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31/03/2022

Jean Daive, Monoritmica

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Monoritmica

 

Épisode VII

 

LEÇON VIII

 

Nous sommes entremêlés et ne formons plus

qu’un seul être. Nous savons ce que le

monde sait. Nous savons et gardons

la bouche fermée. Nous dégageons

une odeur de céleri. MINUIT dans l’escalier

de La Splendeur des Amberson.

 

Serions-nous deux personnes. Protégées

de toute séparation ?

 

LEÇON IX

 

Célébrer la chance

sans la corriger.

Et tout est à craindre.

Revenue-revenante frappe dan s la nuit.

 

De mur en mur

montant ou ne montant plus

en pente avec marches pavées, inégales

des décors se confondent avec

grosse fumée noire

 

enfant je n’ai pas voulu

dire, tout dire

parmi eux, à ma mère

qui ne s’accommode pas

en elle de la présence

de ma sœur. Tout dire

et masquer l’architecture

d’elle et de moi si

toutefois nous étions

objets

d’une conversation

alors commence

notre personne

avec dedans

une pensée et des idées.

 

Jean Daive, Monoritmica, Poésie/

Flammarion, 2022, p. 221-222.

30/03/2022

Talmont (Charente Maritime)

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29/03/2022

Reflets dans la Seugne (Charente Maritime)

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28/03/2022

Apollinaire, Calligrammes

                                                    

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                                                       Les fenêtres

 

Du rouge au vert tout le jaune se meurt

Quand chantent les arts dans les forêts natales

Abatis de pihis

Il y a un poème à faire sur l’oiseau qui n’a qu’une aile

Nous l’enverrons en message téléphonique

Traumatisme géant

Il fait couler les yeux

Voilà une jolie jeune fille parmi les jeunes Turinaises

Le pauvre jeune homme se mouchait dans sa cravate blanche

Tu soulèveras le rideau

Et maintenant voilà que s’ouvre la fenêtre

Araignées quand les mains tissaient la lumière

Beauté pâleur insondables violets

Nous tenterons en vain de prendre du repos

On commence à minuit

Quand on a le temps on a la liberté

Bigorneaux Lotte multiples Soleils et l’Oursin du couchant

Une vieille paire de chaussures jaunes devant la fenêtre

Tours

Les Tours ce sont les rues

Puits

Arbres creux qui abritent les Câpresses vagabondes

Les Chabins chantent des airs à mourir

Aux Chabines marronnes

Et l’oie oua-oua trompette au nord

Où les chasseurs de ratons

Raclent les pelleteries

Étincelant diamant

Vancouver

Où le train blanc de neige et de feux nocturnes fuit l’hiver

O Paris

Du rouge au vert tout le jaune se meurt

Paris Vancouver Hyères Maintenon New York et les Antilles

La fenêtre s’ouvre comme une orange

Le beau fruit de la lumière

 

Apollinaire, Ondes, dans Calligrammes [1918], dans Œuvres poétiques,  Pléiade/Gallimard, 1965, p. 168-169.

 

27/03/2022

Camille Loivier, Swifts

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Le titre de chacune des trois parties du livre implique que les échanges avec les animaux ne passent pas par la langue humaine : "La langue de la chienne", "La langue des swifts", "La langue du sanglier" ; c’est de la possibilité même de "parler à" dont il est question et ce n’est pas hasard si le mot le plus employé dans le livre est « silence ». L’absence d’échange est suggérée dans le poème précédant les trois ensembles : une allitération, « vol dans le vent vite » (poursuivie avec « vent, ventre »), annonce en effet les swifts, les martinets*, et l’évocation de ces oiseaux suggère l’absence, le plus souvent, d’une relation possible avec l’animal : les martinets sont incapables de vivre au sol (« ils ne sauraient se relever »), uniquement occupés à se nourrir et à jouer entre eux.

"La langue de la chienne" met en place les éléments d’un récit, dans un décor plutôt misérabiliste ; un « cygne sale nage sur l’eau sale » d’un canal encombré de plastique, près d’un pont des tentes et un brasero..., un homme et sa chienne marchent, image de la « tristesse », un swift passe dans le ciel et la narratrice, sous la forme du "je", regarde la scène. Le lieu, qu’on imagine urbain, disparaît ensuite ; la mer est évoquée, seulement liée aux souvenirs, et les personnages évoluent toujours dans une campagne caractérisée par la maison, la terre, les blés, l’herbe, les bois, les champignons, les animaux, le vent. Le livre débute en mai et l’écoulement du temps est marqué par le changement de saison (« les blés sont coupés ») et par une indication plus précise (« juillet », « automne »). Dans cet univers qui semble sans conflit existe un paradoxe par rapport à un point de vue dominant, « c’est le silence qui nous rassemble tandis que la parole nous coupe ».

En effet, la séparation entre l’homme et l’animal est totale, faute d’une langue commune (de là les titres des trois ensembles). Comment échanger ? La chienne accompagne l’homme — le père de la narratrice — et « suit son regard », sa salive soigne les écorchures ; dans une scène nocturne, cette narratrice imagine que le sanglier aveuglé par des phares, immobile, « rêve », et elle « baisse la vitre pour lui parler à l’oreille / il [l’]écoute sans bouger » ; fiction, le fossé restant infranchissable. Les liens entre l’homme et l’animal s’opèrent par le toucher, le regard, les sons ; alors les mots sont « inutiles dérisoires / qui disent moins que les battements de cils », et si l’on accepte de l’animal « l’incapacité de parler avec la bouche » on sait aussi que « les yeux parfois en disent plus long ». La narratrice fait plus qu’écouter les martinets (« souffle siffle son aigu »), elle voudrait « parler la langue des swifts », langue de la liberté de ceux qui volent. L’écriture ne fait qu’accroître le silence entre l’homme et l’animal, non seulement parce que la chienne, par exemple, ignore que « quelque chose est écrit », mais le papier « absorbe en vrac » les mots. Que reste-t-il, sinon l’illusion de pouvoir fonder une autre langue ? Et par quel moyen ? « Je l’approche dans le vent ». Cette recherche à partir de ce que, par nature, on ne peut saisir, apparaît également dans la tentative de sortir du silence avec l’homme à la chienne, le père.

 

                       enfoncés dans le silence
                       nous marchons côte à côte
                       à chercher des mots dans le vent

 

La séparation  est analogue à celle d’avec tout animal, cependant d’une autre nature puisque rien n’empêche les paroles de circuler. La narratrice « ne veut pas le silence mais le fuir », sans que ce qui éloigne, dont le lecteur ne saura rien, soit surmonté ; le silence entre eux, sans doute ancien, ne pourrait être rompu que par le père : « j’ai attendu que tu parles ce jour-là » — souvenir d’une rencontre où il est resté mutique, et il a refusé tout échange réel jusqu’à sa disparition ; parfois « on ne parle pas la même langue / dans la même langue ». Il faudrait retrouver « quelque chose comme une intonation de langue oubliée », croire qu’il existe une « langue des temps anciens », « enfouie », qui pourrait renaître, et la narratrice revient au mythe, rassurant, d’une langue antérieure aux mots, langue adamique « accrochée à l’odeur / au bruit au vent », susceptible d’être comprise pour tout être vivant.

Peut-on échapper à « l’emprise du silence » qui a dans le livre pour corollaire la solitude et la peur ; dans la maison, seuls les bruits extérieurs prouvent l’existence d’autrui. À la nature où vivent faon, sanglier, martinet, etc., sont opposés le vide, la mort avec les images de la tombe, des ossements comme si, le plus souvent, il n’y avait « plus moyen de fuir », puisque l’« on parle une langue sans savoir avec qui ». Le dernier vers, « le ciel est vide », précède l’image de la « voile noire », signe de la mort de celui qu’Yseut attend en vain.

 

_______________________________________________________

* « swift », mot onomatopéique qui désigne le martinet en anglais.

 Camille Loivier, Swifts, éditions isabelle sauvage, octobre 2021, 76 p.,16 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 25 février 2022.

 

 

26/03/2022

Kafka, À Milena

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 mardi 17 août 1920

 

(...) Et c’est juste en ce moment qu’il me semble que j’aurais à te dire de l’indicible, et qui ne peut s’écrire, non pas pour réparer quelque chose que j’ai mal fait à Gmünd, non pas pour sauver quelque chose de totalement submergé, mais pour te faire comprendre en profondeur ce qu’il en est de moi, afin que tu ne te laisses pas effrayer, comme cela pourrait fatalement arriver malgré toute entre les humains. Il me semble parfois être lesté de tels poids de plomb que je devrais en un instant couler à pic au plus profond de la mer et que celui qui voudrait me saisir ou me « sauver » y renoncerait, non par faiblesse, ni même faute d’espoir, mais par simple irritation. Bon, bien sûr, cela n’est pas dit pour Toi, mais pour un faible semblant de Toi, comme une tête fatiguée, vide (ni malheureuse no excitée, c’est presque un état qui ferait éprouver de la reconnaissance) peut encore tout juste le percevoir.

 

Kafka, À Milena, traduction Robert Kahn, NOUS, 2021, p. 214-215.

 

25/03/2022

Kafka, À Milena

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Prague, 15 juillet 1920

 

(...) Tu remarques peut-être que cela fait plusieurs nuits que je ne dors pas. C’est tout simplement « la peur ». C’est vraiment quelque chose qui m’enlève toute volonté, qui me jette de ci de là selon son bon vouloir, je ne reconnais plus ni haut ni bas, ni droite ni gauche. (...) De plus dans tes dernières lettres se glissent deux ou trois remarques qui m’ont rendu heureux, mais désespérément heureux car ce que tu dis à ce propos est vraiment convaincant pour la raison, le cœur et le corps, mais il y a encore une conviction plus profonde dont je ne connais pas le lieu et qui ne se laisse visiblement convaincre par rien. Et pour finir, ce qui a beaucoup contribué à m’affaiblir, la disparition au fil des jours du merveilleux effet apaisant-excitant de ta présence corporelle. Si seulement tu étais déjà là ! Donc je n’ai personne d’autre ici que la peur, nous roulons étroitement enlacés l’un à l’autre à travers les nuits. Cette peur recèle quelque chose de très sérieux, en un certain sens elle rend compréhensible le fait qu’elle m’annonce continuellement la nécessité du grand aveu : Milena n’est elle aussi qu’un être humain.

 

Kafka, À Milena, traduction Robert Kahn, NOUS, 2021, p. 121.

24/03/2022

Kafka, À Milena

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[...] En sortant de la maison la cuisinière disait qu’elle allait raconter au maître quel garnement j’avais été à la maison. En fait je n’étais sans doute pas un tel garnement, mais quand même boudeur, inutile, triste, méchant et sans doute il aurait pu en sortir quelque chose de joli pour le maître. Je le savais et ne prenais donc pas à la légère la menace de la cuisinière. Mais je croyais d’abord que le chemin de l’école était incroyablement long, que beaucoup de choses pouvaient encore s’y passer (c’est à partir d’une telle insouciance enfantine apparente que se développent progressivement, puisque en fait les chemins ne sont pas incroyablement longs, cette anxiété et ce sérieux du regard des morts) et je doutais fort  (...) que la cuisinière, certes  personne d’une grande respectabilité mais limitée à la sphère de la maison, osât seulement parler au maître, qui lui jouissait du respect du monde entier. Peut-être même disais-je quelque chose dans ce genre-là, et la cuisinière répondait d’habitude brièvement avec ses étroites lèvres impitoyables que je n’avais pas besoin de la croire mais qu’elle le dirait bel et bien. À peu près au niveau de l’entrée de la rue du Marché à la viande (...) la crainte de la menace l’emportait. Car l’école était déjà en soi et pour soi épouvantable et voilà que la cuisinière voulait encore l’empirer. Je commençais à la supplier, elle secouait la tête, plus je suppliais plus me semblait précieux ce pourquoi je suppliais, et plus grand le danger, je restais sur place et la suppliais de m’excuser, elle me tirait en avant, je la menaçais de représailles parentales, elle riait, ici elle était toute puissante (...).

 

Kafka, À Milena, traduction Robert Kahn, NOUS, 2021, p. 80-81.

23/03/2022

Emmanuel Hocquard, Une Grammaire de Tanger

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               Des espaces qui ne communiquent pas

 

Un jour, enfant, au cours d’une promenade estivale dans la campagne en fin d’après-midi, j’ai vu des coquelicots en bordure d’un champ, au bout d’une petite route, quelque part entre la villa Harris et le cap Malabata.

 

   Rn dépit de sa banalité, l’impression que m’a laissée cette vision est l’une des plus fortes qu’il m’ait jamais été donné d’éprouver. Chauqe fois que je vois des coquelicots, c’est cette image qui revient et me fait battre le cœur.

 

   Coquelicot ; onomatopée du cri du coq (coquerico, cocorico). Petit pavot sauvage à fleur d’un rouge vif, ainsi nommé par référence à la couleur de la crête du coq ;

  

   L’émotion (la sensation, aurait dit Matisse). Coquelicots contiennent été et quelque part.

{...]

Emmanuel Hocquard, Une Grammaire de Tanger, P.O.L, 2022, p. 93.

22/03/2022

Mina Loy, Manifeste féministe et écrits modernistes : recension

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L’œuvre de Mina Loy (1882-1966 reste méconnue, peut-être, suggère Olivier Apert, qui la traduit depuis une vingtaine d’années, « contribua [-t-elle] à ce silence en s’effaçant peu à peu de la vie publique à partir de 1936 (à New York) puis en s’installant à Aspen, Colorado, en 1953 ». Ce retrait suit une participation, active aux avant-gardes de son époque, du futurisme italien au surréalisme — elle est photographiée aux côtés de Man Ray, Tristan Tzara, Ezra Pound, elle a connu Joyce, etc. Liliane Giraudon, dans sa postface, rappelle que Mina Loy eut comme « protectrices et proches amies de nombreuses femmes inséparables des mouvements d’avant-garde mais souvent aussi du milieu lesbien » ; elle les connut aux États-Unis et à Paris, de Gertrude Stein et Djuna Barnes à Adrienne Monnier et Colette. Apert a rassemblé des textes brefs écrits entre 1914 et 1919, comme le Manifeste féministe, daté de 1914 qui ouvre le livre.

Les revendications des féministes au début du XXème siècle, le droit de vote et l’égalité homme-femme, apparaissent insuffisantes à Mina Loy, donc dérisoires : il faut selon elle un « arrachement », une rupture complète par rapport au passé, au « monceau d’ordures de la tradition ». Elle dénonce dans son manifeste l’illusion d’une égalité strictement économique par l’accession des femmes aux mêmes postes que les hommes. Elle refuse totalement de calquer le devenir de la femme sur le statut de l’homme ; ce qui serait positif pour la femme n’est pas dans l’imitation de l’homme, d’où l’injonction : « cherchez au-dedans de vous-mêmes pour découvrir ce que vous êtes ».

Mina Loy s’élève aussi contre la division mère/maîtresse (cf. la Maman et la Putain), toute femme étant une. Provocatrice même aux yeux des féministes, pour défaire cette idée de la « valeur » de la virginité, elle propose une défloration chirurgicale à la puberté. On entend aujourd’hui la force politique de l’idée, comme le souligne justement Liliane Giraudon, quand on pense au statut des femmes à Kaboul et qu’est revenue en France « la mode des tenues nuptiales ». On comprend que Mina Loy considère le mariage comme un marché dont la femme retire peu d’avantages ; puisque s’y refuser, c’est renoncer « au droit à la maternité », il faudrait que la conception n’implique pas le commerce qu’est le mariage. Par ailleurs, toute femme doit se convaincre « qu’il n’y a rien d’impur dans le sexe — à l’exception de l’attitude mentale le concernant ». En attendant des jours meilleurs, la femme doit rendre visible ce que la société lui attribue, la fragilité, mais tout en ayant « une volonté indomptable, un courage irréductible ».

Les aphorismes de Mina Loy ont le tranchant propre au genre. On y retrouve des principes affirmés dans son manifeste, comme « Oublie que tu vis dans des maisons, que tu pourrais vivre en toi-même — ». Sous des formes différentes, elle reprend ce qui constitue le noyau de sa pensée, la nécessité pour toute femme de « construire [s]a personnalité » et de l’affirmer, de ne jamais limiter sa recherche d’indépendance d’esprit. Les aphorismes sur le modernisme, moins nombreux, apparaissent plus radicaux, avec par exemple cette définition de la morale, « excuse pour assassiner le voisinage », et celle de l’ordre moral, « système destiné à simplifier la bureaucratie », Elle fait l’éloge des « anarchistes en art [qui] en sont les aristocrates immédiats ». S’interrogeant à propos de ce qui est apparent de la personnalité de chacun, elle écrit dans "Notes sur l’existence" qu’il s’agit d’une façade sociale, « un mannequin composé par hasard » ; il faut chercher sans cesse à devenir ce que l’on est, mais s’en approcher ne devrait pas faire oublier que « nous ne sommes qu’un édifice en ruine autour d’une exaltation éternelle ». S’il est nécessaire d’être toujours en éveil, il faut savoir que l’on retire peu, « La jeunesse est attente — l’âge, regret. Pour rien. » Il y a souvent un côté désabusé dans les réflexions de Mina Loy : ainsi, elle dont la vie amoureuse a été sereinement libre, écrit : « Chercher l’amour, et toutes ses catastrophes, est une expérience moins risquée que de le trouver »

On peut lire dans la pensée de Mina Loy une portée politique. On accepte, analyse-t-elle, de s’épuiser en travaillant et cela seulement pour maintenir notre organisme en vie ; elle voit dans ce fait une « Névrose cosmique, dont la Peur est le symptôme majeur ». C’est dire que la société est analysée à partir de critères psychologiques ; dans la relation Dominant/Dominé, la classe dominante est définie comme « un noyau psychologique qui, progressivement, absorbe tous les éléments qui lui ressemblent » ; changer la société pour construire une « Démocratie intrinsèque » exige donc d’« élucider la psychologie du Dominant à l’égard du Dominé ». Dans cette utopie, il est nécessaire de transformer la psychologie individuelle en orientant les forces propres à l’homme autrement : il s’agit de substituer l’héroïsme intellectuel à l’héroïsme physique. Ce serait, par l’éducation, le moyen de construire une société de citoyens libres et heureux puisque, par ailleurs, « La terre offre la surabondance à Tous ». Cependant, le hiatus entre l’artiste et le public semble difficilement franchissable : le premier voit toujours les choses pour la première fois, le second n’est satisfait que d’une œuvre comparable à d’autres déjà classées selon une échelle de valeurs.

On ne prétend pas que les textes de Mina Loy n’ont, comme on dit, "rien perdu de leur actualité". Certains autour de la psychologie, peu clairs, ne sont guère convaincants. Cependant, des questions qu’on imaginait neuves, reçoivent ici des réponses. On reprend volontiers le conseil de Liliane Giraudon : puisque les livres de Mina Loy sont disponibles*, « il nous faut entreprendre, inlassablement, de [les] déchiffrer.

 Mina Loy, Manifeste féministe et écrits modernistes, traduction et préface Olivier Apert, postface Liliane Giraudon, NOUS, 2022, 80 p., 10 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 15 février 2022.

 

* Olivier Apert a traduit depuis 2000 plusieurs livres de Mina Loy, dont Il n'est ni vie ni mort : Poésie complète, NOUS, 2017.

21/03/2022

Muriel Claude, Arrangement floral

Automne, vue rapprochée

 

elle court elle court Augusta

elle court

dans le sable

ses souliers

ne vont pas assez vite

 

zllz court

d’une main

l’autre la sacoche

contre le manteau blond

à poils ras

 

à contre-sens

des banquettes en bois

aux dossiers rouges

qui tournent

entraînant Augusta

qui court

vite pas assez

 

et l’enfant

au manteau bleu roi

la barrette dans les cheveux

 

la course d’Augusta

sans fin

la main droite serrée

sur le dossier rouge

de la banquette en bois

qui tourne fou

 

Augusta court

son sac à main

 

assise

l’enfant

 

Muriel Claude, Arrangement floral,

Poésie/Flammarion, 2022, p. 48-49.

20/03/2022

Jean-Claude Leroy, Un visage habituel

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pour qui sent l’étrangeté de la vie

l’étrangeté de l’existence

et l’étrangeté même de l’amour

(ou du rutabaga, du hareng-saur et de la libellule !)

l’étrangeté d’être face au mystère de la lumière

et du réveille-matin, de la loi des dieux et des hommes

pour qui sent ainsi il n’y a pas d’étranger

ni de coupures sur les lèvres

juste la césure qui sert à embrasser

à trop parler parfois, mais à se dire

que non il n’y a pas d’étranger

il n’y a pas d’étrangers

 

Jean-Claude Leroy, Un visage habituel,

Rougerie, p. 29.

19/03/2022

Alberto Giacometti, Écrits

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                                 Gris, brun, noir (Georges Braque)

 

Gris, brun, noir, feuilles, sables, vases ; les grandes fleurs jaunes qui me regardent. Je me vois au milieu des tableaux, les regardant l’un et  l’autre, passant du vase, à la plage, au blé, à la bicyclette brillante, l’humidité derrière les deux troncs d’arbres au bord de la route. Je sens l’asphalte, la poussière. L’étendue du pré et de la forêt, je suis sur la route passant à côté de cette bicyclette comme abandonnée dans le paysage et puis le banc sous les arbres à l’ombre fraîche. Je vois tout le jardin, je suis dans le jardin, j’entends les pas sur le gravier, les voix des autres qui sont là avec moi, qui vont et viennent et là-bas il y a ce banc dans l’ombre fraîche qui m’attire.

[...]

Mais pourquoi de toutes les dernières peintures de Braque, est-ce le vase jaune ocre qui m’est resté le plus vivement dans la mémoire ? Peut-être parce qu’en s’accrochant, en donnant un tel poids  à une seule partie de la surface du plus simple et, d’une certaine manière, du plus insignifiant des objets, il valorise en même temps tout ce qu’il ne peint pas, il donne une valeur à celles qui étaient les plus mornes et nulles des choses et il exalte tout ce qui les dépasse jusqu’à celui qui les regarde.

 

Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1992, p. 68 et 69-70.

18/03/2022

Pater Handke, Images du recommencement,

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But de l’écriture, de la lecture, de la vie : un objet, un escalier de pierre, une glycine, une porte, sont vus par moi et se révèlent reconnaissables : les objets se montrent comme reconnaissables.

 

Une pelouse tondue, toute pelouse est une offense pour les yeux.

 

Une expérience vécue apparaît toujours en métaphore (l’écriture n’a pas besoin qu’on la cherche).

 

Quelqu’un qui dit de lui-même (il y en a beaucoup qui le disent) « J’ai trouvé mon langage et je suis sûr de mes moyens », celui-là est à considérer comme perdu pour l’art.

 

Il y a un mois il m’avait vu lire Balzac et maintenant il me revoit avec et me demande : « Vous lisez encore Balzac ? » 

 

Je suis délivré — depuis qu’à quinze ans je lus Faulkner — et depuis j’ai été délivré à chaque fois.

  

Peter Handke, Images du recommencement, traduction G-A. Goldschmidt, Christian Bourgois, 1987, p. 35, 37, 47, 52, 71, 83.

17/03/2022

Bertolt Brecht, La vieille dame indigne

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                              Le grand repas

 

Dans l’île de Thurö il y avait un homme et une femme qui vivaient en observant la plus stricte économie.  L’homme ne porta toute sa vie que des chemises en toile de sac. En hiver, pour n’avoir pas à se chauffer, ils se tenaient devant la porte ouverte de l’étable et profitaient de la chaleur du bétail. Quand très peu de temps l’un après l’autre ils moururent, on les enterra ensemble et l’on organisa un repas de funérailles pour tout le village, comme c’est l’usage. C’et le seul grand repas qu’ils aient donné.

 

Bertolt Brecht, La vieille dame indigne et autres histoires, traduction Bernard Lortholary, Le Livre de Poche (L’Arche, 1988), p. 54.