14/02/2013
Christian Prigent, La Vie moderne —recension
(à un poète)
C'est quoi mecton ton identité rock et tu
la construis comment ta postérité ? Vu
Vite fait dans les actus ou zig zag zap
Pé partout jusqu'à l'épileptique clap
De fin ? People sur(face)nooké, non ? Plu
Tôt le strip absent Maurice Blanchot du
Paf ? Désaffecté de la nébuleuse Hype ?
No picturale youtubiquité ? Aïe p
As facile assurer face ou pile une i
Mage au choix pur poète incrusté en marge
Ou survoltant overlooké star slam i
Cône à "roupies fan d'effet sexe au sens large.
Christian Prigent, La vie moderne, P. O. L, 2012, p. 137.
Une représentation de la société
La Vie moderne, ce sont dix séquences titrées — la société, la politique, la santé, l'amour, le sport, les sciences, la gastronomie, nature et climat, la mode, la culture —, chacune contenant des poèmes (5 pour la politique, 17 pour la culture) de trois quatrains de onze syllabes. Le livre s'ouvre sur un extrait de la quatrième satire de Juvénal (celle qui rapporte l'anecdote du turbot monstrueux offert à César), qui annonce fermement la véracité de ce qui suivra, annonce reprise dans le poème donné en avant dire : « Calliope, assis ! vazy ! hop ! pas de bel / Canto sur la lyre : ici c'est du réel ». Après la dernière séquence, un "Portrait de fin" est précédé d'une citation de Blaise Cendrars : « Et le soleil t'apporte le beau corps d'aujourd'hui / Dans les coupures de journaux / Ces langes », qui suggèrent ce qu'est le matériau de La Vie moderne, ce que confirme la quatrième de couverture : les thèmes retenus, et le vocabulaire pour une bonne partie, sont empruntés aux rubriques des journaux, « chacune recomposée en vers satiriques (..) pour dire, bouffonnement, une stupéfaction un peu effrayée. »
Comment utiliser ce matériau ? Christian Prigent s'est expliqué autrefois sur sa pratique du "cut up"1 et il y revient dans L'archive e(s)t l'œuvre e(s)t l'archive ; pour ne pas tout citer de cet essai2, je retiens la description des étapes de la construction d'un livre :
Je suis toujours parti de documents (écrits ou images). Ensuite : extraction des documents de leur contexte [ici, journaux] ; insertion dans un autre contexte (le texte en cours) ; articulation à une composition d'ensemble ; et, la plupart du temps, transformation par diverses manipulations rhétoriques, descriptions décalées, commentaires méta-techniques, déplacements homophoniques, etc.
C'est ce qui est mis en œuvre dans La Vie moderne, qui présente un tableau sombre de la société d'aujourd'hui, attachée à des riens, auto-destructrice, ouverte à la sottise, satisfaite d'elle-même ; entendons ce qui est écrit : la société n'est pas que cela, mais l'infantilisme s'étale et c'est ce que Prigent saisit : au lecteur de réfléchir sur des causes. Son propos n'est pas d'un sociologue et il utilise d'autres techniques, comme je l'ai rappelé en le citant. Ses matériaux, ce sont les articles de journaux dont il extrait en particulier le vocabulaire : il est impossible de lire la presse sans y trouver quantité de mots anglais ; rien de nouveau depuis le Parlez-vous franglais d'Étiemble paru en 1964, si ce n'est que tous les domaines sont touchés et, surtout, que la distinction exige l'emploi de l'anglais pour parler d'actes communs de la vie quotidienne et de ce qui concerne le corps et ses gestes. Il y a, souvent, drôlerie par l'accumulation — ainsi, titré (pour vos étrennes) : « For Booz : amazing increase in thickness / of his penis (pin) up to 30 with our / Miracle pills [etc] »—, mais en même temps mise en scène avec une portée politique de ce qu'est un mode de vie ; cet aspect est d'autant plus net que l'emprunt à l'anglais renvoie aussi à des pratiques qui se répandent depuis peu, par exemple celle qui fait l'objet d'un poème titré (bedazzle your vagina) — pratique décrite sur internet.
Les seuls relevés du vocabulaire (qu'il ne s'agit pas de multiplier, comme l'avait fait Étiemble pour "défendre" le français) ne suffiraient pas pour faire entendre la bouffonnerie des discours dominants dans la presse. L'essentiel est à mes yeux dans le travail du vers : on y reconnaît vite une « virtuosité pince-sans-rire »3, analogue à celle des Grands Rhétoriqueurs. Les vers sont des hendécasyllabes, mais cela n'empêche pas que deux, dans un poème, soient des décasyllabes et, clin d'œil, quand un vers d'un quatrain est un alexandrin, un autre, qui rime ou non avec lui, n'a que dix syllabes : le compte est bon. Relevons encore que les possibilités d'alternance de rimes dans les trois quatrains de chaque poème sont systématiquement explorées ; par exemple, aabb-abba-abab (p. 55), aabb-abab-aabb (p. 56), aaaa-abba-abba (p. 57), abab-abba-abab (p. 58), etc. À partir de ce cadre strict, appartenant à la poésie classique (que Prigent n'a jamais rejeté) — même les majuscules en début de vers, signe du poétique, sont respectées —, le vers est réinventé.
Compter les syllabes, pratique rigoureuse, n'exclut pas les jeux possibles (comme on parle du jeu de deux pièces) : "etc" vaut pour une syllabe, le signe "=" pour deux, "ADN" pour une, mais "Pvc" pour trois et "50%" pour cinq — et "Li/1" se lit bien "lien" et "Q" "cul". Si cela est nécessaire une diérèse, indiquée par un tiret au lecteur, est introduite dans un mot pour gagner une syllabe ("la pertubati—on") ou une des anciennes licences permet de ne pas dépasser le nombre de 11 ("Ô pro de l'excellence excite encor moi"), de même que l'élision ("en-dsous). Se lisent des rimes riches "vidéoscope a / télescopa"), d'autres cocasses ("aux zones / ozone"), des quatrains monorimes ("va / déplora / à pas sa / desiderata" ) et des rimes avec inversion phonétique ("or" rimant avec "pro"). Dans beaucoup de quatrains, le mot à la rime enjambe sur le vers suivant, ce qui ne nuit pas à l'autonomie du vers, même si certaines coupes rendent — ce qui est évidemment volontaire — la prononciation ardue :
ou / Trageusement épurée quasi même u
Niverselle. Et si mère allaiteuse ou né
E génétiquement [...]
Beaucoup ont une fonction critique ; un exemple : dans le premier poème "(on mange quoi demain ?)" de la séquence "la gastronomie", la rime "ca / ca" exprime nettement ce qu'il en est de la cuisine proposée — on en relèvera quantité d'analogues. Le mot coupé à la rime, en écho à un mot du vers, exprime un jugement sur ce qui vient d'être dit ; ainsi dans "(journée des femmes)" :
« Aux femmes faudrait leur lâcher la grappe » ou
« Lui couper les choses à ce con » c'est con
Tradictoire au plan physiologique non ?
L'action critique s'exerce par la néologie (cf l'ironique "hormon mâle"), par formation de mots valises comme "emberlifricotées", "gesticulaction", "youtubiquité", etc. ; elle passe aussi très souvent par le caractère jubilatoire des répétitions sonores ; parmi d'autres, ce vers avec une allusion à La Fontaine, "Dans ces moments maman heureux amants vous", ou cette première strophe de "(une fille pop)" dans la séquence "l'amour" :
Flic floc c'est tip top la fille pop en botte
Qui flippe hic & nunc en spot splash sous la flotte
Mais va surtout pas t'y flotcher les crocs ! stop !
C'est pas ton lopin ! Pas d'galop ! Gare au flop !
D'autres procédés sont mis en œuvre, les poèmes accueillant aussi bien le verlan ("à donf") et l'anglicisme familier ("dope") que le moyen français ("emmi", "ire"), des formes graphiques chères à Queneau ("xa", "steu") ou qui évoquent des prononciations dites "populaires" avec accentuation du e en fin de mot ("ça dou / Bleu"), des formules propres à la ballade ("Prince si...."), etc. Bref, c'est toute la langue qui est en émoi, et pour que les emprunts à l'anglais apparaissent dans leur pauvreté, Prigent introduit dans La Vie moderne des fragments de latin — souvent ; reprenant même pour titre du premier poème, dans la séquence "la santé", la formule de Descartes, "larvatus prodeo" —, d'allemand, d'italien, d'espagnol — citant alors Thérèse d'Avila.
Le discours critique se construit aussi à partir d'un prélèvement de matériaux qui, sortis de leur contexte (la petite annonce) et légèrement modifiés, deviennent une charge : comment entendre ce qu'est l'amour quand on lit ceci :
Moi debout costume anthracite vous as
Sise et féline oh ce sourire si as
Sassin sans retenue sur 3 w
Vudans le métro point com on se télé
Phone ?
Dans certains cas, la satire passe simplement par le descriptif de ce qu'annonce le titre du poème ; ainsi pour (Auschwitz Tour), dans la séquence consacrée à la culture, les quelques éléments retenus suffisent pour dire ce qu'est la marchandisation de l'horreur4. C'est encore « le monde vrai » que celui de « wiki cul / Ture » ou celui de la proposition d'élevage dans chaque foyer d'un porc — « et chacun son azote ». On lira dans la même séquence sur la gastronomie, sous le titre ironique (hippisme, histoire & gastronomie), un rappel de ce qu'est Poutine :
ça / Vous ravigote l'idéologie : mords
Poutine en treillis torse à poil sur roncin
Sibérien car c'est du steak de russe mort
Sous sa selle ou hachis tchétchène au cumin.
Ces quelques exemples pour montrer que Christian Prigent, comme dans ses précédents livres, appelle un chat un chat et poursuit le lent travail pour transformer les représentations qui nous sont proposées, ici dans la presse. On pourra trouver que ses vers se rapprochent souvent des vers de mirliton : on a reproché la même chose à Queneau... Ils sont d'une grande efficacité pour dire dans la parodie quelque chose des ruines d'une société dominée par "le marché".
Christian Prigent, La Vie moderne, P.O.L, 2012 ; L'archive e(s)t l'œuvre e(s)t l'archive, "Le lieu de l'archive", Supplément à la Lettre de l'IMEC, 2012.
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30/06/2012
Christian Prigent, La Vie moderne (L'amour : une idylle au club)
L'amour : 13 (une idylle au club)
Entre pomme et pamplemousse on eut le miel
Des paroles : toi collant noir&blanc moi
Casque de moto — hop ! parti pour la vie
En allure chat de gouttière à l'éternel
Appel du regard univoque. Au bleu tur
Quoise et soleil Red Sea tes cheveux trempés
Roux et tes trous rampants sur le fond caché
Magiquement : ah si raide, ce lieu d'ur
Gence on vit l'intérêt de nos synergies
Rutiler (Ô ma grenadine for ever) !
Ô mon glamour gredin à jamais surgi
Flic, flash in the middle of the picture !
Christian Prigent, La Vie moderne, P. O. L., 2012, p. 67.
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17/08/2011
Christian Prigent, Suite Diderot
(Pour un souper fin)
Ah, ces orages domestiques (« vie de mer ») !
Demain 84 gouttes et adieu + un tube (et
Adieu vacheries des planchers !) : si amer
Est ce ressassement d’ébats chiffonniers
Le jour — Madame allons aux volières de la nuit
Huiler nos viandes dans ces spas grand chic pur
Beurre (www.gayfriendly.com) : là fur
Tivement gouttent vos secrets vos pipis.
Puis carpaccio de cheval et la garbure
De coq de luxe et l’épure (titubant / pas
Tombant) de vos chaloupés chous (Gradiva !)
Parmi ces si incorrectes nourritures.
Christian Prigent, Suite Diderot, illustré par Detlef Baltrock, ficelle n° 103,
Atelier Rougier. V., "Les Forettes", 61380 Soligny le Trappe.
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10/04/2011
Christian Prigent, Compile
La voix-de-l’écrit
J’écris des livres. Ils sont édités.
On pourrait en rester là.
Mais je vais aussi lire en public.
Ce n’est pas seulement pour publier à nouveau les textes. C’est pour tenter de produire un nouvel objet d’art. Cet objet est irréductible à son support textuel. Il n’a de sens, cependant, qu’adossé à ce support. Il prétend en proposer une forme particulière d’apparition. Cette forme dépend des conditions objectives de la performance. Il s’agit d’un spectacle, qui suppose une mise en scène minimale. Celle-ci règle la position et la gestuelle d’un corps dans l’espace, le volume, le tempo et la modulation d’une voix, le traitement par cette voix des effets d’émotion et de sens inscrits dans une langue. Une performance orale est à chaque fois l’expression stylisée d’un affrontement entre langue, voix et corps.
Style
La lecture ainsi pensée parie sur une homologie entre l’excentricité écrite qu’on appelle un « style » et la performance vocale qui prend en charge cette excentricité.
Un style note la singularité de l’expérience de celui qui le forme. Cette singularité s’incarne dans phrasé — auquel, justement, on identifie un auteur. Ce phrasé exécute une partition rythmique et y concrétise les effets d’une voix. La coloration particulière d’un style est l’effet de cette exécution. Rien n’y relève d’abord de l’articulation des significations. Au contraire, le style s’identifie plutôt à une sorte d’emportement abstrait (des mesures, des fréquences et des tempos) qui traverse et secoue la constitution des significations.
La lecture scénique à haute voix a pour projet la mise en évidence de ce phrasé. Elle s’efforce de la projeter démonstrativement, sans en réduire la complexité. C’est-à-dire qu’elle en développe la structure sonore, la découpe respiratoire et l’arabesque rythmique. Pour montrer que cette texture, cette découpe et cette arabesque constituent a forme propre de l’écrit. Et pour indiquer comment cette forme, phrasée (c’est-à-dire dynamisée), produit conséquemment les effets d’émotion et les noyaux de sens que propose une écriture.
Christian Prigent, Compile, [avec un CD, voix de Christaian Prigent et de Vanda Benès],P. O. L., 2011, p. 7-8.
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13/03/2011
Christian Prigent, Météo des plages
(flash-back 1955/1948)
Tout n’est que cendre désormais tout n’est que cendre mais
De cette cendre sort un qui porte sa peau et le couteau
Pour couper soi de soi (qui sera soi tu ne le sais
Pas : la tête est encore infime et blême dans des hauts).
Dans l’épaisseur de suie de mélancolie, va, accélère — c’est
Au cinéma, les brutales nuées roulent des manches sur
Des lividités inapaisées. Sens la peau de tes joues fur
Ieusement tirer les brides, hennir dans les cuirs ou corsets :
Tu es dans le baquet des épidermes bleus, des porcelaines de genoux,
Des ventres concaves, des os de transparences. L’aigre mot
De rance te rince de vomissures. Ou c’est (plage) ta mère sous
L’œuf, l’ardeur safran, le poids de paillasson des nuées,
Les seins d’été dans un bonnet d’âne épouvantablement
Blanc que califourche minuscule dans la contre-plongée
Toi, flou de sueur ou larmes ou du blanchissement du temps.
Puis Madame à peau de piquetis de poule fait sa Suzanne
En cabine. Et telle icelle aux vioques dans la feuillée son
Haleine furibonde te sirène aux considérations
De basques interdites : Guarpis d’là bas, bas d’la hanne !
Christian Prigent, Météo des plages, roman en vers, P.O.L, 2010, p. 111.
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