28/07/2022
Anna Ayanoglou, Sensations du combat
Anna Ayanoglou écrit ses poèmes, comme dans Le fil des traversées (Gallimard, 2019), à partir de sa vie de femme, en particulier de son vécu amoureux. Le livre est partagé en deux « mouvements » aux titres éloquents, "La dévoration" et "Ce savoir, se savoir", avec entre eux un « intermède » titré "Nourritures". Le mot « sensations » pourrait surprendre (on attendrait peut-être « sentiments », qui d’ailleurs n’est pas exclu du texte), il est plus en accord avec ce qui est une trame du livre esquissée dès le début : « Pas tout à fait un cœur / ou parce qu’un cœur un corps à prendre — le prochain amour se prépare comme un tremblement ». Double aspect donc : « le rêve et le feu », et leur « combat » dans les poèmes.
Les amours vécues abolissent le temps, ou cherchent à l’abolir, d’une certaine manière en sortant de ce qui gouverne les jours, le travail, les obligations quotidiennes : « je peux être ce désordre, toutes tripes exprimées » écrit la narratrice. Alors, la durée de la relation n’a pas à être pensée (« le nous ne se dissout pas »), contre le temps tous deux se racontent leur vie d’avant la rencontre qui, par leur origine (« pays perdu, chacun le sien »), apparaît en dehors de leur présent. Ils ont d’ailleurs dû, au hasard de leurs déplacements, s’adapter à une nouvelle langue, « la langue étrangère — ce chemin du début — comme une seconde enfance » ; la langue de l’un devient, quand cela est nécessaire, un moyen de s’absenter, ce que fait l’amant, mais les mots inconnus peuvent provoquer le « plaisir » de ne pas comprendre et, toujours, essayer d’approcher la langue de l’autre.
Dans le désordre voulu, ce qui nourrit, paradoxalement, c’est un retour vers le passé, à une vie dans d’autres lieux. Les souvenirs évoqués renvoient au Fil des traversées avec la mention du parc Vingis à Vilnius, en Lituanie, avec un temps en Estonie (« ressurgissent le lac (...)/ les oiseaux »). Les « liens noués » alors étaient vécus dans une sorte de transparence, « nue, à nouveau première / ma joie peut reverdir », et ces jours semblent ne pouvoir disparaître comme inscrits hors du temps, « revenue / mémoire œil d’or inaltérée ». La mémoire d’un autre temps heureux n’existe dans le présent que grâce au nouvel amour, sinon, assure la narratrice, la vie ordinaire « me paralyse la mémoire », et dans ce nouveau temps où le corps vit, la nudité, à nouveau, introduit la transparence, du moins celle des corps.
La métaphore exprime clairement la rencontre des corps, « Nous avons commencé par le chaos / (...) par le brasier » ; il n’empêche que satisfaire le désir laisse ensuite des questions sans réponse : « qui es-tu ? / que veux-tu ?/ ». L’essentiel est peut-être de toujours s’inventer dans la relation à l’autre et d’éviter la norme, donc de ne pas tenter chaque fois d’être « constructif ». Anna Ayanoglou (se) propose pour y parvenir de suivre, autant que faire se peut, trois règles liées, « nourrir en soi le feu / ne pas perdre la force / savoir construire la ruse », règles répétées dans la quatrième de couverture. Les règles, cependant, ne protègent pas de ce que la réalité peut avoir de violence ; se retournant vers son enfance, la narratrice fait allusion à des « cicatrices », au « déchirement » qu’elle a connu et, ajoute-t-elle, « les miennes se rouvrent » à la fin d’une liaison, « les larmes sont pour ce temps-là ». Parallèlement, le refus de l’immobilité, de « l’enveloppe épaisse », n’est pas seulement dans le « feu » ; parcourant son passé, elle s’effraie, « je n’ai fait que ça ; tout ça au lieu d’écrire », et affirme son choix : l’écriture ou la famille, « à chacun son foyer premier ».
Anna Ayanoglou a choisi d’écrire en vers "libres" non rimés ; ses poèmes débordent rarement la page et sont souvent organisés (outre le point et quelques virgules) avec pour ponctuation le tiret : elle isole ainsi des groupes syntaxiques, ce qui contribue à introduire un rythme et à changer la lecture de ce qui aurait pu n’être qu’un "récit de vie". Dans le même sens, on repère vite de fortes régularités dans ces vers qui s’éloignent toujours de beaucoup de vers libres où l’on va à la ligne selon la syntaxe. Par exemple, au hasard, dans "J’ai tant aimé, II" : 6 /4 // 6 /6 /7 / 6 / 7 // 6 / 6 / 9 / 6 // 10 / 10 / 11 // 6 / 3 / 7 / 2. On découvrira des régularités analogues dans de nombreux poèmes.
On peut penser, à la lecture de Sensations du combat, à un parcours qui n’aboutit pas à une fusion du rêve et du feu exposée au commencement du livre. Si l’auteure suggérait alors que « l’espoir / n’est plus un vain secours », elle conclut dans le dernier poème, « Je ne construis pas d’espoir » ; recommencer, toujours, puisque qu’aimer est « vivre contre le temps », mais savoir que, le parcours terminé, on écrira « — je ne crois qu’au présent ». Seuls les mots resteront.
Anna Ayanoglou, Sensations du combat, Gallimard, 2022, 84 p., 13 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 26 juin 2022.
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