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31/07/2011

Georges Lambrichs, Mégéries

imgres-4.jpeg   Ce qui va suivre commence ou finit une histoire vraie, comme la braise refroidit. Partant de ce qu’il faut considérer comme connu pour continuer de vivre sans illusions, j’avance en tâtonnant vers ce lieu sûr que fréquentent habituellement ceux qui ne s’aperçoivent qu’après coup qu’il s’est passé quelque chose sur laquelle il n’est plus temps de s’interroger. Lieu sûr et redoutable comme un passage réservé à ce qui n’est pas destiné à l’oubli, bien que cela relève en général de l’inaperçu comme la couleur des yeux ou le sourire intérieur. À ce prix, l’on peut rendre à la parole son usage comme il arrive à d’autre silencieusement de rendre l’âme (à qui ?) considérant qu’on a été bien joué et qu’il s’agit maintenant d’achever en connaissance de cause le spectacle auquel on a participé dans l’ignorance. Il suffit alors de faire un signe de connivence au très haut machiniste voyeur pour qu’il fasse tomber sur le soir tragique ce rideau de larmes qui permet de découvrir à nouveau le déjà vu. Maintenant que je sais ce que je veux faire, sans pour l’avoir autant décidé, je redoute d’y parvenir. Dans quel état en effet, serais-je après s’il m’arrive de me retrouver ?

 

Georges Lambrichs, Mégéries, Gallimard, 1974, p. 11-13.

30/07/2011

Giacometti, dans Charbonnier, Le Monologue du peintre

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Cézanne a fait sauter une espèce de bombe dans la représentation du monde extérieur. Jusque-là, régnait une conception, qui était valable, en tout cas depuis le début de la Renaissance, depuis Giotto, très exactement. Depuis cette époque, aucune modification profonde ne s’est produite dans la vision d’une tête, par exemple. Il y a une différence plus grande entre Giotto et les Byzantins, qu’entre Giotto et la Renaissance. La vision d’Ingres, après tout, c’est un peu la même vision qui continue.

         Cézanne a fait sauter une bombe dans cette vision en peignant une tête comme un objet. Il le disait : « Je peins une tête comme une porte, comme n’importe quoi ». En peignant l’oreille gauche, en établissant plus de rapports entre l’oreille gauche et le fond qu’avec l’oreille droite, plus de rapports entre la couleur des cheveux et la couleur du chandail qu’avec la structure du crâne, il a fait sauter — et pourtant, ce qu’il voulait, lui, c’était arriver quand même à l’ensemble d’une tête — il a fait sauter totalement la conception qu’on avait avant lui de l’ensemble, de l’unité d’une tête. Il a fait sauter totalement un bloc, il a si bien fait sauter un bloc que, tout d’abord, on a prétendu que la tête devient simple prétexte et que, par conséquent, la peinture est devenue abstraite. Toute représentation qui voudrait revenir aujourd’hui à la vision précédente, c’est-à-dire à la vision de la Renaissance, serait telle que l’on n’y croirait plus. Une tête dont l’intégrité aurait été respectée ne serait plus une tête. Elle relèverait du musée. On n’y croirait plus. Parce qu’il y a eu Cézanne et parce que l’on a inventé la photo. Tout le monde, aujourd’hui, pense évidemment qu’une photo, en matière de ressemblance, est plus ressemblante qu’un tableau. Des peintres abstraits vous font voir… c’est toujours très touchant et ça m’a toujours étonné, et ça m’est arrivé assez souvent… des peintres abstraits sortent la photographie de leur femme et de leurs enfants pour la faire voir. Je me demande bien ce qu’ils veulent me faire voir. Moi, les photos, je ne les vois pas. C’est un signe. Quand je vois la photo d’un petit enfant, du petit-fils d’un peintre abstrait, je regarde et je n’y comprends rien du tout. Mais, pour celui qui me fait voir la photo, il y a là bel et bien, pour lui, une représentation valable de son enfant, de sa femme et du monde extérieur. Donc, trouvant la photo ressemblante, il ne peut plus penser à concourir avec la photo dans la représentation de la réalité. Cézanne est battu d’avance, forcément, hein ?

 

Alberto Giacometti, dans Georges Charbonnier, Le Monologue du peintre, entretiens avec Braque, Singier, (…) Giacometti, Masson, couverture originale de Giacometti, Julliard, 1959, p. 176-178.

Annette, par Giacometti

 

29/07/2011

Malcolm Lowry, Pas de compagnie... (traduction Jean Follain)

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                         Pas de compagnie hormis la peur

 

Comment tout a-t-il donc commencé

et pourquoi suis-je ici à l’arc d’un bar à peinture brune craquelée

de la papaya, du mescal, de l’Hennessy, de la bière

deux crachoirs gluants

pas de compagnie sauf celle de la peur

peur de la lumière du printemps

de la complainte des oiseaux et des autobus

fuyant vers des lieux lointains

et des étudiants qui s’en vont aux courses

des filles qui gambadent les visages au vent,

peur même de la source jaillissante.

Toutes les fleurs au soleil me semblent ennemies

ces heures sont-elles donc mortes ?

 

Malcolm Lowry, traduction de Jean Follain, dans Les Lettres Nouvelles, n° spécial, mai-juin 1974, "Malcom Lowry", p. 229.

28/07/2011

Edgar Allan Poe, Un rêve (A dream), traduction de Mallarmé

 

 

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                               Un rêve

 

En des visions de la sombre nuit, j’ai bien rêvé de joie défunte, — mais voici qu’un rêve, tout éveillé, de joie et de lumière m’a laissé le cœur brisé.

 

Ah ! qu’est-ce qui n’est pas un rêve le jour, pour celui dont les yeux portent sur les choses d’alentour un éclat retourné au passé ?

 

Ce rêve béni, ce rêve béni, pendant que le monde entier grondait, m’a réjoui comme un rayon cher guidant un esprit solitaire.

 

Oui, quoique cette lumière, dans l’orage et la nuit, tremblât comme de loin ; que pouvait-il y avoir, brillant avec plus de pureté, sous l’astre du jour de Vérité !

 

Les poèmes d’Edgar Poe, traduits par Stéphane Mallarmé, Gallimard, 1928, p. 133.

 

 

A dream

 

In visions of the dark night

       I have dreamed of joy departed—

But a waking dream of life and light

       Hath left me broken-hearted.

 

Ah! what is not a dream by day

       To him whose eyes are cast

On things around him with a ray

       Turned back upon the past?

 

That holy dream—that holy dream,

       While all the world were chiding,

Hath cheered me as a lovely beam

       A lonely spirit guiding.

 

What though that light, thro' storm and night,

       So trembled from afar—

What could there be more purely bright

   In Truth's day-star?

 

Collected Tales end Poems of Edgar Allan Poe, Ramdon House, 1994.

 

27/07/2011

René Crevel, Le Clavecin de Diderot

 

   imgres-1.jpeg    Pour la France officielle  la poésie c’est, avant tout, un jeu, un exercice d’éloquence. Et il ne s’agit même plus de la faconde méridionale. Le soleil, l’ail, l’accent, le mélange de sperme, de coquillage secret et de fruits trop mûrs, dont se trouve naturellement parfumée toute vieille cité phocéenne, voilà qui a été corrigé par la tristesse septentrionale.

       Langue d’oc et langue d’oïl, l’une en l’autre fondue, et, l’Europe a eu sa langue diplomatique. Quant aux autochtones, ils se sont consacrés au culte d’un verbalisme décoloré. De Racine (Andromaque, le fameux discours à Pyrrhus : avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix) à Lamartine (la phrase sur le drapeau tricolore qui a fait le tour du monde et le drapeau rouge qui n’a fait que le tour du champ de Mars), les leçons que reçoivent, de leurs grands ou petits maîtres, à propos de textes rimés, lycéens et étudiants, ne sont que leçons de ruses oratoires.

       Quant à la connaissance intime et générale de l’homme, certains ne font profession de lui vouer leurs travaux, leurs existences qu’à seule fin de lui dénier, de l’intérieur, toute chance de progrès.

       En vérité, depuis des siècles, on se contente de répéter les mêmes expériences et considérations sur certains réflexes à fleur de peau, avec une volonté d’agnosticisme ou, au moins, le désir de conclure qu’il n’y a rien de changé sous le soleil. Et que se produise, quelque part, ce changement dont ne veulent pas les classes favorisées, elles crieront à la monstruosité. De toute source, il faut, sur le champ, faire une eau de table, et, si le geyser ne veut se laisser mettre en bouteille, qu’on l’écrase des plus lourdes pierres. Ainsi, un égocentrisme à courtes vues décide les individus à l’individualisme, les nations au nationalisme.

 

René Crevel, Le Clavecin de Diderot, 1932, présentation de Claude Courtot, collection Libertés, n° 38, Jean-Jacques Pauvert éditeur, 1966, p. 51-52.

26/07/2011

Henri Kréa, La Révolution et la poésie sont une seule et même chose

           Morale de l’histoire   

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L’heure brisée par le gel de la patience

Une attente mortelle

Les larmes prises par la fatigue

Trop voir ceux que je hais

 Pour ma peine victorieuse

Avec toujours au bout la lassitude

Le poing serré

Comme un parjure somnambule

Qui s’égare aux bouches des métros

Je calcule un mal qui se fait centenaire

À quoi rime la vie

Conçue à partir du malheur

À quoi rime ce présent

Où l’assassinat est de règle

 

J’avoue ma honte d’être vivant

J’oublie ceux qui m’aiment

Ceux qui ne m’aiment plus

Je reste sur l’espace qui nous est coutumier

Je peste contre l’histoire

Et je demeure contemporain

Des caprices des saisons

Des mœurs des intrigues

 

J’avoue je suis perméable

À tout ce qui tressaille sur ce globe

Et parfois je songe

Qu’il faudrait changer de vie

Changer de mort

Rester de marbre face aux événements

Oui tout ça existe c’est horrible

 

Mais mon peuple est solide comme un immense plan d’eau

Il me montre le droit chemin

Je lui sais gré de sa bonté

Je le regarde comme un être infini

Qui me tient lieu de père

Moi qui fus orphelin avant que de naître

Dans ma cité infirme

 

Je sais l’aube est lucide

 

Mortelle impatience

 

Le peu de prix D’un seul sourire

 

La même fin

Le même recommencement

La même angoisse

De te perdre à jamais

 

Toi

 

Insaisissable trop belle

Qu’une lèvre remémore

 

Henri Kréa, La Révolution et la poésie sont une seule et même chose, Pierre Jean Oswald, 1957, non paginé.

25/07/2011

Jules Renard, Journal, 1887-1910

 

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Je ne réponds pas d’avoir du goût, mais j’ai le dégoût très sûr.

 

Quelle que soit la littérature, c’est toujours plus beau que la vie.

 

C’est déjà bien joli, de ne pas faire le mal. S’il fallait encore ne jamais penser à mal !

 

Votre mari n’a rien. Il croit qu’il est malade, dit le médecin anglais.

Quelques jours après, pleine de confiance en ce grand médecin, elle vient lui dire :

   Mon mari croit qu’il est mort.

 

L’Histoire n’est qu’une histoire à dormir debout.

 

De mon village je peux regarder l’âme humaine et la fourmi.

 

J’aime, j’aime, certainement j’aime, et je crois aimer ma femme d’amour, mais, de tout de que disent les grands amoureux : Don Juan, Rodrigue, Ruy Blas, il n’y a pas un mot que je pourrais dire à ma femme sans rire.

 

Les discussions les plus passionnées, il faudrait toujours les terminer par ces mots : « Et puis, nous allons mourir. »

 

Une mouche est plus sale en hiver qu’en été. Il semble qu’elle soit restée là, non à cause de la chaleur, mais à cause de notre odeur de pourriture.

 

La vieillesse arrive brusquement, comme la neige. Un matin, au réveil, on s’aperçoit que tout est blanc.

 

 

 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, texte établi par Léon Guichard et Gilbert Sigaux, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1977, p. 647, 654, 657, 659, 665, 670, 701, 703, 706, 709.

24/07/2011

Paul Claudel, Dodoitzu


Paul Claudel, Dodoitzu, figure dans le puits, crapaud

 Aile étrange du poème ! Quand une fois la chanson a pris l’essor, une fois le sol natal abandonné, qui dira quelles rides, quels reflets, elle est appelée à éveiller sur des miroirs inattendus, quelle inspiration elle fournira à l’écho, quelles variations sur un distant rivage elle proposera à l’oreille attentive de l’oiseau-moqueur ? Ainsi là-bas sous le Soleil levant, sous les pieds du paysan attelé à sa noriah, sous l’effort du marin qui hisse la voile, dans le tapage rythmique du lourd maillet qui décortique le riz, ou le balancement songeur de la jeune mère (son pied chaussé de la courte chaussette blanche, ah ! plus que le berceau, c’est le cœur battant du tendre petit bébé qui lui communique sa pulsation !) il naît une mélopée à laquelle viennent s’adapter comme d’elles-mêmes d’humbles paroles. Du bourdonnement naïf est né le dodoitZu, frère rustique, mais à mon avis bien plus savoureux, du savant uta. Quelques lignes, quelques vers à la mesure d’un gosier d’oiseau ou d’une élytre de cigale. Un amateur local les a écoutés et transcrits, de la musique native il ne reste plus que le résidu verbal. À son tour un étranger, en l’espèce : Georges Bonneau, professeur à l’Institut français de Kyotô, s’y est intéressé. Il les traduit, il en fait un recueil. Et ce recueil tombe sous les yeux d’un vieux poète qui a fait de longs séjours là-bas, dans le pays de la Sérénité matinale. Voici que peu à peu, dans sa chambre intérieure, à l’accent rétorqué du chantre primitif, s’anime un pied correspondant. Quelque chose de neuf à la fois et de provoqué. Le sentiment retourne à sa source lointaine sous la forme de nostalgie.

 

Paul Claudel, Dodoitzu, figure dans le puits, crapaud

 

Ma figure dans le puits

 

Ma figure dans le puits

Pas moyen que je me l’ôte

Ma figure dans le puits

Pas moyen que je me l’ôte

Et que j’en mette une autre

Et si l’on me trouve jolie

Tant pis ! C’est pas ma faute !

 

                                    Her face in the well

 

                                    My face in the well

                                    I cannot take it out

                                    My face in the well

                                    I cannot take it off

                                   And if you think I’m pretty     

                                   It’s really not ma fault !

 

 

Le crapaud

Quand j’entends dans l’eau

Chanter le crapaud

Des choses passées

J’ai le cœur mouillé !

 

                                           Nightingale and toad

 

                                           When I hear in the cool

                                           Gold of the moonlight pool

                                           The nightingale singing,

                                           It is my heart ringing.

 

 

Paul Claudel, Dodoitzu, peintures de Rihakou Harada, Gallimard, 1945, non paginé.

23/07/2011

Alphonse de Lamartine, Raphaël

     Il y a des sites, des climats, des saisons, des heures, des circonstances extérieures tellement en harmonie avec certaines impressions du cœur, images.jpegque la nature semble faire partie de l’âme et l’âme de la nature, et que si vous séparez la scène du drame et le drame de la scène, la scène se décolore et le sentiment s’évanouit. Ôtez les falaises de Bretagne à René, les savanes du désert à Atala, les brumes de la Souabe à Werther, les vagues de la mer des Indes et les morues de l’Île de France à Paul et Virginie, vous ne comprendrez ni Chateaubriand, ni Bernardin de Saint-Pierre, ni Gœthe. Les lieux et les choses se tiennent par un lien intime, car la nature est une dans le cœur de l’homme comme dans ses yeux. Nous sommes fils de la terre. C’est la même vie qui coule dans sa sève et dans notre sang. Tout ce que la terre, notre mère, semble éprouver et dire aux yeux dans ses formes, dans ses aspects, dans sa physionomie, dans sa mélancolie ou dans sa splendeur, a son retentissement en nous. On ne peut bien comprendre un sentiment que dans les lieux où il fut conçu.

 

Alphonse de Lamartine, Raphaël, édition présentée, établie et annotée par Aurélie Loiseleur, Folio classique / Gallimard, 2011, p. 37.

22/07/2011

Pierre Michon, Le roi vient quand il veut

Si les hommes étaient faits d'étoffe indémaillable, nous ne raconterions pas d'histoire, n'est-ce pas ? 

     Pierre Michon, Les Onze (Verdier, 2009)

 


                             Contemporain de la légende

 

Pourquoi le mot vie dans vos titres, des « minuscules » à celle de Joseph Roulin ?

 


pierre michon,le roi vient quand il veut,vies,hagiographie   Les Vies sont une longue tradition, on en a raconté pendant des siècles. C’étaient d’assez courts récits, non pas véristes et affectant le naturel («  la vie même ») comme nos biographies, mais faisant la part belle au légendaire, aux distorsions de la mémoire, aux interventions de l’au-delà. Les vies qu’on prenait la peine d’écrire étaient nécessairement surnaturelles : elles ne valaient que par un point de tangence avec le divin qui les transportaient hors du commun. Les Vies des douze Césars, après tout, nous entretiennent de monstres que leur mort a transformé en dieux, comme il arrivait aux empereurs de Rome ; les Vies des hommes illustres de Plutarque, les Vies des philosophes illustres de Diogène Laërce traitent de fondateurs quasi légendaires, de miracles guerriers ou mathématiques s’incarnant dans des hommes fortuits.

imgres.jpegCe trait est encore plus patent dans les hagiographies chrétiennes, où c’est le surnaturel seul qui tient debout des existences dont la spécificité biographique est négligeable. Les Vies de saints, innombrables et superposables, délivrent le récit de toute contingence, ne s’intéressent qu’à la vie intérieure, qui n’a pas eu de témoins, ou aux lévitations et extases dans lesquelles c’est Dieu même qui s’essaie dans un corps désormais inessentiel : on est loin de la passion de la contingence, de la chasse au petit fait vrai, de la postulation a priori d’une individualité spécifique et inaliénable — mais peut-être aussi fictive que les lévitations — qui caractérisent la biographie.

Ce très  vieux genre a secrètement survécu à sa laïcisation en roman, récit ou nouvelle. Car les modernes aussi ont écrit des vies, en annonçant clairement cette intention dans leurs titres, de façon parfois traditionnelle (la Vie de Rancé), mais le plus souvent nostalgique ou parodique, en tout cas référée : les  Vies imaginaires de Schwob, la Vie de Samuel Belet de Ramuz, les Trois vies de G. Stein, ou même Une vie. Et il semble bien que ce qui demeure, dans ces récits explicitement nommés ou d’autres qui le sont moins (Un cœur simple, par exemple, qui est exactement une vie), c’est un sentiment très vacillant du sacré, balbutiant, timide ou désespéré, un sacré dont nul Dieu n’est plus garant : ce qui s’y joue sous les cieux vides, c’est ce qu’a de minimalement sacré tout passage individuel sur terre, plus déchirant aujourd’hui de ce qu’aucune compatibilité céleste n’en garde mémoire. Ces vies sont tangentes à l’absence de Dieu comme les hagiographies l’étaient à sa toute présence ; elles expérimentent le drame de la créature déchue en individu.

Barthes notait que l’anthropologie repose sur le postulat qu’ « il est profondément injuste qu’un homme puisse naître et mourir sans qu’on ait parlé de lui » ; cette injustice, l’anthropologie essaie de la réparer à sa façon, mais ça n’est pas interdit non plus à la littérature. C’est à cela, entre autres choses, que je me suis employé dans des vies. 

imgres-1.jpegEt puis, je suis fasciné par ces titres dans lesquels ce qu’il y a de plus individuel, le nom propre, est mis en résonance avec le mot vie, qui est le plus universellement, et comme tautologiquement, partagé. « Untel a vécu », disent de tels titres ; ils ont la pauvreté fatale d’une stèle funéraire ; ils sont comme le blason de ce qu’on appelle le romanesque. Et bien sûr c’est la mort qui paradoxalement résonne dans de tels frontispices : certains auteurs l’ont souligné, qui, par antiphrase, ont appelé leurs vies : La Mort d’Ivan Illitch, Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant1, etc.

 

 

Pierre Michon, Le roi vient quand il veut, Propos sur la littérature, textes réunis et édités par Agnès Castiglione avec la participation de Pierre-Marc de Biasi, Albin Michel, 2007, p. 21-23. ["Contemporain de la légende" est composé de réponses à des questions,  recueillies par T. H. et publiés dans Le Français aujourd’hui, « La nouvelle », septembre 1989]



1  Respectivement de Léon Tolstoï et de Thomas de Quincey [note de T. H.]

21/07/2011

Anise Koltz, Je renaîtrai

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                            Mon avenir

 

Dans les paumes de ma mère

où tous les temps coexistent

je lis mon avenir


Ne me souvenant plus de ma première mort

je renais au besoin

réplique de moi-même

 

                            Autour de moi

 

Je veux renaître

oiseau de proie


Voir pousser sur ma peau

des plumes ébouriffées

par mes montées abruptes

mes descentes sanguinaires


Tandis qu’autour de moi

les anges tombent

et s’écrasent

 

                            Je renais

 

Je me mets au monde

jour par jour


Je n’apporte ni commencement

ni fin


Je renais dans la crasse

et le sang

 

                            Le corbillard

 

Mes souliers

sont troués


Mes béquilles

souillées de boue


Je regarde passer le corbillard

qui emporte

tout ce que je n’ai pas vécu

 

                            Trou noir

 

La poésie est un trou noir

où le passé s’engouffre


Celui qui se souvient

au-delà du temps

la rejoindra

 

 

Anise Koltz, Je renaîtrai, Arfuyen, 2011, p. 19, 33, 47, 75, 121.

20/07/2011

Thomas de Quincey, Esquisses autobiographiques

imgres-1.jpeg          L’affliction de l’enfance

 

Vers la fin de ma sixième année, le premier chapitre de ma vie en vint soudain violemment à son terme ; ce chapitre qui, même franchies les portes du paradis retrouvé, pourrait mériter un souvenir. « La vie est finie ! », telle était la crainte secrète de mon cœur ; car le cœur de la première enfance sait autant appréhender que celui de la plus mûre sagesse lorsqu’une blessure capitale est infligée au bonheur. « La vie est finie ! Elle est finie ! », c’était là le sens caché qui, de façon à demi inconsciente, était tapi dans mes soupirs ; de même que ces cloches entendues au lointain un soir d’été semblent quelquefois emplies des formes distinctes et articulées des mots, d’une sorte de message prémonitoire qui roule sans cesse dans l’espace ; de même, pour moi, une voix muette et discrète semblait donc ainsi faire continuellement un chant secret, audible à mon seul cœur, où j’entendais que « dorénavant les fleurs de la vie sont fanées pour toujours ». Ce n’est pas que de telles paroles se formaient de manière vocale dans mon oreille ou sortaient de mes lèvres en sorte qu’on les entendît, mais un tel murmure s’insinuait silencieusement jusque dans mon cœur. Et pourtant, en quel sens pouvait-il y avoir quelque vérité ? Pour un jeune enfant qui n’avait pas plus de six ans, était-il possible que les promesses de la vie eussent été réellement anéanties ? ou que fussent épuisés les plaisirs dorés qui sont les siens ?

     Avais-je vu Rome ? Avais-je lu Milton, entendu Mozart ? Non. Saint-Pierre, Le Paradis perdu, les divines mélodies de Don Giovanni, tous et toutes pareillement ne m’étaient pas encore révélés, et pas plus du fait des accidents de ma situation que de la nécessité d’une sensibilité encore imparfaite chez moi. Des extases pouvaient bien demeurer en arriéré, mais les extases sont des modes de plaisir trouble. La paix, le repos, la sécurité fondamentale appartenant à cet amour qui est au-delà de l’entendement ne pourraient plus me revenir. Un tel amour, si insondable, une telle paix — qu’aucun orage ou aucune peur de l’orage n’étaient venus toucher — avaient dominé les quatre premières années de mon enfance et m’avaient conduit durant cette époque à nouer des liens tout à fait uniques avec ma sœur aînée, laquelle avait trois ans de plus que moi. Les circonstances qui furent celles de la soudaine dissolution de ce lien très tendre, je les rapporterai ici à nouveau.

 

Thomas de Quincey, Esquisses autobiographiques, traduction Éric Dayre, dans Œuvres, édition publiée sous la direction de Pascal Aquien, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2011, p. 412-413 [texte publié aux éditions José Corti en 1994, traduction révisée en 2011].

19/07/2011

Junichiro Tanizaki, Éloge de l'ombre

            images-1.jpegTous les pays du monde ont certes dû rechercher des accords de couleurs entre les mets, la vaisselle et même les murs ; la cuisine japonaise en tout cas, si elle est servie dans un endroit trop bien éclairé, dans de la vaisselle à dominante blanche, en perd la moitié de son attrait. La soupe au miso rouge, par exemple, que nous consommons tous les matins, voyez un peu sa couleur et vous comprendrez aisément qu’on l’ait inventée dans les sombres maisons d’autrefois. Il m’est arrivé un jour, convié à une réunion de thé, de m’y voir présenter du miso, et cette soupe bourbeuse, couleur d’argile, que j’avais toujours consommée sans y prêter attention, je lui découvris soudain, en la voyant, à la diffuse lueur des chandelles, qui baignait au fond du bol de laque noire, une réelle profondeur et une teinte des plus appétissantes.

           
images.jpeg[…] le riz tout le premier, sa seule vue, lorsqu’il est présenté dans une boîte de laque noire et brillante déposée dans un coin obscur, satisfait notre sens esthétique et du même coup stimule notre appétit. Ce riz immaculé, cuit à point, amoncelé dans une boîte noire, qui dès l’instant que l’on soulève le couvercle, émet une chaude vapeur, et dont chaque grain brille comme une perle, il n’est pas un seul Japonais qui à sa vue n’en ressente l’irremplaçable générosité. Arrivé à ce point, on se rend compte de ce que notre cuisine s’accorde avec l’ombre, qu’entre elle et l’obscurité il existe des liens indestructibles.

 

Tanizaki, Éloge de l’ombre,  traduction de René Sieffert, dans Œuvres, I, Préface de Ninomiya Masayuki, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1997, p. 1485.

 

18/07/2011

Jean-Yves Masson, Neuvains du sommeil et de la sagesse

 

 

le bruit violent des vagues
sur le rivage à l’heure où le sommeil apaise toute chose.

J.-Y. Masson, Onzains de la nuit et du désir.

 

   20080619_DNA027369.jpeg On connaît Jean-Yves Masson traducteur de la littérature allemande (Hofmannsthal, Rilke, Andrian, notamment), italienne (Mario Luzi, Roberto Mussapi, Sinisgalli), anglaise (Yeats), directeur de la belle collection de littérature allemande chez Verdier, essayiste (Hofmannsthal, Jouve, Nerval), spécialiste de littérature comparée à l’Université de Paris IV, on fréquente moins le poète. On s’empressera donc de lire le récent recueil Neuvains du sommeil et de la sagesse, ensemble qui fait suite aux Onzains de la nuit et du désir parus en 1996 chez le même éditeur.

 

     Le neuvain est une forme ancienne de strophe, plus rarement de poème. Présent chez Charles d’Orléans (1394-1465), il est apprécié des poètes de la seconde moitié du XVe siècle (ceux que l’on appelle "les Rhétoriqueurs") qui en varient la structure, mais il est toujours rimé et le reste quand il est quelquefois repris par des poètes du XIXsiècle. Jean-Yves Masson adopte une forme non rimée, mais garde les vers réguliers, souvent l’alexandrin, propres à une tradition poétique qu’il connaît bien1. Le recueil comprend 99 neuvains (= 9 fois 11) numérotés, encadrés par deux neuvains hors du compte et en italique ; le lecteur a déjà rencontré cette attention aux nombres dans le précédent recueil (121 = 11 fois 11 poèmes de 11 vers), et apprendra ici que le poète apprécie le « Nombre. Qui unifie et fortifie, // réunit les membres épars de la douleur, invente pour la patience / un rituel. »

     On pourrait suivre dans les Neuvains les allusions, claires, à diverses traditions culturelles ; la Bible est présente, mais surtout le monde de l’antiquité classique par l’évocation de grands lieux (Delphes, Délos), par Homère dont un passage de l’Odyssée donné en épigraphe suggère peut-être une voie pour lire le recueil : « Trois fois je m’élançai, mon cœur me pressait de l’étreindre, trois fois hors de mes mains, pareille à une ombre ou à un songe, elle s’enfuit.»2 L’échec du mouvement d’Ulysse est à nouveau évoqué (neuvain LXXIX) quand le narrateur résume le sens de sa quête :  

Comme le roi d’Ithaque, par trois fois

je cherche à saisir un visage, je m’élance sur le

 

chemin qui sépare de nous les morts et je leur rends 

l’offrande blanche et noire afin qu’ils se souviennent de nous.

Tout est visage dans mes vers, pour que l’ombre parle et murmure.


     On préfère suivre d’abord d’autres chemins qui se croisent. Le titre associe sommeil et sagesse, et ce couple du début à la fin est fil d’Ariane pour reconstruire ce que sont « les membres épars de la douleur » évoqués ci-dessus. Il apparaît bien nettement dans le neuvain II et se décline ensuite de diverses manières : sommeil entraîne nuit, ombre, sombre mais aussi aube et lumière, et à sagesse s’associent vérité et passé. Ces variations continues autour du sommeil permettent de faire surgir choses et êtres absents. L’évocation des moments magiques de l’enfance (« l’enfance d’or ») occupe une place privilégiée ; la recherche de ce temps à jamais disparu, dite quasiment dès l’ouverture du recueil, est un des motifs de l’ensemble : « Un enfant nu sommeille / dans ma crypte de temps. Il a la clé de mon empire. » (neuvain II). Cette perte irréparable et cette blessure inguérissable débordent largement le temps de l’enfance : « Cette folle rumeur qui me vient de l’enfance / et dort au fond de moi toute d’ombre et de nuit, / c’est la douce chanson de mon pays d’absence. » (neuvain LXI). Une blessure aussi profonde a été provoquée par la perte de l’être aimé. 


     Rien ne reste donc du passé, sauf peut-être les songes où tout s’invente avant l’aube, le sommeil où se fabriquent les images que détruit la lumière. Le dormeur plonge dans d’autres espaces, dans d’autres heures, essayant – en vain – de « saisir le secret noir du temps », ne retrouvant que des ombres qui s’enfuient, les animaux ou les arbres de tous les jardins perdus – ceux de l’enfance : couleuvre, crapaud, freux, grive, ou ceux de la Grèce : olivier, acanthe, laurier, oléandre (laurier rose). On sait bien que « la mémoire même est tissée d’oubli noir ». On sait aussi que pour inventer son passé dans la nuit, « ce chemin sans langage », par les songes, il faut inventer une langue qui, seule, pourra vraiment rompre le silence du songe, « le sommeil d’avant le monde », et apaiser la douleur : « Et je vais parmi des figures, des ombres, des simulacres, / en cherchant par quels mots je pourrais me guérir ». Les mots trouvés traduisent la « voix d’ombre » sinon inaudible et, dans la contrainte forte du neuvain, écartent pour un temps « l’exacte familière étrange vérité », la certitude de la « nuit du corps » – de la mort.

 

Jean-Yves Masson, Neuvains du sommeil et de la sagesse, éditions Cheyne, 2007, 15, 50 €.

recension de T. H. publiée le 25 septembre 2007 dans Poezibao.

1 Jean-Yves Masson a notamment édité un choix de poèmes de Philippe Desportes (La Différence, collection Orphée), sous le titre Contre une nuit trop claire (titre d’un poème de Desportes).

2 Traduction de Philippe Jaccottet.

  

                                   XCIII

 

Arbres de grand sommeil, confidents de ces jours d’enfance

   où le temps neuf dévoilait sa lumière ardente,

      arbres chargés d’abîme inverse, traits d’union entre vie et mort,

 

j’en appelle à votre amitié quand chante l’oiseau de l’orage,

   quand le soir vient, quand le cœur étouffe en silence,

      que toute route se dérobe et que vient le doute et la peur.

 

Près de vous je suis cet enfant qui s’en allait vers la frontière

   à la recherche de la langue où l’origine

      chante au-delà de toute langue, dans la musique de vos voix.

 

Jean-Yves Masson, Neuvains du sommeil et de la sagesse, éditions Cheyne, 2007, p. 105.

 

17/07/2011

Samuel Beckett, L'innommable

imgres.jpegOù maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je. Sans le penser. Appeler ça des questions, des hypothèses. Aller de l’avant, appeler ça aller de l’avant, appeler ça de l’avant. Se peut-il qu’un jour, premier pas va, j’y sois simplement resté, où au lieu de sortir, selon une vieille habitude, passer jour et nuit aussi loin que possible de chez moi, ce n’était pas loin. Cela a pu commencer ainsi. Je ne me poserai plus de questions. On croit seulement se reposer, afin de mieux agir par la suite, et voilà qu’en très peu de temps on est dans l’impossibilité de plus jamais rien faire. Peu importe comment cela s’est produit. Cela, dire cela, sans savoir quoi. Peut-être n’ai-je fait qu’entériner un vieil état de fait. Mais je n’ai rien fait. J’ai l’air de parler, ce n’est pas moi, de moi, ce n’est pas de moi. Ces quelques généralisations pour commencer. Comment faire, comment vais-je faire, que dois-je faire, dans la situation où je suis, comment procéder ? Par pure aporie ou bien par affirmations et négations infirmées au fur et à mesure, ou tôt ou tard. Cela d’une façon générale. Il doit y avoir d’autres biais. Sinon ce serait à désespérer de tout. Mais c’est à désespérer de tout. À remarquer, avant d’aller plus loin, de l’avant, que je dis aporie sans savoir ce que ça veut dire. Peut-on être éphectique autrement qu’à son insu ? Je ne sais pas. Les oui et non, c’est autre chose, ils me reviendront à mesure que je progresserai, et la façon de chier dessus, tôt ou tard, comme un oiseau, sans en oublier un seul. On dit ça. Le fait semble être, si dans la situation où je suis on peut parler de faits, non seulement que je vais avoir à parler de faits, non seulement que je vais avoir à parler de choses dont je ne peux parler, mais encore, ce qui est plus intéressant, que je, ce qui est encore plus intéressant, que je, je ne sais plus, ça ne fait rien. Cependant, je suis obligé de parler. Je ne me tairai jamais. Jamais.

 

Samuel Beckett, L’innommable, éditions de Minuit, 1953, p. 7-9 (L’innommable est aussi disponible en Poche/Minuit).