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28/05/2025

Octavio Paz, Calamités et miracles

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Entre la pierre et la fleur

 

               I

 

Comme pierres naissons.

Rien que la lumière, il n’y a

que la lumière contre la lumière.

 

La terre :

paume d’une main de pierre.

 

L’eau qui se tait

dans sa tombe calcaire.

L’eau prisonnière,

humble langue humide

qui ne dit rien.

 

La terre soulève une vapeur.

Volent des oiseaux bruns, argile ailée.

L’horizon :

quelques nuages ras.

 

Plaine énorme, sans rides.

Le sisal, cet index vert,

divise les espaces terrestres.

Ciel enfin sans rives.

 

Octavio Paz, Calamités et miracles, dans Œuvres, édition Jean-Claude Masson, Pléiade/Gallimard, 2008, p. 29-30.

 

27/05/2025

Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé

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Dans les moments où, trahi par les muscles amollis, je me sens le plus incapable de bouger, c’est alors que je me transporte au-dehors.

   Profitant de l’étonnante liberté retrouvée au moment où elle paraissait perdue, je m’élance au-dehors, non je jaillis plutôt que je ne m’élance, ce n’est pas pour aller à la porte ou à la fenêtre mais plutôt sur les murs, ou bien au plafond, et sans me servir de mes pieds ni d’aucun de mes membres. Les continuité, et discontinuités ne m’affectent plus, comme elles font à l’ordinaire.

   Ainsi d’emblée je suis dans la pièce voisine, dans une autre, ou dans la rue.

   Oui, quand étendu, emmailloté dans ma fatigue, les membres rigides, je suis tel un cadavre, c’est alors que je suis le plus actif — le plus libre. Noué, je suis dénoué.

 

Henri Michaux, Façons d’endormi, façons d’éveillé, II, dans Œuvres complètes, III, Pléiade Gallimard, 2004, p. 531.

25/05/2025

Pierre Chappuis, Le miroir de l'été

 

Une brassée d’étincelles, ces braises

 

Les coquelicots, encore — niant la solitude, traces d’un incendie prêt à reprendre, papillons aux ailes repliées qu’agite, vraie folie de parler inassouvie, le moindre vent venu de la mer.

 

                                             pierre chappuis, le miroir de l'été solitude

Ensemble pour une fois (impossible) en pleins champs où tant de sépultures furent  creusées : salut, sur nos lèvres insouciantes, à ces brassées d’étincelles, ces braises éparses parmi les herbes sèches !

 

Pierre Chappuis, Le miroir de l’été, La Dogana, 2002, p.39.

24/05/2025

Pierre Chappuis, À portée de la voix

 

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L’ombre diaphane

 

À peine un tressaillement de la poitrine, comme si elle allait revenir à elle (mais non) ; à peine les lèvres remuent-elles, ciel ou eau, porteuses de l’aube.

Amenuisée, l’ombre s’éclaire, s’anime, bruit d’une scintillation éparse.

 

Respirant doucement, souriante, heureuse dans son léger sommeil, vaque après vague (murmure évanoui), son rêve la berce jusqu’au cœur de la roselière.

Amoureuse instabilité.

 

Pierre Chappuis, À portée de la voix, Corti, 2002, p. 25.

23/05/2025

Pierre Chappuis, Entailles

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À mi-pente

le brouillard

— nappe, océan —

s’écaille, se boursouffle.

 

Presque

du pied

l’effleurer.

 

Sans ébréchure

luit

le fil de l’horizon.

 

Pierre Chappuis, Entailles,

Corti, 2014, p. 49.

22/05/2025

Pierre Chappuis, En bref, paysage

 

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Allées et venues au gré des chemins dans la forêt dénudée, sous un ciel largement ouvert, à brasser un amas de feuilles prompt à coller aux semelles.

 

Brouet d’automne. Son embarras.

 

Feu couvant. Terni.

 

 

Plus ou moins anguleux, plus ou moins gros, cailloux et pierres se conjuguent diversement sous le pied. Chaque pas — nos pas jumeaux jusqu’à il y a peu — chaque pas invente ou réinvente le chemin. Quelle renaissance mener désormais, solitairement ? à quoi bon ? de quel profit ?

 

Pierre Chappuis, En bref, paysage, Corti, 2021, p. 38.

21/05/2025

Pierre Chappuis, Dans la lumière sourde de ce jardin

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Irrésistiblement rien

 

Barque telle une musique en moi dans l’obscurité, dans le noir, lugubrement mystérieuse et banale, sans destination (absolument, où que ce soit, errant) muette compagne dans l’absence et la désolation (sa solitude), à battre obstibément dans mes veines, dans un silence d’hypnose, qui interminablement m’habite (à en finir ; à n’en pas finir), s’emparer de moi (tourment, apaisement), m’engeôle, m’étreint.

 

Ténèbres.

 

Ombre glissant dans l’ombre (ombre encore le sillage, moindre renflement d’ombre), longuement jusqu’à perdre de tout, connaissance.

 Pierre Chappuis, Dans la lumière sourde de ce jardin, Corti, 2016, p. 16.

20/05/2025

Pierre Chappuis, Comme un léger sommeil

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                             À contre-jour

 

En bas : la nuit primordiale, nourricière maintient autour de moi, dense, détachée du sommeil, une marge de solitude.

À sa frontière, la barrière de l’échange. Le jour se lève. Aube et vent s’infiltrent à l’envi.

 

Bien au-dessus, en pleine course, dans une mêlée, une belle empoignade de nuages, les masses nocurnes, peu à peu désagrégées, ne feront plus obstacle.

 

Pierre Chappuis, Comme un léger sommeil, Corti, 2009, p. 38.

19/05/2025

Charles Albert Cingria, Florides helvètes et autres textes

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Je voudrais avoir, plutôt qu’un talent dont je me défie — et je ne suis pas le seul — ou qu’une inspiration dont le moment ne m’appartient pas, et qui me fait alors souvent défaut, me laissant tout chancelant, une fine et précise écriture penchée de carte de visite. Et un cœur semblable, un cœur de cire, un cœur rose, dont je serais attentif à ce qu’aucune température inusitée ne fût en danger de lui faire perdre sa forme, afin qu’au moins dans cet artificiel — j’emploie ce mot au sens étymologique de construit selon les règles de l’art — j’aie la certitude de ne pas dépasser un ton. Oui, et pour tout dire, ce ne serait pas une plume d’oie (quelle absurdité qu’une plume d’oie !) ni un roseau qu’il faudrait, mais une dure petite plume moderne — de fer évidemment, mais pas noire : noire seulement dans le haut, à l’intérieur, dans cette partie voûtée d’encre sèche ou vacille en croix un infime jour, comme, à de grands temps, jadis, sur la nuit du Siège de Damiette — afin que je puisse m’exprimer avec convenance sur un tel sujet.

 

Charles Albert Cingria, Florides helvètes autres textes, L’Âge d’homme, 1983, p. 63.         

18/05/2025

Charles Albert Cingria, Bois sec bois vert

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C’est donc d’abord les lettres de deux fillettes ulcérées qui s’écrivent des bouts du monde. Elles sont, sans jamais se voir, entrées en rapport par des journaux d’enfants mal censurés où se communiquent des adresses incendiaires. C’est un langage chiffré auquel personne — ni surtout les réacteurs qui l’ont inventé — ne comprend rien. Elles jettent ainsi les bases, sans qu’on s’en doute, d’une entraide féminine précoce puissante, apte à lutter contre l’isolement où la belle éducation, que la richesse ou un excès de race implique, confine la malheureuse enfance.

 

Charles Albert Cingria, Bois sec bois vert, L’imaginaire /Gallimard, 1983 (1948), p. 71.

16/05/2025

Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena une poème

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Scène 2

(Un cauchemar à la frontière)

 

QUI EST LÀ ?

(bis)

Mouche posée

ivre noire sur,

la nuque d’un

chat, un

soldat tête nue

couché au fond

au milieu des feuilles

tombées dorées

de la rue

dans un coin

étranglé de forêt

là-bas loin et ici

à gauche, enroulé

sur lui-même, voilà

une autre mouche

balayeur sifflotant

pousse sa charrette

d’une main, de l’autre il

téléphone ou la met dans

une poche de ses grands

pantalons faits exprès

Petit Noir gouttière

cherchait amour hier

 se tortillait ce matin,

2 novembre, pof ! mort,

une chance, pas d’odeur,

Balayeur s’éloigne

le bruit du char décroît, la

plaine est vide, elle pleure

 

Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena une poème, Flammarion, 2026, p. 28.

15/05/2025

Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena, une poème

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(Désastre)

 

Caillou lancé

fait floc très loin en bas

du puits

Soir descend avec le seau

Désert où sable orangé

Cave où murs s’effritent

Berceau où fille pleure

devenue grande elle

enferme derrière ses yeux

infinie peine et refus de

consolation

Où est la robe blanche

qui te frôlait quand tu ne

dormais pas et que papillon

de nuit voulut boire ?

POÏENA  plus que toujours

se niche dans la poitrine

et bat au rythme de

tam-tams rafistolés à

l’élastique, ne pas tomber, ne pas

laisser aux petits singes

l’enfer de l’incendie,

(à tous les animaux, l’enfer de nous

 

Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena une poème, Flammarion, 2025, p. 70.

 

14/05/2025

Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena, une poème

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Mère

 

Longtemps tu as eu les cheveux longs, épais, blonds. Ta mère te faisait les tresses. Parfois une seule, si lourde. Quand tu tournes la tête, la tresse bat d’un côté, de l’autre. Tchonc tchonc tchonc. Un ruban de velours noir à chause bout, pour cacher les élastiques, comme Deneuve dans les Parapluies. Ta mère aime aussi te coiffer en chignon. Tout serré en haut de la tête avec beaucoup d’épingles, une telle tignasse ! La nuit, épingles enlevées, les cheveux te font mal.

 

Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena, une poème, Flammarion, 2025, p. 34

13/05/2025

Jean Gent, L'Ennemi déclaré

 

                            jean genet, l'ennemi déclaré, guarani, chant

(…) les Guaranis chantent et dansent et les larmes me montent aux yeux. Peut-être sont-elles amenées par la grande tristesse de leurs chants — les plus joyeux sont encore désespérés — qui disent l’esclavage ou plutôt d’où suinte la misère d’une race, et par le mode désolé des danses qui sont lentes, courbant l’échine lourde, sans cesse tirées vers une terre à la fois ingrate et consolante, dont on éprouve l’inexorable rappel, le terrible pouvoir d’attraction. J’ai entendu des chants plus tristes : j’étais de bronze. Que se passe-t-il ? L’exceptionnelle qualité des Guaranis se mesure donc à ceci : qu’ils appellent réflexion, non sur eux-mêmes, mais sur les exigences de la poésie dont le thème essentiel et l’amour et la mort. Nos acteurs d’Occident — on dit même nos artistes ! — et le plus doués d’entre eux — réussissent à nous toucher quand par bonheur — par hasard ! — ils nous restituent une anecdote utilisant l’un de ces thèmes, ou l’un et l’autre. Notre émotion alors a quelque chose d’étriqué…

 

Jean Genet, Faites connaissance avec les Guaranis, dans L’Ennemi déclaré, Notes et entretiens, Gallimard, 1991, p. 119.

11/05/2025

Jean Genet, Ce qui reste d'un Rembrandt...

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C’est seulement ces sortes de vérités, celles qui ne  sont pas démontrables et même qui sont « fausses », celles que l’on ne peut conduire jusqu’) leur extrémité qans aller à la négation d’elles et de soi, c’est celles-là qui doivent être exaltées par l’œuvre d’art. Elles n’auront jamais la chance ni la malchance d’être un jour appliquées. Qu’elles vivent par le chant qu’elles sont devenues et qu’elles suscitent.

 

Jean Genet, Ce qui reste d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers et foutu aux chiottes, dans Œuvres complètes, IV, Gallimard, 1968, p.21.