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16/01/2012

Jean-Luc Sarré, Comme si rien ne pressait, Carnets 1990-2005

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Le luxe, c'est-à-dire les arbres et le silence mêlés.


J'ouvre la fenêtre pour aérer la chambre et c'est le bruit qui entre.

 

Il fait beau. (Complète qui voudra.)

 

(N') être chez soi nulle part.

 

Plaisir de se taire. Aujourd'hui, je n'ai pas dû prononcer plus de trente mots.

 

Pourquoi ces notes alors que le monde, la plupart du temps, me semble non pas tel que je le dis mais tel que je le tais.

 

Je suis amoureux du silence. S'il m'arrive de le rompre en parlant, c'est qu'il ne me donne pas toujours ce que j'attends.

 

Ils furent nombreux à vouloir m'apprendre à vivre mais j'étais un vrai cancre.

 

« Vivre c'est prier, aimer, vouloir » écrit Amiel dans son journal. Je savais bien que je ne vivais pas.

 

Vas-y, monde, parle, je t'écoute ! et le bruit d'un moteur me parvint.

 

Je n'ose jamais citer Joubert, trop aérien pour moi, trop pur. Je crains de l'abîmer en le saisissant ainsi, au vol, si tant est que je le puisse.

 

Pourquoi me suis-je un jour mêlé d'écrire alors que c'est aux paysages, à leurs couleurs, que je fais appel lorsque je perds pied ?

 

Jean-Luc Sarré, Comme si rien ne pressait, Carnets 1990-2005, Chêne-Bourg, La Dogana, 2010, p. 15, 20, 22, 25, 33, 35, 39, 46, 59, 61, 73, 79.

15/01/2012

Jean-Philippe Salabreuil, La liberté des feuilles

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              26 décembre 1962

 

 

Désespoir en un mot qui ne tinte jamais

Par les prairies brumeuses du poème

On ne voyait dans l’ombre qu’ombres silencieuses

Qui marchent qui s’écartent et renouent quand il gèle

 

Averse blanche de la lune comme d’une âme

Un peu de neige ou le trop plein d’une fontaine

Et le désespéré chantait encore à la Noël

Pour ce qu’il y découvrait déjà d’aubes lointaines

 

Mais ce parfum d’avril au pied des pins la femme

Odorante aux résines de lumière et tel

Un soleil vivace l’enfant qui pardonne ses branches mortes

À l’aubépine ô veillées de la mort maintenant que m’importe ?

 

 

                    Je suis là

 

Vous me croyez vivant

Je laisse mes yeux ouverts

Je regarde la nuit

Et je sais pour vous plaire

Y poster deux hiboux

Je les poudre d’étoiles

Et les chemins sont fleuves

Entre berges de boue

Je suis là je murmure

Et ces mots vous comprennent

Comme comprend le vent

Ce mélèze où nous sommes

Inondés de fraîcheur

Mais moi je suis ailleurs

Je ne suis pas vivant

Je suis mort et transi

Je ne suis pas ici

Simplement je vous parle

Et vous écoutez sans savoir

Combien ces choses sont lointaines

Combien me font ces feuillages d’ennui

Qui nous dépassent dans la nuit

Et demain seront les traces

De mes pas dans l’autre nuit.

 

 

 

Jean-Philippe Salabreuil, La liberté des feuilles, Gallimard, « Le Chemin », 1964, p. 51 et 9.

14/01/2012

Léon-Paul Fargue, Lanterne magique

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                                Dialogue

 

— Et maintenant, quand tu rentres à Paris après une longue absence, quel est ton itinéraire ?

— Nous ne parlons pas, naturellement, du trajet de la gare à a maison. Mais ta question me ramène inévitablement à des souvenirs d'enfance. Et je me souviens de la rentrée, de l'angoisse légère et de l'étourdissement que me soufflaient la gare d'Austerlitz ou de celle du P.L.M.(1), et du retour à notre maison de Passy sur un chemin qui était à peu près le même, que nous revinssions du Berry ou de la Provence, soit par un boulevard spectral, où les réverbères dansaient à cloche-pied, soit le long du quai nocturne où roulait notre fiacre avec un bruit de moulin à café démantibulé sur le calvaire plat d'un cheval habitué à tout. Nous dépassions des camions ensommeillés, conduits en dormant, drapés dans leurs bâches. L'odeur de Paris nous reprenait peu à peu sous son aile sombre. Et nous voyions souvent s'avancer, pendant que nous comptions le prix du cocher sous un bec de gaz, un porteur de bagages qui avait couru derrière notre voiture depuis que nous l'avions prise à la gare...

— Et maintenant, dès le lendemain de mon retour d'une longue absence, mon premier soin est d'aller faire un tour dans le Xe arrondissement où nous avons habité, ma famille et moi, près de quarante ans. Si j'ai du temps, je m'y rends par le boulevard de Sébastopol et par le boulevard de Strasbourg, où je revois lentement les vieilles maisons de gros, de meubles, de mercerie et de parfumerie qui y existent encore. Je fais le tour de la gare de l'Est, je m'arrête un peu sur l'emplacement où se trouvaient nos ateliers de céramique et de verrerie, puis je monte à La Chapelle et j'entre parfois dans la dernière maison où j'ai habité avec les miens. J'y ai encore un casier chez la concierge et j'y reçois quelquefois des lettres. C'est là que j'ai commencé Déchiré, ce livre auquel je travail encore. Et c'est là que ma vie a été coupée...

— Mais, en dehors de ces raisons personnelles, ton vieux quartier a-t-il vraiment pour toi tant de charme ?

— En dehors de ces questions, je tiens ce que j'appelle encore mon quartier, c'est-à-dire le Xe arrondissement, pour le plus familier, le plus poétique et le plus mystérieux de Paris. Avec ses deux gares, vastes music-halls où l'on est à a fois acteur et spectateur, avec ses Buttes-Chaumont, ses ponts et ses fumées, avec son canal glacé comme une feuille de tremble et si tendre aux infiniment petits de l'âme, il a toujours nourri de force et de tristesse mon cœur et mes pas. Tu ne sais pas ce qu'un nuage orageux sur le marché de Chabrol peut me rappeler de choses...

— Je m'y sens plein de souvenirs, de paysages, d'incidents, d'odeurs que je puis à peine me représenter, dont je puis à peine me parler à moi-même, tant ils me sont assimilés...

— Mais à moi, provincial, comment définir le charme de Paris en général ? Y a-t-il une définition possible de Paris ?

— Tout ce qui s'est passé dans le "puzzle" de la Seine semble avoir été ordonné par la raison pure et la générosité. Le charme de Paris provient du contact de la cité et de al durée, des édifices et des mois...

Si Paris devait être bouleversé, si même il devait changer entièrement, ce qui paraît inconcevable, il resterait toujours assez d'échos du marivaudage de raisonnements que sont ses monuments, assez de traces d'or sur ses pierres, assez de morceaux de ses ponts, assez de groupes d'arbres retrouvés, assez d'éclairs d'angoisse et de souvenirs pour faire lever les chers fantômes.

 

Léon-Paul Fargue, Lanterne magique, Robert Laffont, 1944, p. 51-55.



1 P.L.M. = Paris-Lyon-Marseille, aujourd'hui Gare de Lyon.

Jean Follain, Usage du temps

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      Quincaillerie

 

Dans une quincaillerie de détail en province

des hommes vont choisir

des vis et des écrous

et leurs cheveux sont gris et leurs cheveux sont roux

ou roidis ou rebelles.

La large boutique s'emplit d'un air bleuté,

dans son odeur de fer

de jeunes femmes laissent fuir

leur parfum corporel.

Il suffit de toucher verrous et croix de grilles

qu'on vend là virginales

pour sentir le poids du monde inéluctable.

 

Ainsi la quincaillerie vogue vers l'éternel

et vend à satiété

les grands clous qui fulgurent.

 

Jean Follain, Usage du temps, Poésie / Gallimard,

1983 [1943], p. 160.

13/01/2012

Cesare Pavese, Dialogues avec Leuco

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ACHILLE. As-tu déjà pensé qu'un petit enfant ne boit pas, parce que pour lui n'existe pas la mort ? Toi, Patrocle, as-tu bu dès ton enfance ?

PATROCLE. Je n'ai jamais rien fait qui ne fût avec toi et comme toi.

ACHILLE. Je veux dire, quand nous étions toujours ensemble et jouions et chassions et que la journée était brève, mais que les années ne passaient pas, savais-tu ce qu'était la mort, ta mort ? Parce que dès l'enfance on se tue, mais on ne sait pas ce que c'est que la mort. Puis vient le jour où tout d'un coup l'on comprend, on est dans la mort et, dès lors, on est des hommes faits. On se bat et on joue, on boit, on passe la nuit dans l'impatience. Mais as-tu jamais vu un jeune garçon ivre ?

PATROCLE. Je me demande quand ce fut pour la première fois. Je ne sais pas. Je ne me rappelle pas. Il me semble avoir toujours bu et ignoré la mort.

ACHILLE. Tu es comme un enfant, Patrocle.

PATROCLE. Demande-le à tes ennemis, Achille.

ACHILLE. Je le ferai. Mais la mort pour toi n'existe pas. Et il n'est pas de bon guerrier qui ne craigne la mort.

PATROCLE. Pourtant je bois avec toi cette nuit.

ACHILLE. Et tu n'as pas de souvenirs ? Tu ne dis jamais: « J'ai fait ceci, j'ai fait cela », en te demandant ce que tu as véritablement fait, ce que tu as laissé de toi sur la terre et dans la mer ? À quoi sert de passer des jours si l'on n'en a point souvenir ?

PATROCLE. Quand nous étions deux jeunes garçons, Achille, nous ne nous rappelions rien. Seul nous importait d'être toujours ensemble.

ACHILLE. Je me demande si quelqu'un encore en Thessalie se rappelle ce temps. Et quand de cette guerre reviendront les compagnons là-bas, qui donc passera sur ces routes, qui donc saura qu'un jour nous aussi nous y fûmes — et que nous étions deux enfants comme maintenant il y en a certainement d'autres ? Sauront-ils, les enfants qui grandissent à présent, ce qui les attend ?

PATROCLE. On ne pense pas à cela quand on est enfant.

ACHILLE. Il y aura des jours qui devront naître encore et que nous ne verrons pas.

PATROCLE. N'en avons-nous pas déjà vu beaucoup ?

ACHILLE. Non , Patrocle, pas beaucoup. Un jour viendra où nous serons des cadavres. Où nous aurons la bouche frappée comme par le poing de la terre. Et nous ne saurons même pas ce que nous avons vu.

 

Cesare Pavese, Dialogues avec Leuco [Dialoghi con Leuco], traduit de l'italien par André Cœuroy, Gallimard, "Du monde entier", 1964, p. 112-114.

12/01/2012

Théophile de Viau, Après m'avoir fait tant mourir

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                     Sonnet

 

Au moins ai-je songé que je vous ai baisée,

Et bien que tout l'amour ne s'en soit pas allé,

Ce feu qui dans mes sens a doucement coulé,

Rend en quelque façon ma flamme rapaisée.

 

Après ce doux effort mon âme reposée

Peut rire du plaisir qu'elle vous a volé,

Et de tant de refus à demi consolé,

Je trouve désormais ma guérison aisée.

 

Mes sens déjà remis commencent à dormir,

Le sommeil qui deux nuits m'avait laissé gémir

Enfin dedans mes yeux vous fait quitter la place.

 

Et quoiqu'il soit si froid au jugement de tous,

Il a rompu pour moi son naturel de glace,

Et s'est montré plus chaud et plus humain que vous.

 

 

 

                     Sonnet

 

Je songeais que Phyllis des enfers revenue,

Belle comme elle était à la clarté du jour,

voulait que son fantôme encore fît l'amour

Et que comme Ixion1 j'embrassasse une nue.

 

Son ombre dans mon lit glissa toute nue

Et me dit : cher Tircis, me voici de retour,

Je n'ai fait qu'embellir en ce triste séjour

Où depuis ton départ le sort m'a retenue.

 

Je viens pour rebaiser le plus beau des Amants,

Je viens pour remourir dans tes embrassements.

Alors quand cette idole eut abusé ma flamme,

 

Elle me dit : Adieu, je m'en vais chez les morts,

Comme tu t'es vanté d'avoir foutu mon corps,

Tu te pourras vanter d'avoir foutu mon âme.

 

Théophile de Viau, Après m'avoir fait tant mourir, Œuvres choisiesédition présentée et établie par Jean-Pierre Chauveau, Poésie /Gallimard, 2002, p. 118 et 95.



1  Ixion, qui avait osé aimer Junon, fut éprouvé par Jupiter avec une nuée qui avait l'apparence de la déesse ; convaincu, grâce à ce stratagème, de sa culpabilité, Jupiter le foudroyé. [note de Jean-Pierre Chauveau]

11/01/2012

Luis Mizón, Passage des nuages, traduction Claude Couffon

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1

Je me penche à la fenêtre

d'églises et de gares

lapidées

comme des couchers de soleil

afin d'y écouter la houle

de la forêt et de l'étoile.

 

2

Maison de l'homme déguisé

surpris dans le plaisir de sa mémoire

l'oisiveté intemporelle

de ses contes

 

3

Jardiner et musicien

dans les destins terrestres se regardent.

Éclats d'une même explosion.

Des voyageurs sans mémoire et sans corps

soudain traversent

la mémoire d'un autre corps.

 

4

Pétrole et mer

blé de la lune.

L'allégresse des grands moteurs

rafraîchit la nuit au ciel bas.

Et l'homme sur ses mots navigue.

 

5

Qu'il meure et masqué ressuscite

dans les pièces vides

au pied des escaliers

au fond des fleuves

sur le navire échoué.

 

6

Quel obscur papillon ?

Quel secret de la mer excite

l'oreille du musicien ?

Respiration de la pierre dure.

Soupir et voix enrouée.

 

1

Me asomo a la ventana

de iglesias y estaciones

apedreadas

como atardeceres

a escuchar la marejada

del bosque y de la estrella.

2

Casa del homre disfrazado

sorprendido en el placer de su memoria

en el ocio sin tiempo

de sus cuentos.

3

El jadinero y el músico

se miran en los dibujos de la tierra.

Fragmentos de una misma explosión.

Viajeros sin memorie y sin cuerpo

atraviesan de pronto

la memoria de otro cuerpo.

4

Petróleo y mar

trigo de la luna.

El júbilo de los grandes motores

refresca la noche baja.

Y el hombre navega en sus palabras.

5

Que muera y resucite disfrazado

en las piezas vacías

al pie de las escalas

al fondo de los ríos

en el barco encallado

6

¿ Qué oscura mariposa ?

¿ qué secreto de mar excita

la oreja del músico ?

Respiración de piedra dura.

Suspiro y voz enronquecida.

 

Luis Mizón, Passage des nuages, traduit de l'espagnol par Claude Couffon, éditions Unes, 1986, p. 45 et 47, 44 et 46.

Eduard Möricke, Poèmes / Gedichte, traduction de Nicole Taubes : recension

 

images.jpegD'Eduard Mörike (1804-1875), on peut lire en français Le peintre Nolten, roman de formation  qui contient quelques poèmes (1), et Le voyage à Prague de Mozart, dont il existe plusieurs éditons en format de poche. Quant à son œuvre poétique, elle est fort peu connue, si ce n'est par les amateurs de lieder : Hugo Wolf a mis en musique 53 poèmes. Le recueil de poésies (Gedichte), publié en 1838 et constamment augmenté du vivant de l'auteur, comprend un peu plus de 200 pièces, proposées une première fois en français par Raymond Dhaleine en 1944. Il faut se féliciter que Nicole Taubes, par ailleurs traductrice de Thomas Mann et de Henrich Heine, se soit attelée à ce vaste ensemble : la virtuosité de Mörike, son usage de formes et de mètres multiples rendent difficile le passage dans notre langue.

Eduard Mörike est entré au séminaire d'Urach, dans le Jura souabe, puis dans celui de Tübingen comme avant lui Hölderlin et Schelling. La vie de pasteur ne lui convenait pas et il finit par l'abandonner pour enseigner dans un pensionnat de jeunes filles à Stuttgart, mais l'enseignement qu'il avait reçu lui donna le goût des littératures grecque et latine. À côté des traductions qu'il publia, il a emprunté des genres à l'Antiquité, imité ses poètes préférés — "Acmée et Septimius", d'après Catulle, plusieurs fois présent — et les a régulièrement cités : Tibulle, Anacréon, Erinna, élève de Sappho, ou leur a rendu hommage : « Ô laisse-moi te célébrer, Théocrite aux multiples grâces ! » ("Théocrite").

On pourrait lire Mörike comme un poète résolument tourné vers le passé, il n'accorde en effet quasiment aucune place aux événements qui transformèrent le XIXe siècle, contrairement à son contemporain Heine. Son entourage n'est pas absent, mais en dehors d'une "Cantate pour l'inauguration de la statue de Schiller" (1839), il est présent dans des pièces de circonstance, parfois de quelques vers, écrites à l'occasion d'un anniversaire, d'un mariage, d'un retour de cure, ou à propos de la mort d'un oiseau, du jouet d'un enfant, quand ce n'est pas pour déplorer la présence de moustiques qui gênent une promenade et empêchent la lecture au pied d'un arbre ("La plaie de la forêt"). On peut ajouter la satire de ceux qui s'imaginent importants et ont un air très ou, dernière pièce du volume, le congé donné au critique seulement soucieux de la taille du nez du narrateur : celui-ci lui « applique de tout cœur / Le bout de [son] soulier / Sur sa partie charnue, au bas du postérieur » ("Le congé").

On pourrait donc à juste titre se désintéresser d'une poésie trop tournée vers des modèles anciens et se vouant à rimer à propos de futilités. Ce serait aller bien vite en besogne. Ce n'est pas le "sujet" d'un poème qui importe, mais le travail dans la langue (voir Mallarmé), et si Mörike était nourri de l'Antiquité, il n'était guère différent en cela de beaucoup de poètes romantiques en Europe et il a souvent privilégié les mêmes motifs qu'eux. Il apprécie les petits faits de la vie quotidienne, les lieux sans apprêts, qu'il évoque en les transformant, par exemple pour exalter le sentiment de l'amitié (« De nouveau tu m'emplissais l'âme / Comme un frère ne le pourrait pas, comme jamais une femme ») ou, devant la nature, pour exprimer la faiblesse humaine ; ainsi dans la longue méditation après un voyage à Urach où il avait commencé ses études : « Au long des jours, des ans, tu [=la nature] restes immuable, / Et souffres sans douleur le passage du temps. »

La nature est aussi lieu du merveilleux, domaine des forces bienfaisantes ou pleines de malice. Ici, « l'étang s'agrandit, devient une mer », là on voit « un squelette / À cheval sur des ossements », ou "l'homme impavide" descendre au pays des morts, ou encore Greth la mauvaise commander aux éléments, tuer le fils du roi qui l'a négligée, puis « Elle, avec un lugubre chant, / Jette alors son corps à la mer ». On lira d'autres minuscules tragédies, mais aussi le conte des deux cigognes venues annoncer une double naissance ou celui des fantômes du tonnelier du château de Tübingen qui se manifestent de manière facétieuse.

Ce goût du conte, Mörike l'a revendiqué, notant qu'avec Grimm « Au merveilleux, j'ouvris mes sens : j'entrai dans le monde des fées, / Et la forêt devint plus claire, étrange le chant du coucou ! ». À la vie parallèle, celle où les lois naturelles ne sont plus observées, s'ajoute la rêverie qui modifie le réel selon le désir. "Rêver", "rêve", voilà des mots qui reviennent sans cesse dans les poésies, dès les premières écrites en 1820 : « Seul, en silence, sur mon siège / Je me berce de mille rêves ». On multiplierait les exemples, qui indiquent la difficulté à supporter le réel : « Si j'ouvre grand les yeux, je suis pris de vertige ; / Alors je les referme et je retiens le rêve. » C'est là encore un des motifs du romantisme européen, le gouffre entre les désirs et le vécu, et le refuge dans le rêve :

Le poète souvent s'exalte à des chimères,

Peines de cœur, belles amours imaginaires [...]

Je veux croire si fort sans bornes mon bonheur

Que souvent je me perds dans le rêve éveillé.

Ces amours imaginées sont souvent pleines de sensualité, le narrateur « dévoré de l'envie et du désir d'elle » demande à la femme de lui accorder une faveur : « Laisse-moi seulement plonger mon front, mes yeux, / Dans l'épaisse toison bouclée de tes cheveux », et il se souvient, lui dit-il, qu'« Au sang nos lèvres se mordirent / Ce matin, en nous embrassant » ; etc.

Amours imaginées, imaginaires : prétexte à multiples variations, motif d'écriture, comme le spleen dont on relèvera également l'expression : « Ce que je pleure, je ne sais, / C'est un mal qu'on ne connaît pas », ou : « Quelle mélancolie vient embuer mes yeux ? » Motif d'écriture, certes. Et Mörike insiste sur « le non-dit des mots et tout leur invisible », rappelle par une image que le poème ne naît pas aisément : « gratte encore un peu le sol : / La poésie , qu'est-elle d'autre ? », revient régulièrement sur ce qui compte avant tout, « retenir, grâce à la forme, / Tout cela [la beauté, la vie de la nature] pour l'éternité ! ». C'est là un programme qu'aurait approuvé en France un Baudelaire. Il faut lire Mörike !


Eduard Mörike, Poèmes / Gedichte, traduction, notice biographique et éditoriale de Nicole Taubes, introduction de Jean-Marie Valentin,  Les Belles Lettres, 2010.

Cette note a d'abord été publiée dans la revue Europe, 2011. 


1  Traduction par Louise Servicen, notice et notes de Jean-Claude Schneider, dans Romantiques Allemands, tome II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1973.

10/01/2012

Arno Schmidt, Scènes de la vie d'un faune

 

Août-septembre 1944

 

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Un chat s'approche, hésitant, m'adresse un regard timide, accompagné d'un petit rire gêné : je lui coupe une de mes trois rondelles de saucisson que je pose sur un bout de papier gras : — — Une vieille femme, perchée sur un vélo, zigzague dangereusement au milieu des gosses qui sortent de l'école.

Un chœur d'enfants  ânonnait avec conviction : « Brossons nos quenottes. Zoignons nos menottes. Avant de faire dodo. Pensons saque soir au Fuhrère. Il nous donne notre lolo.   Il nous protèze comme un père ! » Je n'ai pas pu me retenir d'aller jusqu'à la haie pour regarder ces mioches de cinq ans , en barboteuses, bib and tucker, sagement assis sur leurs bancs de bois. La sœur (qui venait de leur faire répéter cette monstrueuse litanie) était en train de distribuer des bonbons vitreux ; ils les mettaient alors dans un petit pot de fer blanc et touillaient avec application, jouant à les <faire cuire> : le régime capable d'inventer des choses pareilles ?! Mais je me suis alors rappelé que la première chanson qu'on m'avait apprise à l'école maternelle était : « L'Empereur est un brave homme (sic) : il habite à Berlin. » C'est sans doute ainsi qu'on enseigne partout les premiers rudiments d'<instruction civique> ! : Tous des salauds ! Oser pomper ce purin fétide dans des réceptacles innocents et sans défense ! Ou l'absurde rengaine du « Sang du Christ » ! : Jusqu'à l'âge de dix-sept ou dix-huit ans, les enfants devraient grandir dans une parfaite neutralité philosophique. Après, quelques cours sérieux suffiraient ! On pourrait alors leur conter alternativement l'histoire à dormir debout de la « Sainte Trinité » et la vaste blague du « brave homme de Berlin » et, à titre de comparaison, leur enseigner la filosofie et les sciences naturelles. Alors, les obscurantistes pourraient s'inscrire au chômage !

 

Arno Schmidt, Scènes de la vie d'un faune, traduit de l'allemand par Jean-Claude Hémery avec la collaboration de Martine Vallette, postface de J.-C. Hémery, 1991 [1962, Julliard], Christian Bourgois, p. 157-158.

09/01/2012

William Cliff, Immense existence : un poème et la recension du livre

                           

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                               An angel at my table

 

 

dès l'âge le plus tendre tu aimas chanter

la musique des mots dans les vers bien comptés

toujours avec toi tu emportais un recueil

pour y lire à voix haute et sentir les écueils

de la brutalité s'écarter devant toi


hélas un jour des « malins » à mielleuse voix

te conduisirent chez les fous pour te « guérir »

(n'était-ce pas folie ta manie de t'enfuir

toujours des autres hommes ?) oui six ans ils t'ont

enfermée avec des monstres dont le menton

poussé çà et là faisait d'affreuses grimaces

tu subis les électrochocs comment la masse

des horreurs plantées dans ton front n'a-t-elle pas

brisé ta résistance ? mais l'ancien combat

que tu menais depuis l'enfance avec la plume

dans tes gros doigts aux ongles noirs enfin rallume

ce goût insensé de chanter être poète

à la fin sera ta perpétuelle fête

(on te voit après ton tour d'Europe rentrer

sur les bords de Néo-Zélande on voit les prés

monter pour agrandir ton regard sur la mer

ou bien dans ta roulotte ouvrant tes beaux yeux verts

tu fais avec tes doigts noirs qui toujours cheminent

dans ta joie sur le clavier de la machine)

 

William Cliff, Immense existence, Gallimard, 2007, p. 73-74.

   Vous appréciez les vers comptés, dont on dit un peu vite qu’ils appartiennent à "autre temps de la poésie" ? Alors il faut lire Immense existence, où se succèdent divers mètres, de l’heptasyllabe à l’alexandrin, et des formes strophiques anciennes, dont la ballade – avec envoi : Prince d’Amour tellement séduisant / heureusement que tu viens en passant, etc. On relève des rimes embrassées (passe :ces/excès/carcasses), croisées (horizon/structures/qu’ils ont/nature) ou plates (coule/foule/cruelle/semelle), et même la très classique élision du e de encore quand elle est nécessaire pour éviter un vers bancal. Ce n’est pas dire que William Cliff écrit comme Lamartine. Sa métrique, très libre, ne s’embarrasse pas des règles d’un manuel, négligeant la prononciation du e dit « muet » quand besoin est, ou n’essayant pas à tout prix de rimer. Le lecteur reconnaît dans cette très brève description les pratiques du poète depuis le premier texte publié, qui annonçait à quoi devait servir le vers :
         

Ce vers de quatorze syllabes dont je suis si fier
         

 va-t-il me permettre de cracher le vivre amer
         

qui me brûle sur les lèvres, malgré la loi illusoire
         

 de la rime et des pieds dont je me charge sans y croire ?

(Homo sum, dans Cahier de poésie I, Gallimard, 1973, p. 145)

 

   C’est encore le « vivre amer »qui nourrit les derniers poèmes, mais malgré l’âge venu la solitude reste entière (« parfois j’ai de la peine à me retrouver seul »). Ce sont maintenant les souvenirs, et non plus le présent ou le passé proche, qui constituent le matériau de l’écriture. Souvenirs des amours ou des amants de rencontre, souvenirs des lieux de l’enfance et des parents. Souvenirs aussi des voyages : comment sortir du monde clos, des jours prosaïques si ce n’est en partant ? Sont évoqués Montevideo, Helsinki, Tokyo, Bénarès, Porto Rico, Atlanta, Saint-Pétersbourg, l’Espagne qui lui est chère. Regard attentif sur les choses et les gens, puisque qu’ailleurs « on voit la vie réelle » ? Il y a encore et encore comme une nécessité d’être ailleurs : l’image du navire quittant le port ou y accostant revient souvent dans le livre (« nous étions sur la digue regardant au loin / le bateau qui s’effaçait dans le crépuscule », « on attend le bateau on l’attend on l’attend », etc.). Cependant, le regard aigu ne découvre pas de paix et il semble qu’il faille toujours repartir pour « ne plus voir l’horreur d’être né sur cette terre / et d’attendre toujours que se lève le jour ». Rien d’étonnant, donc, à la présence de Rimbaud dans Immense existence ; non nommé il est évoqué lors d’un "pèlerinage" de Cliff à Charleville : « ah ! qu’il a dû souffrit ici l’Adolescent / et qu’il a dû sentir le poids de la misère ». Rimbaud est encore là dans un autre poème par l’emprunt d’un de ses mots (flache) et par le souvenir de Verlaine (« dans le vieux parc où Verlaine a chanté ».
Y a-t-il du malheur partout ? oui, et parfois « allons boire / afin d’oublier les méchancetés ». Ou bien séjournons dans une ville hors du temps, Venise, « pour oublier la vie réelle ». Il existe des moments de grâce, ceux donnés par la lecture, notamment par la poésie :

          toujours avec toi tu emportais un recueil
         

          pour y lire à voix haute et sentir les écueils
         

         de la brutalité s’écarter devant toi

   Cliff y ajoute ce que révèlent sans cesse les oiseaux, oiseaux marins ou merle, « oiseaux qui chantent […] / à gorge triomphante l’Existence Immense ».

Recension parue dans Poezibao en 2007.

 

 

08/01/2012

Georg Trakl, Nuit d'hiver, dans Œuvres complètes

Georg Trakl, Nuit d'hiver, Marc Petit, Jean-Claude Schneider

                                Nuit d'hiver

 

   De la neige est tombée. Passé minuit, tu quittes, enivré de vin pourpre, le quartier sombre des hommes, la flamme rouge de leur foyer. Ô les ténèbres !

   Gel noir. La terre est dure, l'air a un goût d'amertume. Tes étoiles se ferment en signes mauvais.

   À pas pétrifiés, tu longes lourdement la voie, les yeux écarquillés, comme un soldat à l'assaut d'un rempart noir. Avanti !

   Amères, neige et lune !

   Un loup rouge qu'un ange étrangle. Tes jambes tintent en marchant comme de la glace bleue et un sourire plein de tristesse et d'orgueil a pétrifié ton visage et le front blêmit dans la volupté du gel ;

   ou bien il se penche, muet, sur le sommeil d'une sentinelle qui s'est écroulée dans sa cabane de bois.

   Gel et fumée. Un blanc linge d'étoiles brûlent les épaules qui supportent et les vautours de Dieu lacèrent ton cœur de métal.

   Ô la colline de pierre. En silence fond, et oublié, le corps froid dans la neige d'argent.

   Noir est le sommeil. L'oreille suit longtemps les sentiers des étoiles dans la glace.

   Au réveil, les cloches sonnaient dans le village. Le jour rose entra, à pas d'argent, par la porte de l'est.

 

Georg Trak, Œuvres complètes, traduites de l'allemand par Marc Petit et Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1972, p. 125. 

07/01/2012

Raymond Queneau, Si tu t'imagines

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                         Le chardon

 

Quand bien même serai-je à l'étal de boucherie

Exposé dépecé comme un très pauvre bœuf

Quand bien même mon chef aux narines fleuries

D'un œil glauque attendrait l'oignon et le cerfeuil

 

Quand bien même mon ventre aux tripes déroulées

À la curiosité s'ouvrirait bien sanglant

Quand bien même mon cœur sur une assiette ornée

Rejoindrait mon cerveau, mon foie et mes rognons

 

Nul ne saurait trouver parmi mes côtelettes

Mes viscères et mes abats

Le chardon qui fleurit semé par la conquête

Que rien ne déracinera

 

Le vivace chardon qui plante ses racines

Dans les sols les plus secs et les plus rebutants

La chardon sans pitié qui frotte ses épines

Pour de rudes douleurs parallèles au temps

 

Raymond Queneau, Si tu t'imagines, "Le Point du jour",

Gallimard, 1952, p. 166-167.

06/01/2012

Walter Benjamin, Sens unique

 

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    Il n'y a rien de plus misérable qu'une vérité exprimée comme elle a été pensée. Dans un pareil cas sa transcription par écrit n'est même pas une mauvaise photographie. La vérité est comme un enfant, comme une femme qui ne vous aime pas : devant l'objectif de l'écriture, lorsque nous avons plongé sous le voile noir, elle se refuse à avoir l'air paisible et bien aimable. C'est brusquement, comme à l'improviste, qu'elle veut être effarouchée, chassée de la rêverie où elle est plongée, et être effrayée par une émeute, de la musique, des appels à l'aide. Qui voudrait compter les signaux d'alarme dont est pourvu l'intérieur d'un véritable écrivain ? Et « écrire » ne signifie rien d'autre que les mettre en action. Alors la douce odalisque sursaute, tire à elle la première chose qui lui tombe sous la main dans la pagaille de son boudoir, notre crâne s'y enveloppe et, presque méconnaissable, adresse ainsi la parole devant nous, en chuchotant, aux gens. Mais comme elle doit être bien faite, et avoir le corps rayonnant de santé, pour ainsi paraître parmi eux déguisée, traquée, et pourtant triomphante et adorable.

 

Walter Benjamin, Sens unique, précédé de Enfance Berlinoise, traduit de l'allemand par Jean Lacoste, Les Lettres nouvelles - Maurice Nadeau, 1978, p. 228-229.

05/01/2012

Jacques Demarcq, Nervaliennes

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                L'air de l'eau, un opéra

 

                                   8. L'allo

 

                                     SOLO

 

Le crépitement du feu s'éloigne. À l'abri sur un ilot de l'étang, Audine aperçoit Sylphe qui la rejoint à la nage. Mais elle ne pense pas qu'à lui.

 

Torbuche est affreux pour sau-

ver les bois des flam-

 

drait qu'il pleure à flot à seau

pour stopper ce feu qui fau-

ch'tout sur sa route comme un sau

 

-vage oh quel carnage la fo

-rêt va mourir sous l'assaut

 

avec les araignes haret anémone asperula bergeronnette amanite belette bolet buis bufo blaireau bouvreuil carpe colvert scarex scarabée clématite cunniculus


la pluie la pluie seule peut lui

rafraîchir un peu l'esprit

à cette tête brûlée qui si

 

dure pour les feuilles n'entend point

 

que sans elles sans leur oxy

gène à la fin lui aussi

sans gêne il sera occis

 

et hêtre hermine églantier érable héron hérisson écureuil effraie furet fraisier faisan phallus impudicus fouine phyteuma fourmi fougère foulque faucheux violette fauvette

 

ce buffle il y va trop fort

pire qu'un bull-dozer transfor

 

mant toute les bêtes en béton

et les gardons en goudron

les villes comme des champignons

 

prenant le terrain des spores

pour la route ou l'astroport

 

Chez les chêne chenille genêt girolle grive gallimula hyla limace lierre linotte lérot luzule lombric loutre mélique merle moustique myrtille mésange millepertuis millet muguet mûre mus musculus

 

[...]

 

Jacques Demarcq, Nervaliennes, "en lisant en écrivant", José Corti, 2010, p. 43-44.

04/01/2012

Fabienne Raphoz, Jeux d'oiseaux dans un ciel vide, augures

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           Swiftizzall


 

Comment remplir le ciel ?

 

                                                    ne jamais se poser

 

le bleu fantôme les écrit partout

mains noires des shamans aiguilleurs


À quelques pics blancs près

serait l'esprit de l'air sillonné

sillon d'ailleurs dirait tous les traits

                                                       fuiterait l'air


               aéronaute


le creuserait


si le regard filtrait

ce bleu

ce bleu-là tourneboulé

 

de leurs cieux


Fabienne Raphoz, Jeux d'oiseaux dans un ciel vide augures,

Genève, éditions Héros-Limite, 2011, p. 40.