16/07/2020
Edoardo Sanguineti, Corollaire
gravez-les en toutes lettres, lecteurs testamentaires (c’est à mes écoliers que je parle,
mes hypocrites enfants, les philoprolétaires qui me ressemblent tant, innombrables,
désormais comme les grains de sable de mon désrt vide), ces paroles miennes, sur ma tombe,
avec la salive, en vous trempant un doigt dans la bouche : (comme je le trempe maintenant,
entre les excessifs abcès de mes gencives glacées) :
j’en ai joui, moi, de ma vie :
Edoardo Sanguineti, Corollaire, traduction Patrizia Atzei et Benoît Casas, NOUS, 2013, p. 15.
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15/07/2020
Norge, La langue verte
La porte
Non, n’ouvre pas cette porte,
Ça donne sur l’océan...
Ça donne sur des cloportes...
Pas compris ? Sur le néant !
Après ça, c’est difficile
D’aller vivoter, Cécile,
C’est difficile, Zaza,
De vivoter après ça.
Disons qu’on a des raisons
De froid, de vent, de tonnerre.
N’ouvre pas, disons, disons
Que c’est pour les courants d’air.
Au bonheur des maisonnées
Il faut des portes fermées,
— Tralalire et troundelaire —
D’ailleurs l’usine a sifflé,
Il est grand temps d’y aller,
Prends bien la porte ordinaire !
Norge, La langue verte, Gallimard,
1964, p. 73-74.
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14/07/2020
André Frénaud, Il n'y a pas de paradis
14 juillet
C’est le jour de fête de la Liberté
Nous avions oublié la vieille mère
Dont les anciens ont planté les arbres.
Il est des morts vaincus qu’il faut précipiter
Encore un coup du haut des tours en pierre.
Il est des assauts qu’il faut toujours reprendre.
Il est des chants qu’il faut chanter en chœur,
Des feuillages à brandir et des drapeaux
Pour ne pas perdre le droit des arbres
De frémir au vent.
Nous allons en cortège comme une noce solennelle.
Nous portons le feu débonnaire des lampions.
Soumis à notre humble honneur, le geste gauche.
Les bals entrent dans la troupe et les accordéons.
Le génie de la Bastille a sauté parmi nous.
Il chante dans la foule, sa voix mâle nous emplit.
Au faubourg s’est gonflé le levain de Paris.
Dans la pâte, nous trouverons des guirlandes de verdure,
Quand nous défournerons le pain de la justice…
C’est aujourd’hui ! Nous le partageons en un banquet,
Sur de hautes tables avec des litres.
Le monde est en liesse, buvons et croyons !
Je bois à la joie du peuple, au droit de l’homme
De croire à la joie au moins une fois l’an.
À l’iris tricolore de l’œil apparaissant
Entre les grandes paupières de l’angoisse.
A la douceur précaire, à l’illusion de l’amour.
André Frénaud, Il n’y a pas de paradis, Gallimard, 1967.
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13/07/2020
Ambrose Bierce (1842-1914), Dictionnaire du diable
Homme. Animal si profondément plongé dans la contemplation extatique de ce qu’il croit être, qu’il en oublie totalement ce qu’il devrait être. Son occupation principale consiste à exterminer les autres animaux et ceux de son espèce qui, nonobstant, se multiple avec tant de rapidité qu’elle infeste toutes les parties habitables du globe, et même le Canada.
Journal (intime). Procès-verbal quotidien de la partie de notre existence que nous pouvons nous raconter sans rougir.
Labeur. Un des procédés par lesquels A gagne des biens pour B.
Mausolée. La dernière et la plus ridicule folie des riches.
Non-Américain. Pervers, intolérable, païen.
Ambrose Bierce, Dictionnaire du diable, traduction Jacques Papy, Nouvel Office d’édition, 1964, p. 115, 132, 135, 149, 160.
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12/07/2020
Ambrose Bierce (1842-1914), Dictionnaire du diable
Foi. Croyance, sans l’appui d’aucune preuve, en ce que raconte quelqu’un, sans en rien connaître, au sujet de choses sans parallèle.
Grammaire. Système de trappes préparées sous les pieds d’un autodidacte, le long du chemin qu’il parcourt pour parvenir à la distinction.
Humilité. Attitude mentale qu’il convient de prendre et que l’on prend d’habitude en présence de la richesse ou du pouvoir. Particulièrement séante à un employé lorsqu’il s’adresse à son employeur.
Impiété. Votre irrespect à l’égard de mon dieu.
Intimité. Rapports dans lesquels deux imbéciles sont providentiellement entraînés pour leur destruction mutuelle.
Ambrose Bierce, Dictionnaire du diable, traduction Jacques Papy, Nouvel Office d’édition, 1964, p. 98, 108, 117, 120, 139.
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11/07/2020
Johannes Bobrowski, Terre d’Ombres Fleuves,
Hölderlin à Tübingen
Terrestres les arbres, et lumière,
où la barque repose, appelée,
rame contre la rive, la belle
pente, devant cette porte
passait l’ombre, elle est
tombée sur une rivière,
le Neckar, qui était vert, Neckar
inondant
les prairies et les saules de la rive.
La tour,
qu’elle soit habitable
comme un jour, pesanteur
des murs, la pesanteur
contre le vert,
arbres et eau, les peser
tous les deux dans une main :
le son de la cloche tombe
sur les toits, l’horloge
se met en mouvement pour faire
que tournent les fanions de fer.
Hölderlin in Tübingen
Baüme irdisch, und Licht,
darin der Kahn steht, gerufen,
die Ruderstange gegen das Ufer, die schöne
Neigung, vor dieser Tür
ging der Schatten, der ist
gefallen auf einen Fluß
Neckar, der grün war, Neckar,
hinausgegangen
um Wiesen und Uferweiden.
Turm,
daß er bewohnbar
sei wie ein Tag, der Mauern
Schwere, die Schwere
gegen das Grün,
Baüme und Wasser, zu wiegen
beides in einer Hand:
es laütet die Glocke herab
über die Dächer, die Uhr
rührt sich zum Drehn
der eisernen Fahnen.
Johannes Bobrowski, Terre d’Ombres Fleuves,
traduction Jean-Claude Schneider, Atelier
La Feugraie, 2005, p. 80-81.
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10/07/2020
Arno Schmidt, Scènes de la vie d'un faune
Dehors, un ciel de porcelaine : de blanches ventripotences, des serpillières bleues. En bas, autour de moi, un courant d’air agitait les maigres buissons, comme si, dans les parages, toutes les portes étaient restées ouvertes (ma chemise claquait sur ma poitrine et mes cheveux gris dansaient la carmagnole). Et, pourtant, j’étais toujours en Terre Administrative : les poteaux télégraphiques faisaient escorte à toutes les routes, prenaient gauchement les virages à leurs côtés, tous revêtus de la même livrée brun sombre et rectiligne. Ils n’auront de cesse que chaque mètre carré ne soit tendu de lignes télégraphiques au-dessus de nos têtes et de conduites souterraines sous nos pieds !
Arno Schmidt, Scènes de la vie d’un faune, Christian Bourgois, 1991, p. 89.
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09/07/2020
Pierre Vinclair, La Sauvagerie : recension
En 2012, quand elle a créé "Biophilia", Fabienne Raphoz définissait ainsi la collection : elle a « pour vocation de mettre le vivant au cœur d’éclairages ou de rêveries transdisciplinaires ». Sans faire le tour des titres disponibles, il est bon de rappeler qu’on lit aussi bien des récits de voyage, d’observateurs scrupuleux — entomologistes, ornithologues, etc. — que des contes, des fictions. Et c’est cette variété d’approches qui aide aujourd’hui à mieux réfléchir à ce que devient l’environnement et aux moyens de préserver ce qui reste du vivant. Le dernier livre paru a un statut particulier, non parce qu’il aurait pour auteur un romancier, philosophe et poète (ce qu’est Pierre Vinclair) mais, d’abord, par le choix de sa construction et de son sujet.
La Sauvagerie, divisé en 12 ensembles, est construit sur le modèle de la Délie (1544) de Maurice Scève, ensemble poétique qui comprend 1 huitain, 449 dizains et 50 emblèmes (1 tous les 9 dizains), chaque figure symbolique (la Licorne, une chandelle, Orphée, etc.), accompagnée d’une inscription lapidaire, étant en relation avec les dizains suivants. Dans La Sauvagerie, le huitain en ouverture est suivi de 499 dizains, 48 ayant pour auteurs des poètes contemporains, dont plusieurs de langue anglaise, traduits par Pierre Vinclair qui a lui-même proposé des dizains en anglais, avec leur version en français ou traduits par Alexandre Prieux. Cette forme ancienne, plutôt marginale après le XVIe siècle, n’a cependant pas du tout disparu, présente de Baudelaire à Bonnefoy, de Corbière à Queneau ; historiquement vivante, elle offre un cadre commode comme toute forme réglée — « à toute règle qu’on s’impose correspond aussitôt une liberté de l’esprit », remarquait Valéry (Cahiers, I, 1060) (1).
Le point de départ du livre n’est guère discutable, la Terre est bien en voie d’être détruite par les hommes et cela est devenu une nécessité d’intervenir pour préserver ce qui peut l’être ou, au moins, de prendre conscience qu’il sera bientôt trop tard pour arrêter la destruction de la Nature. Que peut bien faire la poésie devant l’urgence écologique ? Certainement pas (r)enseigner, se substituer à ceux qui interviennent pour informer et ralentir le saccage, faute de pouvoir le faire cesser. Il est évident que des poèmes ne vont pas interrompre les actions d’Exxon, de Total ou de Shell ni transformer « le grand cimetière qu’est la Terre ». Mais le poème, parce qu’il est rythme et musique, peut donner chair à la tragédie de plus en plus sensible que nous vivons ; parce que fait de langue, il est présence, irruption et, en cela, contient quelque chose de la sauvagerie propre à la Nature. Pierre Vinclair l’énonce clairement dans un dizain (245), « Je bâcle des poèmes célébrant le Sauvage partout où il résiste encore ».
À lire et relire les dizains, on ne trouvera pas que l’auteur (pas plus que les invités) a écrit « à la hâte et sans soin » (2), tant l’ensemble est une exploration des divers aspects de la crise écologique ; Pierre Vinclair définit son objectif dans Agir non agir paru en même temps que La Sauvagerie, « c’est bien le tout comme tout qui est en jeu : à la fois l’omnia de la pluralité du vivant (individus et espèces) subissant une extinction de masse, et le totum de Gaïa, la Terre comme système. (...) Face à un tel problème (...) le peu que (la poésie) peut, ne devrait-elle pas l’investir d’abord dans la reconsidération de sa possibilité à en donner une image ? ».
Cette image se décompose en de multiples aspects et l’on ne tentera pas de les énumérer. Le huitain d’ouverture (comme dans la Délie, donc) de Jean-Claude Pinson, refuse toute défaite et oppose au titre "À l’agonie" le ciel bleu, image de la pastorale et, par les références à la Grèce ancienne (Orphée, Gaïa) et à Scève (« object-de-plus-haulte-vertu ») donne espoir au chant, en appelant à la tradition contre l’asphyxie d’aujourd’hui. Le premier dizain, lui, donne à lire l’évolution de la terre, des rochers de ses débuts à l’état actuel : « les ice / bergs fondirent, des îles plastiques dérivèrent / sous un smog de spams, selfies et poèmes » ; ce qui compte, c’est le dernier mot, écarté des allitérations qui le précèdent. Suivent des dizains à propos de la vache, qui n’est plus depuis longtemps un animal sauvage (« comment les libérer ? »), un oiseau disparu, le dodo, la mouette et la première introduction dans le livre des deux enfants de Pierre Vinclair et de sa compagne (qui signe d’ailleurs un dizain) : les poèmes sont aussi pour l’avenir. On rapprochera cette relation au futur à celle au passé, quand il se souvient de son enfance dans le Cantal et de la nature, reconstruction à partir des notes de son père. Il est un autre passé, celui des espèces disparues et, aujourd’hui, de celles en danger d’extinction auxquelles cent dizains sont consacrés d’après une liste établie en 2012. En titre, les noms des végétaux, des animaux — papillon, singe, serpent, libellule, poisson, tortue, etc. — sont donnés en latin, comme s’il n’était plus possible de les désigner par un mot courant, « quelle langue pour protéger les arbres menacés ? » La litanie des noms propres à la nomenclature scientifique pourra probablement se poursuivre, la destruction ne cessant pas, et le poète n’a pas d’autre pouvoir que chanter, « si l’on peut appeler ça chant ».
Pourtant le chant existe bien et est partagé. Si des poétesses et poètes ont été invités, c’est qu’ils se substituent aux emblèmes de Maurice Scève avec une fonction analogue ; chaque dizain venu de l’extérieur est prolongé par un dizain de Pierre Vinclair. Ainsi, quand Valérie Rouzeau écrit en capitales une lettre (ou deux) dans chaque vers, pour que soit lu le nom d’un animal (RHINOCÉROS), le dizain suivant inscrit de la même manière le seul lieu où vit tel animal (QUE DU TONKIN). Mais la présence de ces invités a une autre sens, me semble-t-il : incarner la tragédie du vivant ne peut être le fait d’un seul.
Pour Pierre Vinclair, ses dizains revêtent des formes variées, en vers non comptés (un vers même n’a qu’une syllabe), en décasyllabes (parfois au prix de chevilles), en hexa- ou en octosyllabes, comme si l’absence de régularité restituait quelque chose de la variété du vivant. Comme dans la Délie, un dizain peut annoncer le suivant ou lui être lié syntaxiquement, un énoncé commencé dans le premier s’achevant dans le second, et l’on peut en lire trois qui s’enchaînent (voir 342-343-344). D’un bout à l’autre, les poèmes sont inscrits dans l’histoire littéraire, par les fragments cités en épigraphe des douze ensembles, par les noms cités dans le cours du texte et par les citations plus ou moins transformées et reconnaissables ; « J’ai moins de souvenirs que si j’avais / passé au pub (...) » évoque immédiatement Baudelaire, comme « genre / bibelot d’inanité abolie » renvoie à Mallarmé ; dans le contexte des dizains « la grille de parole du poème » n’est pas une référence immédiate à Celan, pas plus que « roses sans pourquoi » à Angelus Silesius ou tel vers à Desnos ; etc. Dans l’ensemble du livre, on lit une maîtrise des codes de la versification à bien des niveaux et, de surcroît, un plaisir — une « joie d’enfant » — à ne pas toujours les respecter : on ne peut ici retenir que quelques éléments.
Il faudrait relever, par exemple, les très nombreuses paronomases et allitérations, comme « avec son slip seul sur son roc », le dernier mot ici rimant visuellement avec « croc ». On peut suivre également un ensemble de figures dans une série de dizains relatifs à un animal ; la mouette entraîne l’allusion à Tchekhov et, par son vol libre, inévitablement à Éluard (« liberté / j’écris ton nom »), mais aussi amène une paronomase : mouette/moite/ moètes, où l’on entend une relation à "poètes", d’où le passage à « moèmes ». Pierre Vinclair ne néglige pas le calembour, de « l’abeille de Thélème » au « vers de terre à pied », et le jeu de mots d’une langue à l’autre ; ainsi, après la coupe « lamb/eaux », on lira « tels des agneaux (...) bêlantes ». Telle rime est une anagramme (« rouge / goure »), d’autres sont seulement des lettres (voir 353) ; ici, un é qui termine un vers est commun aux trois premiers mots du vers suivants, « bloui, trange, tranglé » ; là, un groupe est interrompu par une parenthèse de deux vers avant d’être complété (« des paysans (...) d’Inde », le hameau devient « l’hameau » pour obtenir le nombre de syllabes voulu. Etc.
On sait bien qu’une espèce vivante disparue a droit à son image sur un timbre et que « Secourir les espèces l’une après / l’autre dans un poème est sympathique / mais autant écoper sa barque avec / une écuelle trouée, non ? ». Cela ne devrait pas conduire pour autant à s’accommoder de la destruction de la Nature. Que la poésie soit un terrain de combat pour la question écologique est un fait nouveau : Agir non agir porte en sous-titre éléments pour une poésie de la résistance écologique, le dernier livre de Jean-Claude Pinson s’intitule Pastoral, de la poésie comme écologie (Champ Vallon, 2020).
Le domaine poétique a sa part dans l’évolution de la pensée et peut contribuer à faire réfléchir à ce que l’on fait quand on photographie au zoo « les singes singeant entre les barreaux / la sauvagerie qui nous charme tant ».
- On peut aussi relire Baudelaire : « Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense » (Lettre à A. Fraisse, 18/02/1860).
- définition de "bâcler" dans le Trésor de la langue française.
Pierre Vinclair, La Sauvagerie, Corti, "Biophilia", 336 p., 22 €. Cette note lecture a été publiée par Sitaudis le 4 juin 2020.
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08/07/2020
Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur
Du phare mon lieu ma peine mon exil j’ai vue sur les quatre océans
Les mers intérieures
Vue sur l’humanité aveugle et sourde :
Bateaux surchargés tels des charniers
Naufrages
Corps pas plus épais qu’une planche qui se débattent et crient
Sombrent
Introuvables
Ou hommes enfants femmes crevés qui touchent le rivage
Boursouflés d’eau et d’algues pour avoir fui la misère ou la guerre
Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur, le Réalgar, 2020, p. 28.
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07/07/2020
Arno Schmidt, Scènes de la vie d'un faune
Dans le hangar : depuis peu les vélos doivent être munis d’un feu rouge et d’un numéro d’immatriculation : comme si les accidents étaient provoqués par les vélos ! je proposerais une autre solution : interdiction de tout véhicule équipé d’un moteur lui permettant d’atteindre plus de 40 km/h. On aurait enfin la paix. (Mais il y a sans doute un fabricant d’ampoules qui siège au Reichstag : c’est l’explication la plus plausible.)
Arno Schmidt, Scènes de la vie d’un faune, traduction Jean-Claude Hémery, Christian Bourgois, 1991, p. 33.
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06/07/2020
Georges Didi-Huberman, Éparses
Éparses, les positions psychiques que chacun est susceptible de tenir au creux d’une seule, d’une simple expérience émotionnelle.
Je me souviens — c’était il y a longtemps —qu’un jour où je pleurais beaucoup, je rencontrai par hasard mon visage dans le miroir. Quelque chose alors se brisa, quelque chose apparut : mon existence devint éparse, clivée. Je découvris, à me voir pleurant, une perception nouvelle : cela partait sans doute de moi-même et de mon chagrin du moment, mais cela ouvrait soudain une dimension bien plus large, impersonnelle et intéressante. Un ailleurs dans l’ici-même. C’était devenu, en un seul instant et sans doute pour le reste de ma vie, la leçon d’un nouveau regard. Il était né de la mise à distance, fatale dans cette situation optique : me voyant pleurer, j’observai tout à coup, comme de l’extérieur, ce que l’émotion, chose toute intérieure, modifiait sur l’interface de mon visage (pas beau à voir, d’ailleurs : régressif, grimaçant, chiffonné).
Georges Didi-Huberman, Éparses, éditions de minuit, 2020, p. 9-10.
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05/07/2020
Jean Tardieu, Obscurité du jour
Tandis que la notation des sons musicaux (pour ne parler que de l’Occident) naissait puis se précisait comme écriture particulière, lue par des yeux qui ont des oreilles, ce qui s’écoute était aussi « regardé » par les peintres.
Je pense à Sofonisba Anguissola, à Vermeer, aux Caravagesques, à Renoir, à tant d’autres. Leurs personnages sont là, ouvrant la bouche pour chanter, les doigts posés sur un luth, sur le clavier d’une épinette ou d’un piano, mais on dirait qu’ils se sont arrêtés au seuil d’un monde interdit.
(Il est vrai que l’instant du peintre, coup de couteau dans le fruit ouvert sous nos yeux, saisit et bloque la durée. Et il est vrai aussi qu’à l’inverse, la musique, enchaînée par son propre sortilège, n’est jamais qu’un souvenir perpétuel, puisqu’elle ne peut passer et « se passer » que dans le monde de la disparition, même si elle cherche, comme souvent aujourd’hui, à dresser dans l’espace immédiat une série de constructions verticales et ponctuelles.)
Jean Tardieu, Obscurité du jour, Les Sentiers de la création / Skira, 1974, p. 77-78.
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04/07/2020
Jean Tardieu, Margeries
Mots refoulés
... Mais ni la pêche cressonnière
D’un adjectif dormeur et lourd,
Ou d’un verbe de rivière
Qui, brusque, entre les algues, court,
Ni cette patience entière
De sertir un mot d’un discours
Comme s’il était de matière
Plus précieuse que l’entour,
Ne ternit mon amour du monde !
Je connais l’animal plaisir
De refouler sans les saisir
Mes mots, — et, les yeux entr’ouverts
L’âme pendue à la seconde
D’accueillir absent l’univers.
Jean Tardieu, Margeries, dans Œuvres,
édition J.-Y. Debreuille, Quarto / Gallimard,
2003, p. 1343.
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03/07/2020
Jean Tardieu,Hollande
Crescendo decrescendo
large largue lave
délie ébroue surgi salubre hume
arbore cataracte dérive horreur ravir ouragan
délire hurle flux fui rafale déploie souffle
siffle saisir plie sombre pluie place
éparse pâle palme file ruisselle
patte pétale épuise rêve
soupire rive effleure
espace endormi reflet
hâle calme
rame
là
Jean Tardieu, Hollande, dans Œuvres, édition J.-Y. Debreuille, Quarto / Gallimard, 2003, p. 927.
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02/07/2020
Jean Tardieu, Le témoin invisible
Les jours
Dans une ville noire entraînée par le temps
(toute maison d’avance au fil des jours s’écroule)
Je rentrais, je sortais avec toutes mes ombres.
Mille soleils monta ient comme du fond d’un fleuve,
mille autres descendaient, colorant les hauts murs ;
je poursuivais des mains sur le bord des balcons ;
des formes pâlissaient (la lumière est surelle)
ou tombaient dans l’oubli (les rayons ont tourné)
Les jours, les jours... Qui donc soupire et qui m’appelle
pour quelle fête ou quel supplice ou quel pardon ?
Jean Tardieu, Le témoin invisible, dans Œuvres,
édition J.-Y. Debreuille, Quarto / Gallimard,
2003, p. 141.
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