31/01/2015
Aragon, Les Chambres
VII
Le miroir qui me regarde et s’afflige. Il lit sur moi l’histoire des années
Cet alphabet sourd qu’un temps solaire tatoue au front de l’homme mal luné
Le miroir gris
déchiffre seul mon histoire
Aux secrets noueux de mes veines
Il en aurait à dire ayant lu comment dans ma chair se creusent les aveux
Le miroir gris
a bien du mal à se souvenir de tout le malheur qu’il voit
Il lui manque les mots pour le fixer il lui manque la voix
Je ne suis qu’un détail de la chambre pour lui qu’un larme sur son visage
Lourde lourde larme longue à lentement tomber droit de l’œil selon l’usage
Le miroir gris
en sait tant et tant sur mon compte. Il ne s’étonne plus de rien
Il me voit nu mieux que personne il devine l’homme dans la noix comme un chien
Qui bouge dans sa niche il le devine aux vague sursauts que j’ai dans mes songes
Devine à ce bras qui pend du lit tout à coup ce qui me mine et qui me ronge
Il se demande si je dors
et ce qui peut ainsi gémir dans ma pensée
Cette nuit il s’ennuie il n’attend guère que de moi des choses insensées
Voilà qu’il ne m’entend plus et pris soudain d’une peur aveugle de la mort
Craignant de n’être plus terni de mon souffle il se détourne épie Elsa qui dort
Aragon, Les Chambres, dans Œuvres poétiques complètes, II, éditon publiée sous la direction d’Olivier Barbarant , Pléiade / Gallimard, 1997, p. 1114 et 1115.
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29/06/2014
Aragon, La Grande Gaîté [1929]
Art poétique
On me demande avec insistance
Pourquoi de temps en temps je vais à
La ligne
C'est pour une raison
Véritablement indigne
D'être cou
Chée par écrit
Les derniers jours
Les philosophes les artistes
Les crémiers les gens très bien
Sont tombés dans le précipice
Pas besoin d'enterrement
Plus de théories de peinture
Le monde en reste désolé
Heureusement que pour se distraire
On a la Radiophonie
Partie fine
Dans le coin où bouffent les évêques
Les notaires les maréchaux
On a écrit en lettres rouges
DÉGUSTATION D'HUÎTRES
Est-ce une allusion
On me fait remarquer que c'est pitoyable
Ce genre de plaisanterie
Et puis c'est mal foutu paraît-il
En tant que Poème
Car pour ce qui touche à la Poésie
On sait à quoi s'en tenir
Mais je n'ai pas fini de prendre en mauvaise part
Tout ce qui touche à la flicaille à la militairerie
Et plus particulièrement croa-croa aux curetages
Je n'ai pas assez le goût des alexandrins
Pour me le faire par-donner pan pan pan pan
Mais ici même si on ne sait d'où elle tombe
D'où tombe-t-elle d'ailleurs D'ailleurs
Il me plaît d'opposer à la clique des têtes à claques
Une femme très belle toute nue
Toute nue à ce oint que je n'en crois pas mes yeux
Bien que ce soit peut-être la millième fois
Que ce prodige s'offre à ma vue
Ma vue est à ses pieds
Son très humble serviteur
Aragon, La Grande Gaîté [1929], dans Œuvres poétiques
complètes, I, édition sous la direction d'Olivier Barbarant, Pléiade, Gallimard, 2007, p. 407, 408, 411-412.
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18/11/2013
Aragon, La Grande Gaîté
Poème à crier dans les ruines
Tous deux crachons tous deux
Sur ce que nous avons aimé
Sur ce que nous avons aimé tous deux
Si tu veux car ceci tous deux
Est bien un air de valse et j'imagine
Ce qui passe entre nous de sombre et d'inégalable
Comme un dialogue de miroirs abandonnés
À la consigne quelque part Foligno peut-être
Ou l'Auvergne la Bourboule
Certains noms sont chargés d'un tonnerre lointain
Veux-tu crachons tous deux sur ces pays immenses
Où se promènent de petites automobiles de louage
Veux-tu car il faut que quelque chose encore
Quelque chose
Nous réunisse veux-tu crachons
Tous deux c'est une valse
Une espèce de sanglot commode
Crachons crachons de petites automobiles
Crachons c'est la consigne
Une valse de miroirs
Un dialogue nulle part
Écoute ces pays immenses où le vent
Pleure sur ce que nous avons aimé
L'un d'eux est un cheval qui s'accoude à la terre
L'autre un mort agitant un linge l'autre
La trace de tes pas Je me souviens d'un village désert
À l'épaule d'une montagne brûlée
Je me souviens de ton épaule
Je me souviens de ton coude
Je me souviens de ton linge
Je me souviens de tes pas
Je me souviens d'une ville où il n'y a pas de cheval
Je me souviens de ton regard qui a brûlé
Mon cœur désert un mort Mazeppa qu'un cheval
Emporta devant moi comme ce jour dans la montagne
L'ivresse précipitait ma course à travers les chênes martyrs
Qui saignaient prophétiquement tandis
Que le jour faiblissait sur des camions bleus
Je me souviens de tant de choses
De tant de soirs
De tant de chambres
De tant de marches
De tant de colères
De tant de haltes dans des lieux nuls
Où s'éveillait pourtant l'esprit du mystère pareil
Au cri d'un enfant aveugle dans une gare frontière
Je me souviens
[...]
Aragon, La Grande Gaîté (1929), dans Œuvres poétiques complètes I,
édition dirigée par Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 2007, p. 446-447.
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10/02/2013
Aragon, Henri Matisse, roman
Matisse et Baudelaire
J'ai raconté ce drame ailleurs : cette longue et rapide rêverie d'Henri Matisse autour de Baudelaire détruite par un accident technique, trente lithographies perdues dont ne restait que le témoignage de la photographie, et comment le peintre songea à les refaire d'après la photographie, et comment il renonça à ces dessins refaits, parce que si beaux qu'ils fussent l'élan n'y était plus, l'esprit de Baudelaire.
Les voici pourtant, dont, cinq ou six, nous allons garder jalousement le souvenir. Comme une leçon que nous donne Matisse, un exemple : le renoncement de sa créature par le créateur, Éve de son dieu refusée pour n'être pas celle qui au serpent cèdera. Plus tard les peintres viendront comparer à ces photographies par Matisse préférées et qui vont illustrer Les Fleurs du Mal, ces redites de sa première pensée, et qu'il aura délibérément écartées. Ils apprendront le choix, cette auto-chirurgie de l'artiste. Ils verront Matisse brisant le miroir où seul se regarde Matisse, et ne transparaît plus Baudelaire. Et peut-être prendront-ils peur devant eux-mêmes, leur facile satisfaction d'eux-mêmes. Il y a de quoi vaciller.
Comment avec des mots parler le langage à ces dessins répondant, ce langage d'absence, où chaque flexion de la syntaxe impliquerait l'effacement de la chose exprimée, la disparition de Baudelaire ? L'étrange de cette aventure est que, Baudelaire évanoui, demeurent les interprètes de Baudelaire ; Matisse, si l'on veut, mais enfin Matisse que nous voyons dans les yeux des acteurs, tout à l'heure récitant L'Invitation au Voyage ou La Chute d'un Icare, Matisse dans l'absence de Baudelaire, la présence de Matisse dans l'absence de Baudelaire, ; et par là de lui-même différent (je cherche avec impatience le vocabulaire de cette nuit éclairée).
Aragon, Henri Matisse, roman, Quarto Gallimard, 1998 [1971], p. 457 et 459.
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02/12/2012
Aragon, La Valse des adieux
« Depuis des mois et des mois, je savais à quoi m'en tenir, je connaissais le fond de l'abîme... »
Qui parle ? Mais qui vous voudrez J'ai l'habitude de parler à la première personne. Pas vous ? De toute façon, dire je, dire moi, est le plus simple : le lecteur, ensuite, en dispose.
Laissons là les guillemets : depuis des mois, je connaissais... Une amie à moi me disait ces jours-ci au téléphone : Ah quelle invention la solitude... Oui. Mais encore on peut la tenir pour un progrès sur ce silence qu'on promène avec soi parmi les gens bruyants et bavards. Ou pire : dans leur compagnie, la nécessité des propos comme de feuillages à cacher le fond noir du puits. Il y a diverses façons de se taire. Il y a diverses façons d'être seul.
Ces dernières semaines, j'étais isolé du monde. Par le mal qui se niche ici ou là dans l'homme, et en devient la grande affaire, si bien que le temps n'a plus de poids, que les jours passent, et les nuits. Tout prend le caractère équivoque des rêves. Des rêves ? Il n'est même pas si sûr qu'il s'agisse des rêves. Cela ressemble à la vie. Une longue histoire. Et puis pas seulement : à la vie en général. À la mienne. À ma vie, cette vie dont je sais si bien le goût amer qu'elle m'a laissé, cette vie à la fin des fins qu'on ne m'en casse plus les oreilles, qu'on ne me raconte plus combien elle a été magnifique, qu'on ne me bassine plus de ma légende. Cette vie comme un jeu terrible où j'ai perdu Que j'ai gâchée de fond en comble.
Aragon, La Valse des adieux, dans Œuvres romanesques complètes V, préface de Jean Ristat, édition publiée sous la direction de Daniel Bougnoux, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2012.
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21/10/2012
Aragon, Les Adieux et autres poèmes
Échardes
I
Cesse donc de gémir. Rien de plus ridicule
Q'un homme qui gémit
Si ce n'est un homme qui pleure
II
Je me promène
Avec un couteau d'ombre en moi
Je me promène avec
Un chat dans ma mémoire
Je me promène
Avec un pot de fleurs fanées
Je me promène
Avec un vêtement irréparable
Je me promène
Avec un grand trou dans mon cœur
III
Crois moi
Rien ne fait si mal qu'on pense
IV
Plus le poème est court
Plus il entre dans la chair
V
Il faut chasser de la cité ce poète
Il n'y a pas dans la cité de place
Pour l'exemple de la douleur
VI
Nous avons tout fait pour ceux qui étouffent
Tout fait pour ceux qui demandent de l'air
Construit sur la nuit des fenêtres
Ouvert partout des dispensaires
Épargnez-nous ce bruit de plaintes
VII
Il n'y a jamais rien de si beau qu'un sourire
Et même avec un visage défiguré
N'as-tu pas souci d'être beau
Aragon, Les Adieux et autres poèmes, dans Œuvres poétiques complètes, II, édition publiée sous la direction d'Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 1129-1130.
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08/07/2012
Louis Aragon, Les Poètes
La Tragédie des poètes
La chambre de Don Quichotte
Comme un cheval d'os de poil et de feu sera toujours au cavalier préférable à toute monture fictive
De même à celui qui ne se soucie aucunement de cavalcade et que n'émeut ni la sueur de la robe ni le hennissement
Un cheval de pierre est plus grand là debout sur son socle à tout jamais qui se cabre
Plus enivrant dans cette inutilité de la crinière qui bouge avec la lenteur du soleil
Et cette couleur blafarde aux ombres variables
Que la bête chaude et glacée entre les cuisses de l'homme qui s'envole
La bête à qui le poignet fait mal où la main le retient
Ainsi les mots dans ma bouche sont le cheval de pierre
Et ils sonnent de tous ces grelots mis aux harnais imaginaires
Ils sont le cuir férocement qui arrête l'élan de la pensée
Ils entrent dans la chair de ce que je dis
Et c'est moi qui souffre où la raison me blesse déjà dépassant ce qu'elle permet d'entendre
Déjà mis en sang par la bride et chaque parole n'est plus
Ce qu'elle était mise en branle Elle dit autre chose que ce qu'elle dit
Que ce qu'elle disait Je m'enivre
De l'emploi que je fais des vocables humains et tremble
Je ne sais trop moi-même de quelle profanation commise de quel forfait
Que je signe de quelle dénonciation du langage
Et pourtant quand le caillou roule et m'échappe et tombe et rebondit
Ce n'est point le sens qui meurt mais autre chose qu'il devient
Qu'un autre que moi ne lui aurait point donné licence d'être
Autre chose que ce galop suivant les règles du pavé que cette course
D'ici à là et pas plus loin
Autre chose qu'une liaison de poste avec son horaire et la ville à chaque bout nommée
Autre chose que le cheminement de la pensée autre chose
Que midi forcément à la fin de la matinée
Autre chose autre chose n'en fût-il point d'autre et je m'entends
Moi-même avec étonnement moi-même dans l'écho redoublé des syllabes
Comme celui dans la montagne qui avance le pied sur l'éboulis
Et sent fuir à peine posé toute la terre sous sa semelle en vain prudente
Les mots l'un l'autre qui s'entraînent dans la chute et on ne peut plus rien arrêter
Ni le bond des blocs et leur presse et le déclenchement du vertige
Ni l'énorme suintement de poussière fuyante fine affolée
Ni l'écho sauvage qui répond de falaise en falaise comme une image de miroir en miroir
Et plus rien ne se borne à soi désormais mais tout vocable porte
Au-delà de soi-même une signification de chute une force révélatrice
Où ce que je ne dis pas perce en ce que je dis
Où plus fort est l'entraînement des paroles que le rêve qui les précède
Où je suis emporté comme un fétu de paille sur une mer démontée
Où je suis le jouet qui ne se peut retenir d'une nécessité nouvelle
Nouvellement dans sa marche inventée
Et je n'ai plus maîtrise de ma langue à la fois torrent et ce qu'il roule
Je n'ai plus le choix de ne point proférer ces sons chargés d'ivresse comme le grain d'un raisin noir
Je ne puis faire que je ne les ai point prononcés
Avec toute la violence de l'élocution surhumaine qui me roule me tourne me renverse
Et que vous expliquez bien mal avec ce pauvre mot de poésie
Auquel on en fait voir de toutes les couleurs
[...]
Aragon, Les Poètes, dans Œuvres poétiques complètes, II, édition sous la direction d'Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 357-359.
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15/03/2012
Aragon, Je 'ai jamais appris à écrire, ou les incipit
Ce commencement de moi... j'ai très vite appris à lire, au sens enfantin qu'on donne à ce verbe. C'est-à-dire reconnaître les lettres, les associer, démêler les mots, en sortir un sens, prendre conscience de la chose écrite, pouvoir l'énoncer à mon propre étonnement. Mais quand on me mit un crayon dans les doigts, et qu'on entreprit m'enseigner comment le tenir, en tracer des signes séparés et tout ce qui s'en suit, j'eus une espèce de révolte. Je refusais d'entendre la signification de ces exercices, je n'arrivais pas à me faire à l'idée que, puisque je lisais, difficilement encore il est vrai, des caractères formés par quelqu'un, avec une certaine fierté par exemple de reconnaître le lion dans quatre lettres liées, il allait de soi que je devais m'appliquer à répondre à l'écrit par l'écrit, à écrire moi-même. On avait beau s'attacher à me l'expliquer, je ne voyais là rien de raisonnable, puisque je pouvais parler, crier le mot LION, et même imiter le lion par le geste, le grognement, et la fureur, comme je l'avais vu une fois au Jardin d'Acclimatation. Mais l'écrire, pourquoi faire ? puisque je le savais déjà.
C'était le plus grand obstacle que ceux qui voulurent m'enseigner l'écriture trouvaient sur leur chemin. Un obstacle quasi insurmontable, tel était mon acharnement. Et je trouvais ces gens stupides, lesquels n'entendaient pas ce que je leur disais, qui me paraissait l'évidence, je cassais mon crayon ou je le jetais par la fenêtre. Enfin on y renonça, ma mère disait que c'était affreux, un enfant qui ne saurait jamais écrire. Moi, je m'en passais. Je dictais ce qui me traversait la tête à ces deux tantes que j'avais, et je constatais qu'après, leur gribouillis restituait pour d'autres yeux ce que j'avais dit, très exactement. Si bien que la parole dit me paraissait fort suffisante.
Aragon, Je n'ai jamais appris à écrire ou les incipit, "Les sentiers de la création", éditions Skira, 1969, p. 9-10.
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11/02/2012
Aragon, Les Chambres, et : J'appelle poésie cet envers du temps...
Chambres
Un bras autour de toi
Le second sur mes yeux
L'un t'empêche de fuir
L'autre maintient mes songes
Ce lieu fermé de nous
Soudain si je m'éveille
Du sommeil des voleurs
La nuit noire m'y noie
Tout m'est plus que mémoire
À ce moment d'oubli
Dans la forêt du lit
Tout n'est plus que murmure
Et notre tragédie
Au long jeu de dormir
À demi-mots amers
L'obscurité la dit
Absente mon absente
Si faussement que j'ai
Dans mes bras étrangers
Comme une image peinte
Absente mon absente
Si faussement plongée
En mes bras étrangers
Comme une image feinte
J'ai des yeux pour pleurer
Quelle que soit la chambre
Les plafonds s'y ressemblent
Pour être malheureux
Ailleurs sans doute ailleurs
Aussi bien qu'où je suis
Oreille à tous les bruits
Qui braillent le malheur
Au grand vent dans un port
Comme un amant quitté
Au bout de la jetée
Espère et désespère
Et les barques à sec
La grève à marée basse
Et là-bas de mer lasse
Échoués les varechs
[...]
Aragon, Les Chambres, Poème du temps qui ne passe pas,
Éditeurs Français Réunis, 1969, p. 25-27 , repris dans
Œuvres poétiques complètes, II, p. 1097-1098.
J'appelle poésie cet envers du temps, ces ténèbres aux yeux grands ouverts, ce domaine passionnel où je me perds, ce soleil nocturne, ce chant maudit aussi bien qui se meurt dans ma gorge où sonne à la volée les cloches de provocation... J'appelle poésie cette dénégation du jour, où les mots disent aussi bien le contraire de ce qu'ils disent que la proclamation de l'interdit, l'aventure du sens ou du non-sens, ô paroles d'égarement qui êtes l'autre jour, la lumière noire des siècles, les yeux aveuglés d'en avoir tant vu, les oreilles percées à force d'entendre, les bras brisés d'avoir étreint de fureur ou d'amour le fuyant univers des songes, les fantômes du hasard dans leurs linceuls déchirés, l'imaginaire beauté pareille à l'eau pure des sources perdues...
J'appelle poésie la peur qui prend ton corps tout entier à l'aube frémissante du jouir... Par exemple.
l'amour l'amour l'amour l'amour l'amour
[...]
Aragon, J'appelle poésie cet envers du temps, dans Œuvres poétiques complètes, II, édition publiée sous la direction d'Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 1407.
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07/05/2011
Aragon : Henri Matisse, roman
Aragon par Matisse
Pourquoi faut-il au peintre un modèle si c’est pour s’en écarter ? Cette question, toute l’œuvre de Matisse la pose, et c’est une énigme qui n’est pas de l’impuissance à représenter, car quiconque a connu les modèles de Matisse, des modèles, les reconnaît là-même où il s’en écarte, où la disproportion des traits l’emporte sur le visage ou le corps. Tout à fait à la fin de sa vie, H. M. a réuni lui-même sous le titre Portraits des dessins et des peintures qui ont eu pour lui l’ambition de ce titre, il y a écrit une préface où l’on peut lire, je veux dire on peut entendre, ce qui suit :
J’ai beaucoup étudié la représentation du visage humain par le dessin pur et pour ne pas donner au résultat de mes efforts le caractère de mon travail personnel — comme un portrait de Raphaël est avant tout un Raphaël — je me suis efforcé, vers 1900, de copier littéralement le visage d’après des photographies ce qui me maintenait dans les limites du caractère apparent d’un modèle. Depuis j’ai quelquefois repris cette marche du travail. Tout en suivant l’impression produite en moi par un visage, j’ai cherché à ne pas m’éloigner de sa construction anatomique.
J’ai fini par découvrir que la ressemblance d’un portrait vient de l’opposition qui existe entre le visage du modèle et les autres visages, en un mot de son asymétrie particulière. Chaque figure a son rythme particulier et c’est le rythme qui crée la ressemblance. […]
La révélation de la vie dans l’étude du portrait m’est venue en pensant à ma mère. Dans un bureau de poste de la Picardie, j’attendais une communication téléphonique. Pour passer le temps je pris une formule télégraphique qui traînait sur la table et traçai à la plume un visage de femme. Je dessinais sans y penser, ma plume allait à sa volonté, et je fus surpris de reconnaître le visage de ma mère avec toutes ses finesses. Ma mère avait un visage aux traits généreux, qui portait la distinction profonde des Flandres françaises.
J’étais alors un élève appliqué au dessin « à l’ancienne », voulant croire aux règles de l’école, sorte de déchets de l’enseignement des maîtres qui nous ont précédés, en un mot la partie morte de la tradition, où tout ce qui n’était pas constaté sur nature, tout ce qui venait du sentiment et de la mémoire, était méprisé et appelé « chiqué ». Je fus saisi par les révélations de ma plume et je compris que l’esprit qui compose doit garder une sorte de virginité aux éléments choisis et rejeter ce qui lui vient par le raisonnement.
C’est là ce que H. M. appelle « la révélation du bureau de poste », et qui marque un tournant décisif dans son œuvre, commande, serais-je tenté de dire, tout l’avenir du peintre.
Aragon, Henri Matisse, roman, Quarto / Gallimard, 1998 [1971], p. 477-479, et 482.
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