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03/04/2023

Gustave Roud, Œuvres complètes

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Gustave Roud (1897-1976), écrivain suisse, a publié une dizaine de livres de son vivant ; des rééditions de volumes épuisés et des écrits posthumes ont permis d’approfondir la connaissance de l’œuvre. Cependant, aucun regard sur l’ensemble n’était possible et, en outre, son travail de traducteur n’était plus disponible. On ne lit pas rapidement une telle somme dont l’appareil critique éclaire bien des aspects d’une œuvre protéiforme : pas de recension mais il semble utile de présenter cette belle édition.

 

Le premier volume réunit les dix recueils de poésie écrits entre 1928 et 1972, auxquels s’ajoutent quantité de textes parus en revue. « Roud a souvent insisté sur ce qui lui apparaissait comme le cœur de son entreprise poétique, la quête des signes et des messages inscrits dans l’univers et le vivant. » Le second volume donne l’ensemble de son travail de traducteur : il a traduit des poèmes de Trakl et a été l’un des premiers à traduire en français Hölderlin (en 1942, mais 1930 en revue), Novalis (1948), Rilke (1945) ; pour lui, la traduction devait être « la restitution d’un climat, d’un rythme, des sonorités ». Rappelons que Philippe Jaccottet a sollicité Roud, qu’il connaissait, quand il a préparé l’édition de Hölderlin dans la Pléiade, publiée en 1967.

Le troisième volume contient la totalité du Journal (1916-1976) : « événements du jour, réflexions sur soi, descriptions de paysages, propos sur l’art, poèmes, écriture automatique, récits de rêves, « dictées » ou encore projets liés à des textes ou à des recueils. ». L’œuvre critique occupe le quatrième volume, elle n’avait pas été rassemblée du vivant de Roud. Sa lecture des œuvres prolonge ses réflexions « sur le processus créatif en général » et « nourrit sa démarche de poète ». Chaque volume est présenté et annoté, pour la poésie par un collectif, pour les traductions par Raphaëlle Lacord, pour le Journal par Alexis Christen et pour la critique par Bruno Pellegrino dont le roman Là-bas est un jour d’automne (2018) repose sur la vie de Roud.

Roud a photographié la région où il a passé sa vie dans le Haut-Jorat (région de Vevey) et il est à souhaiter qu’un large choix de ses photographies, parmi les milliers de clichés conservés, soit rassemblé à côté des deux publications existantes.

 

Il est bon de citer un grand lecteur du XXe siècle, Jean Paulhan, qui écrivait, après la lecture de quelques livres de Roud :

« Gustave Roud regarde le monde à l’œil nu, et la nature ne le distrait pas. On ne sait quel espace amical, et tout à la fois défiant, le sépare des ciels et des moissons dont il nous entretient. Pourtant je vais et je viens à l’aise dans son univers. Je me dis : il se peut que tout ne soit pas mensonge et mythe dans les contes qu’on m’a faits. Il se peut qu’il existe en chacun de nous une langue silencieuse et secrète d’avant le langage bruyant ; et dans le monde à l’abri de notre esprit, un univers premier de coutumes joyeuses, où Gustave Roud s’est une fois pour toutes établi » (Jean Paulhan, Œuvres complètes, V, Critique littéraire II, p. 29). Gustave Roud,

Œuvres complètes, Sous la direction de Claire Jaquier et Daniel Maggetti, éditions Zoé, 2022, 4 vol., 5210 p., sous emboîtage, Cette présentation a été publiée par Sitaudis le 23 février 2023.

 

 

 

 

 

 

 

 

27/03/2023

Rehauts, 2022, n° 49 : recension

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Le mythe d’Orphée est probablement l’un de ceux qui ont le plus fasciné les humains : le retour possible à la vie terrestre après la mort touche quelque chose de profond dans l’imaginaire. Les créateurs se sont attachés à ce thème dans tous les domaines, dès Ovide. L’opéra a très régulièrement repris le thème ; depuis 1600 (L'Euridicefavola drammatica de Giulio Caccini et Jacopo Peri) et, surtout, l’Orfeo de Monteverdi (1607), le drame a inspiré de nombreux compositeurs jusqu’à Philip Glass (Orphée, 1991, à partir du film de Cocteau) ou Pascal Dusapin (Passion, 2008) ; le théâtre, la peinture et le cinéma ont aussi illustré le mythe tout comme la poésie, de Tristan L’Hermitte et Apollinaire aux Sonnets à Orphée de Rilke. Ouvrant cette livraison de Rehauts, Patrick Beurard-Valdoye a choisi de traduire un poème de Rilke, un autre de H. D. ; cette fois, c’est le regard d’Eurydice qui occupe les poèmes à propos de la tentative d’Orphée de la sortir des Enfers. Chez Rilke c’est un narrateur qui rapporte la remontée des Enfers et le comportement d’Eurydice : « son état de morte / la satisfaisait », elle semble ne rien attendre, elle marche sur le « chemin qui remontait à la vie » sans penser à qui l’attend, elle avance « le pas contraint par de longs bandeaux de corps / incertaine, placide et sans nulle impatience » ; quand Orphée se retourne et qu’Eurydice doit redescendre vers les Enfers, ces deux vers, repris, terminent le poème. Dans le poème de H. D. (Hilda Doolittle), c’est Eurydice qui raconte l’épisode en s’adressant à Orphée ; il lui aurait ôté la possibilité de regagner la terre « à cause de son arrogance », et c’est ce thème qu’annonce le premier vers du poème, « Donc tu m’as rejetée en arrière / moi qui aurais pu marcher parmi les âmes vives ». Le tort d’Orphée, puisqu’il a perdu Eurydice en se retournant, c’est justement de ne pas l’avoir laissée où elle était (« je t’aurais oublié / et le passé aussi ») puisque, répète-t-elle comme s’il était présent, « l’enfer n’est pas pire que ta terre ». Grand chant lyrique entre nostalgie des fleurs et acceptation du destin, « Au moins ai-je mes fleurs à moi, / et mes pensées aucun dieu / ne peut prendre ça ». On souhaiterait lire les textes originaux avec les deux traductions pour mieux apprécier le passage d’une langue à l’autre, dans le poème de Rilke quand on lit la restitution de tels vers (« sylve et val / et voie et ville, fleuve et pré et bête ») ou l’emploi d’un mot rare (« nastié ») à propos du sexe d’Eurydice, dans le poème de H. D. pour la restitution du ton véhément et familier d’Eurydice. Les poèmes sont suivis de deux dessins de John Blee, figures abstraites d’Orphée, Eurydice et Hermès.

Il s’agit d’une toute autre mort dans les proses de Jean-Pascal Dubost, "Animaleries, Un bestiaire de la souffrance", la destruction des espèces animales sans même l’"excuse" d’une raison économique, il s’agit aussi de souffrances gratuites pour le plaisir (?) de spectateurs, de leur disparition provoquée par le "progrès" (automobiles, agriculture intensive). Dubost change d’approche dans chacune des dix proses, ce qui fait l’intérêt de la lecture. La première, non ponctuée, comme les suivantes, cite au début un texte du moyen français et, dans la dernière partie, la pratique des sauniers — clouer un goéland mort sur un piquet pour éloigner les oiseaux de leur saline — se justifie selon eux par son ancienneté : « pourquoi croyez-vous que c’est une pratique ancestrale ? » ; on n’oublie pas quelques mots archaïques, les assonances et allitérations « ça (= les déjections) cause trop de gros dégâts graves dégradant les parcelles et le sel de leurs sales selles ».Dans la cinquième prose, les huit courtes séquences s’ouvrent par « Pensée pour », suivi d’une brève description de la violence faite à tel animal : « Pensée pour el toro aux cornes goudronnées paniquant dans les rues d’Espagne c’est un spectacle pyrotechnique dit sanglant wiki ». La huitième prose retient des "performances" fondées sur la souffrance animale ou leur destruction ; après leur description, l’adjectif « heureux » est repris, précédé d’un intensif (« très, plus que, super », etc.) : « (…) follement heureux le chien errant maigre et décharné exposé en galerie jusqu’à sa mort de faim par Habacue (…) ». La prose s’achève avec une allusion à un sonnet de du Bellay (« Heureux qui comme Ulysse… »). Pas de sensiblerie : des variations de la forme pour refuser que « des discours conceptuels objectifient [la mort] c’est de l’art ».

On souhaite, à en lire des extraits, la publication du récit d’Isabelle Sbrissa, "Jmanvè" (= Je m’en vais  ; transcription des échanges entre les deux personnages). Il met en scène Lucile, jeune fille qui ramasse sur les chemins des fossiles et des pierres avec selon elle une forme particulière ; elle rencontre Enzel qui voudrait comme elle chercher de petits trésors, « le monde des cailloux forme petit à petit un double au monde des humains ». Enzel part au village voisin pour une fête foraine, prise en route dans le pickup d’un groupe qui acheté une maison pour la rénover avec « la certitude d’inventer un monde nouveau » ; elle a choisi d’être seule, avec le « besoin d’un retrait pour exister avec les autres (…), pour regarder au-dedans d’elle-même. » Le lecteur est curieux de la suivre, qui garde dans sa poche un caillou en forme de cœur, petit cadeau de Lucile, autre personnage énigmatique.

Marie de Quatrebarbes propose plus de jeux avec les formes que de détails météorologiques avec ses "Poèmes de pluie" : 12 strophes de 3 vers pour "Traversée", 8 ensembles de 3+3 vers, "Suite", qui débutent tous par « Débris de cœur sur la plage », 9, 7 et 8 distiques pour  "Première giboulée", "Seconde…" et "Troisième…".Il est question dans le premier poème du passé, de l’enfance, de l’absence et d’une disparition — thèmes récurrents de l’auteure —, mais aussi de la mer, présente également dans le second poème avec des goémoniers une plage, des mouettes. Les giboulées sont liées à la venue du printemps (« mars », « forsythia ») ; la présence de la neige, affirmée dans le premier ensemble, ne l’est plus ensuite (« je ne sais dire au juste / s’il neige ou quoi… », « est-ce que dehors il neige véritablement »). On est dans un monde sans véritable assise, sans rien qui puisse être tenu pour stable, et même réel avec une « lumière grise », le « silence », qui ne semble habité que par des tourterelles, des chenilles et des fleurs.

Il faut reprendre la lecture de Rehauts, pour les poèmes et proses de N. Cendo, B. Dranty et H. Moutrais, aussi pour les longues recensions de Guennadi Aïgui et Muriel Pic par Jacques Lèbre. C’est une des caractéristiques d’une revue d’exclure une lecture continue, on l’abandonne un temps, nourri par un texte, pour y revenir et, à nouveau, y trouver matière à  plaisir.   Rehauts, 2022, 96 p., 14 € ; Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 15 février 2023.                                                                                                      

 

 

 

13/03/2023

Rehauts, n° 49, 2022

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Le mythe d’Orphée est probablement l’un de ceux qui ont le plus fasciné les humains : le retour possible à la vie terrestre après la mort touche quelque chose de profond dans l’imaginaire. Les créateurs se sont attachés à ce thème dans tous les domaines, dès Ovide. L’opéra a très régulièrement repris le thème ; depuis 1600 (L'Euridicefavola drammaticade Giulio Caccini et Jacopo Peri) et, surtout, l’Orfeo de Monteverdi (1607), le drame a inspiré de nombreux compositeurs jusqu’à Philip Glass (Orphée, 1991, à partir du film de Cocteau) ou Pascal Dusapin (Passion, 2008) ; le théâtre, la peinture et le cinéma ont aussi illustré le mythe tout comme la poésie, de Tristan L’Hermitte et Apollinaire aux Sonnets à Orphée de Rilke. Ouvrant cette livraison de Rehauts, Patrick Beurard-Valdoye a choisi de traduire un poème de Rilke, un autre de H. D. ; cette fois, c’est le regard d’Eurydice qui occupe les poèmes à propos de la tentative d’Orphée de la sortir des Enfers. Chez Rilke c’est un narrateur qui rapporte la remontée des Enfers et le comportement d’Eurydice : « son état de morte / la satisfaisait », elle semble ne rien attendre, elle marche sur le « chemin qui remontait à la vie » sans penser à qui l’attend, elle avance « le pas contraint par de longs bandeaux de corps / incertaine, placide et sans nulle impatience » ; quand Orphée se retourne et qu’Eurydice doit redescendre vers les Enfers, ces deux vers, repris, terminent le poème. Dans le poème de H. D. (Hilda Doolittle), c’est Eurydice qui raconte l’épisode en s’adressant à Orphée ; il lui aurait ôté la possibilité de regagner la terre « à cause de son arrogance », et c’est ce thème qu’annonce le premier vers du poème, « Donc tu m’as rejetée en arrière / moi qui aurais pu marcher parmi les âmes vives ». Le tort d’Orphée, puisqu’il a perdu Eurydice en se retournant, c’est justement de ne pas l’avoir laissée où elle était (« je t’aurais oublié / et le passé aussi ») puisque, répète-t-elle comme s’il était présent, « l’enfer n’est pas pire que ta terre ». Grand chant lyrique entre nostalgie des fleurs et acceptation du destin, « Au moins ai-je mes fleurs à moi, / et mes pensées aucun dieu / ne peut prendre ça ». On souhaiterait lire les textes originaux avec les deux traductions pour mieux apprécier le passage d’une langue à l’autre, dans le poème de Rilke quand on lit la restitution de tels vers ((« sylve et val / et voie et ville, fleuve et pré et bête ») ou l’emploi d’un mot rare (« nastié ») à propos du sexe d’Eurydice, dans le poème de H. D. pour la restitution du ton véhément et familier d’Eurydice. Les poèmes sont suivis de deux dessins de John Blee, figures abstraites d’Orphée, Eurydice et Hermès.

Il s’agit d’une toute autre mort dans les proses de Jean-Pascal Dubost, "Animaleries, Un bestiaire de la souffrance", la destruction des espèces animales sans même l’"excuse" d’une raison économique, il s’agit aussi de souffrances gratuites pour le plaisir (?) de spectateurs, de leur disparition provoquée par le "progrès" (automobiles, agriculture intensive). Dubost change d’approche dans chacune des dix proses, ce qui fait l’intérêt de la lecture. La première, non ponctuée, comme les suivantes, cite au début un texte du moyen français et, dans la dernière partie, la pratique des sauniers — clouer un goéland mort sur un piquet pour éloigner les oiseaux de leur saline — se justifie selon eux par son ancienneté : « pourquoi croyez-vous que c’est une pratique ancestrale ? » ; on n’oublie pas quelques mots archaïques, les assonances et allitérations « ça (= les déjections) cause trop de gros dégâts graves dégradant les parcelles et le sel de leurs sales selles ».Dans la cinquième prose, les huit courtes séquences s’ouvrent par « Pensée pour », suivi d’une brève description de la violence faite à tel animal : « Pensée pour el toro aux cornes goudronnées paniquant dans les rues d’Espagne c’est un spectacle pyrotechnique dit sanglant wiki ». La huitième prose retient des "performances" fondées sur la souffrance animale ou leur destruction ; après leur description, l’adjectif « heureux » est repris, précédé d’un intensif (« très, plus que, super », etc.) : « (…) follement heureux le chien errant maigre et décharné exposé en galerie jusqu’à sa mort de faim par Habacue (…) ». La prose s’achève avec une allusion à un sonnet de du Bellay (« Heureux qui comme Ulysse… »). Pas de sensiblerie : des variations de la forme pour refuser que « des discours conceptuels objectifient [la mort] c’est de l’art ».

On souhaite, à en lire des extraits, la publication du récit d’Isabelle Sbrissa, "Jmanvè" (= Je m’en vais  ; transcription des échanges entre les deux personnages). Il met en scène Lucile, jeune fille qui ramasse sur les chemins des fossiles et des pierres avec selon elle une forme particulière ; elle rencontre Enzel qui voudrait comme elle chercher de petits trésors, « le monde des cailloux forme petit à petit un double au monde des humains ». Enzel part au village voisin pour une fête foraine, prise en route dans le pickup d’un groupe qui acheté une maison pour la rénover avec « la certitude d’inventer un monde nouveau » ; elle a choisi d’être seule, avec le « besoin d’un retrait pour exister avec les autres (…), pour regarder au-dedans d’elle-même. » Le lecteur est curieux de la suivre, qui garde dans sa poche un caillou en forme de cœur, petit cadeau de Lucile, autre personnage énigmatique.

Marie de Quatrebarbes propose plus de jeux avec les formes que de détails météorologiques avec ses "Poèmes de pluie" : 12 strophes de 3 vers pour "Traversée", 8 ensembles de 3+3 vers, "Suite", qui débutent tous par « Débris de cœur sur la plage », 9, 7 et 8 distiques pour  "Première giboulée", "Seconde…" et "Troisième…".Il est question dans le premier poème du passé, de l’enfance, de l’absence et d’une disparition — thèmes récurrents ce l’auteure —, mais aussi de la mer, présente également dans le second poème avec des goémoniers une plage, des mouettes. Les giboulées sont liées à la venue du printemps (« mars », « forsythia ») ; la présence de la neige, affirmée dans le premier ensemble, ne l’est plus ensuite (« je ne sais dire au juste / s’il neige ou quoi… », « est-ce que dehors il neige véritablement »). On est dans un monde sans véritable assise, sans rien qui puisse être tenu pour stable, et même réel avec une « lumière grise », le « silence », qui ne semble habité que par des tourterelles, des chenilles et des fleurs.

Il faut reprendre la lecture de Rehauts, pour les poèmes et proses de N. Cendo, B. Dranty et H. Moutrais, aussi pour les longues recensions de Guennadi Aïgui et Muriel Pic par Jacques Lèbre. C’est une des caractéristiques d’une revue d’exclure une lecture continue, on l’abandonne un temps, nourri par un texte, pour y revenir et, à nouveau, y trouver matière à  plaisir.                                                                                                         

 

Rehauts, n° 49, 2022, 96 p., 14 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 12 février 2023/ 

 

 

06/03/2023

Jacques Réda, Mes sept familles : recension

 

Joue-t-on encore au jeu des sept familles ? Le jeu a pour but de rassembler le plus de fois possible six cartes dont les figures forment une des sept familles — le grand-père, la grand-mère, le père, la mère, le fils, la fille —, c’est-à-dire un groupe homogène. Retenons qu’aux sept poètes retenus, qui apparaissent par ordre alphabétique, manière de ne pas en privilégier un (Jean Follain, André Frénaud, Lorand Gaspar, Jean Grosjean, Louis Guillaume, Francis Ponge, Jean Tardieu), en est ajouté un huitième (Raymond Queneau), en dehors de l’ordre adopté : contrairement aux premiers, Réda l’a connu trop tard pour que des liens d’amitié se créent. De ces écrivains réunis, seul Gaspar (1925-2019) appartient à sa génération ; tous se rencontraient régulièrement et sont « appréciés tant comme poètes qu’en tant qu’hommes » par Jacques Réda.

 

Très tôt dans sa vie d’écrivain, Réda a publié des notes critiques ; on pense au Premier livre des reconnaissances (1985), en vers (avec notamment Follain, Perros, Armand Robin), livre maintenant dans un ensemble dont la dernière pièce a été donnée en 2021 (Quart livre des reconnaissances), on pense aussi à son Ferveurs de Borges (1988) et à son activité de chroniqueur de jazz pour Jazz magazine (1). On n’oublie pas qu’il a souvent précisé ce qu’était dans sa pratique le vers et la poésie, depuis Celle qui vient à pas légers (1985) jusqu’aux échanges avec Alexandre Prieux, dans l’Entretien avec Monsieur Texte (2020). La part de chaque écrivain retenu dans ce livre est différente, Réda reprend des recensions ou un texte lu en public, l’ensemble ayant été revu, corrigé et, si besoin était, augmenté.

 

Les liens d’amitié expliquent que Réda mêle les réflexions à propos des livres et les portraits de leurs auteurs ; son art de la digression le conduit à en introduire d’autres, par exemple celui de Pierre Seghers qui, éditeur, avait publié son premier ensemble de proses dans sa collection à compte d’auteur "Poésie 52". Lisant un livre de Follain, une autre digression lui fait percevoir un poème comme un idéogramme « ouvrant dans la multitude des choses et des mots une sorte de perspective ouvragée sur l’’immensité de son paysage » ; de là, glissement et discussion sur Dieu et le monde pour conclure que « l’homme n’est plus qu’une chose parmi les choses », puis retour au livre. Ces digressions sont partie prenante de la manière de lire de Réda, tout comme les brefs récits de rencontre avec tel ou tel écrivain devenu un ami proche avec le temps, c’est dire qu’un livre n’est pas un objet détaché de celui qui l’a écrit ou de ce que l’on a appris du monde, ce dont la recension tient compte.

Ainsi la lecture de Chef-lieu de Follain se développe en se référant à ce que l’on connaît (ou prétend connaître) de la relation entre les mots et les chose ; dans l’enfance,

 

La perception pure des choses n’a pas encore été troublée par le sentiment de l’énigme de leur présence et les explications que l’on reçoit : elles sont là et ne font qu’acquérir un surcroît de réalité quand nous apprenons à les nommer, de sorte que les mots qui les désignent sont la chose même et le resteront avec le regard de Follain. 

 

Décalage pour le lecteur entre la lecture critique et les échappées vers d’autres sujets ? Réda s’en amuse, « Je m’excuse de ces considérations que je n’aurais pas osé exposer en présence de Follain et Frénaud. Dans un autre article, il revendique ces sorties de route, « Je reviendrai peut-être tout à l’heure (peut-être : je ne suis pas un commentateur très cohérent) ».

 

Ses lectures ont un point commun, il se préoccupe toujours du rythme. Frénaud : « il engendre, hors de toute référence par le fourmillement ou l’allitération de ses timbres, le déboité de ses cadences, le refus de la mélodie au profit de l’allure plus souple et plus austère du récitatif » ; Grosjean : « diversité dans la prosodie des vers ». Dans le préambule, Réda relève que les chansons ont conservé « vers rimé et mesuré », ce qui est retrouver quelque chose des origines de la poésie, les liens entre rythme et mélodie étant alors étroits. Liens abandonnés, selon Réda, par la poésie d’aujourd’hui fustigée, « Il y a (...) depuis pas mal d’années une telle prostitution de ce que ses souteneurs appellent « la poésie » que je me refuse à situer les poèmes de Grosjean par rapport à ce trottoir ». On ne peut être plus clair. Réda, depuis longtemps, voit dans l’abandon progressif du vers régulier une marque, « un symptôme de l’affaiblissement de [notre langue] ». S’ajoutent des usages aberrants de l’anglais, quand rien ne semble justifier.

 

Déclin ou non de la langue, le débat est loin d’être clos. Pour la poésie, Réda ne s’embarrasse pas de précautions et, lecteur pendant des décennies aux éditions Gallimard, il relève que la poésie actuelle oscille « entre une dégénérescence du syllabisme et une prose indigente mise en morceaux sans nécessité prosodique » — c’est sans aucun doute une affirmation à laquelle il est difficile de ne pas souscrire. On discuterait son refus du marché de la poésie, même si l’on apprécie son humour ; la poésie ? « on lui a voué un mois, comme à la Vierge Marie » et « dans une saine politique consumériste, un marché ». Réda n’a jamais mâché ses mots dans une société où c’est le consensus qui prime, on peut refuser de le suivre — encore faut-il argumenter.

 

 

1) Parmi les livres à propos du jazz :  L’Improviste, une lecture du jazz, Gallimard, coll. « Le Chemin » (1980), Jouer le jeu (L’Improviste II), id., 1985, Le Grand Orchestre, (Sur Duke Ellington), Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 2011.

 

 

 

 

 

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Jacques Réda, Mes sept familles, collection Théodore Balmoral, fario, 2022, 200 p., 19 €.

 

Joue-t-on encore au jeu des sept familles ? Le jeu a pour but de rassembler le plus de fois possible six cartes dont les figures forment une des sept familles — le grand-père, la grand-mère, le père, la mère, le fils, la fille —, c’est-à-dire un groupe homogène. Retenons qu’aux sept poètes retenus, qui apparaissent par ordre alphabétique, manière de ne pas en privilégier un (Jean Follain, André Frénaud, Lorand Gaspar, Jean Grosjean, Louis Guillaume, Francis Ponge, Jean Tardieu), en est ajouté un huitième (Raymond Queneau), en dehors de l’ordre adopté : contrairement aux premiers, Réda l’a connu trop tard pour que des liens d’amitié se créent. De ces écrivains réunis, seul Gaspar (1925-2019) appartient à sa génération ; tous se rencontraient régulièrement et sont « appréciés tant comme poètes qu’en tant qu’hommes » par Jacques Réda.

 

Très tôt dans sa vie d’écrivain, Réda a publié des notes critiques ; on pense au Premier livre des reconnaissances (1985), en vers (avec notamment Follain, Perros, Armand Robin), livre maintenant dans un ensemble dont la dernière pièce a été donnée en 2021 (Quart livre des reconnaissances), on pense aussi à son Ferveurs de Borges (1988) et à son activité de chroniqueur de jazz pour Jazz magazine (1). On n’oublie pas qu’il a souvent précisé ce qu’était dans sa pratique le vers et la poésie, depuis Celle qui vient à pas légers (1985) jusqu’aux échanges avec Alexandre Prieux, dans l’Entretien avec Monsieur Texte (2020). La part de chaque écrivain retenu dans ce livre est différente, Réda reprend des recensions ou un texte lu en public, l’ensemble ayant été revu, corrigé et, si besoin était, augmenté.

 

Les liens d’amitié expliquent que Réda mêle les réflexions à propos des livres et les portraits de leurs auteurs ; son art de la digression le conduit à en introduire d’autres, par exemple celui de Pierre Seghers qui, éditeur, avait publié son premier ensemble de proses dans sa collection à compte d’auteur "Poésie 52". Lisant un livre de Follain, une autre digression lui fait percevoir un poème comme un idéogramme « ouvrant dans la multitude des choses et des mots une sorte de perspective ouvragée sur l’’immensité de son paysage » ; de là, glissement et discussion sur Dieu et le monde pour conclure que « l’homme n’est plus qu’une chose parmi les choses », puis retour au livre. Ces digressions sont partie prenante de la manière de lire de Réda, tout comme les brefs récits de rencontre avec tel ou tel écrivain devenu un ami proche avec le temps, c’est dire qu’un livre n’est pas un objet détaché de celui qui l’a écrit ou de ce que l’on a appris du monde, ce dont la recension tient compte.

Ainsi la lecture de Chef-lieu de Follain se développe en se référant à ce que l’on connaît (ou prétend connaître) de la relation entre les mots et les chose ; dans l’enfance,

 

La perception pure des choses n’a pas encore été troublée par le sentiment de l’énigme de leur présence et les explications que l’on reçoit : elles sont là et ne font qu’acquérir un surcroît de réalité quand nous apprenons à les nommer, de sorte que les mots qui les désignent sont la chose même et le resteront avec le regard de Follain. 

 

Décalage pour le lecteur entre la lecture critique et les échappées vers d’autres sujets ? Réda s’en amuse, « Je m’excuse de ces considérations que je n’aurais pas osé exposer en présence de Follain et Frénaud. Dans un autre article, il revendique ces sorties de route, « Je reviendrai peut-être tout à l’heure (peut-être : je ne suis pas un commentateur très cohérent) ».

 

Ses lectures ont un point commun, il se préoccupe toujours du rythme. Frénaud : « il engendre, hors de toute référence par le fourmillement ou l’allitération de ses timbres, le déboité de ses cadences, le refus de la mélodie au profit de l’allure plus souple et plus austère du récitatif » ; Grosjean : « diversité dans la prosodie des vers ». Dans le préambule, Réda relève que les chansons ont conservé « vers rimé et mesuré », ce qui est retrouver quelque chose des origines de la poésie, les liens entre rythme et mélodie étant alors étroits. Liens abandonnés, selon Réda, par la poésie d’aujourd’hui fustigée, « Il y a (...) depuis pas mal d’années une telle prostitution de ce que ses souteneurs appellent « la poésie » que je me refuse à situer les poèmes de Grosjean par rapport à ce trottoir ». On ne peut être plus clair. Réda, depuis longtemps, voit dans l’abandon progressif du vers régulier une marque, « un symptôme de l’affaiblissement de [notre langue] ». S’ajoutent des usages aberrants de l’anglais, quand rien ne semble justifier.

 

Déclin ou non de la langue, le débat est loin d’être clos. Pour la poésie, Réda ne s’embarrasse pas de précautions et, lecteur pendant des décennies aux éditions Gallimard, il relève que la poésie actuelle oscille « entre une dégénérescence du syllabisme et une prose indigente mise en morceaux sans nécessité prosodique » — c’est sans aucun doute une affirmation à laquelle il est difficile de ne pas souscrire. On discuterait son refus du marché de la poésie, même si l’on apprécie son humour ; la poésie ? « on lui a voué un mois, comme à la Vierge Marie » et « dans une saine politique consumériste, un marché ». Réda n’a jamais mâché ses mots dans une société où c’est le consensus qui prime, on peut refuser de le suivre — encore faut-il argumenter.

1) Parmi les livres à propos du jazz :  L’Improviste, une lecture du jazz, Gallimard, coll. « Le Chemin » (1980), Jouer le jeu (L’Improviste II), id., 1985, Le Grand Orchestre, (Sur Duke Ellington), Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 2011.

 

Jacques Réda, Mes sept familles, collection Théodore Balmoral, fario, 2022, 200 p., 19 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 24 janvier 2023.

 

 

 

 

02/03/2023

L'Île rebelle, Anthologie de poésie britannique au tournant du XXIe siècle

L’Île rebelle, Anthologie de poésie britannique au tournant du XXIe siècle

Le titre est clair, il ne s’agit pas d’une anthologie de la poésie britannique, mais de poésie britannique, donc d’un choix qui rassemble 49 poètes. Le plus ancien, Edwin Morgan (1920-2010), ouvre l’ensemble consacré à l’Écosse (huit poètes), la plus jeune, Fiona Sampson (née en 1968) ferme le choix des poètes d’Angleterre, les plus nombreux, et trois noms sont retenus pour le Pays de Galles. On pourra toujours signaler que tel poète est absent, par exemple David Constantine (né en 1944), mais sauf s’il suit de près ce qui est édité au Royaume Uni (qui le fait ?), un lecteur français aura une idée précise de la variété de ce qui s’y publie. Un ou deux poèmes sont retenus, rarement plus, pour chaque auteur ; on relève le nombre important d’auteures et pas seulement de la nouvelle génération.

Pour qui connaît seulement les auteur(e)s largement reconnus, comme Carol Ann Duffy ou Derek Walcott, la lecture de la préface, ‘’Modernisme et insularité’’ est une excellente entrée dans l’anthologie : la poésie britannique contemporaine s’appuie sur des traditions fort différentes de la poésie française. Il existe au Royaume Uni un ‘’poète lauréat’’, c’est-à-dire officiel (actuellement Simon Armitage) ; par ailleurs, The Poetry Society, née en 1909, publie depuis1912 The Poetry Review, enfin le Times Literary Supplement donne au moins deux poèmes inédits et propose des recensions dans chacune de ses livraisons hebdomadaires. Pour la publication, les Britanniques sont bien servis avec d’excellents éditeurs, mais le réseau français n’a rien à leur envier. Les différences sont ailleurs. Jacques Darras note que « le lecteur (…) risque de se sentir décontenancé s’il recherche à tout prix le « travail de langue » auquel l’a habitué depuis si longtemps la poésie française. Rien de semblable ici, le poème se veut presque toujours narratif, discursif et consécutif, se gardant dans la majorité des cas de laisser l’initiative aux mots ». Parmi bien d’autres, lisons le début d’un poème de Lachlan Mackinson (né en 1956), ‘’ Petit jour’’ :

                   Quelqu’un vient de lire

                   le Livre de la Semaine.

                   mais la radio s’est tue. J’ai entendu l’avis de tempête

                   en mer, au sud de chez nous.

(…)

Il faut être un familier de T S. Eliot, de Pound, de W. H. Auden ou de Philip Larkin, notamment, pour repérer au fil de la lecture leur influence, et c’est tout l’intérêt de la préface d’informer le lecteur sur les liens entre les poètes de générations différentes. Ainsi, Tony Harrison, vrai héritier d’Eliot, « analyse dans son long poème « V » « (dont un extrait figure dans le livre) « le clivage de plus en plus net entre populisme anti-élitaire et mauvaise conscience petite-bourgeoise. » D’autres, comme Geoffrey Hill, et Jeremy Prynne, se sont écartés de ces influences pour « parvenir à un hermétisme clos plus clos sur lui-même que celui de Mallarmé. » À l’inverse, la simplicité et la fantaisie dominent dans les textes retenus des poètes femmes. Il est en effet intéressant de reconnaître dans la poésie britannique un humour pour le moins étranger à la poésie française, à quelques exceptions près au XXe siècle (Tardieu, Queneau, Frénaud) ; on le relève plutôt chez des auteures, comme Wendy Cope, Selima Hill ou Carol Ann Duffy qui, par exemple, fait revivre à sa manière le petit chaperon rouge ou rapporte dans un long poème comment Eurydice, qui ne veut pas quitter les Enfers, réussit à obliger Orphée à se retourner ; voici la fin de ce poème :

                  Il était à un mètre de moi.

                  Je lui dis avec des tremblements dans la voix —

                  Orphée ton poème est un chef-d’œuvre.

Je brûle de l’entendre à nouveau.

Il souriait avec modestie

lorsqu’il se retourna,

lorsqu’il se retourna et me regarda.

 

Que dire d’autre ?

J’ai remarqué qu’il ne s’était pas rasé.

J’ai fait un signe de la main avant de disparaître.

                  (…)

 Il faut également signaler la présence de poètes qui écrivent en anglais, mais qui, venant d’ailleurs, n’utilisent pas la langue anglaise comme un natif de Londres ou de Birmingham ; on pense à Derek Walcot (originaire de Sainte-Lucie), Daljit Nagra (Inde) ou George Szirtes (Hongrie). Toutes ces voix coexistent et illustrent « la vigoureuse vivacité de la langue anglaise ». C’est cette grande variété des voix qui est restituée dans cette anthologie dont, sans l’avoir encore lue entièrement, on apprécie la précision et l’élégance des traductions.

Chaque auteur(e) est brièvement présenté(e) avant le choix de ses poèmes ; un dossier énumère les sources utilisées et, ensuite, propose une bibliographie sélective pour chaque auteur(e), une bibliographie générale et une autre qui donne quelques études sur la poésie.

 L’Île rebelle, Anthologie de poésie britannique au tournant du XXIe siècle, édition bilingue, Choix de Martine De Clerq, préface de Jacques Darras, tous deux traducteurs, Poésie/Gallimard, 2022, 560 p., 15 €. Cette recension a été  publiée dans Sitaudis le 14 janvier 2023.

 

 

05/02/2023

K.O.S.H.K.O.N.O.N.G, automne 2022


    

 

 

 

 

 

 

k.o.s.h.k.o.n.o.n.g,automne 2022

Il est des écrivains, toute une littérature que l’Occident connaît peu : la mode du bouddhisme n’a pas conduit à beaucoup de traductions en français. Bénédicte Vilgrain, outre une grammaire du tibétain (en cours), a publié deux volumes de contes aux éditions du Théâtre typographique qu’elle a fondées. Koshkonong donne en bilingue un poème d’un moine poète et peintre, Gendun Chopel (1903-1951) ; le texte est ancré dans la vie, le poète se livrant à une critique des mœurs de son temps. Il fustige en effet l’hypocrisie de ceux qui feignent la dévotion par intérêt,

mais il sait que son engagement, son « franc parler » le fera rejeter d’une partie de sa communauté. Rien de nouveau pour le contenu mais la forme doit lui donner un caractère particulier en tibétain puisqu’il s’agit d’un acrostiche.

Une planche de Gil Joseph Wolman (1929-1995) occupe la quatrième de couverture : une ligne verticale, légèrement courbée, partage en deux un collage dont le texte coupé à quelques endroits est cependant suffisamment lisible pour qu’on lise le projet d’exalter une action ouvrière, le sabotage de rails de l’express Varsovie Paris. L’artiste, longtemps un des membres du mouvement lettriste, efface des lettres dans les mots, en partage d’autres dans la planche, détournement de l’écrit qui invite à s’interroger sur le sens de ce qu’est un texte, jamais donné, pas plus qu’à la lecture d’un acrostiche.

Les extraits de Désuivre de la poète et traductrice américaine Lyn Heijinian (née en 1941) sont composés de vers plus ou moins longs sans rapport visible entre eux (« Il y a eu de choses, presque rien, qui.../ Je vous ordonne de vous sentir libre de vous servir de glace qui fond ». Se dégage une vision éclatée du monde où tout ce qui s’y passe, y est pensé, est perçu sur le même plan. La seule liaison lisible est possible entre une citation de Brillat-Savarin, pour qui la bonne table est pour les gens riches, et une recette de sauce pour un plat de préparation complexe.

On découvre un autre travail formel avec le peintre Jean Le Gac et son adresse de « compliments » à des étudiants, aussi bien à propos de leur apparence, de leur habillement, de leurs réactions dans la vie que de leurs choix pour leurs études (« ... à celle que sidère la réalité d’un pot de lait frais (...) à celle au buste juvénile de guerrière que seul un lacet habille avec piercings aux bouts des seins (...) »). Cette revue hétéroclite, conformément à la variété des uns et des autres, est partagée par une longue parenthèse autour de Christian Boltanski dont la mort était récente. Tous deux proches et adeptes du "narrative art", ils s’étaient éloignés et, en guise d’hommage, Le Gac propose, écrit-il, de « l’entourer (...) de toutes les aspirations à l’art de ces jeunes gens à qui j’écrivais, en pensant à son idée d’une œuvre finale joyeuse ».

Une suite de poèmes (ou un seul poème intitulé "La nature des actes transitifs") de Claude Royet-Journoud ouvre la livraison de la revue, partagée par une prose et achevée par une autre. Il s’agit de strophes en vers libres, séparées comme si « les eaux basses de la mémoire » échouaient à assembler des moments de vie, ne pouvaient restituer du vécu que des bribes qui ne peuvent être lues que comme une « énigme », le contexte impossible à reconstituer — « Il  cherche un jardin sans pressentir /l’évanouissement du point d’angoisse /(excroissance du mur) [...] ».  Les proses sont différentes, dans l’adresse au « Tu », c’est la nécessité de la présence de l’Autre, de son regard qui permettent de vivre, d’être, et de la manière la plus exigeante : « Tu attends d’être vu pour ne pas mourir ». En même temps, la suite met en scène lettres, nom, adjectif (« un bloc / lettre par lettre / n’est que la poussière d’un nom »). 

Voilà un sommaire très varié qui donne à explorer la manière dont on peut déranger dans l’écriture un ordre convenu, ceci dans le temps et dans l’espace, en tibétain comme en anglais.

K.O.S.H.K.O.N.O.N.G, n° 23, automne 2022, 20 p., 11 €. Cette recension a été publiée par Situadis le 7 janvier 2023.

 

 

19/01/2023

Jacques Moulin, Corbeline : recension

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Ne cherchez pas "Corbeline" dans un dictionnaire contemporain, ni même dans le Littré, il faut remonter à l’ancien français pour trouver trace du mot. Sans préciser de quelle herbe il s’agit, le dictionnaire de Frédéric Godefroy (1880-1895, ancien et moyen français), donne un exemple d’emploi : « Les corbeaux, quand il se sentent empoisonnez de la graine de Naples, cherchent l’herbe nommée corbeline pour leur remede et garison ». C’est cet emploi que conserve Jacques Moulin dans le premier quatrain du livre : « La corbeline est herbe de gravité / Corbeau la cueille / À la nuit tombée / Pour la mort déjouer » ; il propose ensuite d’en découvrir la nature qui ne peut être que liée à la mort, ce serait « l’herbe noire qui pousse au pied des gibets », antidote pour l’ensemble des corvidés.

Non, le livre n’est pas une enquête autour d’un remède propre à certains oiseaux, mais, pour commencer, une suite de variations autour de la corbeline et d’un oiseau en général peu apprécié, le corbeau, variations en courtes proses et en vers souvent rimés, parfois comptés et formant strophes. L’ensemble occupe la moitié du livre, l’autre consacrée à d’autres oiseaux, de la grue au martinet, du héron au vautour et à la mésange. Les notations à propos des uns et des autres, toujours précises, prouvent un observateur averti de la nature, même si elles sont souvent données comme en passant, tout comme les tableaux plus larges de l’espace : « C’est encore nuit petite. Avril repose sur l’étang. La lune est ronde. Le taillis inextricable. Les ronces agressives. Premières lueurs du jour. [etc.] » Jacques Moulin, attentif aux oiseaux comme à la faune observable* ne cherche pas à écrire en naturaliste : les oiseaux ne sont pas qu’un prétexte, ils sont bien présents, mais cette présence conduit à des combinaisons de mots des plus variées.

 

On ne saura pas ce qu’est exactement la corbeline, est repris le discours ancien qui définissait son action, « Herbe qui sauve », qui « lève le poison comme on lève la brûlure d’amour meurtri ». On apprendra l’existence de "corbelinier" et, dans l’une des premières proses, "corbeline" entraîne "cor(beau), "cour(bure), "or(be) , "cou", "(ja bot", à quoi s’ajoutent peu après "cro(assantes) et la proximité de "jabot et "bec" ; à d’autres moments du texte "corbin" (inusité pour "corbeau", et "corbine". Cette herbe aux corbeaux est associée à la jonquille — ce qui inspire une chanson ; elle vivrait au milieu d’autres plantes comme la panprée et le corblet : c’est là le plaisir particulier d’introduire des mots peu communs, ici le nom du panais sauvage et une désignation régionale du pavot cornu ; on lira aussi parmi d’autres "blaude", "tabard", "bollard", "cochoir".

On notera un développement où est imaginée une relation étroite entre l’oiseau et son nom, la séquence phonique K-R-B étant supposée restituer ce qu’est le corvidé, le [B] par exemple « par la saisie du bec braille et clabaude » ; le corbeau a perdu son "i" dans le mot "oiseau" : il est seulement « oseau » dont, remarque Jacques Moulin, on ne connaît « Ni gazouillis ni pépiement ni / Sifflotis ». Mais pour le cri des corvidés la liste des mots est étoffée, « croaillement, coraillement, craillement, [etc.] », et de courts descriptifs complètent une longue série, le cri comparé à « dans la nuit du gravier / le bruit d’évier », et ce cri est répété trois fois, « Trois trois trois / Lez corbeau fait nombre / Tierce / Dans sa voix ».

 

Le lecteur relève que le plaisir des sons guide souvent la construction des textes. À côté du (trop) classique « j’écris – je crie », on peut apprécier « corps vidé » ou « un chant a krâpella », ou encore quand on passe à la grue, « La grue n’est pas greluche ne grignote pas égraine avec soin le plant gobe des grenouilles (etc.] ». Un relevé exhaustif des jeux de mots nécessiterait de donner chaque fois le contexte, signalons-en cependant quelques-uns : « broyé-bruyant », « craille-braille », « graves-craves », « criarde-braillarde-raillarde », « Appeau appelle /appâts de mots » « la magie des oiseaux-la manie des corbeaux », etc. Par ailleurs, Jacques Moulin pratique régulièrement l’énumération — « Tu fais des listes sur ta page », reconnaît-il : liste de noms d’oiseaux chacun suivi d’une caractéristique, « La linotte mélodieuse / La mouette rieuse / Le bruant bruyant / Le martin triste [etc.] »

Les nombreuses remarques sur le cri des oiseaux sont souvent liées à la forme choisie pour l’écriture du poème ; ainsi, pour les grues :

« Se taire pour bien entendre. Effacer forme d’homme. N’être qu’un pavillon. Voir après. Un poème qui donne le son avant la forme. Une forme de cri en vol. Un envol d’onomatopées vivantes. Charivari. Tapagerie. »

Les formes choisies tendent à restituer quelque chose de la vivacité de l’oiseau ou de son cri, qu’il s’agisse du choix des phrases nominales ou de la fréquence de l’usage du rondel — pour le martinet, Jacques Moulin en écrit avec la rime -i- et commente : « Rondel en i / Pour le marti- / Net dans son cri ».

 

Jacques Moulin aime tous ces oiseaux, y compris le mal aimé corbeau ; couleur de charbon, certes, mais il faut percevoir sa lumière intérieure, comme s’il était peut-être oiseau de Soulages, et l’on comprend alors que « le corbeau est blanc au profond de la nuit ». On trouve cette lumière dans les monotypes d’Ann Loubert qui donne à voir des espaces possibles pour les oiseaux, le noir et blanc parfois subtilement rehaussé d’une couleur pastel.

Jacques Moulin, Corbeline, Monotypes d’Ann Loubert, L’Atelier contemporain, 2022, 176 p. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 27 décembre 2022.

 

 

 

 

 

27/12/2022

CAConrad, En attendant de mourir à son tour

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CAConrad (né en 1966), qui enseigne la poésie, se définit lui-même comme « queer » ou comme « pédé », « tapette » : l’homosexualité est bien présente dans son livre, publié en 2017 (While Standing in Line for Death). On sait qu’être à côté de la norme majoritaire aux États-Unis (mais pas seulement !) n’est pas toujours facile à vivre et c’est souvent parce que l’homosexualité n’est pas acceptée qu’il entreprend, notamment, une critique de la société capitaliste contemporaine, de l’idéologie dominante et de la religion — « capitalisme et religion il / ne fait pas bon être au milieu ». Il prend aussi le parti des animaux, en faveur d’une écologie radicale.
Le livre est composé de « 18 rituels de poésie (soma)tique et des rituels qui en résultent » : 18 proses, écrites pour une personne nommée, décrivent une situation et s’achèvent par une formule du type "je prends des notes pour le poème" ; elles sont suivies d’un ou de plusieurs poèmes. La traduction restitue de manière élégante un texte souvent violent, sans égard pour les bienséances. 

 

La poésie (soma)tique s’éloigne de la tradition en ce qu’elle engage le corps et une relation concrète à la terre. Un des rituels concerne par exemple la fourmi : CAConrad en suit une qui porte une graine, il établit une carte de son parcours, s’installe ensuite dans un endroit isolé du désert, trace la carte sur son corps nu, l’anus figurant l’entrée du nid. Quel sens donner ? La fourmi ne fait que travailler, image de la docilité des hommes, et CAConrad se demande comment briser « des milliers d’années de dégâts », de servilité. La solution est utopique, « Il nous faut une insurrection totale et durable ! ». Il prend des notes « de tous les souvenirs de moments où j’ai fait ce que l’on me demandait, en quête d’une bonté standard » avant d’écrire des poèmes.
Quelle mise en cause de pratiques sociales à partir des rituels ? la leçon tirée des fourmis, c’est le rejet du travail comme valeur. Il met aussi en avant sa volonté de considérer certains animaux comme des égaux et s’élève contre l’existence des zoos, véritables prisons ; des singes en liberté, "sauvages", n’hésitent pas à l’approcher et acceptent la nourriture qu’il a apportée et, dit-il, il communique avec eux. Dans un autre poème, il imagine une fusion avec la nature, enveloppé dans un arbre dont la sève circulerait dans son propre corps. Parallèlement, il appuie chaque matin un cristal sur son front, cristal qui appartenait à son compagnon, et il en ingère un petit, absorbant ainsi un fragment du monde. On laisse de côté son bouddhisme dans la lignée de Ginsberg : mais au lieu du OM de Ginsberg, CAConrad suggère de prendre DRONE et il invite des passants à psalmodier le mot avec lui, le glosant par « robot tueur volant », engin qui détruit tout sentiment de « justice et d’amour ».

L’amour tient une grande place dans la poésie de CAConrad, justement parce qu’il engage le corps dans le présent, « L’amour concerne le présent et [il faut] tenir bon dans cet espace, prenant conscience des corps dans lesquels nous vivons, et non les corps que nous avions, ou que nous aimerions avoir. » Le premier ensemble du livre détaille l’amour pour son compagnon Earth (surnom de Mark Holmes) qui a subi « une abomination / bien biblique / tu gagnes viol / torture / mort / par le feu ». C’est cet amour qui ne cesse pas — « tu me manques / je t’aime », conclusion d’un poème— qui le conduit à suggérer à son compagnon disparu d’« écrire / des poèmes dans le pays des morts ».
Au-delà du désir de vengeance, CAConrad dénonce les « Fanas de Jésus » qui, au cours des siècles, ont « brûlé les pédés et les sorcières, incinérant ce qu’ils et elles avaient à offrir au monde. » Pour lui, les tueurs font partie d’une Amérique que rien ne semble pouvoir transformer, celle dont la « police raciste et hyper-militarisée » tue sans être inquiétée, où l’enquête sur la mort de Earth n’a pas abouti, où sont libres tous ceux qui semblent « nés pour violer et tuer les pédés ».  La rage de devoir vivre dans un monde de violence l’exaspère et il suggère souvent de s’en prendre à ceux qui n’acceptent  pas la différence et à ceux qui veulent ignorer notre proximité avec les animaux ; ainsi il conseille « Brûle la grange / les chevaux les haïssent / encule la grange / encule l’éleveur et son barbelé ».

On comprend que CAConrad ait une vision personnelle de la poésie. Il prône une poétique de « la saleté », avec le vocabulaire de tous les jours pour s’opposer à une tradition de la bienséance ; ses vers dessinent sur la page des figures variées qui favorisent la lecture à voix haute. La poésie devrait partir des comportements du corps, de l’observation du quotidien et elle a une fonction sociale : CAConrad rapporte qu’il a quitté la ville ouvrière de son enfance, où règne toujours l’exploitation des ouvriers, grâce à la poésie « source d’autonomie qui, une fois prise par les cornes, transfigure nos vies ». La poésie complèterait l’action des ouvriers pour une vie décente, en prônant sans cesse « la liberté, la poésie et l’Amour ».
Les poèmes, sans aucune ponctuation, sont toujours des récits, plus ou moins développés, autour d’une performance réelle (manger une fleur) ou non (faire l’amour à côté d’une ruche), et toujours à propos d’un monde déréglé qui détruit la nature. Comme s’il était à bord d’un navire (la Terre), le poète « regarde les remous agités autour du bateau » et les consigne. Cependant, malgré son engagement CAConrad ne cache pas que convaincre les gens de la possibilité de « créer un monde bon et généreux mais désobéissant » échouera. Il sait que « L’espoir est une fiction / dont nous pourrions nous passer », ce qui ne le fait pas du tout renoncer à rêver d’un autre monde.

 CAConrad, En attendant de mourir à son tour, traduction de l’américain Elsa Boyer et Camille Pageard, P.O.L, 2022, 190 p., 23 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 16 novembre 2022.

 

19/12/2022

Jacques Lèbre, : recension

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La pratique de la note est ancienne, bien représentée par les Carnets de Joseph Joubert, publiés longtemps après sa mort. De quoi s’agit-il ? non d’un Journal (même si les contenus sont parfois identiques) daté et écrit régulièrement, qui relate ce que vit son rédacteur — ainsi le Journal posthume de Jules Renard. La note aborde tous les sujets possibles, y compris sociétaux, sans du tout s’interdire les considérations à propos du temps météorologique, de l’extrait d’un livre ou de poèmes récemment publiés. Parmi les contemporains auteurs de notes, on pense d’abord à Reverdy (Le Gant de crin, 1927) et à Julien Gracq (Carnets du grand chemin, 1992), plus proches de nous, à Paul de Roux, Jean-Luc Sarré et Antoine Emaz. Jacques Lèbre s’inscrit dans cette tradition récente, et propose des extraits de ses carnets choisis entre 2003 et 2013.

 

Lire À bientôt c’est peut-être d’abord entrer dans une bibliothèque. Jacques Lèbre, qui écrit des recensions pour les revues Rehauts et La Revue de Belles-Lettres, est un liseur qui a toujours un livre de poèmes en lecture, mais il ferait volontiers l’éloge de la lenteur : le livre achevé, il prend son temps avant d’en ouvrir un autre, comme on le fait « pour passer d’un paysage à un autre ». Ici, au fil des pages, il recopie des textes lus, souvent avec un contexte. On relit de cette manière des fragments de Kafka, Rimbaud, Armel Guerne, Miro, Leiris, Stefan George, Ludwig Hohl, Canetti, Follain, André du Bouchet et Gustave Roud dans les quelques pages de notes des années 2003-2005. Ce liseur trouve parfois nécessaire pour lui-même de situer ses lectures dans l’histoire ; quand il lit, dans Poèmes de Cernovitz, Rose Ausländer et Alfred Gong, il prend la peine de recopier quelques renseignements à leur propos, puis passe à Klara Blum, Paul Celan, Aharon Appelfeld, tous originaires de Cernovitz. La note autour du livre s’étale sur plusieurs jours, comme la lecture du livre, elle est coupée par quelques lignes à propos de son passage dans un square et de la marche en ville sur de l’herbe « fraîchement coupée ».

 

On comparera ses propres critères à ceux retenus par Jacques Lèbre pour être tenté par un livre : ce ne sera pas une critique mais, le plus souvent, grâce à une citation. Pour continuer une lecture ou s’y attacher, « il faut que je sente quelqu’un derrière ce que je lis. » Les heures quotidiennes de lecture attentive lui sont nécessaires pour vivre, mais aussi le plaisir d’écrire, jusqu’à être sensible à l’odeur du crayon fraîchement taillé. Mais il passe également une bonne partie de son temps loin de la table de travail. Il exerce son goût de l’observation partout où il se trouve, prenant souvent la distance qu’il faut pour voir et comprendre, « Assis sur la pierre du seuil plutôt que sur l’un des sièges en plastique éparpillés dehors. Parce que le seuil est un excellent poste d’observation, il ne laisse rien dans votre dos. » Ce choix suffit à exprimer une éthique.

 

Quand Jacques Lèbre marche, le plus souvent possible sur les chemins, ce qui le séduit le plus constamment, c’est la mobilité des choses vues, le mouvement des arbres dans le vent, celui des vagues et leur bruit au cours d’une tempête en Bretagne, les couleurs de l’étang difficiles à définir, celle de la Seine « piquetée de blanc : les mouettes ». Marcher, c’est aussi pour s’attacher aux mélanges subtils des teintes du ciel, « Du blanc, différents gris, un peu de bleu ici ou là dans la trame, un très beau ciel pastel dans le soir. » Toujours au même moment de la journée, il s’attarde pour apprécier « toutes les nuances du vert, toutes les variations de la lumière. » Suivre un chemin le soir, c’est encore la possibilité de multiples rencontres éloignées de la vie urbaine, successivement un chevreuil et un lapin, puis une grenouille et une chouette par leur cri. Parfois, le vol des oiseaux le ramène à la littérature ; fasciné par des étourneaux qui, sans qu’on puisse en deviner le motif, changent plusieurs fois de direction dans le ciel et dessinent de multiples figures, il voit dans leurs mouvements des calligrammes d’Apollinaire.

 

Le lecteur peut construire une silhouette de Jacques Lèbre, elle restera sans doute imprécise tant les notes écartent les confidences. On ne lira rien concernant l’enfance sinon une remarque générale (« Une enfance sera toujours vécue de plein fouet »), on reconnaîtra une émotion en partie dissimulée (« Bouffées de larmes, parfois proches des yeux ; parfois plus enfouies, dans l’âme »), et sobrement exprimée à plusieurs reprises à propos de la mort du père. Ce qui est bien lisible, c’est le fait de ne pas se faire d’illusions à propos de ce que l’on est ; si quelqu’un s’extasie devant sa bibliothèque, il coupe court : avoir lu beaucoup n’est pas l’essentiel, « on ne connaît pas, on croit connaître ». Leçon tranquille d’humilité identique quand il aborde — peu parce qu’il ne théorise pas dans ses notes — ce qu’est pour lui la poésie ; il admire (évidemment) Rimbaud et Claudel, mais à l’éclat de leurs « affirmations (...) péremptoires », il préfère « des voix plus murmurantes ».

 

Voilà une belle unité dans la manière de vivre, donc de lire et d’écrire ; au goût du silence, au plaisir d’emprunter souvent le même chemin parce qu’on y découvre toujours quelque chose de nouveau, à l’attention portée à la lumière du crépuscule, répond la discrétion à propos de sa propre écriture. Il veut apparaître comme un simple observateur de ce qui est et c’est ce qui donne tout son charme à ses notes, que l’on relit comme si on l’accompagnait sur ses chemins.

Jacques Lèbre, À bientôt, Isolato, 2022, 128 p., 18 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudisle 11 novembre 2022. 

06/12/2022

Pierre Vinclair, Bumboat : recension

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Le lecteur angliciste se trouve d’emblée avec le titre dans un ailleurs. Rien de surprenant s’il a lu le récent L’Éducation géographique : Pierre Vinclair voyage et ses poèmes sont construits à partir du réel vécu. Ici, Singapour est le lieu et le sujet de l’écriture, les poèmes sont précédés d’un plan de son centre-ville, où il a séjourné ; des chiffres y sont inscrits correspondant aux dix ensembles de poèmes, chacun lié à un espace. On peut lire le livre en ignorant tout de Singapour (c’est mon cas), ou suivre les douze pages de notes qui renseignent le lecteur à propos de la ville et des noms cités et développent également des points relatifs à la poétique de Pierre Vinclair1.

 

Laissons l’étymologie de bumboat de côté ; après avoir été un petit bateau utilisé autrefois « par les chiffonniers et ferra      illeurs voguant sur la rivière [la Singapore River] » (4ème de couverture), il l’est aujourd’hui pour promener les touristes — loin de l’illustration retenue, "La barque mystique" d’Odilon Redon. D’autres bateaux circulent, la rivière étant un lieu de vie, et écrire leurs noms (tongkank, twakow) satisfait le plaisir des langues de l’auteur. Il s’adresse d’emblée à un "tu" (« accroche-toi / ça recommence »), au lecteur explicitement ensuite, « lecteur sois mon beau touriste naïf », l’invitant à suivre aussi bien une visite de Singapour que des incursions dans le passé et des parenthèses à propos de littérature, de politique, etc. : il s’agit bien de restituer quelque chose du chaos de la vie. L’adresse au lecteur est ici proche, ce que note l’auteure des notes2, d’une autre adresse, à Clémence, l’épouse (et première lectrice ?), qui intervient plus loin dans le livre, le soir, « (sur le balcon, les filles sont couchées) ». D’autres voix sont présentes et rapportent des fragments de leur histoire — Tan Kim Seng, un marchand du XIXème siècle, qui s’adresse aux lecteurs (« Ah beaux modernes / écoutez mon histoire »).
Le livre accumule les références littéraires, de Tan Kim Seng à William Carlos Williams et Alice Oswald, mais ce qui pourrait apparaître dispersé ne l’est pas, l’ensemble des noms et des œuvres cités constitue une unité que l’on peut désigner par "littérature" ; il faut ajouter les nombreux fragments que Vinclair intègre, devenus matériaux du poème, depuis les inusables « A noir E blanc » ou « il y a quelque chose de pourri [ici « dans le monde »] » à « la forme d’une ville », du « chemin du milieu / de la vie d’après Alighieri » et à l’inscription du nom d’Ivar Ch’Vavar. On lit aussi, clin d’œil malicieux, le nom de Thomas Piketty, économiste, près de celui de Tzvetan Todorov, historien des idées.
Quand les quartiers de la ville sont parcourus, ce n’est pas pour décrire leurs monuments : ils sont prétexte à revenir au passé, au « hoquet de l’histoire », par exemple à l’occupation japonaise, à l’immigration chinoise ancienne en Malaisie, à celle des « domestiques philippines » ou à la fondation de Singapour par Sir Thomas Stamford Raffles. Les éléments à propos de la vie contemporaine donnent l’image d’une ville analogue à bien des capitales économiques ; on y fait « fructifier l’argent », y abondent les banques, les marchands et les prostituées, une exposition y annonce l’avenir, rassemblant des « handymade ready-mades », le monde urbain est climatisé, empli de chiffres, le port reçoit des marchandises de toute l’Asie, « murs et enclos du monde / passant en pièces détachées / la vie de milliards d’hommes / empaquetée / déplacée par la bigue aveugle ».

Pierre Vinclair renvoie dans le cours du livre à son propre texte (« voir chant 1 »), soulignant ainsi son unité, et propose à la fin d’un ensemble de lire comme s’il s’agissait d’un feuilleton : après quelques questions, comme « Vais-je aboyer ? grogner ? », il assure au lecteur, « vous le saurons, nous le saurez / si vous restez branché. », le lecteur n’en saura pas plus après ce jeu des conjugaisons qui évoque Jean Tardieu. Bumboat a des rapports plus évidents avec le théâtre :  à côté de Pierre Vinclair de nombreux personnages interviennent, les uns et les autres avec un discours sur les réalités qu’ils connaissent : la ville elle-même, le bateau, Clémence, Alice Oswald, un batelier, des fantômes, Ivar Ch’Vavar, etc., foule hétéroclite qui se presse, chacun tenant à dire son mot. Cette diversité des voix est restituée en prose et en vers en partie comptés, avec une préférence pour l’hexasyllabe — sa brièveté s’accorde avec le caractère vif des propos.
Les jeux avec la forme, nombreux, renvoient aussi bien aux licences de la poésie d’hier (« encor », « avecque ») qu’aux facilités contemporaines maintenant banales, les coupes en fin de vers en respectant la morphologie (« où les travailleurs de la fi / nance) ou non (« (...) le père cha /rge l’enfant »). Une suite de 9 vers porte la même rime (« grogner/banquier/ bleutée/galbé/relaxé/ U.V./surdétaxées/Saurez/branché ») ; « Java » rime avec « java », ensemble suivi de « ha ha » : soulignement du goût du jeu que l’on retrouve avec les paronomases (« bonzes »/« bronzes ») et les rapprochements comme « raffles, raft, craft).
Et la poésie là-dedans ? Pierre Vinclair a devancé le lecteur surpris par un texte qui, lu trop vite, semble partir dans tous les sens ; faut-il, se demande-t-il, « rester là derrière / l’ordi à comp/composer de la po —/j’allais dire la poésie/mais qui peut croire/qu’il s’agit là de po ? » La réponse peut se lire au début de cette sixième partie, où deux hexasyllabes encadrent cinq heptasyllabes dont les paronomases à la rime énumèrent les thèmes traités à propos de Singapour : « aurions-nous continué/pour le plaisir des mots/je voulais dire des morts/ je voulais dire des monts/ je voulais dire des ponts/ je voulais dire des ports/à effeuiller la ville ». Voilà un livre débordant d’énergie qui suit la rivière traversant la ville ; quand « le voyage est fini », on débouche sur l’océan et ses vagues contre la côte

« splash splash » /// et nous recouvre /// splash »

__________________

1 Claire Tching, auteure des notes, est membre de la Sing Lit Station qui a  accueilli Pierre Vinclair en résidence en 2018.
2 Claire Tching traduit une analyse en anglais de Vinclair à propos de l’adresse au lecteur (pp. 69-70).

 Pierre Vinclair, Bumboat, In’hui / Le Castor Astral, 2022, 85 p., 12 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 8 novembre 2022.

26/11/2022

L'étrangère : Dossier Esther Tellermann

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Deux dossiers ont déjà été consacrés à l’œuvre d’Esther Tellermann* ; depuis elle s’est enrichie, notamment d’un récit (Première version du monde), d’un recueil d’essais autour de la poésie (Nous ne sommes jamais assez poète). Il était bon de reprendre l’étude :  le dossier compte 9 articles il est suivi de poèmes inédits et d’une bibliographie. On retiendra ce qui semble quelques lignes de force de l’œuvre, sans chercher à détailler le contenu de chaque contribution : la lecture de la revue, la lecture des uns et des autres complète heureusement le long entretien préparé par François Rannou, coordonnateur de la livraison.  

On soulignera d’abord la position d’Esther Tellermann vis-à-vis de son activité d’écriture. Quand on lit des notices biographiques, on découvre que tel ou telle se présente d’abord comme "poète" et, secondairement, comme "professeur de lettres" ou "contrôleur des contributions" ; sans insister sur le caractère étrange de cette manière de se situer dans la société, on préfèrera la position d’E. T., qui se refuse à attribuer un statut social à l’activité de poète, « nous ne sommes poètes que lorsque nous écrivons », affirme-t-elle et, par ailleurs, un livre achevé n’implique pas pour elle qu’un autre viendra. De ce choix découle le fait qu’on ne désire pas être écrivain, poète, mais qu’existe, peut exister le « simple désir d’écriture », « l’ouverture à une subjectivité perméable à la division de l’inconscient ».
Il est bon de rappeler également que l’écriture, hors le biographique, est ancrée dans la mémoire d’une histoire, celle des textes du passé comme des contemporains : E. T. a organisé des livres collectifs à propos de Michel Deguy, Antonin Artaud, Bernard Noël, du peintre François Rouan et elle se réclame de Celan. Étudiant des carnets rédigés au cours de voyages en Égypte (carnets déposés à la Bibliothèque Nationale), C. Barnabé analyse les relations entre lectures, voyage et écriture, le mouvement constant de l’extérieur, du réel vers l’intérieur ; les noms suscitent alors l’écriture par leur pouvoir d’évocation, sans pour autant entraîner de descriptions.  D’une manière générale, les mots peuvent être choisis autant pour leur son que pour leur sens. Comme le rappelle A. Battaglia, il y a une poésie du nom qui « souvent se refuse à nommer — qui (s’)expose en (se ) dérobant et qui par conséquent demande que nous apprenions à la fois à lire et à « dé-lire » ».

Ce qui est perçu et saisi de l’instant dans la poésie est transformé par le langage, sachant que le poème s’écrit aussi avec la mémoire de rythmes, de prosodies. Saisie de l’instant dont il faut tenter de restituer « l’éclat » : certes, le poème prend toujours sa source dans le réel, non pour le re-présenter, immaîtrisable qu’il est, toujours énigmatique, seulement pour restituer une « expérience subjective ». C’est dire que l’écriture, la lecture de la poésie est toujours découverte d’une langue, une confrontation à l’inconnu — E. T. y voit une analogie avec le désir de l’amour. Ce faisant, le poème défait le sens, la subjectivité présente n’a aucun rapport avec ce que les habitudes rangent sous ce nom, le Sujet ne peut être défini, rangé dans une case comme sujet psychologique, social, etc. Dans les poèmes d’E. T., quand le lecteur passe du "je" au "tu", au "nous" ou au "vous", il fait peut-être l’épreuve, selon P.-Y. Soucy, d’une « pluralité ontologique » qui lui apparaît « sous une multitude de plis et replis d’identités ». Il lit aussi dans cette multiplicité le thème de la dispersion des êtres comme des choses.

Le monde dans la poésie d’E. T. apparaît toujours dans l’éparpillement, ne se saisit que par bribes, le désir d’unité toujours présent étant su impossible. La tentative toujours répétée d’y parvenir introduit une tension, vers « l’Autre du langage », peut-être vers un « abolissement du chant » (T. Augais), la destruction des signes étant toujours une menace — ce n’est pas hasard si E. T. exprime son admiration pour Samuel Beckett dont on sait que les dernières œuvres étaient écrites avec un nombre très restreint de signes. La poésie cependant ne va pas vers le vide ; si les corps sont en effet éparpillés, il faut penser qu’ils sont réunis dans le poème, séparés certes mais dans le même espace ; on peut lire alors le "nous" comme un « antidote de la séparation » (N. Krastev-Mckinnon). Le poème est donc un espace où est exposé, visible, un monde brisé et, en même temps, la division provoquée par le temps qui détruit les corps est interrompue.

La poésie lyrique d’Esther Tellermann met sans cesse en avant notre finitude et notre solitude, mais elle tend du même mouvement à « restaurer l’humain dans le langage », à reconstruire un lien perdu entre le langage et le monde, ce qui se lit clairement dans un des poèmes inédits en fin de volume :

           

                                   Sans savoir

                                        si

                                   sous la langue

                                   sommeillent

                                        les horizons

                                   longtemps je lisais

                                   la déchirure

                                   les hivers retenus

                                   ou des terres

                                   que nouent

                                        le gel

                                   la promesse

                                        de paroles

                                   où faire halte

 

 

 

* Revue Nu(e), 2008, revue Europe, n° 1026, octobre 2014. On lira pour une synthèse un livre récent, Aaron Prevosts, Esther Tellermann : énigme, prière, identité, 2022.

L'étrangère, n° 56, premier semestre 2022,  Dossier Esther Tellemann, Cette recension a été publiée par Sitaudis le 25 octobre 2022. 

 

Le commentaire de sitaudis.fr

n° 56, La Lettre volée, premier semestre 2022.

 

30/10/2022

Pascal Poyet, J’ai dormi dans votre réputation, Traduire mais les sonnets de Shakespeare : recension

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 Les lecteurs de poètes contemporains de langue anglaise (David Antin, Rosmarie Waldrop, Lisa Robertson, etc.) connaissent les traductions de Pascal Poyet, mais son nouveau livre intrigue dès l’abord par son titre. Il reprend celui d’une des séquences (p. 93), traduction du cinquième vers du sonnet 83 des sonnets de Skakespeare (And therefore have I slept in your report) — on y reviendra. Quant au sous-titre il s’explique par l’énoncé du projet ; les séquences, deux fois cinq partagées par un interlude, transcrivent des prises de parole, en 2019, aux Laboratoires d’Aubervilliers  pour parler de son travail de traduction de ces sonnets : « parler la traduction, plutôt que de parler de traduction », donc traduire, mais, c’est-à-dire considérer ce qui est rapporté comme le moment d’un chantier. La traduction est toujours à construire, avec des retours sur ce qui est d’abord proposé : c’est un « processus » dont le compte-rendu oral est désigné par Pascal Poyet par le mot d'« expositions », à comprendre dans ses différentes acceptions.

 

Le projet, précisé dans l’avant-propos, rompt avec bien des pratiques. Ce n’est pas la difficulté de traduction qui arrête dans le vers du sonnet 83, mais sa compréhension. Pascal Poyet examine la polysémie du mot « report », recherche ses emplois dans l’ensemble des sonnets de Shakespeare,  en relève quatre, toujours à la rime, entreprend des relevés analogues pour le verbe slept (to sleep),  puis commente la rime dumb / tomb des vers 10 et 12, examine l’usage du verbe être (being extant, being dumb, being mute (vers 6, 10 et 11), puis des pronoms, ce qui le conduit au sonnet 84 et à une hypothèse de lecture qui pourrait éclairer l’ensemble du recueil et, du même coup, faciliter la compréhension de nombreux sonnets. Ce qui retient à partir de ce très rapide parcours, c’est l’abandon dans un premier temps d’une lecture linéaire au profit d’une circulation dans le poème et dans le livre et le fait de ne retenir que quelques éléments.

On relèvera à plusieurs endroits une démarche analogue ; ici, c’est une répétition qui suscite un examen, « Quelque chose m’a frappé dans ce sonnet : le grand nombre d’occurrences du mot love » ; là, c’est un point d’interrogation au « milieu géographique des trois quatrains » du sonnet 152, en « leur centre ». Le regard, l’oreille peuvent être attirés par une rime (sonnet 105) que l’on n’entend plus aujourd’hui (alone/one) et, de là, il est intéressant de rechercher ce one dans le reste du sonnet : il y apparaît cinq fois et, de plus, on l’entend deux fois dans wondrous « (prononcé one-drous) ». Pascal Poyet relève encore, trois fois reprise, la suite de monosyllabes « Fair, kind and true » (vers 9, 10 et 13). Ces premiers repérages précèdent la lecture attentive et le traducteur conclut « Je ne sais rien d’autre du sonnet 105. Je vais maintenant le lire ».

 

Cette manière d’aborder un texte à traduire peut surprendre, elle est répétée sous différentes formes tout au long des expositions, « Je ne lis pas vraiment, je regarde », « je ne fais que regarder le sonnet », et parfois la formulation apparaît paradoxale, « On ne passe jamais suffisamment de temps à ne pas lire les textes ». C’est qu’il ne s’agit pas de « traduire » du vers 1 au vers 14, mais toujours d’entrer dans un sonnet à partir d’un « événement de langue » qui permet de tirer des fils pour comprendre ce qui est écrit : ce qui est découvert conduit à remarquer d’autres « événements » et, progressivement, à esquisser une lecture de l’ensemble. Étant entendu, comme l’écrivait Pierre Jean Jouve (traducteur de Shakespeare) cité ici, qu’il faut « prendre connaissance de chaque pièce en la reliant à toutes les autres ». Tenir compte de tous les sonnets conduit à relever tel mot et à comparer son usage dans l’ensemble ; s’il n’est présent qu’une fois (par exemple to misuse thee, « t’abuser »), ce qui ne permet pas de guider une traduction, il reste à consulter le dictionnaire d’Oxford et à choisir avec le contexte.

Être attentif à la totalité des sonnets, c’est considérer qu’ils forment un tout cohérent et non un groupement d’éléments plus ou moins isolés les uns des autres. C’est pourquoi le sonnet 77 mérite une lecture particulière : il est au milieu d’un livre de 154 sonnets, soit 11 fois 14 (= 7 + 7), nombre de vers d’un sonnet. C’est pourquoi Pascal Poyet s’intéresse à « l’instabilité » même du texte de Shakespeare, qui a été corrigé au fil des éditions (un signe diacritique, un mot). Dès que le lecteur cherche à traduire ce que l’auteur a "voulu dire", la tentation est forte de modifier le texte ; dans le sonnet 23, certains traducteurs ont corrigé « books » en « looks », ce qui leur semblait plus en accord à cet endroit avec le propos de Shakespeare, mais une analyse philologique écarte cette transformation. Ne traduire que ce qui est écrit « n’est pas aussi simple qu’on peut le penser. Cela relève parfois de l’enquête ».

 

L’enquête de Pascal Poyet, que le lecteur suit grâce au texte en annexe des sonnets étudiés, est passionnante par sa rigueur et, il faut le souligner, par le souci constant de partager une démarche qui peut sembler inhabituelle. Les lecteurs pourront comparer la traduction proposée de quelques fragments à celle d’une des nombreuses éditions disponibles : depuis la première traduction complète des Sonnets par François-Victor Hugo, en 1828, les traductions ont été très nombreuses, en prose et en vers (alexandrins, décasyllabes), en vers libres ou rimés, avec un vocabulaire moderne ou archaïsant ; de 2000 à aujourd’hui, on compte une douzaine d’éditions — et l’on attend celle de Pascal Poyet.

Pascal Poyet, J’ai dormi dans votre réputation, Traduire mais les sonnets de Shakespeare, éditions Héros-Limite et Éric Pesty éditeur, 2022, 192 p., 20 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 9 septembre 2022.

26/10/2022

Judith Chavanne, Peut-être des lis

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                                     Un long cheminement

Le livre, après un poème liminaire, est partagé en 4 parties équilibrées, "Une syllabe" (4 poèmes), "Stations" (16), "Legs" (4), "Feu les regards" (15), le tout suivi d’un "Envoi" (3). L’ensemble a pour motifs une mère disparue et, à partir de là, le temps passé, enfui et enfoui, la difficulté à vivre la disparition, l’invention d’une autre vie. Le premier poème propose un portrait singulier de la mère ; comparée à une mésange, elle montre deux traits, spirituel et physique, « farouche » et « frêle » — les deux mots sont mis en relief en fin de vers — qui lui donnent son équilibre, comme à l’oiseau sur la branche.   

 

Les derniers jours de la mère et son enterrement ont lieu en décembre ; la neige effacera le nom sur la tombe, comme elle recouvre tout. La narratrice l’imagine « dans un tableau de Brueghel », dans un semblable hiver aux chemins blancs ; la vision s’accorde avec la chambre de l’hôpital où ce qui pourrait rappeler l’extérieur, est banni, « Tout est blanc autour [du lit] ». Blancheur de l’hygiène sans doute, mais aussi de l’absence de couleur et de toute vie. À ce blanc dominant s’opposent les fleurs apportées par la narratrice, jacinthes, mufliers roses et des lis (« je te portais des lis, tu les aimais »), qui ne sont pas toujours blancs. En outre, les trois sœurs sont allées au cimetière en voiture, à nouveau unies par la mère, et, précise la narratrice, c’est « entre nous encore [...] un bâton de rouge à lèvres qui passait », rouge de la vie. Enfin, la tombe est fleurie de violettes : fin de l’hiver, de la neige, renaissance de la nature comme de la narratrice.

La maladie dont on connaît le terme fatal est déjà une sortie de la vie. La mère, soustraite de son univers familier, ses habitudes perdues, fait désormais littéralement partie de son lit, qui n’est « d’aucun monde » : la narratrice le compare à une « barque », souvenir peut-être de la barque des morts de la mythologie, mais barque perçue « à la dérive » et non dans un mouvement tranquille. Trois ans plus tard, le même mois, avec un même « paysage tout hébété de blanc », le deuil est achevé ; les oiseaux reviendront dans le bleu du ciel et ce ne seront pas des « oiseaux effarés », ceux que l’on voyait dans les yeux de la mère malade. Il faut que la disparition ait lieu, qu’elle soit pleinement acceptée pour que toutes les choses du monde retrouvent leur place, ce qu’explicite le dernier vers du livre, « il faut [...] // [...] laisser sur le fleuve les péniches aller ».

 

La narratrice a progressivement vu dans le lit une autre personne que sa mère ; elle a suivi sa transformation avec la perte de ce qui caractérise une femme (la chevelure, les seins), avec l’amaigrissement, les changements qui annoncent l’extrême vieillesse (« j’ai froid »). Selon les jours, elle était devant un « vieillard », « un petit vieux » ou « une enfant toute petite, « si petite, si frêle ». En même temps, elle savait que cette métamorphose signifiait que sa mère sortait de la vie. Les derniers moments, quand la douleur ne peut être maîtrisée, sont vus comme des « stations » sur le « dernier chemin » — comparaison christique qui souligne ce qu’est la souffrance avant la disparition.

Comment faire pour conserver un lien avec la mère, lien nécessaire pour que sa mort soit pleinement acceptée ? En maintenant une présence par le langage. Ce qui peut faire réapparaître la mère, la réinventer, c’est le pronom "tu" qui devient symbole de vie, comme l’eau « dans les paumes » ou « une écuelle ». Le pronom est alors une "empreinte", un "appel" : « je dis "tu", tu es là ». C’est bien la fonction fondamentale de la langue que d’être dialogale, ce qu’a analysé dans le détail le linguiste Émile Benveniste, « Immédiatement, dès qu’il se déclare locuteur et assume la langue, [le sujet] implante l’autre en face de lui »*. Le mot "tu" abolit provisoirement le temps — la mort — et introduit un mouvement vers l’Autre disparue jusqu’à revenir à un temps que la narratrice ne peut connaître, celui où sa mère la portait, puis la berçait, moments de fusion dont elle n’a pas eu conscience, mais qu’elle recrée, « Nous voilà à nouveau fondues ; / j’étais ta parole de chair ».

L’adresse à la mère, sans réponse, peut se poursuivre longtemps ; la narratrice croit   même parfois, quelques instants, reconnaître sa mère dans une femme qui passe, ressemblance mal définie, à partir d’un manteau, d’une coiffure, « Tu surgis au point où tu t’effaces / dans la ressemblance — la différence ». Cependant, les souvenirs s’estompent et le "je" renonce au "tu" qui, alors, ne se maintient que « dans un murmure au creuset de moi ». Judith Chavanne exprime le deuil accompli avec un oxymore, « Tu es devenue une grande éclosion de silence » ; alors les inflexions de la voix de la mère s’oublient, "tu" ne restitue pas la présence, « rien que le langage puisse provoquer ».

 

Poèmes de la séparation pour continuer à vivre dans lesquels la mère est désormais « insituable, indéterminée », dans une condition qu’elle aurait elle-même pu définir pour les trois sœurs, « il n’y a plus de mère entre vous et vous ». Fin d’une histoire, recréation d’une autre : la narratrice est maintenant comme l’oiseau qui, un jour de neige, trouve la branche qui le protège.  

* Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1974, II, p. 82.

 Judith Chavanne, Peut-être des lis, Le bois d’Orion, 2022, 70 p., 14 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 7 septembre 2022.

 

22/10/2022

Sanda Voïca, Les nuages caressent la terre : recension

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Sauf un, daté de 2018, les poèmes en vers libres du recueil ont été écrits en 2015, l’année de la disparition à vingt et un ans de Clara, la fille de Sanda Voïca, et l’année suivante. Il ne s’agit pas de poèmes pour "sortir" de la douleur, bien plutôt d’une tentative d’écrire un vide impossible à combler. On ne peut pas ne pas penser au vers, certes ressassé, de Lamartine, dans "L’isolement", à propos alors de la femme aimée décédée « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ». Écrire, sans aucun doute, n’écarte pas la douleur — aucun poème ne peut l’annihiler —, mais constitue un lieu de mémoire indépendant de la tombe où Sanda Voïca a planté un hibiscus rouge qui, notamment, symbolise l’amour et la féminité.

 

Clara avait offert à sa mère une rose blanche pour son anniversaire, rose qui, contrairement à la rose rouge de son père adoptif, est restée longtemps fraîche dans le vase, comme si la jeune femme avait eu le don de la maintenir dans son premier état ; à partir de ce fait, l’auteure fait comme si sa fille avait les caractéristiques d’une sainte et, de cette manière, lui donne une possible éternité. Ailleurs, elle se réjouit que Clara soit devenue « étrangère » à tous en disparaissant ; devenue autre, elle se serait ainsi « rapprochée (...) de son essence ». Ce sont là des essais, le temps d’un poème, de penser autrement la mort de celle dont elle écrit maintenant : « la moitié de mon corps s’est perdue ». Clara avait-elle des dispositions au-delà de la nature humaine ? non, elle est « Partie, tout simplement », et désormais sans lieu, elle est « aux cieux / ou ailleurs — nulle part ? / ou (...) n’es[t] plus du tout ».

Il y eut d’abord pour l’auteure, au moment de la disparition, l’impossibilité de toute parole organisée ; toute expression ne pouvait être que rejet du réel pour le moins mis à distance puisque toute stabilité était évanouie, « J’ai parlé, parlé, crié, / Dit, redit, maudit, médit ». Entre l’hier et l’aujourd’hui quelque chose s’était rompu qui empêchait de vivre une continuité ; Sanda Voïca évoque « Une fêlure / Une fissure » dans le monde, proche ou non, au point que les jours lui semblaient alors tous « Rebuts et remâchage », que le temps « pass[ait] sans passer », qu’être encore là était seulement preuve de son « inexistence ». Cependant, écrire « ce qui gémit sans cesse / sans qu’on l’entende » éloigne progressivement la violence sans nom qui lui avait été faite ; on peut aussi  évoquer avec la même fonction le collage de Sanda Voïca qui ferme le livre, où deux figures féminines se font face, collage titre « Avec Clara (Dialogue) ».

 

On suit ces lents mouvements de refus de la résignation, de retour avec les autres, sans que l’inacceptable soit accepté. Ce qui ravive la douleur de la perte, c’est de penser à tout ce que Clara ne connaîtra pas, aussi bien « l’extase sous les tilleuls en fleur » que la poésie de Mihai Eminescu, le grand poète romantique roumain. L’absente redevient d’ailleurs fortement présente quand sa tête, dans une vision difficile à supporter, semble flotter dans l’air, elle l’est encore bien plus sur les photos où rien ne peut effacer son sourire qui, chaque fois, fait l’effet de « coups de lance » tant il renvoie à ce qui jamais ne sera plus. Ce qui est très peu supportable dans la vie quotidienne qui continue et contre quoi on ne peut pas toujours réagir, c’est la sottise ou l’indifférence devant une douleur qui ne peut s’estomper ; une tante en guise de consolation assure que Clara est au paradis, celui-ci ne sait parler que de lui et prétend qu’il ne faut vivre, comme lui, que les « bons moments ».

 

Comment retrouver ne serait-ce qu’un semblant d’équilibre ? En se réhabituant à vivre ce qui fait la vie de tous, la pluie, le jour et la nuit, en relisant Apollinaire, en rêvant de devenir arbre, en pensant aussi que l’écriture contribue à maintenir le souvenir de Clara, « Mon récit, ici — voudrait rendre sa substance, sa chair, ses yeux, ses cheveux » — garder donc plus qu’une trace pour pouvoir, à nouveau « Respirer et regarder : / Le monde est dans l’œil qui vit ». On n’oubliera pas les nombreuses œuvres aux techniques et aux supports variés (dessins, encres, collages, aquarelle, acrylique, etc.) qui accompagnent les textes, elles font de l’ensemble un tombeau poétique, elles ont sans aucun doute aidé l’auteure à ne plus considérer que la vie était « Sueur et larmes ». C’est pourquoi on lit parmi les derniers vers une annonce d’autres livres, « Le ciel, mon miroir, / Les mots, mon ciel. / L’écritoire — ma terre. »

Sanda Voïca, Les nuages caressent la terre, Les Lieux-Dits, 2022, 90 p., 18 €, Avec des œuvres de P. Boutibonnes, S. Dudouit, S. Durbec, C. François-Rubino, G. Lejard, M. Marie, D. Massu-Marie, C. Pop-Dudouit, V. Sablery, L. Soptelea, J-P. Stevens, Sanda Voïca. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 3 septembre 2022.

 

15/10/2022

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien. : recension

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         « Où vivre / et dire ? »

 

Quatre ensembles titrés, suivis d’un épilogue ("Je ne chante plus, je rêve"), composent le livre : "Ne fuis pas, je te suis", Ne t’encombre pas de la nuit", "Je souffle, et rien." (qui donne le titre), "Ne t’éloigne pas, mon ombre fragile te suit". Une postface de Jean-Marc Sourdillon ("Le regard d’Eurydice") propose une analyse qui rattache les poèmes au mythe d’Orphée à partir de plusieurs indices, dont le titre des séquences ; dans le jeu du je-tu, le tu serait le père disparu, la voix d’Eurydice-je« l’accompagnant (...) dans l’événement de sa disparition pour aller le rechercher ». Les arguments sont convaincants et l’on peut suivre cette lecture. Jean-Marc Sourdillon précise cependant que « le lecteur pourra suivre d’autres fils, découvrir d’autres intrigues, Je souffle et rien, est un livre ouvert. » À côté de sa suggestion, on peut en effet lire autrement les poèmes en les liant aux livres déjà publiés.

 

L’auteure, plus peut-être que dans d’autres livres, se confond avec la narratrice. Les paysages et les lieux sont ceux où elle vit, la ville des Andelys, la Seine, l’île de Seine, les falaises très présentes, les hameaux (le Petite Andely, Noyers, plusieurs fois cité). Dans ce décor rassurant où tout peut se nommer, le motif de la disparition est repris d’un bout à l’autre du livre : les mots, les étoiles à un moment donné sont présentés comme disparus, et aussi de manière récurrente le tu, « Mes doigts écartés, je te tiens ici, toi qui disparais, disparu ». À ce motif est étroitement associé celui de la perte ; l’absence du tu provoque celle de sa voix, donc le support même de la parole ; ce n’est qu’avec la voix que le Sujet se manifeste, elle rend possible l’existence même du tu, toute relation d’échange avec l’Autre, ce qu’exprime précisément la narratrice, « Tu es perdu / ta voix s’éloigne » et, de là : « mesurant à te perdre l’identité / du pronom nous ». La perte du tu implique aussi symboliquement celle du paysage (« regardant perdu l’horizon ») et celle peut-être du je, au moins de toute intériorité (« mon cœur perdu »). `

 

Le souhait d’un retour du tu est immédiatement associé à une autre perte, celle du chemin vers un hameau — lieu de naissance et de vie du je ou du tu ? — : « Comme si tu revenais n’ayant pas trouvé perdu le chemin de Noyers ». La narratrice, dans un élan christique, invente même sa résurrection, « Je cours vers toi sur les eaux / pour te faire renaître ». Elle invente aussi « un rendez-vous », sachant que personne ne l’y rejoindra, ou une fiction qui permettrait au nous de se recréer, « Je recompose / le passage secret où te retrouver, / je l’appelle "coquelicot" » ; la fleur incarne pour Isabelle Lévesque (par exemple dans Voltige ! et dans Le Chemin des centaurées) la nature l’été et, par sa couleur, le vivant, l’amour, et tout autant le caractère éphémère de ce qui est. Cependant (« Fini les fées »), aucune métamorphose ne restituera ici le tu qui ne sera présent que par les mots, le temps effaçant progressivement la présence ancienne.

Toute évocation souffre de l’incertitude de la mémoire, d’où n’émergent que l’ombre du tu, que des images indécises — « Je ne rattrape que / ton reflet », écrit la narratrice dans la dernière partie de son parcours —. ; « ombre » est l’un des mots récurrents, présent dans le titre de l’avant-dernière séquence mais relevé dès les premiers poèmes, « Nous savons que s’éloigne / chaque ombre saisie » — il semble d’ailleurs que le lecteur soit inclus dans ce "nous". Les jours de l’enfance du tu sont rappelés (« genoux écorchés tu es l’abandonné »), mais ces jours anciens sont quasiment devenus hors d’atteinte, « Des morceaux de temps / (...) s’écartent de l’origine » et tout est voué à l’oubli, tout ce que la narratrice tente de rassembler, l’ombre même du tu comme le reste. L’écriture restitue ces jeux complexes de perte et d’oubli et empêche la disparition complète du tu : ce rôle ancien de la poésie est ici renouvelé.

En effet, le poème (« Je l’écris pour toi, il existe ») donne un sens à l’absence. Le tu écrit est donc ainsi indéfiniment recréé, « Tant que je vis je te donne forme » et, du même coup, donne aussi raison de vivre au je, « Je change, je chante ». Parce que les mots sont considérés comme « vivants », destinés à faire apparaître l’absent. Dans Le Chemin des centaurées, une autre version de la disparition était empruntée à la Grèce antique avec la question « Ulysse, reviendras-tu ? » ; ici, « Rien ne change nous sommes / laissés pour compte d’une histoire interrompue », et l’histoire est toujours à récrire, à réinventer sachant que l’ombre ne peut être dissipée. C’est pour cela que le coquelicot est présent d’un livre à l’autre, symbole de l’amour et du passage, et que l’épilogue propose en épigraphe quelques lignes de Beckett, extraites de la fin de L’innommable, « (...) il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu’il y en a (...). Ressassement pour que, dans l’imaginaire, le nous soit recomposé.

Fabrice Rebeyrolle, accompagne les séquences de huit peintures non figuratives. Elles donnent à voir une matière opaque qui peut évoquer celle de la falaise et les couleurs de certaines figurent ciel, eau et horizon des poèmes.

 Isabelle Lévesque, Je souffle, er rien., Peintures de Fabticve Rebeyrolle, postface de Jean-Marc Sourdillon, L’Herbe qui tremble, 2022 , 152 p. 18 €.  Cette recension a été publiée par Sitaudis le 30 août 2022.