30/03/2016
Catherine Pozzi, Très haut amour
Chanson sans gestes
Sur la planète de douleurs
Les roses vont jusqu'au ciel même.
Devant le mur d'azur tu meurs
Du mal qui vient d'ailleurs.
Soleil, soleil fleur de souci
Touche un cœur de ta pointe extrême
Le rayon jeté sans merci
Du passé jusqu'ici.
Mon cœur est une rose aussi
Il est plein de rois et de reines
Ils ont vécu ils ont fini
Ils souffrent où je suis.
Ils ont dormi ils ont péri
Ils s'éveilleront si je t'aime.
Un trait les touche sans merci
L'amour n'est pas l'ami.
Ô prisonniers ! dormez ainsi
Ne quittez les ombres suprêmes
La caresse est blessure ainsi
Le soleil passe aussi.
Catherine Pozzi, Très haut amour, édition de
Claire Paulhan et Laurence Joseph,
Poésie/Gallimard, 2002, p. 63-64.
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09/01/2016
Eugène Savitzkaya, Nouba
[...]
y a-t-il quelqu’un
à côté d emoi ?
qui partagera ma couche ?
où serai-je demain ?
demain sera-t-il ?
serai-je demain ?
où demain sera-t-il ?
qu’en sera-t-il demain ?
de qui sont ces os ?
qui tient à ses os ?
où serons-nous demain ?
qui boit mon sang ?
ai-je du sang ?
que dit le sang ?
qui saigne ?
à quelle heure saigne-t-on ?
saigne-t-on à sa guise ?
où est mon mari ?
mon mari est-il ?
est-il mon mari ?
qui est contre mon cœur ?
contre qui est mon cœur ?
qui contient mon cœur ?
que contient mon cœur ?
où est ma fiancée ?
qui est ma fiancée ?
ai-je une fiancée ?
on se fiance ?
qui se fiance ?
se fiance-t-on ?
fiance-t-on ?
comment faire ?
on nous flétrit ?
nous flétrit-on ?
qui est au timon ?
qui nous émascule ?
qui est l’homme ?
qui est la femme ?
quel temps fait-il ?
fait-il du temps ?
du temps se fait-il ?
comment se fait le temps ?
où se fait-il ?
[...]
Eugène Savitzkaya, Nouba, Yellow Now
(Crisnée, Belgique), 2007, np.
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28/04/2015
Georg Trakl, "Chant d'un merle captif", dans Œuvres complètes
Chant d’un merle captif
Souffle obscur dans les branchages verts.
Des fleurettes bleues flottent autour du visage
Du solitaire, du pas doré
Mourant sous l’olivier.
S’envole, à coups d’aile, la nuit.
Si doucement saigne l’humilité,
Rosée qui goutte lentement de l’épine fleurie.
La miséricorde de bras radieux
Enveloppe un cœur qui se brise.
Georg Trakl, Œuvres complètes, traduites de l’allemand par Marc Petit et Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1972, p. 130.
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08/02/2015
Philippe Beck, Contre un Boileau, un art poétique
(Ouverture du livre)
L’art poétique est un manuel. Il manie les idées pratiques qu’il suggère. Il fournit des idées pratiques à manier. Il pense pour le poème. Mais c’est un fournisseur paradoxal : il manie des idées théoriques en vue d’une pratique (une poétique), et pratique sa théorie en affinité, éclaire son chemin, élabore son tracé au mieux, en avançant, dans l’horizon du poème. Il a un intellect rythmique. Des mains du siècle, horizontales, le suscitent d’abord : elles ont perfectionné la force rythmique du discours, ses balancements, créé des poèmes dehors, des poèmes exprès d’après des idées pratiques originales, glissantes, intéressantes, étoiles d’une reconstitution intimée. La théorie (l’optique reconstitutionnelle) est antérieure (enveloppée en puissance, impliquée), contemporaine et postérieure à la création intentionnelle d’une utopie du discours appelée poème ; elle s’égale en droit à l’intense procédure à accomplir, comme son projet dépendant et assignable. Le projet est dedans, c’est-à-dire dans la nasse, lié. Comme théorie à manier, dépendante, l’art poétique se déclare intime de l’objet qu’il manie avec cœur en affinité ; il peut s’ordonner à l’objet huilé dont il double la puissance, par intellection sensible, et le captiver. En avril 1842, Thoreau note : « L’expérience est dans les doigts et dans la tête. Le cœur n’a pas d’expérience. » Il faut donc imaginer un cœur sur la main, une générosité reconstituante, dans la réflexion, « quand le doigt du poète y fait passer son phosphore » (Joubert, « De la poésie », XLVIII). C’est-à-dire un cœur de procédure (un thumos, un Gemüt, une force d’élan versée), un foyer processuel pensé par la main ou dans la main qui avance(1).
Philippe Beck, Contre un Boileau, un art poétique, Fayard, 2015, p. 13.
(1) Contre Benn, qui dit : « Un Gemüt ? Je n’en ai aucun. » « Gemüt ? Gemüt habe ich keines. » Dans Die Struktur der modernen Lyrik, Hugo Friedrich reprend à son compte le thème des Probleme der Lyrik de Benn (1951). Ainsi se renforce une doctrine sans cœur de la poésie, doublée d’une doctrine de la poésie sans cœur, c’est-à-dire sans foyer problématique, sans intellect rythmique, « instinct logique » ou instinct formateur, immanent et reconstituable. Car c’est exactement ce que désigne, quoi qu’il en soit, le mot cœur : Empédocle dit que le cœur est le lieu des pensées, pensées qui se pensent ou pensées impuissantes à se penser.
Philippe Beck, Contre un Boileau, un art poétique, Fayard, 2015, p. 13.
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22/09/2014
Sappho, fragment 31, dans Yves Battistini, Lyra erotica
Mes yeux sont éblouis : il goûte le bonheur des dieux
cet homme qui, devant toi,
prend place, tout près de toi, captivé,
la douceur de ta voix
et le désir d'aimer qui passe dans ton rire. Ah ! c'est bien pour cela,
un spasme étreint mon cœur dans ma poitrine.
Car si je te regarde, même un instant, je ne puis
plus parler,
mais d'abord ma langue est brisée, voici qu'un feu
subtil, soudain, a couru en frissons sous ma peau.
Mes yeux ne me laissent plus voir, un sifflement
tournoie dans mes oreilles.
Une sueur glacée ruisselle sur mon corps, et je tremble,
tout entière possédée, et je suis
plus verte que l'herbe. D'une morte j'ai presque
l'apparence.
Mais il faut tout risquer...
Sappho, fragment 31, dans Yves Battistini, Lyra erotica, VIe siècle de notre ère-IXe siècle avant Jésus-Christ, Imprimerie nationale éditions, 1992, p. 263-264.
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30/07/2014
Francisco de Quevedo, Les Furies et les Peines
À Aminta, qui s’est couvert les yeux de la main
M’ôte le feu, neige me fait faveur
la main sous qui tes yeux ont disparu ;
n’est pas moins dure avec qui elle tue,
ni moins de flammes anime sa blancheur.
Le regard boit d’incendies la fraicheur,
et volcan aux veines les distribue ;
le cœur amant d’une peur prévenue,
craint tout ce blanc, car il le sent trompeur.
Si de tes yeux le brasier souverain,
tu le passes en ta main pour l’apaiser,
c’est là grande pitié du cœur humain ;
mais pas de toi, car il peut, éclipsé,
puisqu’elle est neige, liquéfier ta main,
si cette main ne veut pas le glacer.
Aminta, que se cubrió los ojos con la mano
Lo que me quita en fuego, me da en nieve
lo mano que tus ojos me recata ;
y no es menos rigor con el que mata,
ni menos llamas su blancura mueve.
La vista frescos los incendios bebe,
y, volcán, por la venas los dilata ;
con miedo atento a la blancura trata
el pecho amante, que la siente aleve.
Si de tus ojos el ardor tirano
le pasas por tu mano por templarle,
es gran piedad del corazón humano ;
mas no de ti, que pude, al ocultarle,
pues es de nieve, derretir tu mano,
si ya tu mano no pretende belarle.
Francisco de Quevedo, Les Furies et les Peines, 102 sonnets,
Choix, présentation et traduction de Jacques Ancet,
édition bilingue, Poésie/ Gallimard, 2010, p. 134-135.
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03/07/2014
André Frénaud, Nul ne s’égare, précédé de Hæres
La vie comme elle tourne et par exemple
Ça va, ça tourne, c’est débrayé,
depuis toujours ça tourne mal.
Les parties nobles, les parties douces,
la matière grise,
les nouveaux-nés, les chevronnés, les charlatans,
les désolés, les acharnés, les ortolans,
les magiciens, les mécaniciens et les fortiches,
tout est égal et fait du vent.
Tout se dépose et sous la langue fait amertume.
Corps rechignés, amour rendu,
À roue qui tourne, éclats, fumées,
Cela donne soif, faut en convenir.
Ça vous complique et vous recuit.
Ça vous alarme, ça vous suffoque.
Tout se morfond et se déglingue et se raidit.
Se prend, s’enfonce. Vas-y. Va-t-en. La joie, la frime.
La folie calme et les grands cris. Ça prend confiance.
Ça va venir. Parties honteuses, le cœur ballant.
Rêverie pleine et la dent creuse.
Le corps brûlant. Ça reprend vie.
Ça va venir… T’émerveilla…
Ça va venir.
Tout est pour rien.
Tout vaut pour rire.
*
HÆRES
Il y a, au cœur du poème, derrière le poème, révélé par lui, un magma de multiples formes contraires, qui tournent, s’entrecroisent, se heurtent, veulent s’échapper… Et qui s’échappent, effectivement, en propos obscurs — ce sera le poème — sans ordre apparent, possiblement.
C’est de la réalité cachée de soi qu’il s’agit, et une discontinuité, une incohérence même, qui ne sont pas voulues, peuvent se comprendre comme étant exigées par l’objet qui se forme pour qu’il se forme précisément, celui-ci ne pouvant le faire autrement qu’à sans cesse tourner court et reprendre ailleurs, laissant percer quelque chose parfois d’un foyer incandescent, non maîtrisable, multiples traces reprises d’élan de l’Éros toujours insatisfait, irréductible.
André Frénaud, Nul ne s’égare, précédé de Hæres, préface d’Yves Bonnefoy, Poésie/Gallimard, 2006, p. 265-266 et 58.
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13/04/2014
Malcolm Lowry, Pour l'amour de mourir
Poème bizarre
J'ai connu un homme sans cœur :
Il dit que des enfants le lui ont arraché
Et l'ont donné à un loup affamé
Qui s'est enfui l'emportant dans sa gueule.
Et les enfants ont fui avec l'instituteur ;
L'animal aussi s'est enfui bien vite,
Et derrière lui, bizarre poursuite,
Titubait encore cet homme sans cœur.
J'ai vu cet homme l'autre jour,
Gonflé d'un orgueil ridicule,
Le cœur remis en place et la mine égayée ;
À son côté, tout radouci, trottait le loup.
Malcolm Lowry, Pour l'amour de mourir, traduction de l'anglais de J.-M. Lucchioni, préface de Bernard Noël, éditions de la Différence, 1976, p. 83.
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18/04/2013
Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik
Adulte
Adulte, on fait des affaires.
Des roubles en poche.
De l'amour ,
En voilà !
Pour cent petits roubles.
Et moi, sans domicile,
les mains
dans les poches
déchirées,
je m'en allais, les yeux ouverts.
La nuit
vous mettez vos meilleurs habits,
vous cherchez le repos sur l'épouse ou la veuve.
Et moi, Moscou m'étouffait dans ses bras,
de l'anneau des boulevards sans fin.
Dans vos cœurs,
dans vos montres,
vont et viennent les amantes.
Quels transports, partenaires de la couche d'amour !
Moi, qui suis la Place de la Passion1,
je surprends
le sauvage battement du cœur des capitales.
Déboutonné,
le cœur presque dehors,
je m'ouvrais au soleil et à la flaque d'eau.
Entrez avec vos passions !
Grimpez avec vos amours !
Dès maintenant, j'ai perdu le contrôle de mon cœur.
Je connais chez autrui le domicile du cœur.
Il est dans la poitrine — c'est connu de chacun.
Avec moi,
l'anatomie a perdu la tête.
Je suis tout cœur —
Cela bat de partout.
Ô, combien furent-ils,
seulement les printemps,
en vingt ans engloutis dans sa fournaise !
Accumulé, leur poids n'est pas supportable.
Pas supportable,
non pour le vers,
mais à la lettre.
Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik (1917-1930),
traduites du russe par Andrée Robel, présentées par Claude Frioux, Gallimard, 1969, p. 93-94.
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