25/12/2013
Jean Tardieu, Formeries
Comme bientôt
(Grains de sable les étoiles)
Comme
j'entends déjà
mourir ma raison ma mémoire
dans les chantiers déments de l'avenir
soit que j'ouvre la porte
ou que je la referme sur
l'obscurité qui m'enfante et qui m'efface
et qui livre au néant radieux le réel
toujours promis aussitôt dérobé
bientôt
ne seront plus les signes de tous noms
que grains de sable au fond des arches creuses
où fut le tendre globe de nos yeux et où
circule et se dérobe nu
le solitaire espace
et sonneront les sons des mots
toujours repris et déformés de bouche en bouche
et déjà dans ma voix
depuis longtemps
ils se sont sans rien
dire entrechoqués jusqu'à
l'éclatement
et redisant et redisant rabâchent
un seul époumoné murmure
car c'était toi oui c'était moi
l'un qui profère l'autre se tait
l'un qui parle et l'autre entend
si c'est lui c'est aussi moi
c'est vous aussi mais nul ne vient nul n'apparaît
pour interrompre ou désigner
l'origine et la fin sinon
cet astre obtus porté vers l'astre
et cent mille qui viennent
vers cent mille autres qui s'en vont
en s'enfonçant dans cette nuit
inconcevable
où le miracle me fascine m'éblouit
me fait vivre me tue
mais sans remède
Jean Tardieu, Formeries, Gallimard, 1976,
p. 35-36.
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22/06/2011
Ivar Ch'Vavar, Travail du poème
Le réel n’est pas ce que je vois, parce que je ne vois pas ce qui est là (pourtant bien là). Je ne vois rien du tout de ce qui est là. — Ce que j’appelle l’effet de réel, c’est quand je vois ce qui est là. Cela m’arrive. — Soit dans la "réalité" (immédiatement), soit dans une œuvre, par exemple en écoutant un morceau de musique, regardant un tableau ou un film, lisant un poème ou une page de roman. — Je n’ai jamais pu admettre qu’une œuvre soit moins "réelle" que la "réalité". On appelle souvent poésie l’œuvre où se produit un effet de réel : qui fait qu’on accède au réel, une sorte d’"illumination" ou je ne sais pas quoi qui fait qu’on voit, et que soi-même on devient réel, on est, on ne souffre plus du "trop peu de réalité", et c’est l’harmonie des Navahos ou la vie unitive des bouddhistes : le réel… On peut appeler poésie l’acte créateur qui constitue cette œuvre et donne à travers elle accès au réel… Souvent faut-il l’intercession d’un créateur pour voir ce qui est. Les peupliers de Monet sont là et les vieux souliers de Van Gogh, les rochers de Cézanne, on apprend à voir en regardant ces tableaux ; et la musique de Bach, de Nielsen ou de Schnittke, on apprend à entendre la musique du monde. Le monde est là et un talus de Rimbaud est là, un ciel de Pierre Jean Jouve ; et Thomas Hardy ou Bernanos, Dostoïevski nous montrent des hommes et des femmes réels, et quand on lit Soleil hopi de Talayesa il y a des parois rocheuses qui sont là vraiment, présentes verticalement. — L’art n’a pas d’autre message. Ou s’il en a d’autres, ils n’appartiennent pas au même plan (plan du réel), le seul message de l’art, c’est que le réel est là, qu’il faut seulement tomber de le voir, comme qui dirait, et on est dans l’harmonie, ou l’acuité ou l’évidence, je ne sais pas comment vous appelleriez ça.
Ivar Ch’Vavar, Travail du poème, Préface de Laurent Albarracin, édition des Vanneaux, 2011, p. 121.
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