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31/07/2022

Ana Toi, Traités et vanités

 

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     Rhétorique

 

de longtemps le corps

le geste de l’homme

ne fait que mimer

le rite rimé

sans foi ni raison

 

l’essence est diluée

technique bien huilée

pour le pire simulacre

le forfait est parfait

le parfait est le vide

 

le pur geste ne se fait pas plus rare

de toujours le geste pur est rare

 

croire et faire 

se scindent sans cesser

on croit faire

sans réellement faire

on fait croire

sans soi-même y croire

 

Ana Tot, Traités et vanités,

Le grand os, 2009, p. 57.

Littérature de partout rouvrira le

              1er septembre

30/07/2022

Jean Tortel, Les Villes ouvertes

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Mon nom fut-il inscrit

Sur le mur dépouillé

De ses pariétaires ?

 

Est-ce bien le mien ? J’ai vécu

Jusqu’ici. Un autrefois

Apparaît et disparaît.

Je ne me souviens pas.

 

Je descends tous les jours.

Je passe par là.

Je trempe mes mains dans l’eau.

 

La rue est sûrement la même

Et sans soleil et rien qui puisse le nier.

 

Son nom et mes initiales

N’ont pas changé. Suis-je si vieux

Qu’un signe écrit me concernant

Près des fontaines

 

Soit incompréhensible et cependant

 

La pierre est nue.

 

Jean Tortel, Les villes ouvertes, Gallimard, 1965, p. 73.

29/07/2022

Dominique Quélen, Une quantité discrète

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L’idée du poème traverse le poème en n’y laissant aucune trace. Il s’ouvre de toutes part à l’intérieur d’un espace clos qui est le poème même et le poème encore à venir dont il contient déjà la trace. Nulle part à l’intérieur de l’espace du poème n’est visible une trace identique à la trace laissée par l’idée du poème à travers la représentation figurée du poème à venir. Tout l’espace du poème est laissé vacant pour être occupé par la trace encore invisible qu’il ne cesse de contenir.

 

Dominique Quélen, Une quantité discrète, Rehauts, 2022, p. 69.

28/07/2022

Anna Ayanoglou, Sensations du combat

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Anna Ayanoglou écrit ses poèmes, comme dans Le fil des traversées (Gallimard, 2019), à partir de sa vie de femme, en particulier de son vécu amoureux. Le livre est partagé en deux « mouvements » aux titres éloquents, "La dévoration" et "Ce savoir, se savoir", avec entre eux un « intermède » titré "Nourritures". Le mot « sensations » pourrait surprendre ­(on attendrait peut-être « sentiments », qui d’ailleurs n’est pas exclu du texte), il est plus en accord avec ce qui est une trame du livre esquissée dès le début : « Pas tout à fait un cœur / ou parce qu’un cœur un corps à prendre — le prochain amour se prépare comme un tremblement ». Double aspect donc : « le rêve et le feu », et leur « combat » dans les poèmes.

 

Les amours vécues abolissent le temps, ou cherchent à l’abolir, d’une certaine manière en sortant de ce qui gouverne les jours, le travail, les obligations quotidiennes : « je peux être ce désordre, toutes tripes exprimées » écrit la narratrice. Alors, la durée de la relation n’a pas à être pensée (« le nous ne se dissout pas »), contre le temps tous deux se racontent leur vie d’avant la rencontre qui, par leur origine (« pays perdu, chacun le sien »), apparaît en dehors de leur présent. Ils ont d’ailleurs dû, au hasard de leurs déplacements, s’adapter à une nouvelle langue, « la langue étrangère — ce chemin du début — comme une seconde enfance » ; la langue de l’un devient, quand cela est nécessaire, un moyen de s’absenter, ce que fait l’amant, mais les mots inconnus peuvent provoquer le « plaisir » de ne pas comprendre et, toujours, essayer d’approcher la langue de l’autre.

Dans le désordre voulu, ce qui nourrit, paradoxalement, c’est un retour vers le passé, à une vie dans d’autres lieux. Les souvenirs évoqués renvoient au Fil des traversées avec la mention du parc Vingis à Vilnius, en Lituanie, avec un temps en Estonie (« ressurgissent le lac (...)/ les oiseaux »). Les « liens noués » alors étaient vécus dans une sorte de transparence, « nue, à nouveau première / ma joie peut reverdir », et ces jours semblent ne pouvoir disparaître comme inscrits hors du temps, « revenue / mémoire œil d’or inaltérée ». La mémoire d’un autre temps heureux n’existe dans le présent que grâce au nouvel amour, sinon, assure la narratrice, la vie ordinaire « me paralyse la mémoire », et dans ce nouveau temps où le corps vit, la nudité, à nouveau, introduit la transparence, du moins celle des corps.

La métaphore exprime clairement la rencontre des corps, « Nous avons commencé par le chaos / (...) par le brasier » ; il n’empêche que satisfaire le désir laisse ensuite des questions sans réponse : « qui es-tu ? / que veux-tu ?/ ». L’essentiel est peut-être de toujours s’inventer dans la relation à l’autre et d’éviter la norme, donc de ne pas tenter chaque fois d’être « constructif ». Anna Ayanoglou (se) propose pour y parvenir de suivre, autant que faire se peut, trois règles liées, « nourrir en soi le feu / ne pas perdre la force / savoir construire la ruse », règles répétées dans la quatrième de couverture. Les règles, cependant, ne protègent pas de ce que la réalité peut avoir de violence ; se retournant vers son enfance, la narratrice fait allusion à des « cicatrices », au « déchirement » qu’elle a connu et, ajoute-t-elle, « les miennes se rouvrent » à la fin d’une liaison, « les larmes sont pour ce temps-là ». Parallèlement, le refus de l’immobilité, de « l’enveloppe épaisse », n’est pas seulement dans le « feu » ; parcourant son passé, elle s’effraie, « je n’ai fait que ça ; tout ça au lieu d’écrire », et affirme son choix : l’écriture ou la famille, « à chacun son foyer premier ».

 

Anna Ayanoglou a choisi d’écrire en vers "libres" non rimés ; ses poèmes débordent rarement la page et sont souvent organisés (outre le point et quelques virgules) avec pour ponctuation le tiret : elle isole ainsi des groupes syntaxiques, ce qui contribue à introduire un rythme et à changer la lecture de ce qui aurait pu n’être qu’un "récit de vie". Dans le même sens, on repère vite de fortes régularités dans ces vers qui s’éloignent toujours de beaucoup de vers libres où l’on va à la ligne selon la syntaxe. Par exemple, au hasard, dans "J’ai tant aimé, II" : 6 /4 // 6 /6 /7 / 6 / 7 // 6 / 6 / 9 / 6 // 10 / 10 / 11 // 6 / 3 / 7 / 2. On découvrira des régularités analogues dans de nombreux poèmes.

 

On peut penser, à la lecture de Sensations du combat, à un parcours qui n’aboutit pas à une fusion du rêve et du feu exposée au commencement du livre. Si l’auteure suggérait alors que « l’espoir / n’est plus un vain secours », elle conclut dans le dernier poème, « Je ne construis pas d’espoir » ; recommencer, toujours, puisque qu’aimer est « vivre contre le temps », mais savoir que, le parcours terminé, on écrira « — je ne crois qu’au présent ». Seuls les mots resteront.

Anna Ayanoglou, Sensations du combat, Gallimard, 2022, 84 p., 13 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 26 juin 2022.

27/07/2022

Jacques Dupin, L'Esclandre

 

le retour des oiseaux dans la nuit de ma tête

et le déclin du jour sur mes doigts engourdis

j’alexandrinise et je casse le verre

que je n’aurais jamais pu boire, le pénultième

toujours, dans la liturgie de la semaison ivre

le vin est agenouillé sur la terre et devient

transparence à la cime de la montagne

l’aube ne meurt jamais il n’y a que des nains

pour l’enterrer un ivrogne pour la ressaisir

et la tirer du fond d’un regard perdu

et je suis plus vieux que l’aube un cep de vigne

une goulée de vin me lèvent au-dessus du temps

fantôme amer strié de rouge et de blanc

 

Jacques Dupin, L’Esclandre, P.O.L, 2022, p. 116.

26/07/2022

Edgar Poe, Le Corbeau, traduction Baudelaire

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« Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant  doucement, frappant à la porte de ma chambre. « C’est quelque visiteur, — murmurai-je, — qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela, et rien de plus. »

Ah ! distinctement je me souviens que c’était dans le glacial décembre, et chaque tison brodait à son tour le plancher du reflet de son agonie. Ardemment je désirais le matin ; en vain m’étais-je efforcé de tirer de mes livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore, — et qu’ici on ne nommera jamais plus.

Et le soyeux, triste et vague bruissement des rideaux pourprés me pénétrait, me remplissait de terreurs fantastiques, inconnues pour moi jusqu’à ce jour ; si bien qu’enfin, pour apaiser le battement de mon cœur, je me dressai, répétant : « C’est quelque visiteur qui sollicite l’entrée à la porte de ma chambre, quelque visiteur attardé sollicitant l’entrée à la porte de ma chambre ; — c’est cela même, et rien de plus. »

Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N’hésitant donc pas plus longtemps : « Monsieur, — dis-je, — ou madame, en vérité j’implore votre pardon ; mais le fait est que je sommeillais, et vous êtes venu frapper si doucement, si faiblement vous êtes venu taper à la porte de ma chambre, qu’à peine étais-je certain de vous avoir entendu. » Et alors j’ouvris la porte toute grande ; — les ténèbres, et rien de plus !

Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins longtemps plein d’étonnement, de crainte, de doute, rêvant des rêves qu’aucun mortel n’a jamais osé rêver ; mais le silence ne fut pas troublé, et l’immobilité ne donna aucun signe, et le seul mot proféré fut un nom chuchoté : « Lénore ! » — C’était moi qui le chuchotais, et un écho à son tour murmura ce mot : « Lénore ! » — Purement cela, et rien de plus.

Rentrant dans ma chambre, et sentant en moi toute mon âme incendiée, j’entendis bientôt un coup un peu plus fort que le premier. « Sûrement, — dis-je, — sûrement, il y a quelque chose aux jalousies de ma fenêtre ; voyons donc ce que c’est, et explorons ce mystère. Laissons mon cœur se calmer un instant, et explorons ce mystère ; — c’est le vent, et rien de plus. » 

Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux battement d’ailes, entra un majestueux corbeau digne des anciens jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s’arrêta pas, il n’hésita pas une minute ; mais, avec la mine d’un lord ou d’une lady, il se percha au-dessus de la porte de ma chambre ; il se percha sur un buste de Pallas juste au-dessus de la porte de ma chambre ; — il se percha, s’installa, et rien de plus.

Alors cet oiseau d’ébène, par la gravité de son maintien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination à sourire : « Bien que ta tête, — lui dis-je, — soit sans huppe et sans cimier, tu n’es certes pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des rivages de la nuit. Dis-moi quel est ton nom seigneurial aux rivages de la Nuit plutonienne ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si facilement la parole, bien que sa réponse n’eût pas un bien grand sens et ne me fût pas d’un grand secours ; car nous devons convenir que jamais il ne fut donné à un homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre, un oiseau ou une bête sur un buste sculpté au-dessus de la porte de sa chambre, se nommant d’un nom tel que Jamais plus !

Mais le corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne proféra que ce mot unique, comme si dans ce mot unique il répandait toute son âme. Il ne prononça rien de plus ; il ne remua pas une plume, — jusqu’à ce que je me prisse à murmurer faiblement : « D’autres amis se sont déjà envolés loin de moi ; vers le matin, lui aussi, il me quittera comme mes anciennes espérances déjà envolées. » L’oiseau dit alors : « Jamais plus ! »

Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec tant d’à-propos : « Sans doute, — dis-je, — ce qu’il prononce est tout son bagage de savoir, qu’il a pris chez quelque maître infortuné que le Malheur impitoyable a poursuivi ardemment, sans répit, jusqu’à ce que ses chansons n’eussent plus qu’un seul refrain, jusqu’à ce que le De profundis de son Espérance eût pris ce mélancolique refrain : Jamais, jamais plus !

Mais, le corbeau induisant encore toute ma triste âme à sourire, je roulai tout de suite un siège à coussins en face de l’oiseau et du buste et de la porte ; alors, m’enfonçant dans le velours, je m’appliquai à enchaîner les idées aux idées, cherchant ce que cet augural oiseau des anciens jours, ce que ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau des anciens jours voulait faire entendre en croassant son Jamais plus !

Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n’adressant plus une syllabe à l’oiseau, dont les yeux ardents me brûlaient maintenant jusqu’au fond du cœur ; je cherchais à deviner cela, et plus encore, ma tête reposant à l’aise sur le velours du coussin que caressait la lumière de la lampe, ce velours violet caressé par la lumière de la lampe que sa tête, à Elle, ne pressera plus, — ah ! jamais plus !

Alors il me sembla que l’air s’épaississait, parfumé par un encensoir invisible que balançaient des séraphins dont les pas frôlaient le tapis de la chambre. « Infortuné ! — m’écriai-je, — ton Dieu t’a donné par ses anges, il t’a envoyé du répit, du répit et du népenthès dans tes ressouvenirs de Lénore ! Bois, oh ! bois ce bon népenthès, et oublie cette Lénore perdue ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! » 

« Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon, mais toujours prophète ! que tu sois un envoyé du Tentateur, ou que la tempête t’ait simplement échoué, naufragé, mais encore intrépide, sur cette terre déserte, ensorcelée, dans ce logis par l’Horreur hanté, — dis-moi sincèrement, je t’en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici un baume de Judée ? Dis, dis, je t’en supplie ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon ! toujours prophète ! par ce Ciel tendu sur nos têtes, par ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment Lénore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore. » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon ! — hurlai-je en me redressant. — Rentre dans la tempête, retourne au rivage de la Nuit plutonienne ; ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré ; laisse ma solitude inviolée ; quitte ce buste au-dessus de ma porte ; arrache ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma porte ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, — jamais plus !

 Edgar Poe, Le Corbeau, traduction Charles Baudelaire (1864).

 

25/07/2022

Les poèmes d’Edgar Poe traduits par Stéphane Mallarmé,

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Un rêve dans un rêve

 

Tiens ! ce baiser sur ton front ! et, à l’heure où je te quitte, oui, bien haut, que je te l’avoue : tu n’as pas tort, toi qui juges que mes jours ont été un rêve ; et si l’espoir s’est enfui en une nuit ou en un jour — dans une vision ou aucune, n’en est-il pas pour cela pas moins PASSÉ ? Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est qu’un rêve dans un rêve.

 

Je reste en la rumeur d’un rivage par le flot tourmenté et tiens dans la main des grains du sable d’or ! bien peu ! encore comme ils glissent à travers mes doigts à l’abîme, pendant que je pleure ! pendant que je pleure ! Ô Dieu ! ne puis-je les serrer d’une étreinte plus sûre ? Ô Dieu ! ne puis-je pas en sauver un de la vague impitoyable ? Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est-il qu’un rêve dans un rêve.

 

Les poèmes d’Edgar Poe traduits par Stéphane Mallarmé, Gallimard, 1928, p. 55-56.

24/07/2022

Paul Klee, Paroles sans raison

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Enfermé dans une chambre

grand danger

pas d’issue

 

Là : une fenêtre ouverte, vite, plonger :

Libre je vole,

mais la pluie fine,

la pluie fine,

la pluie

tombe,

tombe...

tombe...

 

Paul Klee, Paroles sans raison, choix et traduction

Pierre Alferi, éditions Hourra, 2022, np.

23/07/2022

Paul Klee, Paroles sans raison

paul klee, paroles sans raison, pierre alferi, humour

             Parole sans raison

 

          1.  

Une bonne pêche est un grand réconfort.

 

2.

La bassesse essaie, cette année encore, de me gagner.

 

            1. Je dois être sauvé .

Par la réussite ?

 

4.

L’inspiration a-t-elle des yeux,

ou est-elle somnambule ?

 

5.

 

Mes mainss se plient parfois.

Mais juste au-dessus mon ventre digère,

mon rein filtre la claire urine.

 

6.

Aimer la musique par-dessus tout

veut dire être malheureux.

 

Paul Klee, Paroles sans raison, choix et

traduction Pierre Alferi, éditions Hourra,

2°22, np.

22/07/2022

Denise Levertov, Poèmes

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           Au lecteur

 

Tandis que tu lis un ours blanc à loisir

pisse, en donnant à la neige

une couleur safran ;

 

tandis que tu lis un grand nombre de dieux

se vautrent dans les lianes ; yeux d’obsidienne

qui observent les générations des feuilles ;

 

tandis que tu lis

la mer tourne ses sombres pages,

tourne

ses sombres pages.

 

Denise Levertov, Poèmes, traduction

Alain Bosquet, Actes Sud, 1986, p. 23,

cité dans L’Ours blanc, printemps 2022.

21/07/2022

Victoria Xardel, La Victoire du peuple dans L'Ours blanc, Printemps 2022

Le peuple veut la victoire du peuple,

disait Théophraste Mélanchopoulos,

alias Cépalafolli, diminué par un mal

indéfinissable. Où ça ? dans la neige ?

Il n’avait pas l’intention de se plonger

dans la mentalité des terroristes mo-

dernes. En marge d’une radicalité

plus sévère, il prenait des notes pour

la description des minéraux noirs.

 

Victoria Xardel, Le Zheul suivi de

La victoire du peuple, dans L’Ours blanc,

printemps 2022, p. 26.

20/07/2022

Étienne Faure, Vol en V

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Les livres d’Étienne Faure, de Légèrement frôlée à Vol en V, se caractérisent autant par leur unité formelle que par celle de la thématique. Les poèmes recueillis ici ont été pour l’essentiel publiés dans des revues, réunis en huit ensembles titrés de dimension à peu près égale (de dix à douze vers), sauf le second ("Que ne suis-je", dix-huit) et le dernier ("Jours de repos", dix-sept). En épigraphe avant le premier ensemble, deux citations en relation avec le titre, de Rilke (« Nous nous touchons comment ? Par des coups d’ailes ») et de William Carlos Williams (« Comme à chaque saison c’est le désir qui les fait venir de si loin »), suggèrent aussi des lignes de lecture. D’autres extraits, avant un groupement de poèmes ou précédant un poème situent le recueil dans un horizon poétique (Thomas Bernhard, Hölderlin, Vinci, Gombrowicz, Sylvia Plath, Baudelaire), tout comme les allusions à tel poète (Villon, Louise Labé, Musset, Césaire et Apollinaire — qui est même présent avec un vers de Zone) et l’emploi de mots de diverses langues (anglais, allemand, espagnol, polonais).

 

En accord avec le titre, les oiseaux apparaissent à différents moments du texte, sous ce terme général, parfois qualifié (« oiseaux garancés »), plus souvent désignés par un mot précis. On trouve l’hirondelle et, rencontrés au cours d’un voyage, les oiseaux des îles, mais plus souvent les oiseaux de la ville, ceux notamment du cimetière du Père Lachaise fréquenté par le "je" narrateur (pies, corbeaux et corneilles). Les oiseaux ont une fonction précise liée à la poésie d’Étienne Faure : pour une partie d’entre eux, les poèmes sont construits à partir de ce qui est regardé, écouté, senti, touché.  Corbeaux et corneilles sont les « fruits noirs de l’hiver », à voir le linge suspendu aux fenêtres on imagine une vie, « des désirs à distance » ; l’on entend les « parlements des corbeaux », le « boucan des oiseaux », le bruit des voix, « le fond de l’air embaumait l’orage », on se souvient du « parfum de résine » et de divers matériaux « pressentis par les doigts ». Cette "poésie du corps" implique la marche, pour « voir le plus de choses » et éprouver le « raffut du monde », aussi pour « continuer d’écrire comme d’être ébloui / à regarder le monde ».

Les peintres et leurs tableaux sont, justement, un élément de cette poésie du regard.  Peintres d’oiseaux — Breughel a peint La Pie sur le gibet, Johannes Larsen les oies bernaches qui partent plein sud — mais pas seulement, aussi Kirchner, Van Gogh, Paul Schaan, Soulages, etc. Par ailleurs, mettant en scène le portrait ancien d’une femme qui regarde avec passion celui qui la photographie, le narrateur devient « lui aussi le photographe » regardé. Il n’est pas surprenant qu’il se demande « comment peindre les sons » puisque la musique est « dans l’air, en vol ». L’homme, depuis Icare, a une relation particulière à l’oiseau ; ici, les aigles et ceux qui font de la voltige en parapente, en même temps « déploient / maintenant leur pleine envergure / plume ou rémige de polyester ». Une autre relation est établie entre l’oiseau, son vol et les humains, précisément avec l’écriture, longtemps « écrire et voler étaient le sort des plumes ».

Les migrateurs empruntent « la route en V » et, quelques mois plus tard, eux « qu’on avait cru défunts » sont « réapparus en V ». Ces migrateurs en évoquent d’autres : la grand-mère du narrateur « sans patrie / sans amis », une vie aux espoirs déçus. Étienne Faure, ici comme dans tous ses livres, est attentif à l’Histoire, en particulier à celle des gens ordinaires, à tous ces oubliés sans nom. Le narrateur s’arrête devant une petite plaque sur un mur, seule trace d’un homme abattu à cet endroit pendant la dernière guerre — que dire ? « nous allons mourir et personne n’en saura rien » — et il rappelle qu’il vit dans un quartier de Paris qui fut « raflé en Quarante-deux ». Il entend le « bruissement du temps » (on pense à Mandelstam), découvre « la place herbue du théâtre » d’une cité disparue, et la forme de nuages dans le ciel lui rappelle les montgolfières de 1870, la Commune contre les Prussiens.

L’écriture d’Étienne Faure est reconnaissable par certains caractères récurrents de livre en livre. La plupart des poèmes sont construits en une seule phrase qui, d’un bout à l’autre, explore le thème retenu — en cela peu proustienne. Cela ne signifie pas que des poèmes en deux (le premier, entre autres) ou trois phrases soient exclus, loin de là. Les vers ne sont pas rimés mais les consonances et les paronomases abondent ; on accumulerait les exemples : « en pleine / flexion, extension, affliction, action », « les fleurs bisannuelles, bigarrées, bizarres », « le minéral brouhaha des mots, fracas d’une langue insistante » et, en jouant avec les langues, « un songe — a song —/vieux regain — again — refrain » ; etc.. Les vers non comptés ne sont pas pour autant de la prose qui va à la ligne ; prenons un poème au hasard, pour constater qu’Étienne Faure se soucie du rythme, ainsi pour le premier poème : 14/11/11/124/13/13/12/16/11/11/13/13/11/11/11/8.

On relève fort peu de rejets hors de la norme (« go-/élands », « haut-/de-forme », mais un emploi important de tournures et mots familiers, qui répondent à leur manière au souci de dire la vie quotidienne ; on lira donc grollesgodassesnippésgrimper sectu parles ; tomber des cordesdes curésdes bobards, etc. On notera que huit poèmes débutent par « Que ne suis-je », titre de l’ensemble, renvoi à Jude Stéfan (Que ne suis-je Catulle, 2010) qui lui-même connaissait "Que ne suis-je la fougère" de Charles-Henri Ribouté (1708-1740). Ce qui est nouveau formellement dans ce recueil, à côté de poèmes très courts, ce sont deux poèmes qui débordent largement le format habituel, et un essai de calligramme (autre allusion à Apollinaire), un autre de haïku.

 

Les oiseaux reviennent dans la dernière partie du livre, notamment « un wróbel » (mot polonais pour "moineau"), dont le bruit du vol, de la fuite, est traduit par « frrrrt », mot qui termine le livre. La poésie d’Étienne Faure travaille les « horizons multiples » de la langue pour faire passer quelque chose de ce qui est , devant chacun qui prête attention à ce qu’il rencontre ; pour cela, il faut sans doute apprendre à regarder, écouter, et « noter la phrase avant qu’elle ne s’envole / froissement perpétuel des mot

Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 2022, 144 p., 16 €; Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 17 juin 2022.

 

 

 

 

 Le commentaire de sitaudis.fr

Gallimard, 2022
144 p.
16 €

 

19/07/2022

Henri Thomas, La joie de cette vie

 

Le bonheur d’être assis ou m’agitant un peu, dans une pièce chauffée et silencieuse, avec livres et carnets.

 

Une bonne part des ennuis de la vieillesse vient des autres, jeunes ou vieux : ils vous retirent, par prudence ou par indulgence ou par mépris, les outils de la vie, les armes, les fonctions.

 

Il ne faut pas guetter, il faut attendre.

 

Si l’existence des pauvres (qui seront toujours nombreux, même si le nombre des riches et demi-riches augmente) est fatalement basse, inculte, sans esprit, alors la beauté de la nature est empoisonnée (puisqu’elle n’est que pour les favoris de la fortune), et ce monde est un lieu sinistre. Essayez des systèmes sociaux différents, aucun n’y remédiera.

 

Henri Thomas, La joie de cette vie, Gallimard, 1991, p. 51, 53, 56, 57.

18/07/2022

Henri Thomas, La joie de cette vie

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C’est une occupation de voir les nuages courir au vent, se déformer, diminuer, s’élever, s’étaler, disparaître furtivement, changer de lumière et d’ombres. Les nuages ne s’amassent pas dans le ciel à ma demande, mais presque.

 

La case-départ, — mais c’est souvent le départ qui n’a  pas lieu — on meurt lentement sur la case départ, « on ne part pas » (Rimbaud, Une Saison).

 

C’est tellement étrange d’exister autrement qu’une plante ou un caillou, qu’il faudra peut-être s’excuser de mourir.

 

L’invisible chemin des longues plages, tout de suite effacé, regagne le temps. Marche contre le vent, sans penser, tu reviens un peu sur l’enfance, les compagnons surprenants sont là, par instants, la longue vague, les oiseaux en équilibre sur l’eau qui monte et descend, l’horizon qui après l’horizon, la myriade de débris, les témoins arrêtés des années...

 

Henri Thomas, La joie de cette vie, Gallimard, 1991, p. 29, 31, 33, 36.

17/07/2022

Henri Thomas, La joie de cette vie

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Il y a la puissance des machines, des engins de mort accumulés dans un endroit où tout est préparé pour les utiliser ô les moyens de déclenchement et la cible.

 

Nous vivons dans un monde fait d’épaisseurs superposées, terre, mer, brume, nuages, ciel invisible. Tout cela paraît à peine bouger, sinon la légère ligne ou bave d’écume le long des plages qui s’incurvent vers la droite.

 

J’écris, comme si écrire était mon unique moyen de vieillir sans douleur, et sans jouer un rôle dans les rouages, comme Paulhan, où l’on disparaît quand la machine se modifie pour votre mort.

 

Incapable de désespérer —­ en cela pareil aux animaux auxquels nous attribuons l’indifférence devant la mort.

 

Henri Thomas, La joie de cette viee, Gallimard, 1991, p. 12, 17, 21, 25.