16/10/2011
Eugenio De Signoribus, Ronde des convers
Congé
maintenant je dois te dévier
langue de nostalgie
langue de longue vigie
un luxe encore te désirer
chœur de l’avant-première
au pli du rideau incinère
dans le ventre funéraire
l’œuvre du suaire
maintenant je vais où s’attachent
ceux qu’on dit actifs
l’esprit qui se détache
de l’ouvrage passif
Congedo
ora devo deviarti
lingua di nostalgia
lingua di lunga scia
coro dell’anteprima
nel chiuso del sipario
nell’atro ventre strina
l’opera del sudario
ora vado dove sosta
la gente detta attiva
la mente che si sposta
dall’opera passiva
Eugenio De Signoribus, Ronde des convers, 1999-2004, traduction de l’italien, postface et commentaires de Martin Rueff, Préface d’Yves Bonnefoy, Collection « Terra d’altri », Verdier, 2007, p. 127 et 126.
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Ossip E. Mandelstam, Simple promesse
Je ne sais s’il y a bien longtemps
Qu’on chante cette rengaine :
Sourdine aux feutres du voleur,
Au bourdon du roi des moustiques…
Je voudrais pour ne rien dire
Parler encore une fois,
Chuinter comme une allumette,
Houspiller la nuit, l’éveiller,
Soulever le bonnet de l’air
Suffoquant comme une javelle
Secouer et vider le sac
Bourré de grains de cumin,
Pour que le lien de sang rosé,
Carillon de ces herbes sèches,
Lien dérobé, soit retrouvé :
Outre-siècle, outre-fenil et rêve.
1922
Ossip E. Mandelstam, Simple promesse (choix de poèmes 1908-1937), traduits du russe par Philippe Jaccottet, Louis Martinez et Jean-Claude Schneider, Postface de Florian Rodari, Genève, La Dogana, 1994, p. 50.
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15/10/2011
Étienne Faure, Légèrement frôlée
La blessure que reçut
hier le fruit
gagne
ainsi qu’une gangrène au mois d’août mille neuf cent
dix-huit ou quarante-trois
après la classe inspirant ce chagrin d’automne
comme on rentre à pas lent, une pomme
à couteau dans la poche
ou mains en l’air
devant l’ennemi criant ce mot d’arrière-saison
— schnell, après guerre
longtemps fut le cri des enfants
dans leurs yeux, où l’un gagne,
hâte le pas — ce mot
d’une époque obsolète, abîmée,
blette.
des mots s’abîment
N’importe quel talus suffit
pour faire un somme,
une oreille à l’avers du ciel,
l’autre enfouie, à l’écoute
d’insectes dérangés,
toute la hiérarchie dans l’herbe établie qui s’affole,
insulte en langue verte et se promet
de s’insurger plus tard (le reste est inaudible) ;
car le dormeur
aussi longtemps qu’on rêve en toute impunité
à mâchonner des mots extraits de la fétuque,
expertise avec soin les saveurs de la sève
et, n’étant pas pressé,
défraie jusqu’au soir la chronique.
où le flâneur est tancé vertement
Étienne Faure, Légèrement frôlée, Champ Vallon, 2007, p. 106 et 26.
© photo Tristan Hordé
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14/10/2011
Écrits de Laure
La vie répond — ce n’est pas vain
on peut agir
contre — pour
La vie exige
le mouvement
La vie c’est le cours du sang
le sang ne s’arrête pas de courir dans les veines
je ne peux pas m’arrêter de vivre
d’aimer les êtres humains
comme j’aime les plantes
de voir dans les regards une réponse ou un appel
de sonder les regards comme un scaphandre
mais rester là
entre la vie et la mort
à disséquer des idées
épiloguer sur le désespoir
Non
ou tout de suite : le revolver
il y a des regards comme le fond de la mer
et je reste là
quelquefois je marche et les regards se croisent
tout en algues et détritus
d’autres fois chaque être est une réponse ou un appel
*
L’existence humaine est sans prix
sans plus ni moins de prix
que tout ce qui existe
végétal, minéral, animal
tout ce qui brille, hurle, brame, gémit
barrissement d’éléphant
mugissement de vache
l’âne brait — le serpent siffle
Il n’y a pas de liens si puissants qu’ils n’arrachent
un être à la mort. La mort triomphe.
Le rire — L’insolence heureuse « Faites passer votre
charrue sur les os du mort. »
Écrits de Laure, précédé de Ma Mère diagonale par Jérôme Peignot, avec une "vie de Laure" par Georges Bataille, chez Jean-Jacques Pauvert, 1971, p. 150 et 184.
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13/10/2011
Aurélie Loiseleur, Gens de peine, Vieux jeux
Gens de peine
Les Dénommés
Gens ne s’appellent pas
Gens ne naissent pas
sont mis bas
Gens va tous à l’Abreuvoir de coups à l’Abreuvoir de paroles pesamment
Gens laboure tous les jours Gens
danse la bourrée tous pesamment
Gens berçant des demain des doucement Gens
muets mutilés de mots
Gens élèvent dans leurs organes des crabes mangeurs d’hommes
quand certains meurent de pain
Gens puisent dans la pâtenôtre mange les noms du commun Gens ravalés
n’ont pas de quoi.
Vieux Jeux
Dit de Françoise Demoisson
« La nature a des sentiments lents.
Sans cesse il se passe des événements imperceptibles. Mais moi, je les sens. Il s’en passe sans arrêt. Par exemple quand le soleil nénupharde au milieu des nuages et des joncs. Eh bien c’est si précis qu’on peut y lire. On ne sait pas pourquoi il descend si bas. C’est comme ça. Il y a des lois. C’est comme mon amour, il ne disparaît jamais complètement du champ.
– Du soleil, toujours : est-ce qu’il peut en crever, s’il tombe ? Je n’en sais rien. Pourquoi me le demander à moi ? Vous avez des questions gênantes. Depuis le temps, vous auriez pu trouver d’autres solutions.
Je préfère ce que je ne connais pas. J’ai obtenu, par grâce spéciale, une dispense de sens. Le caché me convient à merveille. Ne dissipez pas les nuages. Donnez-moi une clarté qui ne résorbe rien des brumes ni des ombres. Je prends. Inventez-moi le monde comme il est. Ça me va. Faites-moi des dieux les plus discrets possible : qu’on doute de leur existence, qu’ils soient plus ténus que des grains de rien. Qu’on se demande toujours.
Est-ce caprice ? j’ai voulu qu’on convoque le vent, le vent qui beugle dans la conque d’oreille. Il se trouve qu’il veut crier quelque chose, quand on se concentre sur l’écoute. Au fond, c’est trop fort pour faire phrase. C’est au-delà : du souffle. Les machines n’ont pas la même façon de bruire. Elles n’ont pas de secret.
Vous vous risquez, à peine nus, en plein dehors : vous entrez au musée Lambinet. Votre attention ! La lumière fait dans le velours. Ses peintres jouent du triangle d’or. Tout est en proportion : les perspectives s’activent gentiment pour vous servir. Il fait beau voir que des arbres se posent. Il arrive que les racines feuillent. Les rideaux respirent aux cintres bruts des branches. Des soulèvements les animent : ils rêvent. Ils rythment des scènes qu’ils ourlent de douceur, pour dédramatiser l’action du temps. Par parenthèse, est-il besoin d’autres événements ? Pourquoi reste-t-il du suspens dans une tragédie ? Je vous l’ai dit, je préfère ce que je ne comprends pas : je reste plantée là, à contempler mes questions. Ce sont de bons parents, quand on est grand. Elles me tiennent compagnie, me dévorent l’entre-dans et me nourrissent, on ne voit pas comment.
La mer déborde d’affection. Les poètes s’absorbent sans s’abîmer. Ils suivent leur cours de destin. Des oiseaux jouent tout haut du pipeau. Les pins parasols redoublent les chapeaux des dames offertes cuites, pendant que des enfants sculptent le sable des dunes : détruisant leur œuvre d’un grand coup de pied à la fin… Ils sont si riches !
Je vous le disais tout à l’heure : il y a des lois. Tout se vérifie. C’est précis, l’immensité ! Et ce paquet de systèmes se manifeste avec tant de simplicité qu’on douterait presque qu’il soit si complexe… Les bateaux sur la mer sont comme des lettres que les continents s’expédient. Mes poèmes vont ainsi : voguant blancs, on ne les voit qu’à peine, personne ne peut lire s’ils se rapprochent ou s’éloignent.
Bref, l’homme est en devenir secondaire. Il fait la sieste, vexé. »
Aurélie Loiseleur, poèmes extraits d’un livre à venir, Nomme, parus dans la revue Fusées, n° 20, septembre 2011.
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12/10/2011
Louis Zukofsky, Un objectif & deux autres essais, traduction Pierre Alféri
On a toujours trouvé la poésie plus littéraire que la musique, mais la prétendue musique pure, en tant que communication, peut être littéraire. Les voix d’une fugue, disait Bach, doivent se comporter comme des hommes raisonnables dans une conversation sérieuse. Pourtant, la musique ne dépend pas principalement, comme la poésie, d’une voix humaine qui sache la rendre. Et l’imagination peut dépouiller la parole de tout élément graphique pour qu’elle devienne un pur mouvement sonore. C’est en vertu de cet horizon musical de la poésie (jamais atteint, sans doute, par les poèmes) que n’importe qui peut écouter la poésie d’Homère sans connaître le grec et en tirer quelque chose ; se mettre « sur la même longueur d’onde » que la tradition humaine, que sa voix mûrie parmi les sons de la nature, et ainsi échapper à l’emprise d’une époque et d’un lieu comme on n’a guère de chance d’y échapper en étudiant la grammaire homérique. En ce sens, la poésie est internationale.
Si quelque chose a un sens, la poésie a le sens de tout. Ce qui veut dire : sans elle, la vie n’aurait guère de présent. Écrire des poèmes ne suffit pas s’ils ne gardent pas la vie enfuie. Écrire des poèmes semble toujours insuffisant quand ils parlent d’une vie enfuie. Le poète peut cesser visiblement d’écrire, mais il se mesure secrètement à chaque mot de poésie jamais écrit. S’il est d’une profondeur constante, il pense, en outre, à ceux qui ont vécu, vivent et vivront pour dire les choses qu’il ne peut dire. Qui fait cela travaille sans cesse et ne craint pas de paraître oisif. L’effort de poésie se reconnaît, tranchant sur la plupart des textes au goût du jour, malgré l’habit et les retards des poètes. La poésie n’a pas tel visage aujourd’hui pour faire mauvaise figure demain. On trahit une pensée bien courte en disant que la poésie s’oppose — parce qu’elle ajoute — à la science. La poésie s’explique sur-le-champ, sauf aux paresseux et aux insensibles.
Louis Zukofsky, Un Objectif & deux autres essais, traduit de l’américain par Pierre Alféri, Un Bureau sur l’Atlantique / Éditions Royaumont, 1989, p. 47-48 et 26-27.
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11/10/2011
Georges Bataille, Poèmes, Œuvres complètes IV
Le loup soupire…
Le loup soupire tendrement
dormez la belle châtelaine
le loup pleurait comme un enfant
jamais vous ne saurez ma peine
le loup pleurait comme un enfant
La belle a ri de son amant
le vent gémit dans un grand chêne
le loup est mort pleurant le sang
ses os séchèrent dans la plaine
le loup est mort pleurant le sang.
La Marseillaise de l’amour
Deux amants chantent la Marseillaise
deux baisers sanglants leur mordent le cœur
les chevaux ventre à terre
les cavaliers morts
village abandonné
l’enfant pleure
dans la nuit interminable
Georges Bataille, Poèmes, dans Œuvres complètes, IV, œuvres littéraires posthumes, Gallimard, 1971, p. 27 et 35.
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10/10/2011
Christian Bachelin, Neige exterminatrice, poèmes 1967-2003
Testament d’os et de brindilles
Débris de cris sanglots de tôles
Ombre éparse âme en graffiti
Mal d’aurore et métempsychose
Le ciel de morgue les pylônes
Le coq des mille et une morts
En jadis le vélo qui cogne
Et cocaïne au champ d’orties
Le coq la rouille des aurores
Le moignon d’être au corridor
Tristan le triste trismégiste
Yseut la morte de minuit
Le blanc des os le cachalot
Sa nageoire en travers des flots
Seul horizon vieux paquebot
Bistro des morts banquises d’os
*
Des rendez-vous d’amour se figent pour toujours
Dans l’unique odeur éphémère d’une neige
Dont à jamais la même saveur singulière
Gardera vierge un certain idéal obscur
De bonheur enfermé dans des flocons d’un soir
Et que conservera dans sa chimère exacte
Le froid de quelques pas vers des chambres d’hiver
Vers de beaux châteaux noirs dont nul ne reviendra
Sauf pour se torturer lointain voyeur aveugle
D’une séquestration idyllique et sans âge.
Christian Bachelin, Neige exterminatrice, poèmes 1967-2003, Préface de Valérie Rouzeau, esquisse bibliographique par Éric Dussert, Le temps qu’il fait, 2004, p. 143 et 173.
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09/10/2011
Zbigniew Herbert, Hermès, le chien et l'étoile
La chambre meublée
Dans cette chambre il y a trois valises
un lit qui n’est pas à moi
une armoire et le moisi de sa glace
quand j’ouvre la porte
les objets se figent
une odeur connue m’assaille
de sueur insomnie et literie
un petit tableau au mur
montre le Vésuve
avec un panache de fumée
je n’ai pas vu le Vésuve
je ne crois pas aux volcans actifs
le deuxième tableau
est un intérieur hollandais
dans la pénombre
des mains de femme
inclinent un pot
d’où s’écoule une tresse de lait
sur la table un couteau une serviette
un pain un poisson une grappe d’oignons
si on suit la lumière dorée
en montant trois marches
par la porte entrebâillée
on voit un carré de jardin
les feuilles respirent la lumière
les oiseaux soutiennent la douceur du jour
un monde faux
tiède comme du pain
doré comme une pomme
du papier peint arraché
des meubles non apprivoisés
les taies des glaces sur le mur
voilà l’intérieur réel
dans cette chambre à moi
et à trois valises
le jour fond
en une flaque de sommeil
Zbigniew Herbert, Œuvres poétiques complètes I, Corde de lumière suivi de Hermès, le chien et l’étoile et de Étude de l’objet, édition bilingue, traduction du polonais par Brigitte Gautier, Le Bruit du temps, 2011, p. 223 et 225.
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08/10/2011
Jacques Dupin, L'espace autrement dit
Voir la réalité, pour Giacometti, c’est ouvrir les yeux sur le monde comme s’il venait de surgir pour la première fois. C’est inventer un regard neuf, un regard débarrassé et nettoyé des conventions qui substituent le concept à la sensation et le savoir au voir. Cette purification du regard et la fraîcheur du monde qui lui répond, ne s’obtiennent qu’au prix d’un affrontement répété et violent avec la réalité, une lutte passionnelle et incessante qui tisse entre les protagonistes un lien privilégié, seul capable de mesurer leur éloignement et de signifier leur altérité essentielle.
Car la réalité que l’œil perçoit ne se découvre qu’à distance, immergée dans son espace et cernée par le vide qui la retranche. L’œil devra dicter à la main qui dessine — ou peint, ou modèle —, les moyens de traduire en même temps que les signes plastiques de l’objet, tout ce qui l’isole, l’enferme dans son espace, le rive à la profondeur et ne laisse surgir que sa vérité distante et séparée. Autant que ses traits distincts, l’œil devra donc saisir et restituer son éloignement, son appel, et toute la complexité du rapport qui le lie à lui en le laissant inaccessible. L’image recrée devra unir les signes d’une présence et les traces d’un retrait.
Jacques Dupin, L’espace autrement dit, éditions Galilée, 1982, p. 55-56.
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07/10/2011
Ariane Dreyfus, Nous nous attendons
« Avec plaisir »
C’est le milieu de la nuit et du lit
S’ouvre
La chambre la salle de bains la chambre encore
Façon d’y déposer chaque femme qu’elle est
Elle s’essuie entre
Un peu seule dans ses cuisses mais pas grave
Geste qui restera au fond d’ici
Le corps ne va pas se refermer
Si vivant
Puis le grand et doux du retour contre toi
Faisant sortir l’âme de partout au moindre mouvement
Serre
Tout juste
Le sentiment de dormir dans les bras
Ariane Dreyfus, extrait de Nous nous attendons (Reconnaissance à Gérard Schlosser, peintre)[à paraître], dans Rehauts, n° 2, printemps-été 2011, p. 31.
©Photo Tristan Hordé
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06/10/2011
Bernard Noël, La Moitié du geste, dans Les Plumes d'Éros
la nuit se perd en elle-même
comme un regard bouclé
sous la paupière
le temps fait un panache
sur la bouche qui souffle
que penser encore
mourir n’est pas la mort
quelque chose tâtonne dans le corps
je ne veille pas dis-tu
dans les veines du bois
une image perchée
un souvenir fuyant
tu cherches la lenteur
le trajet d’un astre
qui se lève d’en bas
*
en chaque mot
un nom perdu
l’autre s’éloigne
ô buée
pour être là
il faut faire du temps
ce qui en moi dit non
me chasse du présent
voici la vide lumière
ne cède pas à l’ange
le destin n’est ni clair ni sombre
il est le lieu mobile
où le dedans et le dehors
se croisent
en forme de je
Bernard Noël, La Moitié du geste [1982], dans Les Plumes d’Eros, Œuvres I, P. O. L, 2010, p. 191-192.
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05/10/2011
Louis Calaferte, Promenade dans un parc
— L’intelligence, murmurait-il, oui, l’intelligence… La raison, la logique, l’analyse, l’expérience réfléchie, la déduction, le savoir qui permettent de contrôler, de dominer choses et gens, le long, long apprentissage des connaissances multiples, cette supériorité de la pensée…
Tout à sa méditation, le front plissé, les yeux graves, il sautillait dans sa cage d’un point d’appui à un autre, indifférent aux appels bruyants des enfants agglutinés à l’extérieur des barreaux qui cherchaient à attirer son attention et à éveiller sa gourmandise en lui jetant des cacahuètes décortiquées.
Le navire sur lequel nous devions embarquer à une date que nous ignorions était à quai depuis des semaines, et il nous arrivait fréquemment d’aller flâner par beau temps dans l’encombrement du port à seule fin de nous familiariser avec sa forme et son volume puisque c’était à lui que nous allions confier nos destinées au cours de la longue traversée prévue.
Nos bagages étaient prêts, en attente dans le petit couloir de notre appartement dont nous avions pris la précaution de recouvrir de housses le mobilier comme nous le faisions avant chacun de nos déplacements nous tenant éloignés un certain temps, car par nature et éducation ma femme est minutieusement attentive à ces soins ménagers.
Comment se fait-il que le jour du départ, dont j’avais cependant été averti, je ne me trouvais pas à l’embarcadère et qu’elle dût partir seule ; voilà ce qu’après plus de trente ans de solitude, sans nouvelles d’elle, je ne réussis pas à m’expliquer.
Louis Calaferte, Promenade dans un parc, L’imaginaire / Gallimard, 2011 [Denoël, 1987], p. 22 et 91.
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04/10/2011
Wilhelm Müller-Franz Schubert, Voyage d'hiver - Winterreise
Bonne nuit
Étranger je suis venu,
Étranger je repars.
Le mois de mai m’accueillait
Avec des fleurs à profusion.
La jeune fille parlait d’amour
La mère plutôt de mariage.
À présent le monde est si terne,
Le chemin recouvert de neige.
Je ne puis choisir le moment
De mon voyage,
Je dois trouver moi-même
Le chemin dans cette obscurité.
Sous la lune mon ombre
Me tient compagnie,
Et sur les branches étendues
Je cherche la trace du gibier.
Pourquoi m'attarder plus longtemps
Et me faire chasser ?
Laisse les chiens furieux hurler
Devant la maison de leur maître ;
L’amour aime à passer —
Dieu l’a voulu ainsi —
De l’un à l’autre,
Ma chérie, bonne nuit !
Je ne veux pas troubler tes rêves,
Ce serait dommage pour ton repos.
Il ne faut pas que tu entendes mon pas —
Doucement, doucement, je ferme la porte.
En passant j’écris pour toi
Sur le portail : Bonne nuit,
Pour que tu puisses voir
Que j’ai pensé à toi.
Gute Nacht
Fremd bin ich eingezogen,
Fremd zieh ich wieder aus,
Der Mai war mir gewogen
Mit manchem Blumenstrauß.
Das Mädchen sprach von Liebe,
Die Mutter gar von Eh.
Nun ist die Welt so trübe,
Der Weg gehüllt in Schnee.
Ich kann zu meiner Reisen
Nicht wählen mit der Zeit,
Muss selbst den Weg mir weisen,
In dieser Dunkelheit.
Es zieht ein Mondenschatten
Als mein Gefährte mit.
Und auf den weißen Matten
Such ich des Wildes Tritt.
Was soll ich länger weilen,
Dass man mich trieb’ hinaus,
Lass irre Hunde heulen
Vor ihres Herren Haus.
Die Liebe liebt das Wandern,
Gott hat sie so gemacht,
Von Einem zu dem Andern,
Fein Liebchen gute nact.
Will dich im Traum nicht stören,
Wär schad um deine Ruh,
Sollst meinen Tritt nicht hören,
Sacht, sacht, die Türe zu.
Schreib im Vorübergeren
Ans Tor dir : Gute Nacht,
Damit du mögest sehen,
An dich hab ich gedacht.
Franz Schubert, Voyage d’hiver [Winterreise], Cycle de lieder sur des poèmes de Wilhelm Müller, traduits par Frédéric Wandelère, interprété par Stephan Genz (baryton), Michel Dalberto (piano), Essai de Jean Bollack, Notes de Paul-André Demierre, La Dogana, Genève, 2011, p. 28-31.
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03/10/2011
François Bon, Sortie d'usine
Le bonhomme, sa casquette à la main, chassait d’autour de lui les papillons. Il était célèbre aussi pour ça, cette sorte de petits papillons blancs ou jaunes, minuscules et poisseux, qui semblaient l’accompagner où qu’il aille, et lui tissaient comme un voie lorsqu’il remorquait son transpalette tout au long des allées sous le bruit. Des bestioles qui n’étaient attirées que par lui, et qu’on ne voyait autre part qu’autour de lui. Il avait sa cabane au fond de l’enclos, derrière un grillage métallique solide. Une longue allée sur un ciment très sale, bordée de box en planches goudronnées. Puis, au fond, l’allée se resserrait entre des tas de bidons et de fûts jusqu’à sa cahute de tôle ondulée, très basse, dont il ne manquait jamais de boucler la porte au cadenas lorsqu’il la quittait. Le tout coincé entre le mur de briques du hall et le mur d’enceinte de l’usine, bien plus hauts chacun que la cahute et les tas qui la bordaient. Lui s’habillait par-dessus son bleu d’un vaste tablier de cuir, épais, qui lui couvrait du cou jusqu’au bas des jambes et se refermait à la taille. On ne l’avait jamais vu autrement. Faut bien, disait-il, pour mon boulot. Il n’était guère bavard, et très peu avaient à lui parler. D’ailleurs de la journée il s’éloignait rarement de son domaine, l’allée et la cahute. Il avait même le privilège de pouvoir s’y asseoir à la porte, seul peut-être de toute la tôle à être toléré ne rien sembler faire, même un moment. Avec les heures que je fais, je peux bien il dit. Son travail de toute façon s’accomplit très bien ainsi, sans besoin d’aucune aide. Avant qu’ils arrivent, ou tout le monde parti. Chargeant sur son transpalette les poubelles disposées un peu partout dans les ateliers, vieux bidons dont le couvercle avait été découpé au chalumeau, les entassant trois par trois sur le chariot et les ramenant à la benne devant son allée, alors les vidant et les triant, récupérant les chutes de fil électrique pour le cuivre, la visserie tombée et balayée, les bouteilles vides, puis le papier, les cartons à empiler et ficeler dans la cabane, le reste enfin pouvant partir aux ordures. Ou chargeant à la fourche les copeaux entassés dans les bacs sous les machines de l’usinage, et les répartissant par matières dans chacun des box cloisonnées le long de son allée. Les fûts eux servant à la récup des différentes huiles de vidange.
François Bon, Sortie d’usine, Minuit /double, 2011 [1982), p. 85-86.
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