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16/03/2022

Tanizaki, Éloge de l’ombre

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Lorsque j’écoute le bruit pareil à un cri d’insecte lointain, ce sifflement léger qui vrille l’oreille, qu’émet le bol de bouillon posé devant moi, et que je savoure à l’avance et en secret le parfum du breuvage, chaque fois je me sens entrainé dans le domaine de l’extase. Les amateurs de thé, dit-on, au bruit de l’eau qui bout et qui pour eux évoque le bruit du vent dans les pins, connaissent un ravissement voisin peut-être de la sensation que j’éprouve.

La cuisine japonaise, a-t-on pu dire, n’est pas chose qui se mange, mais chose qui se regarde ; dans un cas comme celui-là, je serais tenté de dire : qui se regarde, et mieux encore, qui se médite ! Tel est, en effet, le résultat de la silencieuse harmonie entre la lueur des chandelles clignotant dans l’ombre et le reflet des laques. Naguère le maître Sôseki célébrait dans son Kusa-makura les couleurs des yôkan1 et, dans un sens, ces couleurs ne portent-elles pas elles aussi à la méditation ? Leur surface trouble, semi-translucide comme un jade, cette impression qu’ils donnent d’absorber jusque dans la masse la lumière du soleil, de renfermer une clarté indécise comme un songe, cet accord profond de teintes, cette  complexité, vous ne les retrouverez dans aucun gâteau occidental. Les comparer à une quelconque crème serait superficiel et naïf.

Déposez maintenant sur un plat à gâteaux en laque cette harmonie colorée qu’est un yôkan, plongez-le dans une ombre telle qu’on ait peine à en discerner la couleur, il n’en deviendra que plus propice à la contemplation. Et quand enfin vous portez à la bouche cette matière fraiche et lisse, vous sentez fondre sur la pointe de votre langue comme une parcelle de l’obscurité de la pièce, solidifiée en une masse sucrée, et ce yôkan somme toute assez insipide, vous lui trouvez une étrange profondeur qui en rehausse le goût.

 

Tanizaki, Éloge de l’ombre, traduction de René Sieffert, dans Œuvres, I, préface de Ninomiya Masayuki, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1997, p. 1484-1485.

 

1 Le yokan est une pâtisserie traditionnelle sucrée composée de pâte de haricot rouge gélifiée avec de l'agar agar. Le yokan ressemble à de la pâte de fruit mais est beaucoup plus fin. Le yokan se déguste souvent autour d'une tasse de thé.

15/03/2022

Marie de Quatrebarbes, Aby

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Le rêveur, lorsqu’il se réveille, transporte avec lui un peu de son rêve, et les mots que le rêve lui donne pour le dire disent ce que le rêve donne par devers soi comme petit peu contenant le rêve à transporter. Un trouble léger survient alors, qui déborde le sens qu’il prête au rêve et le dévie. Le mot, la phrase se brouillent comme l’eau se trouble, la mare se strie de rondes sous le jet du caillou et s’obscurcit, car les mots du rêve sont ceux du trouble, ils sont vivants comme les grives, les petits pains en miettes qui flottent à la surface. Le caillou a des arêtes tranchantes qui coupent tout ce qu’elles trouvent. Elles coupent le rêve à l’endroit où se reflète le visage du rêveur.

 

Marie de Quatrebarbes, Aby, P.O.L, 2022, p. 169.

14/03/2022

Marie de Quatrebarbes, Aby

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Chez les patients du Dr Kraepelin, il y a des brumes, de l’air démoniaque, des odeurs de charbon, de cadavre, d’étranges fumées envahissent les chambres, on les noie dans le Tigre, ou on tue leurs parents, on vole leurs pensées, ou leur nourriture est mélangée à de la chair humaine, à des déchets, on y verse du poison, du musc, du jus d’aiguilles et de chaussure, de la potasse. Leur sommier pleure quand ils dorment, il est planté d’aiguilles, on les cloue à un arbre, on les pique avec des tarentules, des courants électriques traversent leur corps, on leur injecte un sang étranger, on rend leurs membres raides, de grosses grenouilles rentrent dans leur nez et leurs oreilles avant de sortir par leur bouche. Ça sent le soufre, le roussi, les aliments ont un goût de poison, de pourriture, quelqu’un parle à l’intérieur de leurs organes génitaux, ils sont des loups-garous, des chiens sans maître, on vole leur sang pour en faire quelque chose d’incongru, du boudin, des offrandes au diable. Un jour, ils se laissent mourir sur leur tombe et on salit leurs cheveux, on transforme leur visage en quelque chose d’autre, ils ne se reconnaissent plus, quelqu’un fabrique leurs pensées, influence leurs actes, leur souffle leurs mots. [...]

 

Marie de Quatrebarbes, Aby, P.O.L, 2022, p. 74-75.

 

13/03/2022

Laurent Albarracin, Contrebande : recension

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Le sonnet, introduit en France au XVIe siècle, est resté vivant jusqu’à nos jours, en prenant parfois des formes éloignées du sonnet marotique. On lira la préface de Pierre Vinclair qui rappelle à grands traits l’évolution du sonnet et caractérise ses différentes transformations dans la poésie contemporaine. Il analyse ensuite la manière dont Albarracin reprend cette forme ancienne et son évolution pour ses contenus, proposant ainsi une étude précise de Contrebande. On s’attachera plutôt ici au travail de la forme dans ses détails et à un aspect particulier des contenus.

Le livre se compose de deux groupes de sonnets (25 pour "Bande" et 24 pour "Contrebande") qui encadrent quatorze proses de longueur très variable, "L’atelier général", trois lignes pour la plus brève, une quarantaine pour la plus développée. On pense au sens musical de bande (ensemble de musiciens qui forment un orchestre), contrebande représentant alors une sorte de réponse ; la partie centrale contient quelques « petites ou moins petites machines verbales », pour citer le Ponge de L’Atelier contemporain, titre qui a dû inspirer Albarracin.

Le premier sonnet, titré "La mare", illustre assez clairement ce que fait Albarracin d’une forme. Il retient le schéma du sonnet français (Pelletier du Mans) : deux quatrains à rimes embrassées (ABBA) suivis pour les tercets d’un distique (CC) et d’un quatrain (DEED), et le vers retenu, l’alexandrin, porte un accent à l’hémistiche. C’est cette forme des plus classiques qui est travaillée dans le détail : tout en respectant les contraintes du modèle, une distance est prise grâce au jeu des sons et du sens.

La mare est accroupie dans son coin de soleil,
On dirait dans les rais qu’elle urine à l’abri
Ou qu’elle prend le frais sous sa jupette à plis,
Elle est toute flapie, ensuquée de sommeil.

 Parallèlement aux rimes finales de schéma (eil/i/eil/i), des rimes à l’hémistiche sont introduites en inversant l’ordre (i/ei.i/ai) ; notons la répétition des sons /ai/ et /i/ dans v. 2, « rais » contenu dans « Frais » (v.3), la relation sémantique entre « mare », « [ac]croupie » et « flapie » , la reprise du sens de « rais » par l’image de la « jupette à plis ». Le second quatrain présente des caractères analogues aux hémistiches. On lira d’autres constructions analogues et l’on appréciera l’humour d’Albarracin qui, proposant un "Art poétique", le débute ainsi : « Le premier vers nous coûte alors qu’il est fortuit » et affirme plus loin « Le reste se poursuit sans obstacle majeur » (v.9).

On peut bien imaginer que la pratique du sonnet en rend l’écriture plus aisée, mais la maîtrise acquise des règles n’entraîne pas celle des jeux en tous sens avec la langue. Albarracin n’oublie pas un clin d’œil à la tradition en reprenant quelques-unes des licences codifiées : on relève quelques encor et un avecque. Il en ajoute d’autres, avec la rime de /bleu, en "oubliant" de rimer (enfer /dehors ; inox /phénix) ou au contraire, en répétant dans un sonnet bras à la rime dans le premier quatrain, en reprenant le mot (v. 5 à la rime, v. 11) et en le rappelant avec embrassade dans le v. 12. Le lecteur relèvera nombre de jeux à la rime : paronomases (v. 5/8, chavire / chevir, et v. 6/7, avarie / avanie)("La débroussailleuse") et oxymore (sagesse folle) signalé par une rime avec homophonie : oxymore / occis, morts("Bique"). On ajoute volontiers le plaisir des assonances et allitérations mêlées, comme dans "Métaphysique du dé" : « Car ceux-ci sont son os et son jeune squelette » (v. 5), avec dans le même quatrain, les rappels songer, se, s’efface, sont son bord de son cœur et la chute pour les rimes des vers 13 et 14, chanfrein / sans frein. Sans aucun doute, il faut « ramer pour rimer », associer les sons et exploiter la polysémie !

Dans son analyse du livre, Pierre Vinclair remarque que « les contraintes du sonnet ont semble-t-il aussi desserré un peu l’étau tautologique » propre à des livres précédents comme Le Grand Chosier (2015). La tautologie, sans disparaître de Contrebande, y a une part modeste avec des vers comme « Le cheval réussit du cheval la figure », « Une chose est exactement son être en acte ». Ce qui domine dans les sonnets et les proses, c’est plutôt la métamorphose des choses et des êtres vivants ; elle est affirmée, avec une allusion aux Métamorphoses d’Ovide, « Tout change, tout varie, tout fluctue en fonction / De l’obsession qu’on a : seule vraie dimension », elle fait l’objet dans "L’atelier général" d’une longue prose consacrée aux nuages qui « transportent leur cargaison de métamorphose ». Les ressources de la polysémie peuvent être exploitées ; ainsi "chèvre" désigne un animal et le chevalet, d’où le jeu de mots du titre, "La Chèvre en X", "X" à la rime évoquant plus loin le chevalet et la pornographie ; l’aspirateur poursuit les moutons et « Les grues dans le ciel font un bruit de poulies ». La polysémie est encore à l’origine de l’incite à donner un prénom aux objets : "Louis" pour l’or, d’où "Rebord" pour les chapeaux, etc., en passant de « prénom » à « petit nom », puis à « diminutif ».

Souvent les métamorphoses reposent sur l’emploi de métaphores ; la lune est un ballon, un fruit, un miroir et (avec homophonie et construction en chiasme) « une crêpe entamée par un voile / Et elle une voile endeuillée par un crêpe ». Dans les proses, on s’arrêtera à l’homme de paille qui « s’enflamme pour des riens » et au chas de l’aiguille « trou de souris » avec le commentaire « Ce n’est pas moi qui le dis mais le fil des mots lui-même qui semble prendre son pied dans l’œil de la lettre » Etc. Le lecteur fera ample moisson de découvertes.

On pourra aussi se réjouir des multiples allusions littéraires, minuscules pastiches et presque citations. Au hasard, « Rien ne sert de mourir, il faut vivre content », « l’horreur aux doigts de rose sang », « l’horloge dans la lampe » (d’après le titre d’André Breton, La lampe dans l’horloge), etc. On pense aussi au « Il était une fois » : pas de conte dans ces sonnets, mais un plaisir que l’on sait propre à l’enfance de jouer avec les sons ; est-ce un hasard si Albarracin termine le livre avec ce dernier vers : « L’enfance me revient au rythme qui m’appelle » ? Ce n’est pas tant sa virtuosité dans la composition des sonnets qui ravit à la lecture que son inventivité dans l’utilisation des ressources de la langue dont on a seulement noté ici quelques aspects.

Laurent Albarracin, Contrebande, Le Corridor bleu, 2021, 96 p., 12 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 10 février 2022.

 

 

 

12/03/2022

Marie de Quatrebarbes, Aby

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(...) Quelques années plus tard un autre homme, Ernst Friedrich, fera éditer un livre dans lequel il tentera de donner un visage à cette guerre [= Première Guerre mondiale]. Son titre, Guerre à la guerre !, est un retour à l’envoyeur adressé aux chefs d’escadron, aux patriotes et autres publicitaires qui jettent les corps prolétaires dans la guerre sans en subir eux-mêmes les conséquences. Comme Aby, Ernst rassemble des images et des documents qu’il accompagne de légendes. Prélevée dans les tranchées, les camps de prisonniers, les fosses communes, les potences, les fabriques de munitions, les bordels à soldats, les forêts décimées, les corps mutilés, les chansons militaires, les règlements de police, les articles de presse et de propagande, la littérature enfantine et jusqu’aux jouets conçus pour prédisposer au maniement des armes, la collection d’images se resserre, dans les dernières pages du livre, sur les visages décomposés des survivants et les tombes profanées. Ces visages soustraits, ravagés comme la terre soulevée par les obus, déchirée si profondément qu’on ne saurait dire, des cadavres exposés au grand jour ou des vivants ensevelis, lesquels portent le deuil des autres, ont vu la guerre de leurs propres yeux.

 

Marie de Quatrebarbes, Aby, P.O.L, 2022, p. 41-42.

 

 

 

11/03/2022

La Fontaine, Il faut que je vous apprenne jusqu'à mes songes, Correspondance

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(...) Blois est en pente comme Orléans mais plus petit et plus ramassé ; les toits des maisons y sont disposés, en beaucoup d’endroits, de telle manière qu’ils ressemblent aux degrés d’un amphithéâtre. Cela me parut très beau, et je crois que difficilement on pourrait trouver aspect plus riant et plus agréable. Le château est à un bout de la ville, à l’autre bout Sainte-Solenne. Cette église paraît fort grande et n’est cachée d’aucunes maisons ; enfin elle répond tout à fait bien au logis du prince. Chacun de ces bâtiments est situé sur une éminence dont la pente se vient joindre vers le milieu de la ville, de sorte qu’il s’en faut de peu que Blois ne fasse un croissant dont Sainte-Solenne et le château font les cornes.

 

La Fontaine, Lettre à sa femme (3 septembre 1663), dans Il faut que je vous apprenne jusqu’à mes songes, Correspondance, Folio/Gallimard, 2021, p. 96-96.

10/03/2022

Pierre Vinclair, L'Éducation géographique

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Je vois deux stratégies d’écriture : tenter,

vénérant la littérature, une Aufhebung

dans un livre total dont quelque qualité

             littéraire (arrêtée par un secret

 

décret de qui ?) traduira quoi ? l’admiration

plutôt que le salut dont nous aurions besoin,

en dédommagement des quinze années perdues

             à donner une forme à ce machin ;

 

ou plus modestement, passer quelques minutes

à écrire un sonnet sans plus de raison d’être

             qu’un pensum affranchi par sa musique,

 

amusé, amusant avant de regagner

le cimetière des ratés prétentieux

             qu’on vénère au rayon littérature.

 

Pierre Vinclair, L’édiucation géographique, Flammarion, 2022, p. 253.

09/03/2022

Cédric Demangeot, Obstaculaire

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Un colloque des débris

 

L’instant

d’après

 

l’instant d’après la guerre

 

on entend dans la poussière

autre chose que le silence des morts

 

quelque

chose, quel-

 

que chose de cassé qui

parle, peut-être, ou voudrait parler

 

                         *

 

ça se traîne, ça

racle, ça renâcle

 

et ça grince de se multiplier

 

tôt ou tard une multitude

qui demande la  parole

 

intacte, à coups de

dents arrachées –

(...)

 

Cédric Demangeot, Obstaculaire,

L’Atelier contemporain, 2022, p. 65-66.

08/03/2022

Jacques Prévert, Choses et autres

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                              Homélie-mélo

 

Péremptoire, dans sa chaire, un vertical parle à des assis sur leurs chaises.

Et c’est toujours le même crime passionnel, le même haut-fait divers avec les clous, la croix, les épines, l’éponge, le vinaigre, les saintes femmes, le bon et le mauvais gangster, le traître, le tonnerre et les éclairs...

Les assis l’écoutent avec une patience d’ange mais, sur les dalles, des grincements de pieds de chaises témoignent qu’ils font preuve en même temps d’une impatience du diable.

Le suspense du récit du supplice leur semble plus long que le supplice lui-même.

Ils connaissent l’histoire et savent que « ça finit bien puisque le héros ressuscite à la fin. »

 

Jacques Prévert, Choses et autres, Gallimard, 1972, p. 142.

07/03/2022

Jacques Prévert, Histoires

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                   À la belle étoile

 

Boulevard de la Chapelle où passe le métro aérien

Il y a des filles très belles et beaucoup de vauriens

Les clochards affamés s’endorment sur les bancs

De vieilles poupées font encire le tapin à soixante-cinq ans

 

Boulevard Richard-Lenoir j’ai rencontré Richard Leblanc

Il était pâle comme l’ivoire et perdait tout son sang

Tire-toi d’ici tire-toi d’ici voilà ce qu’il m’a dit

Les flics viennent de passer

Histoire de s’réchauffer ils m’ont assaisonné

 

Boulevard des Italiens j’ai rencontré un Espagnol

Devant chez Dupont tout est bon après la fermeture

Il fouillait les ordures pour trouver un croûton

Encore un sale youpin qui vient manger notre pain

Dit un monsieur très bien

 

Boulevard de Vaugirard j’ai aperçu un nouveau-né

Au pied d’un réverbère dans une boîte à chaussures

Le nouveau-né dormait dormait ah ! quelle merveille

De son dernier sommeil

Un vrai petit veinard Boulevard de Vaugirard

 

Au jour le jour à la nuit la nuit

À la belle étoile

C’est comme ça que je vis

Où est-elle l’étoile

Moi je n’l’ai jamais vue

Elle doit être trop belle pour le premier venu

Au jour le jour à la nuit la nuit

À la belle étoile

C’est comme ça que je vis

C’est une drôle d’étoile c’est une triste vie

Une triste vie.

 

Jacques Prévert, Histoires, Gallimard, 1963, p. 134.

06/03/2022

Jacques Prévert, Grand bal du printempos

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Au jardin des misères

sur le sable pourri

d’un square pourrissant

la pelle d’un enfant

trace en signe d’espoir

un petit météore

 

Non loin du square

à la Fontaine des Innocents

leur sang coule encore

 

Et puis revient la nuit

des femmes allument la lampe

dess chiens remuent la queue

de façon différente.

 

Jacques Prévert, Grand bal du printemps,

Gallimard, 1976, p. 30.

05/03/2022

Jacques Prévert, Paroles

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           Le discours sur la paix

 

Vers la fin d’un discours extrêmement important

le grand homme d’état trébuchant

sur une belle phrase creuse

tombe dedans

et désemparé la bouche grande ouverte

haletant

montre les dents

et la carie dentaire de ses pacifiques raisonnements

met à vif le nerf de la guerre

la délicate question d’argent.

 

Jacques Prévert, Paroles, Gallimard, 1949, p. 259.

04/03/2022

Boris Khersonski, Surtout que la ville est grande...

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Surtout que la ville est grande, il se trouvera toujours

un jeune homme en cagoule avec deux trous pour les yeux,

armé d’un pistolet de type militaire,

parce qu’il est un soldat, un exécutant, tout ce que vous voulez

mais pas un assassin, le meurtre suppose des sentiments,

un rapport personnel, l’envie, la rancœur, la colère,

là c’est purement technique, il suffit

de sortir de la foule, de se mêler à la foule.         

 

Ne tirer que le strict nécessaire.

 

Celui qui tombe, en sang, détourne l’attention

de celui qui a tiré, la victime est toujours populaire,

du moins tant qu’on n’a pas enlevé le corps.

 

La cagoule en poche. Un gars bien entraîné

allume deux cierges dans une petite église,

il sort, crache par terre, sort une cigarette, s’assied

sur une marche à côté d’un mendiant loqueteux.

 

Dans une heure, il a rendez-vous. Elle l’attend devant le kiosque,

lui fait signe de la main : tu t’es déjà libéré ?

 

Il répond : je n’ai jamais été en prison. Tous deux rigolent.

Ils s’éloignent, il marche à grands pas, elle peine à le suivre

et lui dit : pas si vite, s’il te plaît, personne

ne te court après ! Il ralenti le pas. C’est vrai,

personne ne lui court après.

 

                                                                20 janvier 2009 (1)

 

1) Le 19 janvier 2009, au centre de Moscou, ont été assassinés l’avocat et défenseur des droits de l’homme Stanislav Markelov et la journaliste Anastasia Babourova.

 

Boris Khersonski (1950), Ukrainien, traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs, dans Bacchanales n° 45, Anthologie de la poésie russe contemporaine 1989-2009, p. 116

 

03/03/2022

Ilya Kaminsky, République sourde

*

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Je courais dans la rue Vasenka, mes habits dans une taie d’oreiller
cherchant un homme qui me ressemble trait pour trait
pour lui donner ma Sonya, mon nom, mes vêtements.
Je courais dans la rue Vasenka et mes lèvres bougeaient,
comme ceux qui s’échappent d’un tram qui explose comme des intestins au soleil,
ceux qui ferment la porte à clé, qui la ferment avec la deuxième clé,
et qui essaient de parler, bafouillent mais essaient de parler.
Une femme est en train de hurler comme si elle était en travail ; elle était en travail.

Je courais le long des fenêtres où les femmes achetaient du citron, du poisson et de l’ail,
à droite Madame Gornik peignait des icônes qu’elle vendait le matin,
à gauche vivait Veronika, mère de deux enfants
qui avait volé les sandwichs à la tomate de ses enfants.
Nous bafouillions, nous buvions et riions, comme des paysans aux pieds nus,
nous buvions aussi en silence, maudissant seulement la terre et en silence
nous faisions de la vodka de cerises et de la vodka de chaises en bois.

Et ça a commencé : ils montent sur les trams
au marché aux puces, brisant
tous leurs exploits en deux. Et les officiers,
dans les trams résonnant d’un bruit métallique, tirent dans la tête de nos voisins,
dans leurs oreilles. Et l’officier dit : Les enfants !
Avancez votre partenaire de deux pas. Tirez.

Et ça a commencé : j’ai vu le canari bleu de mon pays
becqueter les miettes dans les cheveux de chaque soldat
becqueter les miettes dans les yeux de chaque soldat.
La pluie abandonne la terre et tombe vers le haut, comme il se doit.
Avoir un pays, si grand,
courir et se cogner aux murs, aux réverbères, à ceux qu’on aime, comme il se doit.
Regarder leurs jambes comme ils courent et tombent.
J’ai vu le canari bleu de mon pays
regarder leurs jambes comme ils courent et tombent.

« 9AM Bombardment », cet extrait de Deaf Republic, d'Ilya Kaminsky (né en 1977 à Odsessa) est traduit de l’anglais (USA) par G. Condello., dans Catastrophes, 3. 

 Les poèmes de Deaf Republic, République sourde, traduits par Sabine Huynh, sont publiés (bilingue) aux éditions Christian Bourgois (2022).

 

02/03/2022

Joyce Mansour, Carré Blanc

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Lèvres acides et luxurieuses

Lèvres aux fadeurs de cire

Lobes boudeurs moiteurs sulfureuses

Rongeurs rimeurs plaies coussins rires

Je rince mon épiderme dans ces puits capitonnés

Je prête mes échancrures aux morsures et aux mimes

La mort se découvre quand tombent les mâchoires

La minuterie de l’amour est en dérangement

Seul un baiser peut m’empêcher de vivre

Seul ton pénis peut empêcher mon départ

Loin des fentes closes et des fermetures à glissière

Loin des frémissements de l’ovaire

La mort parle un tout autre langage

 

Joyce Mansour, Carré blanc, éditions Le Soleil noir,

1961, p. 121.