quelques pas vers des chambres d’hiver

Vers de beaux châteaux noirs dont nul ne reviendra

Sauf pour se torturer lointain voyeur aveugle

D’une séquestration idyllique et sans âge.

 

Christian Bachelin, Neige exterminatrice, poèmes 1967-2003, Préface de Valérie Rouzeau, esquisse bibliographique par Éric Dussert, Le temps qu’il fait, 2004, p. 143 et 173.

09/10/2011

Zbigniew Herbert, Hermès, le chien et l'étoile

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              La chambre meublée

  

Dans cette chambre il y a trois valises

un lit qui n’est pas à moi

une armoire et le moisi de sa glace


quand j’ouvre la porte

les objets se figent

une odeur connue m’assaille

de sueur insomnie et literie


un petit tableau au mur

montre le Vésuve

avec un panache de fumée


je n’ai pas vu le Vésuve

je ne crois pas aux volcans actifs


le deuxième tableau

est un intérieur hollandais


dans la pénombre

des mains de femme

inclinent un pot

d’où s’écoule une tresse de lait


sur la table un couteau une serviette

un pain un poisson une grappe d’oignons


si on suit la lumière dorée

en montant trois marches

par la porte entrebâillée

on voit un carré de jardin


les feuilles respirent la lumière

les oiseaux soutiennent la douceur du jour


un monde faux

tiède comme du pain

doré comme une pomme


du papier peint arraché

des meubles non apprivoisés

les taies des glaces sur le mur

voilà l’intérieur réel


dans cette chambre à moi

et à trois valises

le jour fond

en une flaque de sommeil

 

Zbigniew Herbert, Œuvres poétiques complètes I, Corde de lumière suivi de Hermès, le chien et l’étoile et de Étude de l’objet, édition bilingue, traduction du polonais par Brigitte Gautier, Le Bruit du temps, 2011, p. 223 et 225.

08/10/2011

Jacques Dupin, L'espace autrement dit

 

   dupin1.jpegVoir la réalité, pour Giacometti, c’est ouvrir les yeux sur le monde comme s’il venait de surgir pour la première fois. C’est inventer un regard neuf, un regard débarrassé et nettoyé des conventions qui substituent le concept à la sensation et le savoir au voir. Cette purification du regard et la fraîcheur du monde qui lui répond, ne s’obtiennent qu’au prix d’un affrontement répété et violent avec la réalité, une lutte passionnelle et incessante qui tisse entre les protagonistes un lien privilégié, seul capable de mesurer leur éloignement et de signifier leur altérité essentielle.

   Car la réalité que l’œil perçoit ne se découvre qu’à distance, immergée dans son espace et cernée par le vide qui la retranche. L’œil devra dicter à la main qui dessine — ou peint, ou modèle —, les moyens de traduire en même temps que les signes plastiques de l’objet, tout ce qui l’isole, l’enferme dans son espace, le rive à la profondeur et ne laisse surgir que sa vérité distante et séparée. Autant que ses traits distincts, l’œil devra donc saisir et restituer son éloignement, son appel, et toute la complexité du rapport qui le lie à lui en le laissant inaccessible. L’image recrée devra unir les signes d’une présence et les traces d’un retrait.

 

Jacques Dupin, L’espace autrement dit, éditions Galilée, 1982, p. 55-56.

07/10/2011

Ariane Dreyfus, Nous nous attendons

Ariane Dreyfus, Nous nous attendons, Gérard Schlosser, avec plaisir

« Avec plaisir »

 

C’est le milieu de la nuit et du lit

S’ouvre

 

La chambre la salle de bains la chambre encore

Façon d’y déposer chaque femme qu’elle est

 

Elle s’essuie entre

Un peu seule dans ses cuisses mais pas grave

Geste qui restera au fond d’ici

Le corps ne va pas se refermer

Si vivant

 

Puis le grand et doux du retour contre toi

Faisant sortir l’âme de partout au moindre mouvement

Serre

 

Tout juste

Le sentiment de dormir dans les bras

 

Ariane Dreyfus, extrait de Nous nous attendons (Reconnaissance à Gérard Schlosser, peintre)[à paraître], dans Rehauts, n° 2, printemps-été 2011, p. 31.

©Photo Tristan Hordé

06/10/2011

Bernard Noël, La Moitié du geste, dans Les Plumes d'Éros

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la nuit se perd en elle-même

comme un regard bouclé

sous la paupière


le temps fait un panache

sur la bouche qui souffle

que penser encore


mourir n’est pas la mort

quelque chose tâtonne dans le corps

je ne veille pas dis-tu


dans les veines du bois

une image perchée

un souvenir fuyant


tu cherches la lenteur

le trajet d’un astre

qui se lève d’en bas

         *

en chaque mot

un nom perdu

l’autre s’éloigne


ô buée

pour être là

il faut faire du temps


ce qui en moi dit non

me chasse du présent

voici la vide lumière


ne cède pas à l’ange

le destin n’est ni clair ni sombre

il est le lieu mobile


où le dedans et le dehors

se croisent

en forme de je

 

Bernard Noël, La Moitié du geste [1982], dans Les Plumes d’Eros, Œuvres I, P. O. L, 2010, p. 191-192.

05/10/2011

Louis Calaferte, Promenade dans un parc

imgres.jpeg— L’intelligence, murmurait-il, oui, l’intelligence… La raison, la logique, l’analyse, l’expérience réfléchie, la déduction, le savoir qui permettent de contrôler, de dominer choses et gens, le long, long apprentissage des connaissances multiples, cette supériorité de la pensée…

   Tout à sa méditation, le front plissé, les yeux graves, il sautillait dans sa cage d’un point d’appui à un autre, indifférent aux appels bruyants des enfants agglutinés à l’extérieur des barreaux qui cherchaient à attirer son attention et à éveiller sa gourmandise en lui jetant des cacahuètes décortiquées.

 

    Le navire sur lequel nous devions embarquer à une date que nous ignorions était à quai depuis des semaines, et il nous arrivait fréquemment d’aller flâner par beau temps dans l’encombrement du port à seule fin de nous familiariser avec sa forme et son volume puisque c’était à lui que nous allions confier nos destinées au cours de la longue traversée  prévue.

    Nos bagages étaient prêts, en attente dans le petit couloir de notre appartement dont nous avions pris la précaution de recouvrir de housses le mobilier comme nous le faisions avant chacun de nos déplacements nous tenant éloignés un certain temps, car par nature et éducation ma femme est minutieusement attentive à ces soins ménagers.

    Comment se fait-il que le jour du départ, dont j’avais cependant été averti, je ne me trouvais pas à l’embarcadère et qu’elle dût partir seule ; voilà ce qu’après plus de trente ans de solitude, sans nouvelles d’elle, je ne réussis pas à m’expliquer.

 


Louis Calaferte, Promenade dans un parc, L’imaginaire / Gallimard, 2011 [Denoël, 1987], p. 22 et 91.

04/10/2011

Wilhelm Müller-Franz Schubert, Voyage d'hiver - Winterreise

imgres-1.jpegBonne nuit

 

Étranger je suis venu,

Étranger je repars.

Le mois de mai m’accueillait

Avec des fleurs à profusion.

La jeune fille parlait d’amour

La mère plutôt de mariage.

À présent le monde est si terne,

Le chemin recouvert de neige.

 

Je ne puis choisir le moment

De mon voyage,

Je dois trouver moi-même

Le chemin dans cette obscurité.

Sous la lune mon ombre

Me tient compagnie,

Et sur les branches étendues

Je cherche la trace du gibier.

 

Pourquoi m'attarder plus longtemps

Et me faire chasser ?

Laisse les chiens furieux hurler

Devant la maison de leur maître ;

L’amour aime à passer —

Dieu l’a voulu ainsi —

De l’un à l’autre,

Ma chérie, bonne nuit !

 

Je ne veux pas troubler tes rêves,

Ce serait dommage pour ton repos.

Il ne faut pas que tu entendes mon pas —

Doucement, doucement, je ferme la porte.

En passant j’écris pour toi

Sur le portail : Bonne nuit,

Pour que tu puisses voir

Que j’ai pensé à toi.

 

imgres-2.jpegGute Nacht

 

Fremd bin ich eingezogen,

Fremd zieh ich wieder aus,

Der Mai war mir gewogen

Mit manchem Blumenstrauß.

Das Mädchen sprach von Liebe,

Die Mutter gar von Eh.

Nun ist die Welt so trübe,

Der Weg gehüllt in Schnee.

 

Ich kann zu meiner Reisen

Nicht wählen mit der Zeit,

Muss selbst den Weg mir weisen,

In dieser Dunkelheit.

Es zieht ein Mondenschatten

Als mein Gefährte mit.

Und auf den weißen Matten

Such ich des Wildes Tritt.

 

Was soll ich länger weilen,

Dass man mich trieb’ hinaus,

Lass irre Hunde heulen

Vor ihres Herren Haus.

Die Liebe liebt das Wandern,

Gott hat sie so gemacht,

Von Einem zu dem Andern,

Fein Liebchen gute nact.

 

Will dich im Traum nicht stören,

Wär schad um deine Ruh,

Sollst meinen Tritt nicht hören,

Sacht, sacht, die Türe zu.

Schreib im Vorübergeren

Ans Tor dir : Gute Nacht,

Damit du mögest sehen,

An dich hab ich gedacht.

 

Franz Schubert, Voyage d’hiver [Winterreise], Cycle de lieder sur des poèmes de Wilhelm Müller, traduits par Frédéric Wandelère, interprété par Stephan Genz (baryton), Michel Dalberto (piano), Essai de Jean Bollack, Notes de Paul-André Demierre, La Dogana, Genève, 2011, p. 28-31.

03/10/2011

François Bon, Sortie d'usine

 

   francois-bon_libre.jpegLe bonhomme, sa casquette à la main, chassait d’autour de lui les papillons. Il était célèbre aussi pour ça, cette sorte de petits papillons blancs ou jaunes, minuscules et poisseux, qui semblaient l’accompagner où qu’il aille, et lui tissaient comme un voie lorsqu’il remorquait son transpalette tout au long des allées sous le bruit. Des bestioles qui n’étaient attirées que par lui, et qu’on ne voyait autre part qu’autour de lui. Il avait sa cabane au fond de l’enclos, derrière un grillage métallique solide. Une longue allée sur un ciment très sale, bordée de box en planches goudronnées. Puis, au fond, l’allée se resserrait entre des tas de bidons et de fûts jusqu’à sa cahute de tôle ondulée, très basse, dont il ne manquait jamais de boucler la porte au cadenas lorsqu’il la quittait. Le tout coincé entre le mur de briques du hall et le mur d’enceinte de l’usine, bien plus hauts chacun que la cahute et les tas qui la bordaient. Lui s’habillait par-dessus son bleu d’un vaste tablier de cuir, épais, qui lui couvrait du cou jusqu’au bas des jambes et se refermait à la taille. On ne l’avait jamais vu autrement. Faut bien, disait-il, pour mon boulot. Il n’était guère bavard, et très peu avaient à lui parler. D’ailleurs de la journée il s’éloignait rarement de son domaine, l’allée et la cahute. Il avait même le privilège de pouvoir s’y asseoir à la porte, seul peut-être de toute la tôle à être toléré ne rien sembler faire, même un moment. Avec les heures que je fais, je peux bien il dit. Son travail de toute façon s’accomplit très bien ainsi, sans besoin d’aucune aide. Avant qu’ils arrivent, ou tout le monde parti. Chargeant sur son transpalette les poubelles disposées un peu partout dans les ateliers, vieux bidons dont le couvercle avait été découpé au chalumeau, les entassant trois par trois sur le chariot et les ramenant à la benne devant son allée, alors les vidant et les triant, récupérant les chutes de fil électrique pour le cuivre, la visserie tombée et balayée, les bouteilles vides, puis le papier, les cartons à empiler et ficeler dans la cabane, le reste enfin pouvant partir aux ordures. Ou chargeant à la fourche les copeaux entassés dans les bacs sous les machines de l’usinage, et les répartissant par matières dans chacun des box cloisonnées le long de son allée. Les fûts eux servant à la récup des différentes huiles de vidange.

 

François Bon, Sortie d’usine, Minuit /double, 2011 [1982), p. 85-86.