16/10/2023
Paul Verlaine, Jadis et naguère
Paysage
Vers Saint-Denis c’est bête et sale la campagne,
C’est pourtant là qu’un jour j’emmenai ma compagne,
Nous étions de mauvaise humeur et querellions.
Un plat soleil d’été tartinait ses rayons
Sur la plaine séchée ainsi qu’une rôtie.
C’était pas trop après le Siège : une partie
Des « maisons de campagne » était à terre encor.
D’autres se relevaient comme on bisse un décor,
Et des obus tout neufs encastrés au pilastre
Portaient écrit : SOUVENIR DES DÉSASTRES.
Paul Verlaine, Jadis et naguère, dans Poésies complètes,
Bouquins/Robert Laffont, 2011, p. 299-300.
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15/10/2023
Paul Verlaine, La bonne chanson
Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l’heure passé.
Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l’on entend à peine leurs paroles.
Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué leur passé.
— Te souvient-il de notre extase ancienne ?
— Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne.
— Ton cœur bat-il toujours à mon sel nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve. — Non.
— Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! — C’est possible.
— Qu’il était bleu, le ciel, et grand l’espoir !
— L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.
Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.
Paul Verlaine, La bonne chanson, dans Poésies complètes,
Bouquins/Robert Laffont, 2011, p. 108.
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14/10/2023
Paul Verlaine, L'espoir luit...
L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable.
Que crains-tu de la guêpe ivre de son vol fou ?
Vois, le soleil toujours poudroie à quelque trou.
Que ne t’endormais-tu, le coude sur la table ?
Pauvre âme pâle, au moins cette eau du puits glacé,
Bois-la. Puis dors après. Allons, tu vois, je reste,
Et je dorloterai les rêves de ta sieste,
Et tu chantonneras comme un enfant bercé.
Midi sonne. De grâce, écartez-vous, madame,
Il dort. C’est étonnant comme les pas de femme
Résonnent au cerveau des pauvres malheureux.
Midi sonne. J’ai fait arroser dans la chambre.
Va, dors ! L’espoir luit comme un caillou dans un creux.
Ah, quand refleuriront les roses de septembre !
Paul Verlaine, Sagesse, dans Œuvres poétiques,
Bouquins/Robert Laffont, 2011, p. 203.
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13/10/2023
Lorine Niedecker, Cette condenserie : recension
Martin Richet, traducteur de l’anglais américain, a choisi pour ce volume des lettres de Lorine Niedecker envoyées, pour la plus grande partie, à Louis Zukofsky (pas toutes conservées et parfois censurées) et à Cid Corman. La correspondance est suivie de deux essais à propos de ces deux poètes — le second, aussi éditeur, publiait la revue Origin —, puis d’un récit de voyage, précédé de notes. Par ces choix, Martin Richet a voulu mettre en lumière « plusieurs mouvements de condensation : « comment la vie devenue lettre se fait matériau d’un poème ; comment la lecture se densifie en poétique ; comment le document et le savoir informent l’expérience et l’écriture. » Le livre se termine par une brève étude de Jean Daive, ouverture à la lecture de Lorine Niedecker.
Lorine Niedecker et Louis Zukofsky furent très proches et le mariage de l’écrivain n’interrompit pas, pendant longtemps, leur correspondance. Dans ses lettres, Lorine Niedecker décrit souvent avec beaucoup de détails l’espace dans lequel elle vit, la faune et la flore qu’elle ne se lasse pas d’observer ; par exemple, pour les oiseaux, le grand héron, l’engoulevent, le nid de kildirs, et elle parcourt trente kilomètres « pour voir des nids d’hirondelles comme des bouteilles ou des gourdes de boue sur les flancs d’une grange ». C’est là la matière de ses poèmes. Elle se sent si proche du milieu humide qui l’entoure — les marais, le lac Koshkonong proche — qu’elle a le sentiment d’en être un élément (« je pourrais presque me croire de l’eau de mer dans les veines ») ; vivant dans ce milieu, elle imagine qu’elle peut contribuer à son développement, en y créant elle-même : ainsi elle arrache de très jeunes saules, les emporte jusqu’à la maison pour [s]a propre création du monde ». Cette image de monde premier est régulière, jusqu’à écrire, quand elle doit se mêler aux occupations de ses contemporains, « j’ai surgi de ma boue primordiale ». C’est dans une cabane, au confort des plus sommaires (sans eau ni électricité), près du bord d’une rivière, qu’elle a vécu longtemps avec sa mère et qu’elle abandonnera dans la dernière partie de sa vie : « Comme j’aimerais être libre de cette sinistre affaire qu’est la propriété », écrira-t-elle. C’est là aussi qu’elle écrivait et lisait.
Elle lisait beaucoup, dans plusieurs domaines, et elle énumérait parfois dans une lettre un achat de livres (par exemple : D. H. Lawrence, Goethe, Edith Hamilton, Rilke, Henri James, Conrad, une étude concernant Emily Dickinson) ou précisait ce qu’elle appréciait (« J’aime les poèmes de Robert Creeley », « Ce livre [de Cid Corman]) rentre dans mon armoire spéciale ». Elle n’hésitait pas à noter ses réticences et ses mises à l’écart ; estimant encore un peu Ginsberg, elle regrettait son comportement, « pourquoi faut-il que ces manifestations de vitalité passent par la misère, la crasse, le sexe. ». Elle donnait son sentiment à ses correspondants à propos de telle ou telle œuvre, tout en ne se jugeant pas capable de lecture critique, « j’apprécie, je ne critique pas et je cite comme [Marianne Moore] mais sans sa perspicacité ». L’étude sur la poésie de Zukofsky est en effet pour l’essentiel un montage de citations du poète.
Lorine Niedecker ne mettait jamais en avant ce qu’elle écrivait, ce qu’elle était ; elle a gagné son pain en faisant des ménages et ne tenait pas à ce que l’on sache qu’elle publiait des poèmes, mais elle n’avait aucun doute sur la nécessité pour elle d’écrire, « Il n’y a rien de plus important dans ma vie que la poésie », écrivait-elle à Jonathan Williams. C’est cette nécessité qui la conduisait à toujours reprendre ses poèmes, rarement satisfaite. L’écriture avait toujours pour elle comme point de départ ce qu’elle avait vu, entendu, vécu ; pour garder une de ses images, la phrase lui venait comme une crue de printemps mais, ensuite, acceptant le conseil de Zukofsky, le « sentiment suivant a toujours été de « condenser, condenser ». » Commentant une lettre de Cid Corman, qui pensait ses poèmes trop « écrits », elle se donnait cette tâche de condenser, « il faut que je travaille à me faire plus dense, plus nette et pourtant plus distante, comme dans l’imagination pure ». Cette volonté l’a éloignée de l’enregistrement de ses poèmes ou de leur lecture en public. Cette solitaire pensait que les poèmes s’adressaient au lecteur et devaient être « lus en silence », ce qui n’empêchait pas pour elle d’être constamment attentive aux sons, « Quand on a l’oreille affutée on fait sonner ses poèmes dans le silence ». Tout se résumait à s’éloigner de la prose, c’est-à-dire à l’abondance de mots dans un poème qui aurait abouti à « perdre une poésie parfaite, serrée ».
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Ses notes de voyage sont faites d’observations, mais aussi de lectures sur l’histoire de la venue des Français dans la région du Lac Supérieur. Elle a écrit sa passion pour les pierres, et dans son compte rendu de voyage elle a noté : « Le panneau de la Boutique à Agates je ne l’ai pas raté » : elle y a acheté, en plus d’une agate, « une pierre bleue, une sodalite et une cornaline ». On lit cette importance de la pierre dans un poème, Voyageurs, qui précédant la postface de Jean Daive, s’ouvre ainsi : « Dans la moindre partie du moindre être vivant / est une matière qui a un jour été pierre / devenu terreau. »
Jean Daive est allé jusqu’à la cabane où vivait Lorine Niedecker — elle appréciait beaucoup sa poésie — et la revue qu’il dirige, K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., nom du lac proche de la cabane, témoigne d’une proximité avec une manière de penser la poésie. Sa brève étude demanderait à être largement commentée, retenons-en un passage sur la complexité de l’œuvre : « En lisant textes, journaux, lettres et poèmes, je pense souvent aux fresques de Giotto à Assise où les récits de rêves et les changements d’échelle culbutent notre regard et ses logiques parce que la narration surdimensionnée s’en trouve malmenée. »
Lorine Niedecker, Cette condenserie, Textes traduits, choisis et assemblés par Martin Richet, Postface de Jean Daive, éditions Corti, série américaine, 2023, 274 p., 21 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 22 septembre 2023.
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12/10/2023
Eugène Savitzkaya, Au pays des poules aux œufs d'or
L’une était renarde et l’autre était héron sans avoir jamais choisi le poste qu’ils occupaient dans les classifications établies depuis belle lurette par des hommes en bésicles apparentés aux universités du monde. L’une pratiquait l’anglais avec facilité et le russe avec plaisir. L’autre ne connaissait qu’une seule langue dont il usait avec modération. Les deux vénéraient le soleil et la lune, son déflecteur de roche usée. Il portait les nuages et elle traînait les nuées.
Comment s’étaient-ils acoquinés ? Le glapissement d’une renarde n’attire pas d’ordinaire les hérons errants. Le claquement d’un bec long et fin d’un héron n’émoustille pas plus que ça une renarde.
Mais les temps varient et les cœurs changent comme varient les cieux et changent les formes des nuages.
Eugène Savitzkaya, Au pays des poules aux œufs d’or, Les éditions de minuit, 2020, p. 75.
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11/10/2023
Eugène Savitzkaya, Fraudeur
Les champs secs ou le parc brumeux.
Il a toujours aimé l’eau mais adore le grattement du chaume contre ses chaussures, l’odeur et le chant des tuyaux de paille dorée. D’un côté la croupe argileuse, de l’autre le limon d’une rivière er de son affluent. Entre deux fossés, remblais de terre herbeuse, un chemin creux ancien comme le village dont il s’éloigne. Entre deux haies d’ifs, une allée vers le château qu’il laisse pour demain, pour plus tard. Plus tard les jeunes filles aux jambes nues sur la pelouse descendant vers l’étang. Aujourd’hui, préfère l’ornière au fond de laquelle se tapit le lièvre au poil clair quand le vent du nord souffle transportant le vacarme d’un train de marchandises.
Un été torride, le parc ouvrait ses grilles et le garçon suivit le ruisseau d’eau pure et vit le poisson d’or nageant sur un fond de coquilles vides blanches comme nacre ou onyx. Ce poisson avait la forme et la délicatesse d’un pied d’enfant ; ses nageoires s’agitaient comme des voiles d’un mouvement régulier et souple. Le poisson nageait contre le courant, se déplaçait latéralement, se couchait sur le flanc, actif et lumineux
Eugène Sawitzkaya, Fraudeur, éditions de Minuit, 2015, p. 58-59.
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10/10/2023
Eugène Savitzkaya, Alain Le Bras, Quatorze cataclysmes
Au printemps, de la cime d’un arbre, araucaria, on voit le merveilleux quartier de la maison nouvelle avec les couloirs sonores, les escaliers à marche de pierre et un seul mur, debout, quelques tranquilles murets pour s’appuyer et pour poser les plans, de sèches bergeries et de nombreuses étables vides, certaines spacieuses, d’autres minuscules pour les minuscules animaux à cornes, ces derniers bâtiments pourvus de surprenantes entrées et issues. Les lapins auront peut-être des maisonnettes en terre truffées de cristaux, de pépites et de débris de coquillages laiteux et les colombes , des tourelles en roche très veinée, en marbre et en craie que l’on pourra creuser à la cuiller et manger pendant les famines.
Eugène Savitzkaya,, Alain Le Bras, Quatorze cataclysmes, Le temps qu’il fait, 1985, np.
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09/10/2023
Eugène Savitzkaya, Rules of solitude
Chaque visage est une fontaine
nouvelle qui s’écoule dans le vide et
l’obscurité. Le haut est léger et froid.
Le bas est noir et tiède. Le large
s’étend. Le long s’étire. Le vaste s’ouvre
et l’infini se referme. La nuit est
tellement parfumée.
Eugène Savitzkaya, Rules of solitude,
Quale Press, 2001, np.
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08/10/2023
Lucie Taïeb, L'art de panser les plaies : recension
L’art de panser les plaies est aussi le titre du premier poème, suivi de "Est-ce une prière", "Nos corps nos pierres", "Où sont les cerfs ?", "Parmi les gravats" et "Thomas". Quand on a lu le Nouveau Testament, on lit immédiatement la relation entre le poème d’ouverture et le dernier, mais c’est l’ensemble du livre qui est construit autour du motif du corps blessé, du monde blessé, de la violence. On relie aussi le texte à Ambroise Paré (1509 ?-1590), cité justement dans le poème liminaire, chirurgien qui avait mis au point une "manière de panser les plaies" provoquées par les arquebuses pour éviter l’amputation.
On ne sait à qui s’adresse, dans le poème liminaire, un "je", féminin, qui, sur le ton de la confidence, rapporte avoir « arraché de [s]es dents l’oreille d’un amant », oreille aussitôt avalée. À ce début de destruction du corps répond, rapportée par le même "je", ou un autre, la mention de morsures, reçues sans que le lecteur sache qui en est l’auteur. Le récit prend alors une autre voie, celle des règles morales — religieuses : « on m’a appris qu’il fallait réparer ses fautes / ou tenter de le faire » ; ces règles sont accompagnées de ce qui définit le savoir-vivre pour une femme selon certains usages sociaux : une tenue et un maquillage corrects, se tenir droit, ne pas pleurer en parlant, etc. Le retour à la violence dans un second temps du poème est directement lié au Christ.
La (une) narratrice rêve qu’un homme lui ouvre le flanc d’un coup de lame de rasoir, blessure qu’elle lui inflige à son tour : « cet homme est mon frère et moi » ; étrange figure du double, et les sangs se mêlent pour atteindre l’unité, comme auparavant une partie du corps était absorbée. Cette tentative fantasmée de l’Un retrouvé est suivie d’un récit de démembrement construit à partir de l’intrigue de La confrérie des mutilés, roman de Brian Evenson : un détective ne peut progresser dans son enquête, et connaître la vérité, qu’en acceptant des mutilations successives, le chef de la confrérie étant un « homme tronc / ne reste que la tête / plus de langue ». Chaque fois on peut lire une initiation cependant impossible à vivre, ce que, semble-t-il, la forme pour le rapporter donne à lire.
Le premier poème commence par introduire une narratrice, « Je ne vous cacherai pas que mon chagrin est grand », et il est question ensuite de la fureur qui l’habite et la conduit à la violence physique. La phrase est d’abord reprise partagée en deux vers, puis seul le premier membre est maintenu dans une des parties du poème, les différentes affirmations niées (« ne pas te blesser / ne pas te panser (…) cette fureur n’en est plus une ») la blessure christique (« la seule qui m’émeuve ») est évoquée. Une proposition (« je ne sais plus ce que je dis ») remet en cause ce qui précède ou s’applique à l’amorce de récit qui suit : image d’une décollation qui ne serait dans la joute amoureuse que « les doigts enserrant la nuque ». Dans la clôture du poème, reste « Je ne vous cache pas » qui embraye sur des phrases verbales où le lecteur retrouve des mots phares (sang, chagrin), la désorganisation de la syntaxe, mime de celle du corps (« ne vous / non / mon chagrin ») et la fin exclut l’idée d’une pause, « trembler trancher chuter / ce monde mon chagrin ».
Comment relancer le poème quand tout semble détruit ? La narratrice souhaiterait une relation au monde apaisée, où l’écoute, donc l’échange, serait possible, souhait qui suscite une cascade de questions, la venue d’un "nous" et le constat d’une immense faiblesse, « Nous serons désarmés, nous n’aurons plus rien à défendre, nous serons nus, exposés à la morsure, à la blessure, et seuls, » — seuls avec de multiples questions sans réponses. La solitude acceptée, soit le retrait du monde, entraîne la perte de ce qu’implique l’échange : le nom, la conscience de son corps. De là, après tant de questions qui ne résolvent rien, la référence à Hölderlin : sa leçon conduit à clore avec une question-réponse qui rompt avec le retrait : « ne crois-tu pas qu’à craindre la blessure notre corps dépérisse, rabougri, desséché, car plus rien ne lui vient de l’extérieur ? »
C’est encore la relation à l’Autre, la solitude et la violence qui sont au cœur de "Nos corps nos pierres" ; avec la pierre qui blesse l’œil de la narratrice et, d’emblée, avec le retour de la parole empêchée : dans le premier poème, la narratrice souhaitait « pouvoir parler sans qu’on [lui] coupe la parole », maintenant « c’est tout ce qu’on ne peut pas dire » qui est difficile à vivre, l’empêchement, d’ordre social, concernant le corps, l’intime, la sexualité. Mais que la narratrice indique à l’Autre — existe-t-il ? — ce besoin de dire, ne changera rien à la solitude de chacun : tout se passe comme si les conventions interdisaient une rencontre des corps ; elle ne pourrait se produire qu’en renonçant à l’identité sociale que donne le nom ou en acceptant tout de l’autre, « je prends ton corps non pas dans la réalisation de sa puissance mais lorsqu’il se décharge, s’altère, déraille, je prends tout ce qui vient de toi ». Mais est-il possible d’échapper au chaos ?
Le poème "Où sont les cerfs" est fondé sur une comptine de ce titre ; à la question qui ferme les deux strophes, « Faut-il les tuer ? », est répondu NON, puis OUI, mais reprise deux fois à la fin du poème elle reste sans réponse. On pense au mythe d’Actéon et Artémis quand dans l’évocation d’une fuite un homme devient cerf et une femme chasseresse ; on pense aussi à la symbolique du cerf dans la chrétienté, où il représente la résurrection. D’un côté la mort, de l’autre la renaissance, ce qui s’accorde avec l’attente de la narratrice, "qu’un rêve advienne où tu parais, peu importe le nom et le visage ». Rêve bien éloigné dans "Parmi les gravats…" où s’impose la violence d’État, « une entreprise de destruction du monde tel que nous l’avions connu », où une main coupée est présente. Cependant, « une main est toujours en attente d’une autre main » contre la violence.
Le lien est visible avec le dernier poème, "Thomas". C’est l’apôtre qui rapporte sa rencontre avec le Christ, répétant son invite — « approche-toi, donne-moi ta main » et la commentant. Il reste en retrait (« Tu es revenu, je le vois, je n’ai pas besoin de te toucher »), malgré l’insistance du Christ.
Comme si rien n’était à attendre puisque, pense Thomas, « comme tu dois être seul parmi nous désormais, blessé, intact, vivant et mort ». Le Christ ne peut sauver personne, pas plus que l’Autre, quel qu’il soit, ne peut sauver la narratrice. Le monde semble n’être qu’un chaos où l’instance qui pourrait proposer des règles pour une vie sociale paisible, n’est qu’une source de violence. Que faire ? Peut-être « Désarticuler toute logique de domination et de soumission, en commençant par soi. » Vision tragique de la société contemporaine et de l’individu.
Lucie Taïeb, L'art de panser les plaies, Faï fioc, 2022, 64 p., 12 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 12 août 2023.
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Eugène Savitzkaya, Cochon farci
Comment vais-je mourir demain, par miracle,
aussi brusquement qu’apparu, dans un demi-souffle,
en puanteur commune, avec les roses sur le ventre
et délivré par une fée, né et mort
au même instant, dans l’articulation
de la phrase ?
Eugène Savitzkaya, Cochon farci, éditions de
Minuit, 1996, p. 31.
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07/10/2023
Jean-Luc Sarré, Autopportrait au père absent
Le sommeil n’a de cesse qu’il ne m’ait éconduit ;
cette nuit n’a pas fait exception à la règle,
mais quelques rares voitures circulaient sous la pluie
et le bruit était doux de leurs pneus sur l’asphalte.
Je poursuivais mon apprentissage du silence
tout en pensant à ces tours pendables que mon corps
ne cesse de me jouer depuis bientôt dix ans
convaincu qu’il m’en réservait de pires encore.
Renoncement, abdication, abjuration
me proposent aussitôt leurs services, mais j’aime voir,
et la lumière du jour ne devrait plus tarder.
Sans doute pourrais-je abjurer la poésie
si ce n’était par là abjurer le regard.
Jean-Luc Sarré, Autoportrait au père absent, Le Bruit du temps, 2010, p. 68.
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06/10/2023
Jean-Luc Sarré, Les journées immobiles
Enfance
la route vers la mer
est longtemps jaune et grise
elle va dans l’air chaud
et les vapeurs d’essence
c’est la route des insectes
et des peurs infimes
celle aussi d’une joie étrange
malmenée jusqu’à ce qu’on aperçoive
enfin entre les branches les barques
la rade endimanchée
Jean-Luc Sarré, Les journées immobiles,
Flammarion, 1990, p. 47.
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05/10/2023
Jean-Luc Sarré, Apostumes
L’harmonie n’est pas une chimère, c’est ce que semble vouloir dire les ombres conciliantes de certains matins.
L’essentiel de ce qui a pu m’arriver et légèrement me surprendre durant toutes ces années me semble aujourd’hui d’une banalité effrayante.
Que la technologie me résiste, je l’admets volontiers —surtout restons ennemis ! — mais qu’elle se gausse de mon incapacité à la maîtriser voilà qui me met en fureur.
La souffrance physique confisque le regard qu’elle ne rend, quand c’est le cas, qu’en partie ; on peut même dire le plus souvent qu’elle l’annihile.
Jean-Luc Sarré, Apostumes, Le Bruit du temps, 2017, p. 155, 156, 158, 171.
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04/10/2023
Jean-Luc Sarré, Apostumes
La préparatrice, en m’injectant un produit à base d’iode avant de me conduire au scanner, s’est excusée d’avoir les mains froides. Était-ce pour que je les regarde ? En tout cas je n’y ai pas manqué et, de fait, elles étaient fort belles.
Jamais (à ma connaissance) une robe de deuil n’a clôturé un défilé de mode. Quel manque d’humour mais de réalisme surtout !
La solitude ? Un mot, une chimère, la plupart du temps. Ma seule compagnie m’est une agression. Pourtant il m’arrive de me complaire avec plus encombrante compagnie encore.
Jean-Luc Sarré, Apostumes, Le Bruit du temps, 2017, p. 40-41, 49, 50.
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03/10/2023
Natalie Barney, Je me souviens : recension
La possibilité du mariage entre personnes du même sexe - le ‘’mariage pour tous’’ -, grâce à la loi votée le 13 avril 2013, aurait sans doute réjoui Natalie Clifford Barney (1876-1972), qui aurait peut-être épousé Pauline Mary Tarn, Britannique écrivant sous le nom de Renée Vivien (1877-1909). Américaine installée à Paris, elle était suffisamment riche pour ne pas se soucier des jugements de la « bonne » société : son salon littéraire rue Jacob a reçu bien des écrivains, de Colette à Marguerite Yourcenar. Amoureuse de Renée Vivien, elle était cependant volage et son amie finit par la quitter. Elle ne se résigna pas à cet abandon et chercha, sans succès, à reconstruire leur relation. Je me souviens en est la trace, écrite en 1904 et publiée anonymement en 1910, un an après la mort de Renée Vivien, dont le nom est aisément lisible dans la dédicace qui précède le poème en prose, « À l’auteur de « cendres et poussières », ces cendres et ces poussières ». Lyrisme amoureux que certains aujourd’hui jugeront trop classique, il s’agit d’une variation autour d’un thème rebattu, et pourtant neuf si on le veut, illustré par Lamartine dans ce vers de "L’isolement", « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ».
Je me souviens..., ce que laisse entendre le titre, est un récit : quatre volets, "La rencontre", "Absence" (suivi d’un "Interlude, trois songes à travers la fièvre"), "Le retour", qui n’a pas lieu, "Nocturnes", qui conclut au renoncement : le dernier poème est encore une adresse à l’aimée pour qu’elle soit peut-être une dernière fois présente, mais le lieu où elle pourrait accompagner Natalie Barney est un « jardin triste et solitaire » avec un « palais désert » devant une « eau morte » et des « feuilles (...) fanées », des « cygnes hostiles » ; le tout en automne, donc rien qui puisse susciter un retour de la passion, le souhait d’une nouvelle rencontre, ne serait-ce que pour se tourner vers le passé, « ce lieu n’a de vie autre que le reflet des choses passées ».
Tout, au moment de l’écriture, est éloigné de ce que fut la naissance de l’amour, premier souvenir rapporté. La séduction est immédiate, évoquée par trois mouvements : « elle vient vers moi » / « à moi » / « près de moi » ; chaque stade correspond à une approche du corps de l’Autre avec le passage du sourire aux yeux, puis à la voix, et à une perception : de la « saveur des fruits » à celle de « l’ombre du soleil » et au « mystère de la nuit ». L’aboutissement est le don de soi, de son corps devenu un jardin : image du paradis. L’une et l’autre, « corps semblables », sont comme des fleurs ; l’auteure insiste sur le caractère naturel de la relation amoureuse, de ce « virginal amour » qui vivait toutes les « audaces » de l’amour. Elle l’oppose aux « visions passagères » de son inconstance et à son résultat : « J’ai perdu le bonheur ».
La suite ne peut être que le rappel de ce que fut l’amour partagé. Après « Je me souviens », Nathalie Barney passe à « Je me rappelle », enfin à « Sais-tu ». À l’envoi de poèmes de la part de Renée Vivien, elle ne peut que se refuser d’être ce qu’elle est, infidèle, et même, écrit-elle à celle dont elle sait qu’elle ne la lira pas, « je me déteste de survivre à ton amour ». Ce lien entre amour et mort, elle l’a vécu avec son amie et elle écrit magnifiquement ce qu’est cet élan amoureux si fort qu’il déborde toute limite, « Je me rappelle les soirs violets, où notre désir ne désirait que l’anéantissement et nous avions la faim et la soif de la mort ».
Que reste-t-il quand ce lien entre Éros et Thanatos a été rompu ? Remâcher les souvenirs, vivre l’attente en sachant qu’elle sera toujours une attente et rien d’autre ne donne du sens aux jours. Les fenêtres restent noires, le printemps n’est plus une saison de la renaissance, les poèmes qui lui sont dédiés par des admirateurs/trices importent peu puisque « l’amour meurt », etc. C’est peut-être dans les songes de l’interlude, où l’auteure rencontre des figures de désolation — et longuement une femme laide et cruelle, la Vie — que la conséquence d’un amour achevé apparaît, sans apprêt : il n’y a plus que l’oubli, qui est peut-être la seule vraie solitude ».
On lira avec intérêt les courts textes de deux lectrices, de génération différence, Suzette Robichon et Félicia Viti, qui rapportent leur découverte de Natalie Barney.
Natalie Barney, Je me souviens, Avant-propos de Suzette Robichon et Félicia Viti, Gallimard, L’Imaginaire, 2023, 120 p., 8 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 20 juin 2023.
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