21/06/2016
Christian Prigent, Les Amours Chino : recension
Une aventure de lecture
La lecture des Amours Chino est difficile et c’est bien une aventure de l’entreprendre, dans la mesure où l’on abandonne très vite l’idée de retrouver la logique à l’œuvre dans la quasi totalité des romans publiés. Ce qui apparaît rapidement, c’est « le mélange d’une élocution littéraire sophistiquée à des effets d’idiotie bouffonne »(1). Je m’attacherai à décrire cette « ruse rhétorique » (idem) par laquelle le texte échappe à la figuration, à l’ornement, au sens donné.
Le livre se présente, dans un avertissement en ouverture, comme continuant Les Enfances Chino
(2014) : défini comme une « dévalée d’adolescence à sénescence », il comprend des éléments biographiques, « Exclamation rétro-éberluée pas loin de la ligne d’arrivée : « Ah, nos amours ! » » (p. 9). C’est un roman en vers, ce qui aujourd’hui apparaît sans doute paradoxal à beaucoup de lecteurs. Les exemples en français non pas de romans en vers — on cite (toujours) Chêne et Chien de Queneau —, mais d’ensembles de vers avec pour matériau principal la biographie, ne sont pas rares ; au hasard : Une Vie ordinaire (Georges Perros), Marcher au charbon et la suite (William Cliff), Autobiographie au père absent (Jean-Luc Sarré).
Roman ? Les Amours Chino en conserve les caractères connus, avec des personnages (Chino, des femmes, divers comparses), une histoire (celle de Chino), des chapitres — 18, de longueur inégale — dont certains titres laissent prévoir une histoire (‘’Chino au bocage’’, ‘’Chino surpris par l’amour’’), d’autres un épisode de la vie en société (‘’Chino Mao’’) ou une réflexion sur un écrivain (‘’Chino lit Diderot’’). L’ensemble compte 285 poèmes toujours composés de 3 quatrains ; les vers ont majoritairement 11 ou 9 syllabes, souvent mêlés, quelques-uns de 7 syllabes, mais on lira aussi des vers de 10 ou 12 syllabes. Ils sont presque toujours rimés ou assonancés (dunes/légumes ; bombe/ombre), la rime étant parfois pour l’œil (botox/porno x ; skype/prototype) ou absente (passé/en/plage/image (58) ; thé/ras/pieds/graviers (90), etc.). Indications sommaires, plus intéressants sont divers éléments qui perturbent la lecture au point de la miner.
Commençons par le plus visible : on lit des enjambements tels que le mot en fin de vers se trouve coupé (impéti/Go ; l’a/Rtiste ; etc.), jusqu’à rendre la restitution orale difficile (il le v/Eut). La lecture fait apparaître la fonction quelquefois burlesque de ces coupures — je retiens un exemple : « Ah qu’alibi Madame soit la libi /Do que nulle image en pierre ido/Lâtrée » (112) ; on relèvera des dizaines de jeux analogues avec les sons, comme « on/Ne voit pas c’est con mais qu’on sait là » (231), leur compréhension n’étant pas toujours immédiate : « conden/S & fendu » (64). Le mot tronqué peut former avec son complément un calembour : « ébulli/Sillons » (85), « un petit mot char/Mant songe » (282) ; etc. ; il a aussi une fonction sémantique forte, comme le montre l’usage du mot ‘’con’’.
Dans un poème du chapitre ‘’Chino Mao’’, où se succèdent des parodies de la pseudo formation reçue par les militants, la coupe du mot à la rime met en relief ce qu’était l’endoctrinement dans les groupes maoïstes français des années 1970 : « Camarade tu notais au logis mon / Progrès en idée mon top niveau de con/Science » (143). Mais ‘’con’’ est beaucoup plus souvent au sens de ‘’sexe féminin’’, partie d’un mot à la rime et en relation avec ‘’cul’’ : « cu/Lottes – con/Ciliante » (319). On relèvera plusieurs fois à la rime ‘’con’’ (= ‘’idiot’’ ou ‘’sexe’’), ‘’cul’’, et une série de mots relatifs au corps (féminin ou masculin) et à l’activité amoureuse : seins, toison, moniche, fente, sexe, déduit, queue, fesse, nue, couilles, bite, foutre, foutré, baiser, putain, (je) jouis, libido, cœur, amoureux, amour, je t’aime.
Il s’agit bien de trouver une forme en exploitant les possibilités des discours classiques. Ainsi, l’allitération et l’assonance, vantées par les manuels, peuvent être accumulées au point que les vers deviennent difficiles à lire : « …ou pas (plutôt pas) plus un pas plu/Tôt vita évitée nova zéro bo/Bo d’alibi de libido no/Sanglots d’émoi en gloire ni glu//etc. », 338. C’est pourquoi aussi des rimes en usage chez les Grands Rhétoriqueurs de la fin du xve siècle sont reprises, comme les rimes annexées qui veulent la reprise de la rime au début du vers suivant : « amères/Mères, acier/Scié, gravier/&, mer/Merdeuses, sur/Surfaces ; etc. (314). Sont également introduits de nombreux anagrammes (comme « rosies d’osiers », 53, « en outre troue », 114 ; etc.), un acrostiche (27), un oxymore (« astre énorme noir aveuglant », 91), des onomatopées (plic ploc, miam, zzz, crac, plouf, bzzz, etc.), des calligrammes (V pour le sexe féminin), des formes anciennes (onc, emmi, jà, sade (pour ‘’sexe féminin’’), etc.), un vocabulaire familier (grolle, deuze) ou régional (drache, s’achienner), des néologismes (inardeur), des élisions (audsus, d’poule), le remplacement d’un mot par un chiffre (« Lame 1 » se lisant ‘’la main’’).
Ce qui est également remarquable, quand on abandonne l’attention à la métrique, c’est l’abondance des références ou des allusions aux œuvres. Rien de nouveau chez Christian Prigent, certes, cependant dans ces courts poèmes l’intrusion de noms, de citations (avec ou, le plus souvent, sans nom d’auteur) et de fragments plus ou moins reconnaissables, accentue le caractère polyphonique de l’ensemble ; à la pluralité des jeux dans la langue se mêle la pluralité des voix venues d’autres livres, d’autres langues, d’autres moments de l’Histoire. Cela commence par le titre même, Les Amours Chino (comme Les Enfances Chino), qui calque la syntaxe du Moyen Âge — voir Les Enfances Ogier, Les Enfances Vivien, etc. —, syntaxe conservée dans Hôtel-Dieu. Le Moyen Âge est également présent avec l’allusion à l’épisode du « sein de Guinier » et de « Caradoc au Gros-Bras » (35), pour le moins sibylline quand on ignore un petit roman qui continue le Perceval de Chrétien de Troyes. Résumons : un serpent s’est enroulé autour du bras de Caradoc, Guinier présente son sein au serpent qui le mord, le frère de la jeune fille lui coupe le bout du sein en voulant tuer le serpent, bout qui sera remplacé par la bosse d’or d’un bouclier… Cette histoire apparaît à propos du séjour de Rousseau à Venise et de sa relation à La Zulietta : « Je m’aperçus qu’elle avait un téton borgne » (Confessions), soit chez Prigent « un pneu raplapla côté ro/Ploplo » (34).
Il n’y a aucune homogénéité temporelle dans la mosaïque des voix introduites, de Virgile à Baudelaire, de Heine à Beckett, de Rubens à Giacometti, de Hölderlin à Proust, de Corrège à Jarry, du texte (de Clemens Brentano) d’un lied de Brahms à une citation de Joyce…, et cette homogénéité est explicitement refusée par le fait que les langues se mêlent : le français, l’allemand, l’anglais, l’italien, le grec, le latin, le japonais. Rimbaud donne un titre, « 1958, « en cette jeune Oise » » (53) et une parodie : « Si j’ai du goût c’est pas pour la terre/(dinn ! dinn ! dinn !) ni pour les pierres » (37), où l’on reconnaît ‘’Alchimie du verbe’’ ; « Et l’unique cordeau des trompettes marines » d’Apollinaire est adapté en « fin des lunatiques corps/D’eau des trempettes marines » (183). Chino lit Diderot(2) et écrit en reprenant des fragments de lettres à Sophie Volland, et emprunte ailleurs aux lettres de Sade ; dans (1987, imitation), in memoriam G[eorges] B[ataille], la variation à partir des mots ‘’tombe’’ (= tombe et tomber) et ‘’robe’’ provient d’une phrase de Bataille(3) : « Je pense comme une fille enlève sa robe. » Ne pas oublier que Prigent se cite, reprenant Étude de nu, et qu’à côté d’une allusion à Jaufré Rudel ou à la Dame du Lac, il donne le titre d’une chanson (« Cry baby cry ») des Beattles et le nom de groupes punk (Clara Vénus, Siouxsie).
Ces relevés pourraient laisser penser que Les Amours Chino est un étrange magma de voix discordantes, ce qui oblige à lire deux ou trois fois bien des poèmes. On peut répondre que « la dimension de l’illisibilité est intrinsèque à ce type de rapport particulier à la langue et au réel qu’on appelle littérature »(1). Ce roman est une forme « plutilingue, selon le mot de Bakhtine, pour que quelque chose du réel, impossible à restituer, soit perçu, quelque chose que Christian Prigent nomme, comme Beckett, l’« innommable » ». On peut répondre aussi que cette langue sans cesse en mouvement dans laquelle sont écrits les poèmes est, toujours, jubilatoire.
Pour conclure, si l’on isole des fragments de ces Amours Chino, s’esquisse quelque chose de la manière dont Christian Prigent vit le réel, même si « maudit/Soit ce dégoulinement de soi » (175). Je retiens un regard souvent désabusé sur lui-même et la société contemporaine — « la vie ça pue » (281), « la nature pue » (289), et le sentiment de la mort, de la décomposition toujours proche : « rien à dire qui dure » (289), « tout est vou/É aux ruines jeunes béton » (323). Je retiens aussi les très nombreuses occurrences de ‘’bleu’’ (et dérivés), dans Les Amours Chino couleur ambiguë, positive et négative, « Car le blues du cul cinglé est bleu (couleur/De la douceur buée-de-ciel de la douleur) » (231).
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- Dans Silo, sur le site des éditions P. O. L , où Christian Prigent reprend des essais et des entretiens publiés dans des revues et des volumes collectifs.
- Prigent a publié Suite Diderot (Ficelle, 2011)
- Georges Bataille, L’expérience intérieure, Gallimard, 1954, p. 216.
Christian Prigent, Les Amours Chino, Roman en vers, P.O.L, 2016, 350 p., 15 €. Cette note de lecture a paru sur Sitaudis le 5 juin 2016.
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16/06/2016
Christian Prigent, Les Amours Chino
Chino lit Diderot
(Adieu)
Adieu ma tendre amie adieu bonsoir eh
Bien adieu adieu adieu mon amie &
Adieu ah ! adieu âmes célestes eh bien
Adieu les jolies promenades adieu vingt
Fois ma bonne amie ! courage ! & adieu oui
Adieu non à demain adieu je l’ai dit
Mille fois adieu ai-je assez bavardé ?
Adieu, que désiré-je ? à moi ! adieu, eh !
Adieu à moi à mon secours adieu oui
Adieu pour la troisième fois hélas si
Je l’ai dit adieu mais qui m’échauffa c’est
Vous oui : réponse sur le champ s’il vous plaît
Christian Prigent, Les Amours Chino, P.O.L,
2016, p. 213.
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02/05/2016
Christian Prigent, Les Amours Chino
Après Les enfances Chino (2013), roman en prose,
une suite en vers, Les Amours Chino, est
disponible aujourd’hui en librairie.
VI Chino à sa Dame
I
(1994, autoportrait patheux)
Madame je ne vis qu’en étonnement
Furieux en ahuri primal ou congé
Nital mon œil furibond natif il s’en
Fonce et me recule assez loin enragé
Des mondes abondants posés sur le gla
Cis de flotte asphyxié gigotant pour ne pas
Couler — à ma périphérie tétanos
D’espacetemps dans la cuirasse os
Tensible des significations (acta :
Professeur en explicitation d’émoi
Abstracteur de ma quintessence extra
[Con]testeur de mes données comprenez-moi)
Christian Prigent, Les Amours Chino, P.O.L, 2016,p. 107.
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23/04/2016
Christian Prigent, La Vie moderne
(une petite panne)
Joue la moderne un peu question sexe et va
Pas t’écouter cuvette auto-déplora
Triste ô pâle ahuri touriste à pas sa
Voir à quel sein vouer tes desiderata.
C’est fête la fesse et la chair non oui oh
Oui je dis j’obtempère et si mon petit
Doigt va dans des trous gais goûter le coulis
Des perplexités ça va ça va mollo
La libido (zéro alibi : au trot !),
Mais le vache accroc c’est madame qu’on pâme
À ne pas savoir où l’immiscer son âme
Parmi l’incarnate promiscuité, no ?
Christian Prigent, La Vie moderne, un journal,
P.O.L, 2012, p. 57.
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25/12/2015
Christian Prigent, Joyeux Noël quand même
JOYEUX NOËL QUAND MÊME
Certes comm' d'hab en deux mil quinze
Re v'là papa Noël qui rince
Mais sans débouler sur son renne
Nous gaver le sabot d'étrennes
Vu que (primo) zéro flocon
Pour le traîneau (deuzio) que l'ont
Bloqué («Ausweis !») nos militaires
Avec les migrants aux frontières
Au motif que quoique pas noire
Sa barbe est grave ostentatoire
Et pas de crèche (non laïque !)
Aux gourbis de la République
Quant aux beaux pacsons sous rubans
On les a fait péter (pan ! pan !)
Des fois qu'on leur aurait caché
Dedans des bombes (pas glacées)
Christian Prigent, inédit
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11/07/2015
Christian Prigent, Berlin sera peut-être un jour
Douceur de Berlin
Pourquoi, si on n’y est contraint par le gagne-pain, vit-on dans les grandes villes violentes ? Sinon pour y connaître sensuellement l’épaisseur physique, imagée, architecturale, politique, sexuelle des contradictions de la vie vivante (de la vie justement volubile, malade, conflictuelle, désirante, angoissée : de la vie jouissive).
On ne vit pas dans les grandes villes pour s’y identifier à la manie activiste des tintamarres, des fureurs, des spectacles éclatants. On y cherche l’inquiétante étrangeté qui passe entre le raffinement civilisé (vie culturelle branchée, tourbillon des distractions, pointes alertes du débat politique), le circulation sauvage des haines, des ambitions, des conflits sociaux et l’indifférence méditative aux rumeurs du temps, la taciturnité créative protégée des bavardages mondains. On y veut la solitude énormément peuplée, la brutalité des hordes embétonnées. On veut aussi, visible, disponible, sa sublimation symbolique (musiques, films, livres). Et on y veut en plus une manière d’aménité conviviale, un charme, une saveur tendre. On s’y pose donc pour y tremper son âme et son corps à la contradiction inarraisonnable entre dépense trépidante et calcul des rétentions économiques — c’est-à-dire qu’on vient y souffrir et y jouir de cette tension impossible dont on se bande la vie.
Christian Prigent, Berlin sera peut-être un jour, éditions la ville brûle, 2015, p. 58-59.
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08/04/2015
Bruno Fern, Typhaine Garnier, Christian Prigent, Craductions : recension
Christian Prigent, Vanda Benes, Typhaine Garnier
Bruno Fern
Il y a une longue tradition de jeu avec les homophonies dans la langue et il n’est pas besoin de chercher longtemps des exemples dans les pratiques quotidiennes, de l’enseigne Diminu’tif à l’aide-mémoire Mais où est donc Ornicar ?, de la publicité Un monde se crée, un monde secret aux locutions comme Vieux comme mes robes ou Fier comme un p’tit banc. Et les lecteurs du Canard enchaîné font leur provision de calembours chaque semaine. Les auteurs citent Hugo et, abondamment, Jarry, en renvoyant aussi à Brisset, Khlebnikov, Biély, Desnos, Leiris — ajoutons Alphonse Allais. Le jeu avec une autre langue, soit proposer un énoncé compréhensible en français à partir, ici, du latin, est plus rare. Mais on pense tout de suite à Louis Wolfson(1) et à son impossibilitéde lire et d’entendre l’anglais qui, pour survivre, adaptait quasi immédiatement texte et sons par homophonie, dans plusieurs langues — tout en gardant un sens acceptable.
La veine de ces Pages rosses est dans la lignée de Jean-Pierre Verheggen ; hommage liminaire lui est rendu, ainsi qu’à l’inventeur, Pierre Le Pillouër, du mot valise craduction, crade (crado, cradingue) + traduction ; crade, comme on sait, est formé à partir de crasseux, comme cracra. Où est la saleté ? « Une craduction est une traduction. Mais sachant qu’un sens ne se perçoit qu’entendu via des sons, elle transpose d’abord, plutôt que les significations, les sonorités qui les engendrent. » (p. 9) Jeu de lettrés, certes, puisque la mise en relation de la locution latine et de sa traduction jouée ne peut être comique qu’à la condition de pouvoir traduire réellement le latin. Sage précaution, mais aussi invitation à poursuivre le jeu : à la manière des éditions anciennes du Petit Larousse, les auteurs ont repris dans des "pages roses" (d’où le titre), par ordre alphabétique, la totalité des locutions et expressions utilisées, en donnant leur origine, quand besoin était, et leur traduction.
Le caractère systématique du jeu conduit à distribuer les craductions dans des rubriques, et c’est le cadre de la vie quotidienne qui organise le classement(2) : "La vie de famille", "La vie amoureuse", "Hygiène et santé", etc. On joue, certainement, mais les titres indiquent que les auteurs ne font pas que trouver des homophonies. Outre que ce genre d’activité est excellent pour bien comprendre les ressources des langues — et il serait bon que la pratique de l’homophonie soit systématique dans l’enseignement —, l’accumulation des craductions dans un domaine aboutit à esquisser un tableau critique des mœurs contemporaines. Les auteurs, outre qu’ils expliquent avant la partie "pages roses", le fonctionnement de la craduction, esquissent son caractère salubre : on s’y reportera.
Pour le fonctionnement, quelques exemples montreront les vertus de l’exercice pour améliorer la pratique de la langue. On reproduit le plus fidèlement possible les sons : Pater familias s’entend donc "Pas taire femme il y a", qui devient en bon français : « Hélas sa femme ne veut pas se taire ». Le mot latin peut correspondre, par sa prononciation, à un mot français et l’on peut, avec des adaptations mineures, avoir une équivalence : Persona non grata se transforme aisément en « Plus personne à gratter ». La correspondance entre la prononciation du mot source et celle d’un mot français aboutit à des modifications plus subtiles : dans Vis comica (traduit par « pouvoir de faire rire », dans les pages roses), vis = vice = péché, donc pour la craduction : « péché, c’est marrant ». Autre exemple d’interprétation, le mot latin est décomposé en ses syllabes : Confer (« se reporter à ») équivaut alors en français à : con + fer, ce qui devient « Piercing pubien ». On comprend que la plasticité des sons autorise des interprétations différentes du même énoncé ; soit le célèbre Tu quoque mi fili, il donne lieu à deux craductions : « T’es cocu, filou ! » et « Tout coquet le fiston ! ». On peut aussi lire d’autres langues dans l’énoncé source en latin ; ainsi dans Volens nolent, pourquoi ne pas lire un "no" anglais ? donc, on aboutit à « Au volant sois pas lent ». Un dernier exemple où l’homophonie emporte la langue : Audi alteram parte (« Qu’on entende l’autre partie ») est bien un énoncé pris dans l’actualité : « J’ai abîmé la portière de ma voiture allemande ».
Mais toute règle, comme on apprend dès l’école primaire, a ses exceptions, et il en fallait aussi dans ces Pages rosses ; etc. se traduit sans peine par « Qui en a trop fait le garde pour soi ». Pages rosses : un vrai régal, à lire pour changer la morosité des veillées, et à poursuivre.
Bruno Fern, Typhaine Garnier, Christian Prigent, Pages rosses, craductions, Les impressions nouvelles, 98 p., 9 €.
Cette recension a paru sur Sitaudis le 26 mars 2015.
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1. Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, Connaissance de l’inconscient / Gallimard, 1970.
2. Voir pour des classements analogues, Christian Prigent, La Vie moderne, P.O.L, 2012.
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17/02/2015
Christian Prigent, Entretien sur Arno Schmidt
Arno Schmidt
– À vos yeux, la littérature française offre-t-elle des œuvres qui font au français ce qu'Arno Schmidt fit à l'allemand ?
Ch. P.
— Il me semble que dans la littérature française du siècle dernier, les écrivains qui ont « fait » quelque chose à la langue œuvraient plutôt dans le genre poésie et les « grandes irrégularités de langage » initiées par la « révolution poétique » des années 70 du siècle précédent (Lautréamont, Mallarmé, Rimbaud, Jarry...). Même si, souvent, ce fut pour mettre en cause (voire pour récuser) l’idéologie poétique elle-même (Artaud, Bataille, Ponge, Denis Roche...). Ou pour détourner l’outillage poétique (rythmique, ritournelle, écholalie, polyphonie..) et le faire travailler dans la prose narrative (Beckett, Guyotat) ou le drame (Novarina). Côté roman, au sens à peu près strict du label, je ne vois vraiment rien qui ait eu la rigueur refondatrice qui anime le réalisme analytique de la prose schmidtienne (trouver, comme il le dit lui-même, « une structure de prose plus conforme aux modes de l’expérience humaine », faire de l’écriture un acte de « description et d’éclaircissement du monde par le mot »).
Bien sûr Proust (mais la langue de Proust, en gros, est classique). Bien sûr Céline (mais le « métro émotif » relève d’un lyrisme qui n’a rien à voir avec le raide grincement sablonneux de la prose de Schmidt). Dans les années Schmidt (vers 1952/1960, donc), la prose française moderne, c’est le « nouveau roman ». Rien, à mon sens, qui y soit au niveau de l’exigence méthodique et de l’inventivité stylistique qu’on apprécie chez Arno Schmidt.
X :
– Robbe-Grillet ?
Ch. P.
– Je l'ai à peine lu, et fort tard (trop tard pour que cette lecture ait compté). Autour de moi, dans les années 1970/1980, cette œuvre ne jouait aucun rôle. J'en avais pris connaissance surtout à cause de sa polémique contre Francis Ponge (qui était pour moi un modèle théorique et pratique), dans Pour un nouveau roman. Plus tard (1989), j'ai passé quelques très charmantes heures avec Robbe-Grillet, à Berlin. C'était gai, fort peu « littéraire ». J'aimais sa causticité provocante et sa façon de distiller distraitement des vacheries. Ça ne m'a pas fait aimer beaucoup plus ses livres (surtout ceux qu'il publiait à l'époque).
J'ai davantage lu Claude Simon. Et dit dans Ceux qui merdRent (1993) ce que j'avais à en dire.
X
– Voyez-vous quand même quelques auteurs qu'on pourrait, sans brader l'épithète, qualifier de « schmidtiens » ?
Ch. P.
– Vraiment, je doute que Schmidt ait été beaucoup lu par les écrivains français. Et je ne crois pas qu’il ait eu une influence. Sur les textes de ceux qui écrivent aujourd’hui un peu différemment de ce qu’attend la commande médiatique et marchande, on voit assez bien les marques (souvent délavées) de Beckett et de Duras ; le souvenir aussi de Gertrude Stein, de Thomas Bernhard. Mais Arno Schmidt... Non, vraiment. Peut-être faudrait-il aller voir du côté de ce prosateur extraordinaire qu'est Onuma Nemon (qui a lu Schmidt). Le seul, à ma connaissance, qui serait effectivement « schmidtien » (mais je ne sais pas s'il a lu Arno Schmidt), c’est le très remarquable Hubert Lucot – dont la prose narrative poursuit effectivement un effort semblable d’élucidation de l’expérience (le souvenir) et d’invention de formes (lexicales, syntaxiques, typographiques...) adéquates à cet effort. Mais Lucot est plus... français: plus stylistiquement maniériste, plus psychologique, plus obsédé par le nombril autobiographique, et (aujourd’hui, en tous cas) plus politiquement déclaratif.1Ou: «formes de prose exactement adaptées aux différents mécanismes de la conscience et modes d’expérience » (in Calculs, 1, 1955)
.
X
– Qu'est-ce, selon vous, qu'une influence littéraire, et comment définiriez-vous celle qu'Arno Schmidt a pu exercer sur vous ?
Ch. P.
– Une influence littéraire s’exerce dans le temps de formation d’un mode d’expression propre. Une œuvre propose soudain, de l’expérience (du « réel »), des modes de symbolisation qui viennent, comme dit Rimbaud, « affiner » votre « optique », outiller votre vision et formaliser l’expérience d’une façon qui paraît. Alors on s’applique à comprendre ses procédures, à apprendre ses façons et à user de ses outils. Mais bientôt, voici que ces formes de représentation-là deviennent à leur tour impertinentes, inadéquates – et qu’elles sont perçues comme un nouvel écran entre le monde et vous. Il faut donc leur donner congé, pour traverser autre chose. Ce pourquoi l’amour des Maîtres est toujours un amour ambivalent : il faut tuer les Maîtres, aussi – pour trouver sa voix. J’ai connu cela avec Rimbaud et les poètes surréalistes (dans les années 1960), puis avec Ponge (années 1970), puis avec Denis Roche (idem). Rien ni personne depuis. Arno Schmidt est entré bien trop tard dans ma bibliothèque pour avoir eu sur moi la moindre « influence ». Je ne l’ai lu pour la première fois que vers 1992, alerté par Pascale Casanova, schmidtienne enthousiaste, qui trouvait quelque rapport entre les écrits de Schmidt et ce que je venais de publier côté fiction (Commencement, 1989) et côté théorie (Ceux qui merdRent, 1991). C’était trop tard pour intégrer cette marque nouvelle : les questions qui me travaillaient, les formes dont j’avais besoin pour traiter ces questions, c’était déjà en place. Mais ce que je lisais dans Calculs, par exemple, me semblait effectivement très proche des préoccupations stylistiques qui étaient les miennes dans mes livres de prose.
X
– Quelle est votre pratique de ses textes ? (sauts et gambades ? linéaire ? plusieurs livres simultanés ?)
Ch. P.
– Encore une fois : découverte très tardive, pratique très sporadique, connaissance très lacunaire. J’ai été enthousiasmé par quelques textes, comme le Paysage lacustre avec Pocahontas. Et été, comme j’ai dit, très intéressé par les écrits théoriques (Calculs). Mais je n’ai rien creusé, ni complété (je le regrette bien, croyez-le). Sans doute parce que trop pris, dans les années où cela aurait été utile et possible (entre 1992 et aujourd’hui), par le travail sur mes propres livres, d’une part ; et, d’autre part, par mon attention à ce qui apparaissait d’un peu neuf en France dans le domaine poétique.
13 septembre 2009, inédit (Pour un volume collectif sur l'œuvre d'Arno Schmidt).
Christian Prigent, dans SILO, sur le site des éditions P. O. L
Les œuvres d'Arno Schmidt (1914-1979) ont été traduites en français chez Christian Bourgois et aux éditions Tristram.
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02/02/2015
Christian Prigent, Grand-mère Quéquette
éloge du cochon
Après les enfants, on distingue les bêtes, peintes en mur du fond au gras de fumée comme sur les parois d’Altamira. Elles assurent bien, les bêtes de profil perdu en guirlandes queue leu leu tête bêche, le corps du décor. Prière à leurs pieds, pensée en ferveur : beau-doux animaux, que dire de vous ? Les mots, bien forcé, ont peu de recours face à vos atours privés de paroles. Bêtes, quand vous me faites peur d’être sans savoir même que vous êtes, ou quand, par dégoût d’être qui je suis comme imprécision parmi créatures ou œil d’inquiétude à fleur du bouillon placide des textures, j’aspire à penser pas plus que vous-mêmes angéliquement en poils de slip isothermique, bêtes, quand je vous aime de rien dire de mal puisque dites rien et d’aller vers rien puisque toujours là à l’endroit prévu dès même le début d’avant les débuts, bêtes, quand je jalouse vos inclinations de végétation en toute insolence dans l’indifférence, bêtes, quand par prudence, ou dol, ou pétoche, j’ai de la tendance à du réticent en intelligence, bêtes, quand je m’active à aimer sommeil d’abrutissement en cul de bouteille, consommation d’hontes, festin de caca au moins en virtuel, croupi en pipi de pure idiotie, stage en bouillasson jusqu’à la tignasse, appétit de soupe faite de crottes de biques, boufftance de bouillie de refrains dingos et glapis tordus en parler gaga — bêtes vous me montez sans cesse à la tête et j’aime le trou que cette pensée douce d’ébriété fait dans la fatigue qui rend mon cerveau à force de fuites en complexités démantibulées par des anxiétés plus mou que cervelles. Bêtes, merci de tuer au moins quand je dors tout parler en accent humain. Bêtes, merci d’abattre à ras des gadoues l’instinct de ciel vide qui énerve ma tête.
Christian Prigent, Grand-mère Quéquette, P. O. L, 2003, p. 139-140.
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15/12/2014
Christian Prigent, La langue et ses monstres : recension
Il est réconfortant de constater que la littérature, la poésie suscitent toujours des études théoriques de la part des poètes (et non des moindres) : Nathalie Quintane (Les années 10, La Fabrique), bientôt, Philippe Beck (Contre un Boileau, un art poétique, Fayard, en janvier 2015)(1), et Christian Prigent ; c'est dire que la nécessité de la théorisation est bien vivante ! La nouvelle édition de La Langue et ses monstres poursuit un travail de lecture et de réflexion ancien ; sorti en 1989, le livre réunissait 11 essais écrits entre 1975 et 1991, 8 s'ajoutent aujourd'hui consacrés à des "monstres" vivants (Éric Clémens, Bernard Noël, Jude Stéfan) ou non (Artaud, Jouve, Pasolini, Ponge, Tarkos). Parallèlement aux livres de poésie et de fiction, Prigent a régulièrement publié des essais sur des poètes (par exemple, Denis Roche, en 1975) et sur des peintres, et l'on peut aussi lire de nombreux textes théoriques, réunis sous le titre silo, sur le site des éditions P.O.L.
La langue et ses monstres, ce sont des travaux pratiques qui prennent pour objet une œuvre, un recueil ou, plus rarement, un poème : points de départ pour analyser comment tel poète travaille la langue — et la singularité de ce travail fait de chacun de ces poètes un "monstre". Le livre s'ouvre sur un avertissement qui donne un mode d'emploi : la lecture à partir de ses « préoccupations d'écrivain » a conduit Prigent à des questions qui s'enchaînent ; la première devrait être au centre de toute lecture, « de quoi parlent ces œuvres qui nous mènent « au bord de limites où toute compréhension se décompose ? » [Bataille] » (9), et il s'agit par le « déchiffrement » de leurs intentions de « mieux évaluer ce dont on parle en fait quand on parle de littérature » (9). Tâche nécessaire, hygiénique.
Le livre s'ouvre avec un essai sur Gertrude Stein au titre provocateur, "Nous ne savons pas lire" ; Stein oblige à abandonner ce à quoi le lecteur a été formé, la lecture qui cherche un/le sens et construit vaille que vaille un récit. Le refus d'exprimer quelque chose selon un ordre, quel qu'il soit, ne permet pas au lecteur d'intégrer dans un cadre familier les « infimes mouvements de syntaxe, sans axe, sans progression linéaire » (19) qui sont un des caractères de l'écriture de Stein — les repères sont mêlés, après une digression le propos principal est oublié, les répétitions abondent, etc. Comme l'écrit Stein, « Ce qui est intéressant, c'est quand il ne se passe rien. » (cité p. 29) La question essentielle de la lecture — de la lisibilité — est à nouveau abordée dans la dernière étude, qui concerne Christophe Tarkos ; lui et d'autres, apparus autour de 1995, « forc[...]ent à réapprendre à lire. » (298) Rien ne semble pourtant gêner la lecture, en déranger les habitudes : une syntaxe simple, un vocabulaire courant. Mais l'évidence des énoncés, sous la forme de descriptions, listes, etc., n'est qu'apparente ; Prigent analyse la manière dont Tarkos « vide la capacité de signifiance des énoncés mobilisés. » (305) ; restent le « mouvement de l'écriture » (302), l'engendrement d'« une matière verbale traitable en tant que telle » (303).
On aurait pu retenir d'autres essais ; ainsi Prigent conclut à propos de Novarina, « La langue qui s'écrit est [...] moins une langue que l'engendrement d'une langue ; c'est une dynamique qui fait sens, non ses produits. » (160-161) C'est toujours la question de la lisibilité de la littérature qui est posée — on ne peut que renvoyer à d'autres réflexions sur ce sujet(2). Mais puisque la lecture, d'une manière ou d'une autre, est freinée, déçue, c'est évidemment la relation de l'écrit aux choses, au réel qui est au centre de ces textes. Lire les "monstres" (et les analyses qui les concernent aident à le faire), c'est comprendre qu'à l'opacité du monde répond une obscurité analogue dans la littérature. Tous les discours qui enveloppent le quotidien de chacun, comme toutes les images qui l'envahissent, construisent une représentation fausse de la réalité. C'est là la grande illusion : la réalité apparaît stable, ordonnée, pleine, faite de blocs signifiants, de lieux communs acceptés quels que soient les sujets abordés. En un mot, lisible.
Cette lisibilité enferme dans des schémas convenus et triomphe, à peu de choses près, dans ce qui est donné dans la société comme littérature — le modèle de la lisibilité étant l'explication de texte à l'école qui réduit la poésie au (néo)lyrisme ou à un formalisme de bon ton (les contraintes oulipiennes). Le refus dans l'écriture de la représentation toujours déjà symbolisée de la vie écarte plus ou moins fortement — voir Rimbaud mythologisé. Que font Stein, Tarkos, Novarina et les autres ? Ils partent du fait que la réalité est un chaos, et qu'il est impossible de restituer, sinon par des effets de réel, quelque chose de l'expérience singulière de la vie ; un livre n'est pas, n'est jamais la vie diverse, bigarrée, plurielle, mélange continu, mouvement incessant : passage.
Rien ne s'écrit qu'on puisse désigner par "poésie", "littérature", qui ne tente pas de mettre à mal l'unicité des représentations dominantes, et pour ce faire il s'agit bien de « trouver une "langue" dans laquelle la tension est le plus méticuleusement possible maintenue entre le désastre du sens et la constitution des représentations sensées. » (267). Cette langue, même maternelle, devient quelque peu étrangère, comme celle de Novarina « au bord de l'idiolecte » (151), de Maïakovski avec sa « violente gutturalisation » (56), d'Artaud avec ses « glossolalies » (198), etc. Pour cela, La Langue et ses monstres est aujourd'hui un de ces livres nécessaires qui analyse clairement en quoi la littérature est toujours politique, c'est-à-dire a à voir avec la vie de la cité.
Christian Prigent, La langue et ses monstres, P. O. L, 2014, 320 p., 21, 90 €.
Recension parue sur Sitaudis le 11 décembre 2014
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1. Philippe Beck prépare également un autre essai, Qu'est-ce que la poésie ?, à paraître dans la collection Folio de Gallimard.
2. B. Gorrillot, A. Lescart (dir.), L'illisibilité en questions, avec M. Deguy, J-M Gleize, C. Prigent, N. Quintane, Septentrion, 2014.
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13/06/2014
Christian Prigent, Journal de l'œuvide
Poème
en fœtus
dans une pho
tôt dans une
dans le faux
dans le dos quand on retourne la photo
montant
tant que mon temps sentant
tassant
sentant l'envie dans son dos la voyant
en photo
agrafée en photo dégrafée dans son dos
et si j'écris j'aggrave l'accroc
le faux
l'envie qu'on a dans la photo
la vie fosse la vie
fausse
trop tôt et trop tordue
ce qui vient dans mon dos
montrant
l'odeur dans une photo de femme
l'effet d'un cul
dans une photo
et si j'écris on voit le dos
l'accroc
montrant dans une photo un cul
ce n'est pas vrai
de femme de paille plus haut
qui saille plus beau
dans le faux
et vers la queue
« ce n'est pas que »
Christian Prigent, Journal de l'œuvide, Carte Blanche,
1984, p. 51-52.
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03/05/2014
Martial, DCL épigrammes recyclées par Christian Prigent
III, 65
Haleine d'enfant qui mord dans un fruit,
Brise qui passa sur fleur de safran ;
Arôme de vigne aux grappes d'argent,
Le gazon aimé des dents de brebis ;
Le myrte épandu avec l'aromate.
L'ambre, l'encens d'orient qi éclate
Au feu pâle ; une pluie douce aux sillons,
Des cheveux brillants du nard des flacons ;
Voilà tout ce que sentent tes baisers.
Pourquoi donc veux-tu me les marchander ?
*
IV, 65
Elle pleure d'un seul œil à la fois
Impossible ? Non — mais borgne : voila !
*
V, 13
J'ai pas un sou mais m'en bats l'œil :
Un peu partout j'ai des lecteurs
Qui s'écartent de mon soleil,
Disant : « C'est lui ! » — Que du bonheur !
Vivant, sur mes lauriers je dors
Mieux que bien d'autres déjà morts.
À toi tes cent mètres carrés,
Un coffre-fort plein craquer,
Tes propriétés, tes chevaux,
Les revenus de tes troupeaux.
Y arriver, chacun le peut.
Mais être moi : essaie un peu !
*
VII, 30
Putain romaine
Mais pute à Grecs.
Et si avec
Un Juif s'amène :
Putain pour lui.
Pute à Germains,
À Égyptiens,
Sand oublier
L'Indien bronzé
De la mer Rouge.
Elle se bouge
Le cul pour des
Petits Maltais,
Des grands Galois.
Même parfois
Tous à la fois.
Oui, mais voilà :
Pas de Romains.
Pour eux : « Tintin ! »
Dit la putain.
*
IX, 81
Mes lecteurs : « C'est bon ! »
Mes critiques : « Non ! »
Plutôt plaire aux invités
Que complaire au cuisinier.
Martial, DCL épigrammes recyclées par
Christian Prigent, P.O.L poche, 2014.
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23/04/2014
Martial, CDL épigrammes, recyclées par Christian Prigent : recension
On ne lit plus beaucoup les Latins (encore moins les Grecs !) et l'abandon accéléré de l'enseignement des langues anciennes — "à quoi ça sert ?" — ne fera qu'accroître le désintérêt pour des œuvres littéraires bien lointaines. Un colloque consacré en février 2011 aux relations entre poésie aujourd'hui et antiquité(1) avait cependant prouvé que les poètes contemporains lisaient de près, et même traduisaient les Anciens, les Latins notamment. Par ailleurs, avec d'autres, Christian Prigent avait donné une traduction du poème latin de Pascal Quignard, Inter aerias fagos(2) ; rien de surprenant à ce qu'il propose aujourd'hui un "recyclage" des épigrammes de Martial.
Une préface et une postface, sous les titres "Grande brute I, II" (Prigent reprend les mots de l'anglais Macaulay pour parler du poète latin) apportent tous les renseignements nécessaires à propos de Martial et du contenu des épigrammes traduites ici — la « comédie humaine » sur la scène. Elles expliquent aussi le projet : non pas donner une traduction savante (elle existe déjà) mais, en restant fidèle à l'esprit du texte, restituer quelque chose de l'« énergie jubilatoire » des poèmes. Donc, « l'enjeu est d'écriture, plus que d'érudition. Je recycle plus que je ne traduis (au temps de Marot et de Du Bellay, on parlait d'« imitation. » (259). Double recyclage : d'abord, on est au Iersiècle de notre ère, c'est-à-dire dans la fiction, et en même temps à notre époque, donc dans la narration (voir p. 259) ; ensuite, on passe de la prosodie latine classique à une prosodie française régulière, de manière à ce que « l'effet des cadences métrées [conserve] quelque chose de la vitalité du vers de Martial » (260-261) ; la rime, absente du vers latin, est introduite pour retrouver un peu de la « dynamique concrète » (264) du vers de Martial. Le détail des choix de Prigent rejoint ce qu'il écrit ailleurs à propos de ses propres pratiques du vers.
Martial ne prétend pas être un "grand" poète, et l'écrit : « Pas mal, assez moyen, souvent mauvais / Sont mes écrits : tout livre est ainsi fait » (I, 16), ce qui ne le conduit pas à s'ôter toute valeur : « Paraît qu'on me loue, paraît qu'on me lit » (VI, 60). Il entend surtout dans ses épigrammes dégonfler la poésie "sérieuse" et il le répète régulièrement sous des formes variées, « À d'autres l'art et les grands thèmes ! / Mon souffle à moi est plus discret » (IX, envoi), « (...) je préfère / Qu'on puisse me lire sans dictionnaire » (X, 21), etc. C'est dans ce projet que s'inscrit Prigent, à la suite de bien des devanciers, de Villon à Corbière, et c'est pourquoi il adapte le poète latin en refusant les tabous habituels sur le vocabulaire ; s'il laisse de côté maints épigrammes de flatterie ou trop liées à des circonstances aujourd'hui incompréhensibles sans notes développées, il donne à lire celles réputées obscènes, "oubliées" non seulement dans des éditions anciennes (celle de Constant Dubos en 1841, professeur de rhétorique au lycée Louis-le-Grand, par exemple) mais encore aujourd'hui (voir l'édition Poésie / Gallimard). Quand ce n'est pas au nom des bonnes mœurs et de l'usage du livre dans les lycées, on argue de l'absence de poésie dans les poèmes, les mots marqués comme "vulgaires", "triviaux" devant être exclus. Vieilles lanternes — Prigent traduit futuere, cunnum, mentula, merdas, etc. Un exemple : Cantasti male, dum fututa es, Aegle. / Iam cantas bene : basianda non es. (I, 94)(3) : « Du temps qu'on te foutait, ton chant était minable. / Si là tu chantes bien, c'est que plus n'es baisable. »
L'alexandrin utilisé ici avec quelque ironie, le "grand vers" français (le seul dans la version Dubos), est plutôt rare dans ce recyclage. Ce sont les vers de 8 et 10 syllabes les plus employés, mais selon les besoins rythmiques Prigent introduit ceux de 6 et 5 syllabes, parfois associés (IV, 12), de 11, 7 et 4 syllabes ; il emploie toutes les ressources du vers classique, y compris les licences graphiques (« Ça brûle encor plus, la faim du glouton », IV, 41), joue (rarement : le genre ne le nécessite pas) de l'enjambement au milieu d'un mot ( « Gaffe pourtant qu'il te la cou / Pe », II, 60). Le jeu des anachronismes marque sans ambiguïté le souci de s'attacher à l'esprit de l'épigramme et non à sa lettre ; ils sont donc très apparents (euros, II, 89 ; Quiès en boule, IV, 41 ; une colonne à la Daniel Buren, XI, 51, etc), et parfois très exactement dans le ton de Martial : « Tu fais des vers nuls mais mieux vaut en rire : / Ceux de Houellebecq, c'est encore pire » (II, 89), et collent à notre époque : Martial admet qu'il est connu, « Mais moins qu'un footeux plein de fric » (X, 21).
Conserver l'esprit de Martial, c'était dans l'adaptation rechercher la pointe et, autant que faire se peut, un équivalent au caractère satirique, traits propres à l'épigramme ; cela impliquait dans certains cas de ne conserver que le sens, tout en restituant l'ellipse et le rythme. Ainsi, pour cette épigramme (XII, 39) : Odi te, quia bellus es, Sabelle. / Res est putida bellus et Sabellus. / Bellum denique malo, quam Sabellum. / Tabescas utinam, Sabelle belle ! (littéralement : « Je te hais parce que tu es beau, Sabellus. / C'est une chose pourrie : beau et Sabellus. /Tout compte fait, je préfère quelqu'un de beau à Sabellus. / Puisses-tu te putréfier bellement, Sabellus »(4)), Prigent propose : « Tu es beau, mon gigolo ! / Et à gogo : c'est du beau ! / Beau à ce point-là : bobo ! / Et pour bientôt : Waterloo ? ». Pour la fidélité au texte et l'étude du latin, certes, on reprendra la traduction savante, en prose (tout en sachant que le vocabulaire de Martial est raboté), mais pour comprendre ce qu'était le caractère elliptique, condensé, joyeux et vif de la satire dans l'épigramme, on lira les recyclages de Prigent.
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(1) Voir Perrine Galand et Bénédicte Gorrillot (dir.), L’Empreinte gréco-latine dans la littérature contemporaine, Genève, Droz, 2015.
(2) Avec Pierre Alferi, Éric Clémens, Michel Deguy, Bénédicte Gorillot, Emmanuel Hocquard et Jude Stéfan, traduction de Pascal Quignard, Inter, Argol, 2011.
(3) Dans : www.thelatinlibrary.com/martial/html
(4) Traduction prise dans : Martial, Épigrammes, choisies, adaptées du latin et présentées par Domnique Noguez, Arléa, 2001, p 136. L'adaptation de Dominique Noguez conserve aussi l'esprit caustique de Martial.
Martial, CDL épigrammes, recyclées par Christian Prigent, P. O. L / Poche, 2014, 272 p., 9 €.
Note parue sur Sitaudis
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10/12/2013
Christian Prigent, Demain je meurs
intermède I
Un dimanch' matin/ (c'est l'été),
On s'est levé tôt, / on s'est s'coué.
On a pris son p'tit / déjeuner
En trempant le pain . dans l'café.
On a mis sa bell' / chemisette
Et sa culott' bleue / la plus chouette.
Foulard rouge au cou, / les socquettes
Pas tir'bouchonnées, / la raie nette.
Car c'est aujourd'hui / qu'on y va,
Avec maman, a / vec papa,
Même avec Mémé, / tralala.
Sur son trente et un / d'apparat.
Où ça ? Où ça ?
À la fête (pas à Neuneu, non non !
Ni Dieu, mon Dieu non !
Ni foraine avec les autos-tampons
Ni de Saint-Michel goinfrer saucissn !
À cell' du Parti, car c'est la plus belle
La fêt' de l'Aube' nouvelle !
On verra les chars avec les donzelles
Dessus en dentelles.
Figurer les peuples du monde entier
Autour d'une terre en papier mâché.
C'est pour nous apprendre à coexister
Dans un univers enfin pacifié.
Une en kimono de papier crépon
Avec des aiguill's dans le chignon :
C'est Madam' Japon
Une en gandoura de band's de carton
C'est en Arabie qu'on se nipp' comme ça.
Une autre en chapka de vrais poils de chat :
C'est l'URSS (vivats ! vivats !)
Et cetera.
[...]
Christian Prigent, Demain je meurs, P.O.L, 2007, p. 146-147.
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20/04/2013
Christian Prigent, Les Enfances Chino
oh, les filles ! oh, les filles !
Thérèse ? Madelon ? Oh ! Oh ! On remarque. Qui remarque ? B. Quoi ? Qu'avec moutards manque la moutarde. Ça alors t'as vu : seulement du momon dans c'te momerie. On commente que tous masques qui grimacent entre galurins et cols pas nets, c'est que de l'ad hoc à l'attribut qui balle. Mais où sont les filles ? Traduit en Broudic : où sont les pissouses ? Formule Perrigault : z'êtes, où les grognasses ? On balaie le champ. Rien. Ah si, un indice : crête d'houpette de haie qui bouge à onze heures. Agitation anormale de la sauvagine droit dessus au fil à plomb. Égale fumée d'un feu certain. Capté, Coco ? Frrt frrt. Affirmatif. Frrt frrt. Roger, 5 sur 5, on y pique : les gaz. B. + Ch. + F. : chacun les poings à l'œil en jumelles. Pas besoin Röntgen : avant l'infrarouge est l'imaginaire. Vue télescopique par cet instrument inné sur des ombres. Bougent noir coke à la bougie dans cube rougeoyant fluo. Ça fait vitrail. Derrière ce vitrail : la chapelle ou twistent les Diablesses ardentes. Ou des mouches captives dans un coquelicot, soleil à travers : la valse des convulsionnaires bzzte.
Christian Prigent, Les Enfances Chino, P. O. L., 2013, p.281-282.
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