Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

16/07/2019

La rafle du Vel'd'Hiv' : 16 juillet 1942


                                               La rafle du Vél d'Hiv

À l'aube du 16 juillet 1942 débute à Paris la « du Vél d'Hiv». Elle voit l'arrestation par surprise de plus de treize mille Juifs parisiens de 2 à 60 ans, tous Juifs apatrides (il s'agit notamment de Juifs anciennement Allemands, Autrichiens ou Polonais). La plupart sont déportés au camp d'extermination d’Auschwitz-Birkenau. Quelques dizaines en reviendront...

À l'origine de ce crime contre l'humanité, il y a le projet hitlérien d'arrêter un grand nombre de Juifs dans toute l'Europe occupée. En France, jalouse de ses droits, l'administration, tardivement informée, veut dans certaines limites garder la maîtrise de l'opération.

C'est ainsi que sont mobilisés à Paris 7 000 policiers et gendarmes sous les ordres du délégué en zone nord de René Bousquet, jeune et efficace fonctionnaire du gouvernement de Vichy.

La rafle

13 152 personnes sont appréhendées par la police française les 16 et 17 juillet 1942, y compris 4 000 enfants de moins de 16 ans qu'il n'avait pas été initialement prévu de déporter.

C'est beaucoup... et néanmoins deux fois moins que le quota fixé par les Allemands et la préfecture de police ! Les actes de solidarité heureusement n'ont pas manqué : quelques policiers ont laissé fuir leurs victimes, des concierges, des voisins, des anonymes ont ouvert leurs portes et caché des Juifs...

Embarqués dans des autobus, les personnes seules et les couples sans enfants sont convoyés vers le camp de Drancy, au nord de Paris.

Les familles avec enfants sont quant à elles dirigées vers le Vélodrome d'Hiver, rue Nélaton, dans le XVe arrondissement de Paris (aujourd'hui disparu).

Plus de 8 000 personnes dont une majorité d'enfants vont s'y entasser pendant plusieurs jours, parfois jusqu'au 22 juillet, dans des conditions sordides : pas de couchage, ni nourriture, ni eau potable, avec un éclairage violent jour et nuit, au milieu des cris et des appels de haut-parleurs. Seuls trois médecins et une dizaine d'infirmières de la Croix-Rouge sont autorisés à intervenir.

Les familles du Vél d'Hiv sont transférées de la gare d'Austerlitz vers les camps d'internement de Pithiviers et Beaune-la-Rolande, dans le Loiret. Au mois d'août suivant, les mères sont enlevées à leurs enfants par les gendarmes et convoyées vers les camps d'extermination de Pologne. Les enfants seront à leur tour envoyés deux semaines plus tard à Auschwitz-Birkenau qui, depuis le début juillet, s’est transformé de camp de travail forcé en camp d'extermination à l'échelle industrielle.

Aucun n'en reviendra. Les internés de Drancy prennent également le chemin d'Auschwitz-Birkenau. Quelques dizaines tout au plus reviendront de l'enfer.

La rafle accentue la collaboration entre Vichy et l'occupant allemand dans le domaine de la « question juive ». Mais elle entraîne aussi un début de fracture dans l'opinion française, jusque-là massivement indifférente ou attentiste. Peu à peu, certains citoyens basculent dans la Résistance, plus ou moins active ; d'autres, à l'inverse, se radicalisent et basculent dans l'antisémitisme et la collaboration.

Il a fallu attendre le 16 juillet 1995 pour qu'à la faveur d'un très beau et très émouvant discours, un président, Jacques Chirac, reconnaisse officiellement « que ces heures noires souillent à jamais notre histoire, et sont une injure à notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, par l'État français ».

paru dans Hérodote.net

 

15/07/2019

Henri Michaux, Fille de la montagne

 

Fille de la montagne

 

Fille restée petite

sans fleurir

chapelet de jours

sans aurore

 

soignant les bêtes

dans un réduit sans air

 

rêvant fenêtres

une grande large fenêtre,

où les disparus

réapparaîtraient

pénitence terminée.

 

La saison de la feuillaison revenue

la voici au-dehors

menant les chèvres brouter.

 

À nouveau sur les cimes, l’étrangère

l’immensité devant elle

immensités autour d’elle

grimpant

dévalant

remontant

 

Mais loin du pays de sa naissance

loin le Grand Continent

habité des dieux.

 

Sur les hauteurs, les cieux sont proches,

 

de partout reviennent

 

Montagnes donnant courage aux courageux

persévérance aux persévérants

déviation à celles qui aspirent à l’élévation

(…)

 

Henri Michaux, Fille de la montagne, dans

Œuvres, III, Pléiade / Gallimard, 2004, 1289-1290.

 

14/07/2019

Oscar Wilde, Poèmes

 

                        Madonna mia

 

Une fillette, un lys, inapte à la douleur du monde,

Cheveux bruns et soyeux tressés autour de ses oreilles,

Aux yeux charmants voilés de larmes folles,

Telle une eau d’un bleu pur dans un brouillard de pluie,

 

Et des joues pâles ignorantes des baisers,

Lèvres rouges qui ont toujours craint l’amour.

Gorge aussi blanche que gorge de colombe,

Sur le marbre de laquelle s’inscrit une veine de pourpre,

 

Pourtant, bien que mes lèvre ne cessent de te louer,

Je n’ose même pas embrasser ton pied,

Tant je suis assombri par les ailes de la peur,

 

Tel Dante, se tenant auprès de Béatrice,

Sous le portail en feu du Lion, lorsqu’il vit

La Septième splendeur et l’Escalier d’or.

 

Oscar Wilde, Poèmes, traduction Bernard Delvaille,

dans Œuvres, Pléiade / Gallimard, 1996, p. 13.

13/07/2019

Vadim Kosovoï, Hors de la colline

Vadim_Kozovoï.png

                             Jeunesse éternelle

 

d’éblouissantes koboldinettes qui trônaient sur un tas d’ordures

et voilà par le sale balai dépouillées à poil fesses de crotte

un pressoir les berçait de son poing ossifié

une brassière leur siffla un cric-crac d’oisillon

et le seigneur piqué de son au groin du porcelet

en personne les bénit au passage d’un gros coup de casquette

alors quand

quand leurs tignasses d’emprunt brillotèrent de limaille sénile

d’éblouissantes koboldinettes se prirent par les pattes de chiasse

impérissablement

pour dansse le glas tintamarre du sordide balai écorcheur

 

Vadim Kosovoï, Hors de la colline, version française de l’auteur

avec la collaboration de Michel Deguy et Jacques Dupin, préface

de Maurice Blanchot, illustrations de Henri Michaux, Hermann,

1984, p. 91.

12/07/2019

Robert Desnos, Domaine public

111932787.jpg

Siramour

 

Semez, semez la graine

Aux jardins que j’avais.

Je parle ici de la sirène idéale et vivante,

De la maîtresse de l’écume et des moissons de la nuit

Où les constellations profondes comme des puits grincent

            de toutes leurs poulies et renversent à pleins seaux

            la terre et le sommeil un tonnerre de marguerites

            et de pervenches.

Nous irons à Lisbonne, âme lourde et cœur gai,

Cueillir la belladone au jardin que j’avais.

Je parle ici de la sirène idéale et vivante,

Pas la figure de proue mais la figure de chair,

La vivante et l’insatiable,

Vous que nul ne pardonne,

Âme lourde et cœur gai,

Sirène de Lisbonne,

Lionne rousse aux aguets.

Je parle ici de la sirène idéale et vivante,

Jadis une sirène

À Lisbonne vivait.

Semez, semez la graine

Aux jardins que j’avais.

(…)

 Robert Desnos,Siramour, dans Domaine public,

Gallimard, 1953, p. 295.

 

 

11/07/2019

Fernando Pessoa, Le violon enchanté

n-FERNANDO-PESSOA-628x314.jpg

                    35 sonnets, I

 

Jamais nous n’avons d’apparence, que nous parlions

Ou que nous écrivions ; sauf quand nous regardons. Ce

          que nous sommes

Ne peut passer dans un livre ou un mot.

Infiniment notre âme est loin de nous.

Et quelque forte soit la volonté que nos pensées

Soient notre âme, en imitent le geste,

Nous ne pouvons jamais communiquer nos cœurs.

Nous sommes méconnus dans ce que nous montrons.

Aucune habileté de la pensée, aucune ruse des semblants

Ne peut franchir l’abîme entre deux âmes.

Nous sommes de nous-mêmes un abrégé, quand

              nous voudrions

Clamer notre être à notre pensée.

      Nous sommes les rêves des lueurs de nos âmes,

      Et l’un l’autre des rêves les rêves des autres.

 

Fernando Pessoa, Le violon enchanté, traduction des sonnets

Olivier Amiel, Christian Bourgois, 1992, p. 295.

 

10/07/2019

Jean Tardieu, Pages d'écriture

               Jean-Tardieu.jpg

                             Les mots de tous les jours

 

   Il faut se méfier des mots, ils sont toujours trop beaux, trop rutilants et leur rythme vous entraîne, prêt à vous faire prendre un murmure pour une pensée.

   Il faut tirer sur les mots sans cesse, de peur que ces trop bouillants coursiers ne s’emballent.

   J’ai longtemps cherché les mots les plus simples, les plus usés, même les plus plats. Mais ce n’est pas encore cela : c’est leur juste assemblage qui compte.

   Quiconque saurait le secret usage des mots de tous les jours aurait un pouvoir illimité — et il ferait peur.

 

Jean Tardieu, Pages d’écriture, Gallimard, 1967, p.32.

09/07/2019

Jean Ristat, Artémis chasse à courre le sanglier, le cerf et le loup

AVT_Jean-Ristat_6601.jpg

                  La chasse du cerf

(...)

Avant que de reprendre souffle [Actéon] sent fléchir

Ses jambes et son dos se courbe entraînant sa tête

Soudain plus pesante qu’un boulet de canon

Vers le sol où parmi les feuilles pourrissantes

Dorment des étoiles chapeautées comme des

Champignons sous leurs jupes plissées, il suit

La trace d’artémis à l’odeur de cuit bouilli

Il s’étonne et s’émeut à fouiller les sous-bois

À dévorer goulûment les faines éparses

Dans les sentiers l’herbe tendre et acidulée

La pomme comme un petit sein tendu et ferme

Il s’arrête et frémit une biche paraît

Qui le regarde doucement entre les hautes

Fougères les yeux noirs grands ouverts et profonds

Comme l’abysse où s’enroule au fuseau de la

Flamme le temps sans mémoire de l’être et seule

La turbulence des oreilles trahit la

Blessure d’un désir la divine surprise

 

Jean Ristat, Artémis chasse à courre le sanglier, le cerf et le loup,

Gallimard, 2007, p. 20.

08/07/2019

Armand Robin, Le Monde d'une voix

ob_134bad_armand-robin.jpg

                Solitaire

 

Solitaire, sans pays,

 

Je n’ai pas de jour selon vos bonjours,

Mes jours ne veulent bonjours

Que dans l’aube authentique du règne du travail.

 

Mes bonjours ne salueront

Que l’aube authentique du monde du travail !

 

Armand Robin, Le Monde d’une voix, préface Henri

Thomas, Gallimard, 1968, p. 163.

07/07/2019

Shakespeare, Sonnets (traduction Pierre Jean Jouve)

                           images.jpeg

XIII

 

Ah si vous étiez vous à vous-même ! mais, amour, vous n’êtes vous-même à vous-même que tant que vit ici votre vous-même : contre cette fin qui accourt vous devez vous prémunir, et votre chère semblance à quelque autre la départir.

   Alors cette beauté dont vous avez la jouissance, elle ne trouverait de fin alors vous seriez votre vous-même encore après mort de vous-même, votre doux fruit portant votre très douce forme.

   Qui peut laisser si belle maison tomber à ruine, qu’un soin familier maintiendrait en honneur, contre bourrasque et vent du jour d’hiver et stérile rage du froid éternel de la mort ?

   Oh seulement l’infécond. Cher amour vous savez que vous eûtes un père : que votre fils aussi de vous puisse le dire.

 

William Shakespeare, Sonnets, traduction Pierre Jean Jouve, dans Pierre Jean Jouve, Œuvre, II, édition établie par Jean Starobinski, Mercure de France, 1987, p. 2081.

 

06/07/2019

Marina Tsvétaïéva, Tentative de jalousie

AVT_Marina-Tsvetaieva_9666.jpg

               Ennui et tristesse

 

Ennui et tristesse… À qui donnerai-je la main

     À l’heure où plus rien ne nous leurre ?

Désirs ? À quoi bon désirer constamment et en vain ?

     Et l’heure s’en va — la meilleure.

 

Aimer — mais qui donc ? À quoi bon ? — ces amours pour un jour ?

     Que dure l’amour le plus tendre ?

Je sonde mon cœur. Ce qui fut est parti sans retour,

     Et tout ce qui est n’est pas tendre.

 

Je vois mes passions, sous la faux de la froide raison

     Gisant — comme tiges éparses,

Oh, vie ! soupirs et plaisirs et retour des saisons —

     Oh, vie, tu n’es qu’une farce.

 

Marina Tsvétaïéva, Tentative de jalousie & autre poèmes,

traduction Ève Malleret, La Découverte, 1986, p. 207.

05/07/2019

Cécile A. Holdban, Partir du silence, Variations sur Philip Glass

cecile a h photo 4.jpg

            avril

 

Quelle est cette puissance

que plus rien ne contient

cette vie rouge qui éclate

aiguisée de lumière

la sève contenue par la terre

envahit l’espace

les fleurs prises dans ce mouvement

naissent s’envolent se fanent,

balayées par les vents rapides.

Les passants aveuglés de soleil

recueillent les pétales

pensent à la bénédiction

du printemps

 

Dans cet emballement de cheval fou

l’ivresse des éléments, la violence muette

un enfant s’abandonne

avril est mort

 

(Concerto pour violon. Premier mouvement)

 

Cécile A. Holdban, Partir du silence, Variations

sur Philip Glass, dans la revue de belles-lettres,

2019, I, p. 29.

04/07/2019

Marie de Quatrebarbes, Voguer : recension

IMG_20190426_0001 - copie 3 (1).jpg

On se rapportera, pour le titre et le point de départ de l’écriture de Voguer, à sa présentation par Marie de Quatrebarbes sur  le site des éditions P. O. L  : il est inspiré « entre autres du film Paris is burning de Jennie Livingston (1991) sur la vie des danseurs de « voguing » à la fin des années 1980. ». Voguer succède donc, parus en 2018, au roman John Wayne est sous mon lit et au livre de poèmes Gommage de tête, tous deux également liés au cinéma américain, mais aussi à la traduction de Discipline, poèmes de Dawn Lundy Martin, auteure noire dont l’univers n’est pas très éloigné des adeptes du voguing.

 Les cinq poèmes du livre sont présentés comme des prières : on peut entendre le mot comme la célébration de chaque personnage retenu, son prénom donnant le titre du poème. Les deux premiers sont consacrés à Venus Xtravaganza, transgenre, et à Pepper LaBeija, dragqueen, les deux derniers sont du côté de la littérature — Ninetto Davoli, acteur, a été aimé de Pasolini, Henrich von Kleist est un des écrivains du romantisme allemand lu et relu par Marie de Quatrebarbes ; le troisième poème célèbre un anonyme, un « garçon disparu (…) un soir d’août 2017 », mais il a pour titre un prénom féminin, "Thérèse". La construction apparaît d’autant plus rigoureuse que plusieurs éléments thématiques renforcent l’unité du livre ; ainsi, la danse et les oiseaux très présents dans le premier poème reviennent dans les suivants ; par exemple, dans le troisième, le garçon anonyme dit « qu’il a trouvé refuge dans une maison dont il est l’oiseau » et le quatrième s’ouvre avec l’image de « Nuées d’oiseaux dans les arbres. Nuées folles et folle envie de danser ».

 

Le choix des deux premiers personnages est politique, il rappelle que le voguing a été une forme de recherche et d’affirmation d’identité par des hommes en marge aux États-Unis — les adeptes de cette danse étaient « Jeunes, pauvres, homosexuels, noirs et latinos ». On lit aussi des allusions à la vie contemporaine, notamment à la culture de masse (la saga Twilight, les enfants Fisher-Price), mais aussi au rêve de changer de statut social (être un cadre — un « executive ») ; les luttes pour les droits civiques sont rappelées avec la mention de l’écrivain Jimmy [James] Baldwin. Plus largement, c’est la difficulté de vivre dans les sociétés contemporaines qui est évoquée à diverses reprises dans les poèmes, et tous les personnages pourraient se demander : « Sait-on où l’on est ? »

Voguer, le livre le plus achevé de Marie de Quatrebarbes me semble-t-il, peut être lu comme une longue élégie sur l’image du double ou parfois du trompe-l’œil, sur l’apparence et l’ambiguïté. Venus s’imagine en petite fille et l’un de ses désirs serait de se « déplacer sur un char tiré par des moineaux — comme la Vénus antique. Les « poses des mannequins des magazines féminins (notamment le magazine américain Vogue dans les années 1960, et les défilés de mode) » sont reprises et mises en mouvement par les danseurs de voguing, copie décalée d’un genre particulier d’images qui renvoient au luxe et, donc, à tout ce qui les exclut. Il s’agit dans ce cas d’un double impossible, le corps masculin porte ce qui socialement est dévolu au féminin, sans en avoir les attributs pour être reconnu comme femme, « ils défilent dans des costumes inventés et dansent à l’extérieur de leur corps inventé ». Et MdQ prête au garçon disparu— le poème le concernant est titré "Thérèse" — des propos qui insistent sur l’ambiguïté de tout corps, « il dit mon corps est un mélange d’homme et de femme » — ce pourquoi il donne à sa main la forme d’un miroir dans lequel on rectifie son maquillage. De là, cette proposition : « L’idéal serait de ne plus avoir de corps », que seule la mort rend possible pour annuler l’ambiguïté. D’une certaine manière, Heinrich von Kleist, en se supprimant après avoir tué son égérie, réalise la fusion du masculin et du féminin en les faisant disparaître. Une autre forme du double est proposée par l’introduction de l’automate, susceptible de reproduire les gestes humains, qui « concentre en lui tous les systèmes », et de la marionnette qui mime en déformant plus ou moins. Le garçon-Thérèse est supposé vivre « dans un théâtre de marionnettes » et, à la suite de "Ninetto", il est rappelé que Pasolini a imaginé un Othello joué par des marionnettes auxquels des « comédiens (…) donnent corps et vie ». 

Voguer est aussi un livre autour de la mémoire, en particulier avec le poète grec Simonide dont la présence récurrente attire l’attention : ici, il « pleure un vieux souvenir / attablé devant les décombres / d’un festin abandonné aux oiseaux » ; de quoi s’agit-il, que rapporte Marie de Quatrebarbes ? sortant d’un banquet avant l’effondrement de la salle où il avait lieu, il sut donner un nom à tous les corps écrasés parce qu’il « se rappelait les places qu’ils occupaient à table. (…) Et cette aventure suggéra au poète les principes de l’art de la mémoire (…) il comprit qu’une disposition ordonnée est essentielle à une bonne mémoire » (Frances A. Yates, L’Art de la mémoire, Gallimard, 1975, p. 13). On pense notamment dans Voguer aux danseurs qui inventent leurs mouvements à partir d’images et Ninetto qui se souvient de sa vie avec Pasolini, « Parfois, je me demande ce qu’aurait été ma vie (…) »*. Il n’est pas surprenant que dans les fragments de théorie que donne Marie de Quatrebarbes, la mémoire ait une place privilégiée ; ici, c’est une cascade d’auteurs qui se souviennent (« Dans son journal, Kierkegaard cite Leibniz citant Horace ventriloquant Tirésias (…) »), là, si le nuage est le signe même de la beauté, il ne l’est que dans le souvenir puisque, écrivait Brecht (cité)dans un poème, « ce nuage, lui, n’est qu’un instant ». Enfin, dans le tout dernier texte, à la suite de "Heinrich", sont réunis une citation de Simonide sur danse et poésie, et une allusion aux marionnettes et à la mémoire : « Peut-être ne danse-t-on qu’à partir des fils qui nous retiennent, et n’écrit-on que depuis les lambeaux d’une mémoire que l’on récite comme un perroquet ».

Le jeu de la mémoire entre évidemment dans la composition de Voguer. On a signalé la construction autour d’un axe, le poème consacré à celui qui n’a pas laissé de trace ; à côté du  retour de Simonide, il faut ajouter plusieurs éléments thématiques qui renforcent l’unité du livre ; ainsi, la danse et les oiseaux très présents dans le premier poème reviennent dans les suivants ; dans le troisième, le garçon anonyme dit « qu’il a trouvé refuge dans une maison dont il est l’oiseau » et le quatrième s’ouvre avec l’image de « Nuées d’oiseaux dans les arbres. Nuées folles et folle envie de danser », etc. 

 

La rigueur dans l’ordre des poèmes est d’autant plus nécessaire que les formes adoptées par Marie de Quatrebarbes semblent hétérogènes à la première lecture : poème récit en prose, prose lyrique construite autour de deux mots, "main" et "moineau", séquences brèves lues à l’oral sans reprise de souffle et séquences plus longues où la voix se repose, vers libres, prose comme en aparté pour des éléments théoriques. On lit dans ces variations une volonté de privilégier le mouvement, le choix d’utiliser les ressources variées de la langue : ce n’est pas hasard si, dans un poème, sont introduits « ô massifs, ô pluriels » : on peut retourner au poème de Ponge** d’où vient cet extrait, il s’accorde aux recherches de Marie de Quatrebarbes :

Ô draperies des mots, assemblages de l’art littéraire, ô massifs, ô pluriels,     parterres de voyelles colorées, décors des lignes, ombres de la muette, bouches superbes des consonnes, architectures, fioritures des points et des signes brefs, à mon secours ! au secours de l’homme qui ne sait plus danser.

* Ce début de phrase est emprunté à Ninetto Davoli ; on en trouvera la suite dans Pasolini, Sonnets, Poésie / Gallimard, traduction René de Ceccatty, 1972. 

** Ponge, " Promenade dans nos serres ", " Œuvres Complètes, I ", Pléiade / Gallimard, 1999, p. 176.

 

 Marie de Quatrebarbes, Voguer, P. O. L, 2019 , 96 p., 13 €. Cette note de lecture a été publiée dans Sitaudisle 8 juin 2019.

 

 

  •  

 

 

03/07/2019

Étienne Faure, Scrutations

etienne-faure-photo-s-cardon-1.jpg

Dans la ville à pied, sans repli, sans arrière

pays, origines, hors cela, il emprunte

sous le nom de rue, pont, grève

un parcours exempté de fil, anonyme,

laissant l’impasse pour attraper les quais

via les passages, les cours et circuler

inclus dans la foule  en mue sans arrêt

selon l’heure ou l’allure à laquelle on passe,

interdit soudain sous un nom, un bouquet

au mur scellé (mortellement blessé)

après la chute de naguère, le bruit d’un corps au sol,

épitaphe à jamais cernée du crible des impacts

encore aux murs, semblant dire : passant,

nous allons mourir, et personne n’en saura rien,

ou bien de continuer de parler aux vivants

plus avant, ceux qui vont te survivre

— et le flâneur éclairé sous un angle

un instant exposé au soleil du soir,

médite à découvert avant de traverser vite,

regagner l’ombre.

 

passage à découvert

 

Étienne Faure, Scrutations, dans la revue de

belles-lettres, 2019, I, p. 110.

02/07/2019

Une mésange curieuse

IMG_1366.JPG

IMG_1367.JPG

IMG_1368 (1).jpg

Photos Chantal Tanet, juin 2019