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26/11/2025

Laura Tirandaz, J'étais dans la foule : recension

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Être dans la foule — « J’étais dans la foule » revient trois fois dans le livre — c’est à la fois être au plus près des "autres" et, en même temps, vivre la solitude, « Solitude aiguisée de qui passe à portée de main ». La narratrice se trouve dans ce lieu provisoire par nature, qui apparaît à la fois « Dédale piège refuge » ; La foule réunit ici des hommes et des femmes qui semblent manifester contre un pouvoir violent ;  la narratrice rapporte : « Je passe / un homme glisse une insulte, insulte répétée plus avant, et la mort est présente, « on continue on continue / on s’est mis à ramper / à jeter des poignées de sable pour cacher le sang ». Images de répression collective qui s’exaspèrent quand les femmes sont objet de violence :

 

                        Je marchais et me souvenais

                        des femmes traînées par les cheveux jusqu’au cœur de la ville

l’été écrasé sous les bottes

 

Le pouvoir tue pour terroriser, choisissant ses victimes, « ce matin deux exécutions », et presque aussitôt « ce matin — une exécution », et les notations ne laissent aucun doute sur la volonté de faire taire toute opposition (« le sang ouvrier », « Quelqu’un à qui on a enlevé la peau et les verbes », etc.). Une des plus tragiques restitutions de la violence mêle les gestes quotidiens à ceux d’une exécution, dont la banalité est ainsi mise en valeur : « Ce que je me suis forcée à finir / la phrase / l’assiette / et sa tombe — je devrais y aller / Il a tourné le dos face au mur ». Cependant, « Plus il y a d’ennemis / plus il y a d’amis » et, dans l’avant-dernier poème, « J’attends la foule / Derrière le paravent / les ombres respirent toujours la même fleur ».

 

Les citations précédentes pourraient laisser croire que le long poème qu’est J’étais dans la foule est un récit concernant ce qui se passe en Iran, le nom de l’auteure étant transparent ; elles sont relevées et rassemblées parce qu’il y a bien une visée politique dans ces poèmes que l’on met en exergue. Mais autre chose, qui déborde la terrible actualité. Et d’abord une perception de la foule en même temps restituée et devenant objet d’imagination : « (…) Des phrases, des coups de rame / Les corps glissent / Les visages se superposent / Il pleut » ; on lira plusieurs fois ce genre de passage où le réel semble, mais semble seulement, mis à distance et perçu alors avec plus de force. Le dernier vers du poème s’achève d’ailleurs sur une de ces notations qui introduisent un effet de réel, « Des mouches sur mon rouge à lèvres ».

Écrire ce qu’est la foule n’implique pas une description comme on peut en lire chez Zola ou Hugo (la foule comme une mer, une marée). La narratrice regarde et le texte se divise, les éléments vus tous différents, juxtaposés, sans que le chaos du monde soit organisé : tout le contraire d’une description, ce qui donne au lecteur le sentiment d’être aussi devant un désordre impossible à réduire. D’autres séries sont limitées à une suite de mots et tout se mêle, choses vues, bruits, textes lus, toujours pour donner du réel une perception différente : « Les insectes les rumeurs les alarmes / les comptines où l’animal trouve refuge ». La foule est aussi un lieu sonore, dans l’immense confusion des bruits se détache parfois brusquement, la nuit, une voix qui dit, pense-t-on, sa souffrance, « Une femme criait / Qu’on m’emporte / Qu’on m’emporte ». Quand la narratrice écoute une personne, ici un adolescent, dont les mots sont tout autant inorganisés que les paroles saisies dans la foule, « (il) te parle des nuits d’alcool en famille / du silence dans la cuisine / de l’épaisseur de l’air et du velours  des voix âpres, rares », ce qui est plus réel qu’une restitution d’une prétendue oralité.

 

La narratrice n’est pas seule, sans que les personnages introduits soient mieux définis qu’elle. La double injonction qui ouvre le livre — « Abandonne la route », puis « Reviens vite » — peut s’adresser à un lecteur imaginé comme au "vous" de ce début ou au "tu" qui entre dans l’histoire à différents moments ; d’autres pronoms apparaissent, un « nous » et un « ils », qui peuvent renvoyer à des figures diverses : il y a assez régulièrement dans J’étais dans la foule des traces d’un ailleurs, d’un dehors qu’on peut bien appeler le réel. Le seul pronom récurrent, "tu" ("te") joue avec le "je", mais il n’est pas certain, et le lecteur ne le saura pas avec certitude (heureusement !), que le couple formé par le je-tu soit toujours le même. Il y a l’idée d’une fusion totale, mais qui ne peut être qu’imaginée, « qui envahissait le rêve de l’autre ? / Nous avons la même insomnie / la même honte ». Il est fait état une brève conversation entre je et tu et, plus longuement, de la fin d’une relation, mais avec un passage brutal de je à elle : le poème commence par « j’écrirai un jour le récit d’un amour qui s’achève » et se poursuit par « (…) Elle lui tient la main, penche la tête / Lentement elle le massacre ».

 

On voudrait relever tous les entrelacs d’un poème qui, rappelant régulièrement le contexte, des moments de vie en Iran aujourd’hui, s’échappe des circonstances et, constamment, offre une lecture passionnée du réel, en refusant de présenter une image ordonnée de la violence, du chaos où chacun, qu’il le veuille ou non, vit sa vie, même éloigné des tueries contemporaines ou de la crainte de « tomber dans le vide » — ce sont les derniers mots de ce très beau poème.

 

Laura Tirandaz, J’étais dans la foule, Héros-Limite, 2025, 72 p., 16 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 28 octobre 2025.

15/11/2025

Verlaine, Maurice Denis, Sagesse (Fac-similé) : recension

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Sagesse n’est peut-être pas le recueil le plus lu de Verlaine, mais quelques poèmes en sont très connus comme, dans la troisième partie, "Le ciel est par-dessus le toit ", plusieurs fois mis en musique (notamment par Déodat de Séverac, Gabriel Fauré et Reynaldo Hahn) et des versions folk, pop l’ont popularisé. Il est intéressant de relire aujourd’hui l’ensemble illustré qui, publié en 1880 à compte d’auteur et repris en 1889 chez Léon Vanier, est accompagné en 1911 de bois gravés de Maurice Denis, édité par le marchand de tableaux Ambroise Vollard. On passe d’un éditeur de livres de religion, la Société générale de librairie catholique à l’éditeur des écrivains dits "décadents" et des symbolistes. L’intérêt de ce fac-similé, qui précède une nouvelle édition des œuvres de Verlaine dans la Pléiade, tient au fait qu’il met sous les yeux des lecteurs un exemple remarquable de livre nabi.

 

Verlaine a écrit Sagesse après sa conversion, à partir d’août 1873, dans la prison de Mons, en Belgique où il purge une peine de deux ans pour avoir tiré sur Rimbaud en juillet. Publié en 1880, le livre suscite peu de critiques, toutes négatives ; cependant, Huysmans fait lire Sagesse à Jean des Esseintes, personnage principal de À rebours, publié en 1884. En effet, il reconnaît que Sagesse « caractérise (…) la sensibilité fin de siècle, mêlant ferveur religieuse inquiète et sensualité ardente et trouble ». Maurice Denis (1879-1943), lui, découvre très jeune les poèmes, en 1889 ; il s’y retrouve, séduit par le ton religieux, et pense rapidement à l’illustrer. Ses recherches graphiques aboutissent à un album qu’il offre à Lugné-Poe (né en 1869), co-créateur du Théâtre de l’œuvre, qui le fait circuler dans les salons et les ateliers. Parallèlement des expositions, des publications de ses dessins dans des revues donnent à Maurice Denis une assise dans le monde artistique où ses bois sont bien accueillis.

Cependant, quand Maurice Denis rencontre Verlaine en 1890, ils ne se comprennent pas ; l’écrivain reconnaît dans certaines illustrations des échos vifs de la vie alors que le peintre a donné à toutes une valeur symbolique. Par ailleurs, l’un et l’autre conçoivent de manière différente la sacralité ; Verlaine est venu, lentement, à la religion, c’est un converti qui n’a pas totalement abandonné ce qu’il était, alors que pour Maurice Denis la croyance en Dieu est de l’ordre de l’évidence, native. La rencontre, pourtant, est remarquable du point de vue esthétique ; il est visible que le « mélange de naïveté et de réflexivité en art est également un trait de la poésie de Verlaine, oscillant entre ingénuité feinte et extrême conscience du jeu littéraire ». L’accueil est positif dès 1892, notamment du côté des catholiques, où l’on note « l’orthodoxe mysticité » des gravures opposée au « dilettantisme religieux » qui règnerait alors.

 

Tout au long des années 1890 des gravures de Maurice Denis sont publiées et, en 1895, sept xylographies, en même temps qu’un appel à souscription pour une édition illustrée de Sagesse. Après la mort de Verlaine, le 8 janvier 1896, les choses se précipitent et plusieurs éditeurs sont sollicités, que le projet retient mais qui ne s’engagent pas. Il s’écoulera plus de quinze ans entre le début des négociations entre Maurice Denis et Ambroise Vollard et la publication, en 1911. Le galeriste voit l’intérêt des gravures et des estampes de peintres, il en expose en 1896, préparation à l’édition de livres d’artistes : le premier, Pierre Bonnard, illustre Parallèlement de Verlaine. Pour Sagesse, il fallait se libérer des droits détenus par les héritiers de Léon Vanier, le premier éditeur ; il fallait aussi modifier les dimensions des dessins de Maurice Denis. Le livre paraît au début de 1911 (achevé d’imprimer : août 1910) et il vient peut-être trop tard, à un moment où commence à se mettre en place « l’esprit nouveau » que défend superbement Apollinaire peu après. Il est certain que « D’une époque à l’autre, [le mouvement nabi] prolonge, comme en pointillé, la ligne d’une autre modernité possible, maintenant en partie refoulée ».

 

La restitution du fac-similé, outre qu’elle est une édition d’art, donne à lire Verlaine autrement. Pour "Le ciel est par-dessus le toit", par exemple, Maurice Denis a privilégié les connotations religieuses qui ne sont pas du tout dominantes dans ce poème : on retient « la cloche (…) tinte » (2ème strophe), comme élément de paysage (une église) — « Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là » (premier vers de la 3ème strophe) n’appelle pas d’illustration — ; il multiplie les croix et le paysage représenté est un cimetière. Qu’il interprète ou transforme le texte ne remet pas en cause la qualité esthétique des gravures et dessins de dimensions variées qui accompagnent les poèmes, placés en ouverture, embrassant le texte ou en cul-de-lampe. On appréciera les très nombreuses illustrations (dessins préparatoires, parfois tirés de carnets, lithographies et xylographies, détails) réunies dans les études qui suivent le fac-similé. On appréciera aussi la clarté de l’essai de deux responsables de l’édition qui complètent leur étude avec des notes lisibles, une bibliographie à propos de Sagesse, de Maurice Denis et sur le livre nabi.

Verlaine, fac-similé de Sagesse, illustrations de Maurice Denis, suivi de « L’invention du livre nabie », par Jean-Nicolas Illouz et Clémence Gaboriau.Gallimard, collection « livre d’Art », 2025, 104 p. et LVI p.. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 27/10/2025.

09/11/2025

Bruno Fern, des tours, suivi de Lignes : recension

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On peut écrire en « vers libres » pour faire part de ses amours ou de son désespoir de vivre, plus prosaïquement de ce qui se passe dans sa vie, et cela finit par devenir un livre de "poèmes" ; chacun en trouvera chez son libraire un grand choix. Autre chose est d’écrire en prenant la langue comme matériau, en s’imposant des contraintes formelles ou en les réinventant — le sonnet, par exemple, est toujours vivant sans être toujours selon les règles du sonnet de Ronsard. À l’intérieur du cadre que l’on a choisi, ou construit, d’autres contraintes s’imposeront. Bruno Fern invente une contrainte, très littéraire, dans chaque partie du recueil, à partir de laquelle d’autres jeux rhétoriques se développent.

 

La règle dans des tours, qu’on lit aussi immédiatement "détours", titrée heureusement « Fabrique », est énoncée avant le premier poème et reprise en quatrième de couverture :

Chaque poème est issu d’un texte dont l’origine est indiquée. Un extrait y a été prélevé puis scindé en deux parties : la première est placée à la fin du poème et la seconde au début. Entre ces extrémités figure un écho plus ou moins lointain au texte original, comme les images dans les glaces déformantes d’une fête foraine.

L’allusion à la fête foraine n’est pas de hasard ; populaire par excellence, elle est une parenthèse dans le quotidien — même évidemment si elle appartient à la vie sociale ; ce qu’on y fait n‘a pas de conséquences : on tire sur des leurres, on tamponne des autos qui repartent, etc., donc tout est vrai (on a une carabine) et tout est faux (personne ne meurt).

 

Le premier poème part du début de la première des Élégies de Duino, dans les traductions les plus courantes, « Qui donc, si je criais ». La "fabrique" retient d’abord le cri dans sa matérialité (des sons), puis comme manifestation d’un trouble (« plainte »), écho au poème de Rilke, mais aussitôt « plainte » est entendu comme terme de droit ("plainte contre X"), ce qui autorise l’introduction de l’emprunt :

                       donc si je criais il en sortirait quoi d’arti

                       culé  — au minimum un son, ça

c’est sûr, mais pas forcément une plainte

déposée par les voisins

ou l’on ne sait trop qui

 

La fabrique, ici, joue sur la polysémie et, avec le rejet du vers 2 (« culé »), introduit un vocabulaire familier, une des constantes ensuite dans le recueil.

Dans un poème construit à partir du treizième vers (« De rudesse envers moi, je veux tes mains baiser »), d’un sonnet d’Étienne Jodelle, des mots sont repris (« endurer », « meilleur ») ou légèrement transformés (« tendrelette » devient « tendre »), mais les gestes de l’amour ne sont plus ceux policés du poème, à ce qui n’est que suggéré dans le vers 14, « Si un baiser meilleur au moins ne te vient plaire », correspond crument ce que la Renaissance ne publiait que sous le manteau : « je veux tes mains baiser ta fente et ton anneau ». Bruno Fern introduit aussi des paronymes, en les liant avec « & », plutôt courant au XVIe siècle même si absent de ce sonnet, et en signalant leur présence : « avant que tous deux liés en corsage & en cor / dage — c’est le jeu qui veut ça ». Le jeu sur « corps », « sage » et « [d’] age » s’accorde avec les sonnets de Jodelle.

On appréciera ces "détours" parfois complexes, joués à partir de poèmes d’Apollinaire, Baudelaire, Villon, Zanzotto, Saint-Amant, etc., avant de suivre l’exercice d’une autre règle. Elle est énoncée dans une note à font 5 de E. E. Cummings : « Comment obtenir le mouvement en divisant les mots, c-à-d en composant par syllabe ? » (traduction Jacques Demarcq). Les phrases de départ sont, là encore, choisis dans des textes littéraires — on pouvait prendre des modes d’emploi ou des publicités, etc. — d’Apollinaire encore, de Christian Prigent, Malherbe, etc.  Certaines « lignes », commencent à partir d’un fragment (Tristan Tzara, « Et si je m’égare c’est que je ») :

                       ET

                       si étêté je pique encore excusez-moi un sprint

 

et intègrent en cours de route une autre citation, ici, vers 2, la partie en italique vient d’Andrea Zanzotto.

                       SI

                       si en as des cascades qui saute de strates en strates

 

Ce n’est plus la relation au texte de départ qui importe, plutôt la construction de brefs récits en jouant sur la prononciation, par exemple, pour défaire l’attente du lecteur (qui s’arrête) ainsi, dans « je m’égare », la syllabe « m’é » devient « mes » et cette transformation est commentée : (…) je suis / M’É /propre pas, je m’épate moi-même mais / GARE / à ne pas se gargariser de haut langage.

La « ligne » prise dans le Sonnet en X de Mallarmé, « Aboli bibelot d’inanité sonore » suscite de multiples transformations analogues (« LI / tes râlements », au / BE / au milieu », etc.) et la répétition de la syllabe initiale : pLIés, Lisant, Lit, pâLIr, L’Identité, Lisible, Livide, reLIer, Lie.

On ne boudera pas le plaisir de retrouver un vers de Villon ou de Queneau (autre travailleur expert de la langue) point de départ des modifications que lui impose Bruno Fern. Ajoutons qu’au "détour" d’un jeu sur une syllabe il multiplie des allusions littéraires ; toujours avec le vers de Mallarmé, on reconnaîtra un (presque) fragment de vers de Nerval, « TÉ / nébreux consolable ».

 Bruno Fern, Des tours suivi de lignes, Louisse Bottu, 2025, 96 p., 10 €.

 

28/10/2025

Jean Tortel, Limites du regad

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Transparent. C’est merveille

Immobile ici. Le seuil

Étonnant de jour dense.

 

(Exulter que cela

Soit tel. Et toute profondeur

Calmée.)

 

J’ai dit : dehors

Je subis une intensité.

 

Lame étalée d’argent ou langue

Aérienne et solide,

C’est à présent et pour m’y retrouver.

 

Lavé. Soleil.

Dire belles

Visible.

 

La verdure encore massive.

Le corps est là

Évidemment,

Luire ou lumière

Sur le gravier gris-bleu.

 

Cela doit se dire

Si proche que.

 

Jean Tortel, Limites du regard,

Gallimard, 1971, p. 88-89.

 

26/10/2025

Jacques Lèbbre, Les carrefours ou les regrets : recension

     

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 « Que sont-elles devenues ? »
 
L’autobiographie aujourd’hui prend les formes les plus diverses, du Journal, qui le plus souvent conserve ce que l’auteur(e) juge publiable, au roman où le "je" se donne plus ou moins clairement pour un double de l’auteur(e). Jacques Lèbre a choisi de revenir, dans douze poèmes en vers libres, sur quelques rencontres — non datées — avec des femmes, aimées parfois fugitivement ou simplement croisées. Il pourrait sans doute citer Apollinaire, « Les souvenirs sont cors de chasse / dont le bruit meurt parmi le vent » : quand le temps a effacé le vécu, il se souvient et relate avec des imprécisions, des erreurs quelques moments de ces "carrefours" qui, parfois, ont changé pour longtemps ses jours. Il retient aussi des "regrets", ces moments d’hésitation qui font disparaître ce qui était possible, ces empêchements de la vie aussi où l’on pourrait changer de voie.
 
L’ensemble touche à ce qui est intime, cependant la pose lyrique est éloignée en écartant des poèmes le "je", comme si un narrateur extérieur s’adressait à un personnage, avec un "tu", et auquel il rappellerait quelques épisodes de la vie passée. À côté de ce procédé, Jacques Lèbre accroît la distance en rapportant une rencontre sans aucun pronom personnel, mais en en notant les lieux, du premier où quelque chose va se passer (« l’escalier gravi », qui aboutit donc à un appartement) au dernier, le plus anonyme qui soit (« l’aire déserte d’une route »), en accord avec le ciel nocturne qui semble illustrer la fin d’une liaison :
 
                  une étoile filante comme la traîne d’un amour
                  qui déjà disparaissait tout au fond de l’horizon
 
Les autres lieux du poème connotent la nécessité de dissimuler la liaison : « Une traversée matinale du Jardin des Plantes », une gare, « une autre ville, à l’abri sous un pont ». « Discrétion » de la liaison interdite, mais désir de continuer à la faire vivre par la parole quand les amants se séparent, provisoirement ou non, ce qu’indiquent le premier et le dernier vers semblables, « Un numéro de téléphone longtemps su par cœur ».
 
Il n’est pas indispensable de suivre les récits dans le détail : certaines rencontres sont seulement souhaitées, pour respecter une éthique (on ne trompe pas l’amie avec qui l’on vit) mais qu’une femme trompe, elle, son compagnon pour vivre quelque temps une vie parallèle, est accepté. Une liaison n’a été vécue qu’« en pointillé durant vingt ans », alors que cette autre est délimitée dans le temps, restreinte à « quelques rencontres épisodiques ». Plus intéressant peut-être pour le lecteur et la lectrice, le lien entre ces récits et des modèles littéraires. L’un d’entre eux se situe précisément dans la ligne de l’amour, de la rencontre amoureuse selon les surréalistes ; une femme, présentée comme belle, monte dans un bus et, rapidement, sort de son sac une revue de poésie, face à celui qui écrit des poèmes, ce qui semblait rendre obligée une rencontre — qui a lieu. On reconnaît là le "hasard objectif" à l’œuvre par exemple dans la Nadja d’André Breton, d’autant plus nettement qu’ici l’acteur du récit, « un peu déprimé », était « sorti pour qu’il se passe quelque chose ». Une dimension tragique, inattendue, qui accroît le caractère littéraire, clôt le récit ; s’il est noté qu’il n’y eut que quelques « rencontres épisodiques », le sort de la femme est souligné, « maintenant : sa tombe dans un cimetière parisien / et quelques pauvres cailloux sur le marbre noir ».
 
D’autres poèmes rapportent cet imprévisible des mouvements de la vie, le chaos dans lequel chacun vit, dans les rencontres amoureuses ou non, et Jacques Lèbre ne met pas de côté des "regrets". Le désir d’une relation peut être partagé à un moment et plus tard le sens s’en est perdu pour l’un ou pour les deux. Une liaison ancienne et depuis longtemps terminée pourrait « recommencer » mais les gestes ou les paroles attendus ne viennent pas, une autre fois les mots ne manquaient pas mais il fallait sortir de ce lieu mal commode qu’est une poste et « Plus jamais, plus jamais tu ne l’as revue ».
 
Les souvenirs sont toujours une reconstruction du passé, souvent erronée, pour les carrefours comme pour les regrets, et Jacques Lèbre en est conscient. Il en donne au moins un exemple ; s’adressant à une femme autrefois aimée, il lui rappelle qu’elle avait porté une jupe jaune, « Non, (…) elle n’avait jamais porté de jupe jaune ». C’est presque toujours le hasard, encore une fois, qui appelle le souvenir — une rue, une phrase — et ne ressurgissent des « limbes » que des « bouffées ». Ce qui domine, c’est la perte et chacun ne sauve que des fragments de ce qui peu à peu s’efface.
 
 
Jacques Lèbre, Les carrefours ou les regrets, Potentille, 2025, 20 p., 10 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 4 septembre 2025.

  1.  

05/10/2025

Laurent Fourcaut, Sacrée marchandise, hein ? : recension

laurent fourcaut, sacrée marchandise, hein ? : recension

Comme le titre l’indique, Laurent Fourcaut a réuni des dizains (137), tous de dix syllabes et rimés. Renouant avec la tradition de la poésie française, il est aujourd’hui un des grands artisans du sonnet en alexandrins dont il a publié de nombreux recueils ; comme quelques écrivains du XXe (Valéry, Aragon) et du XXIe siècles (Cliff, Roubaud), il visite une autre tradition, celle du dizain ; il justifie avec humour cette infidélité à son vers favori dans le poème d’ouverture, "Palinodie" : « voici qu’un plus court amour vous hèle ». Presque tous ses poèmes sont de mini récits, parfois autobiographiques, régulièrement à propos de la nature, mais aussi autour des choses du monde — la langue, les mœurs, les inégalités sociales et autres malheurs dus au capitalisme triomphant. 

L’un des plaisirs de la lecture des dizains de Laurent Fourcaut naît de sa maîtrise de la forme et de son jeu avec les contraintes qui y sont liées. L’organisation classique des rimes (ABABBCCDCD) est respectée et très peu sont fautives, comme « médecine-décime-mesquine » ou « étouffe-touffes-soufre ». Quand besoin est, un mot est coupé à la rime pour satisfaire la règle, parfois avec humour : « pas » rime avec « pa/rent » et « pac/se » ; pour la même raison, la finale -ique devient -ic (music, logic, etc.). On ne trouvera pas de fantaisie dans l’ordre des mots, est exceptionnelle cette construction : « où le monde des cartes que nous fûmes / rebat indifférent », manière d’écrire que l’auteur n’adopte pas. À l’inverse, une transformation morphologique patoisante comme : « seule chose à faire : qu’on se bougions / », s’accorde avec le choix de mêler les "niveaux de langue", on trouvera donc des élisions (v’là, c’te castration, vit’fait,, etc.) et un vocabulaire familier ou argotique (seulabre, cézigue, chibre, etc.).

Cette forme évoque ces bazars qui contenaient tout ce qui permettait les petits bricolages de la vie quotidienne, unité du fourre-tout propre à ces dizains. On y rencontre des figures de la mythologie (Vénus, Apollon, les Vestales, Pan, etc.) qui voisinent avec les noms de musiciens et d’interprètes appréciés de Fourcaut (Bach et Glenn Gould, Couperin et Monk, Erroll Garner, etc.), ceux de peintres (Chardin, de Staël, etc.) et d’écrivains (Ponge, Prigent). Un dizain peut être consacré à un musicien (Monk) ou à un écrivain (William C [Cliff]) ; le nom de Proust appelle une précision (« il narra la fin d’un monde qui croule »). De nombreux titres de dizains évoquent des œuvres variées, des pratiques (Art poétique ou catabase), des manières de parler (Vas-tu foutre ton camp), un standard de jazz (In the mood chanson de Glenn Miller), etc. Si « Qu’on voit danser » renvoie — plus ou moins facilement — à une chanson de Charles Trenet, la source de « mon sang se coagule » (Cyrano de Bergerac de Rostand) est moins évidente et les titres en latin, comme Et in Arcadia ego, requièrent une certaine complicité. C’est encore le cas pour Rosebud, nom de la luge qui symbolise l’enfance de Kane et ses jeux dans la neige, dans le film d’Orson Welles, Citizen Kane. Jeux culturels, certes, mais la littérature est partage d’un patrimoine et le lecteur y prend ce qui lui convient.

La neige est présente dans les dizains, comme ce qui est propre à chaque saison. Laurent Fourcaut est attentif aux changements de temps, il note la venue d’un orage, les variations de la lumière, les effets du vent, enthousiaste devant le ciel de l’aube et de ses couleurs le soir. Plusieurs poèmes commencent par une observation météorologique qui, souvent, donne sa forme à la journée (« vent pluie violente contre les vitres / », « Par dix degrés mais au soleil c’est sûr/ »). Une attention analogue est portée aux animaux, chassés, voués aux abattoirs alors qu’ils sont « en plein accord muet avec le monde ». Restent encore dans la campagne du Cotentin les oiseaux que l’auteur observe (mésange, bouvreuil, chardonneret), la plupart familiers — « un merle tout noir va sur la pelouse ». La ville, elle, a progressivement éliminé l’essentiel de la vie sauvage, « le vrai monde elle l’a réduit / ce qui fut libre et nu est cuit ». Il n’a pas pour autant un refus de la vie urbaine, Laurent Fourcaut vit en partie dans le XXe arrondissement de Paris et y apprécie les cafés, la bière (la Leffe), la vue des jeunes femmes, éléments de sa vie récurrents dans ses livres. Il évoque aussi bien de petits incidents (une chute après une marche ratée, la carte bancaire avalée) que les souvenirs d’enfance à Alger (« l’esplanade / où nous jouions au foot années cinquan / te »), l’achat d’un fauteuil et sa remise en état ou la commémoration de la Commune au Père Lachaise. Il revient plusieurs fois sur la longue durée du Covid qu’il analyse comme « premier symptôme majeur / du grave dérèglement planétaire / dû au capitalisme ravageur ». Ce sont ces ravages dans tous les domaines que les dizains explorent, fustigeant régulièrement « les gens du CAC ». Tous les aspects de la vie sont atteints, la consommation avec les "Grandes surfaces", « prédateurs voraces », le rêve des gens d’avoir « à domicile /leur bassin à eux à eux dans leur coin », la fiction des "réseaux sociaux" et des "amis", les divers « fesse bouc », lieux de l’égo avec leurs « accablantes niaiseries », le productivisme généralisé d’où les produits chimiques sur tout ce qui est consommé, l’illusion de la maîtrise de son petit domaine avec la prolifération des mots de passe… Le vocabulaire est aussi atteint avec l’introduction par les médias de mots dont l’air savant séduit, comme résilience, employés à tort dans les contextes les plus divers. Laurent Fourcaut rassemble une bonne partie des dégâts provoqués dans la société par le fait que l’argent est devenu à peu près la seule "valeur" ; l’immigré, par exemple, représente l’envers inacceptable d’une société repue et il n’y a pas de place possible pour lui — « les tentes des migrants sont découpées par les flics

Les dizains de Laurent Fourcaut présentent une société malade, incapable de voir, par exemple, quand elles sont là ces « feuilles neuves d’inespéré printemps » ; quand tout semble aller à vau-l’eau il faut cependant avec lui garder ses « propres mythes » : « il faut qu’ils tiennent (…) face (…) à l’informe du réel » et, refusant le désastre, répéter « à toi de jouer merle moqueur ».

Laurent Fourcaut, Sacrée marchandise, hein,       Le Merle moqueur, 2025, 156 p., 12 €. Cette revendion a été publiée par Sitaudis le 15 juillet 2025.

06/09/2025

Jean-Marc Sourdillon, N'est pas là, : recension

 

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                                 « mords dans le citron vert »

L’absence la plus douloureuse à vivre est sans doute celle d’un proche — compagne ou compagnon, mère ou père, enfant — disparu : le manque de ce qui était vécu dans la vie quotidienne rappelle constamment une présence. Jean-Marc Sourdillon écrit à propos de deux vides de nature différente : d’abord, le départ d’un fils qui n’a plus de raison de rester dans le foyer familial, fils auquel on s’est efforcé de transmettre ce qui pouvait l’aider à être lui-même, conscient de ce qu’il était, qui disparaît brutalement ; ensuite, la mort d’une mère avec qui s’étaient construits un regard sur les choses du monde, peut-être une conception de l’amour, et certainement une partie de ce qu’il était. Le dernier ensemble, plus général et qui donne son titre au livre, s’attache à cerner ce qu’est le manque de repères lié à l’absence.

Un poème prologue, "Nos années-lumière" — 4 strophes de trois vers non comptés — s’écarte de ce qui suit : y est mis en avant le couple qui s’est construit avec, toujours, « Toutes les fenêtres ouvertes sur la terre (…) dans l’immense nuit stellaire sans fin ni commencement (…) et notre œil bien vivant, bien ouvert ». C’est à partir de ce socle, celui de la présence, que sont estimés les vides et d’abord le départ du fils. La rupture est d’autant plus sensible qu’elle a lieu à l’aube, en avion, éléments contraignants pour ceux qui restent puisque le temps de la séparation est compté, sans recours possible. En même temps, cette rupture est dite positive, la vie du fils ne sera plus celle d’un enfant mais d’un adulte autonome et elle est pensée comme telle lors du parcours vers l’aéroport ; le transport est vécu comme une « naissance dans la lumière », la voiture est comme « lavée par la lumière », et pour finir « Nous décollions tous les trois, lui, elle, moi, vers le ciel, cet avenir, cette lumière. La lumière de septembre. »

La disparition met en cause l’existence même de celui qui reste en ce qu’il ne peut penser l’Autre, le fils, comme Autre, mais comme une partie de lui-même, « de tu à l’intérieur ». Le narrateur transforme les rôles, le fils représentant pour lui au plein sens du mot « La fin de [s]a naissance », « comme si c’était lui [le fils] le père ». Ce qui est répété sous différentes formes comme « Je suis né avec lui », « il m’a donné mon nouveau moi ». L’insistance du père à mettre en avant une relation caractérisée par l’idée que le fils est à la source de sa re-naissance explique la violence des effets de la rupture, restituée par le vocabulaire : il devient « coque vide abandonnée », il est « brisé », « explosé », « effondré ». Cette destruction provoquée par le manque s’oppose à la relation heureuse où se vivait la transparence, traduite par une série d’anaphores (« Avoir + partagé, logé, habité, senti », etc.), l’une marquant sans ambiguïté le désir du père — ou sa certitude — d’avoir été "lisible" pour le fils : « Avoir avec lui, devant lui, déposé les armes, les masques, les postures, et surtout celles du langage qui sont les plus dures et qui font mal ». Il est certain que la douleur provoquée par ce vide change tous les aspects de la vie, d’autant plus vivement que rien ne le laissait prévoir, « Avion en plein vol désintégré ». Comment vivre après ?

Là où il n’y avait eu rien, l’absence de tous et de quelqu’un, il y avait de nouveau quelque chose. Quelque chose d’intensément lumineux, mais de révolu, de lointain, d’oublié. Pas pour autant perdu, pas encore perdu. Rappel à l’ordre, à la vie, à la naissance sous la forme d’un deuil, d’un presque deuil. 

La lumière du début revient, parce que « l’amour continue. en mémoire ». Il est toujours là aussi pour la mère, « même morte, une mère ne s’efface pas ». Le narrateur a vu sa mère malade, épuisée, acceptant sa solitude et, jusqu’au bout, avec « la faim de vivre » ; il a vu aussi le corps maternel mort, « Du vide sous la forme du plein, une absence de pierre gelée ». Comme son fils, il était parti parce que la rupture était nécessaire, « parce qu’il le fallait, parce que c’est ça, vivre ». Le fils permettait de re-naître, la mère disparue il faut « réapprendre à marcher, c’est-à-dire à faire ressurgir l’origine », reconnue dans une petite photographie — comme si le nouveau-né ne pouvait-être que sur une image à sa taille — où l’enfant et la mère semblent se "reconnaître" comme unité. Une paronomase exprime clairement ce lien, « Tout part de là, tout parle de là ». Aussi forts que l’image témoin, le lien est traduit par la voix, le cri de la naissance et, tout au long de la vie, la voix de la mère, la voix de l’aimée, la voix du père, et encore par la voix de ceux /celles qui font regarder autrement le monde — ici Philippe Jaccottet, Maria Zembrano* — qui, chacune à leur manière, apportent la lumière. L’anaphore, comme dans la première partie, met en valeur cette fonction de la voix, voix « par quoi je se fait et se défait quand il dit qu’il aime ou qu’il le voudrait », une voix « pour sortir de soi ».

La prose du dernier ensemble devient verset, avec la reprise continue de « n’est pas là » : celui, celle qui, comme la mère, a disparu mais reste à tous les moments de la vie présent en soi, donnant toujours sa "lumière", sa voix toujours entendue. C’est pourquoi cette méditation sur l’absence est du côté des vivants. Pour Jean-Marc Sourdillon, la vie demande à sans cesse renaître, à dire « mords dans le citron vert ».

  1. Jean-Marc Sourdillon a écrit sur l’œuvre de Jaccottet et de Maria Zembrano, qu’il a traduite.

 

Jean-Marc Sourdillon, N'est pas là, Gallimard, 92 p., 14 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 18 juin 2025.

 

13/07/2025

Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena, une poème : recension

 

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Un livre a souvent une histoire, Hélène Sanguinetti raconte dans un Avant-propos la genèse de Jadis, Poïena (une poème), qui réunit un texte récent (il donne son titre au livre) et Fille de Jeanne-Félicie, que le responsable de la collection, Yves di Manno, tenait à reprendre. L’autrice était à ce moment « certaine d’avoir écrit un premier livre, méritant ce nom » et elle en déposa en novembre 1986 le manuscrit chez René Char qui l’apprécia beaucoup. Se relisant, elle distingue deux sortes de "jadis" d’un livre à l’autre : le jadis étroit du destin particulier et le grand jadis du mythe et de l’histoire universelle. La continuité entre l’un et l’autre, entre ces poèmes éloignés dans le temps est dite autrement, l’individu est inséré dans l’ensemble du vivant : « Même si fleur fichue / une autre arrive / pour fleurir / c’est pareil chez /petits, grands animaux / et autres espèces / innombrables ».

 

Le titre appelle plusieurs remarques. Le français poème est emprunté au latin poema alors que Poïena l’est au grec poïena (de poïen, « fabriquer ; créer ; composer des poèmes ») ; « Le "e" final de "poème" est / le reste du "a" finalement avalé / par les flots autrefois ». "Une poème" se justifie par le caractère féminin de Poïena et par la volonté de féminiser des mots qui semblaient ne renvoyer qu’à une activité masculine. Poïena est un personnage du livre dont on trouve la trace sur les couvertures : la quatrième porte l’image d’une « terre cuite polychrome de l’auteure (2013) » et la première une silhouette — l’une et l’autre peu identifiables. Il est présent avec la narratrice dans le récit fragmenté qu’est le livre, sa "vie" n’étant guère séparable de celle de la femme qui, parfois, ne s’en sépare pas, « Dans les bois, je marchais, / Poïena, / sous mon bras, et dans mon cœur, ».  Le plus ancien Fille de Jeanne-Félicie, est composé de courts poèmes en prose.

 

À travers les poèmes des deux ensembles, le récit d’une vie se construit, labyrinthique parce que le plus souvent allusif. Il s’agit de moments de la vie vécue et non d’un temps inventé, d’inspiration, et l’on constate qu’aux voix qui scandent ce qui est en rapport avec Poïena, donc avec une sculpture, d’autres rejettent violemment ces évocations avec un vigoureux « ON S’EN FOUT ». En dehors de la référence à la Grèce antique, avec les Furies et les Muses (qui sont d’ailleurs écartées), et au monde médiéval avec l’adresse « Douce enfant, beau neveu », les renvois à la littérature sont peu nombreux. Un poème, par exemple, commence avec le souvenir d’Apollinaire : « Cors de chasse et / bruit du vent » fait allusion aux vers de Cors de chasse : « Les souvenirs sont cors de chasse /Dont meurt le bruit parmi le vent » ; un autre évoque Le dormeur du val de Rimbaud (« un soldat tête nue / couché au fond /etc. »). Les lieux sont précisément notés, essentiellement à Marseille et à proximité de la ville — rue Bernex, BouBel-Air, la Maronaise, etc.

Dans Jadis, Poïena (une poème), deux ensembles de courtes proses, titrées "Fille de", s’éloignent du ton des poèmes, entièrement pour le premier centré autour de la vie de la narratrice dans la famille : courts récits à propos du décor, de ceux qui y vivent et de ce qui s’y passe, la chambre, les remarques d’une voisine, la mère, la cuisine, un amour d’enfant, le père et sa nudité dans l’ivresse — d’où la découverte du sexe masculin. Le second ensemble ("Fille de 2") est consacré à ce qui est extérieur au cercle familial, la nuit, la rue, la campagne, la mer, etc., à la nécessité aussi de se défendre contre les attouchements des garçons un terme exprime la violence des gestes : le verbe furer, (de même origine que forer), ici « toucher de manière indiscrète » (« ses doigts dessous entre tes cuisses, j’aime furer les blondes »).

 

Si le lecteur hésite quelquefois à interpréter, c’est qu’Hélène Sanguinetti se garde de la pseudo transparence des sentiments ; ainsi, sans qu’une liaison ait été dite clairement intervient la rupture, restituée sans phrases, « Après/ la porte de la rue a claqué / C’est fini, répète, c’est fini, / encore / répète, FINI ». Peut-être y a-t-il peu à dire dans la plupart des événements de la vie, à côté de quelques questions sans cesse posées et reposées :

 

                       Qui suis-je d’où

                       viens ? où

                       vais ?

                       et personne jamais

                       pour répondre

 

La seule chose certaine, c’est le mouvement du monde et qu’il est vain de chercher une réponse à sa propre présence : mieux vaut laisser en soi « un peu d’ombre ».

 

On sera attentif aux formes choisies et d’abord l’économie de la ponctuation essentiellement limitée à la virgule, souvent « finales » qui, alors, « accélèrent l’écriture », la suppression souvent de l’article défini. On ne comptera pas les jeux entre romain et italique, majuscules et minuscules, avec les interlignes, les polices, etc. ; il faut ajouter l’usage d’onomatopées et, surtout, de petits points en lignes variées. Ces caractéristiques (absentes du second ensemble) suggèrent de lire l’ensemble des poèmes à haute voix, comme y incitent également les sous-titres « Scène », « Voix », et ce beaucoup plus que les brefs énoncés familiers (« Je saute mais / putain / regarde-moi ! »). À lire Hélène Sanguinetti, qui publie aussi une anthologie de ses textes (Lanskine, 2025), on se dit avec elle, « Hue les mots ! ».

Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena, une poème, Poésie/Flammarion, 2025, 156 p., 18 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 27 mai 2025.

 

22/06/2025

Silvia Majerska, Blancs-seings : recension

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           La quatrième de couverture propose une lecture des douze courts poèmes du livre ; chacun, en prose, occupe quelques pages, divisé en séquences précédées de chiffres romains ; aucun ne connaît la majuscule et la ponctuation est réduite au minimum. Chaque poème est consacré à une plante dont le nom en latin est donné en titre. Des éléments nés d’une vision personnelle alternent avec d’autres extérieurs et le tout est éloigné du (triste !) langage des fleurs tout autant que d’un discours sur un herbier. Il s’agit plutôt, comme l’écrit l’auteure, d’une « botanique intérieure » qui mêle constamment l’observation, celle que chacun pourrait faire, et l’imagination, qui transforme telle plante en être qui voit le monde. En exergue, une citation du Bon usage de Grévisse dit que l’astérisque (*) devant un mot signale une forme hypothétique, l’avertissement vaut ici pour le contenu qui suit le nom, pas pour la désignation en latin précédée de ce signe. La rose, fleur par excellence dans le monde occidental, ouvre le recueil.

 

 

           La rose est reconnue comme le symbole de l’amour, culturellement très présente de la mythologie grecque et à la littérature, en France, du Moyen Âge à Ronsard et à Paul Éluard. C’est pourquoi elle est en ouverture, immédiatement identifiée bien que sous son nom latin, *Rosa. Ce qui n’est pas le cas des autres plantes du livre ; on lit d’ailleurs « il relèverait du miracle d’entrevoir tilia dans tilleul sans connaître un strict minimum de latin ». Le lien entre pinus et pin est encore lisible, comme peut-être celui entre viola et violette, mais l’ignorance de la langue morte ne permet pas de reconnaître dans CastaneaTrifoliumTaraxacumPapaverBellisChamaemelumVitis et Lilium, respectivement ChâtaigneTrèflePissenlitCoquelicotPâqueretteCamomilleVigne et Lys. On verra que c’est un motif, celui de la transformation, qui donne une unité particulière au livre : la rose aurait changé, de son passé violent (« sombre », avec ses piquants) au présent (fleur de l’amour), et elle change aussi de couleur hors de la nature.

 

Ici, la rose, comme vivante, « obéit : à la lumière, à la chaleur », et, avec les sentiments d’un humain, elle se comporte comme tel, douée de la faculté de rêver ; la narratrice comprend que les façons d’être d’un humain — comme la respiration — choquent la rose qui, elle, n’est pas soumise à l’air. La rose peut être transformée par la génétique et la dernière partie du poème rapporte qu’est née une rose bleue (précisément bleu violacé, bleu lavande) dans les laboratoires japonais, transformation destructrice d’un élément de la nature et de sa charge symbolique, de l’imaginaire qui lui est attaché. Toutes les plantes réunies dans Blancs-seings se modifient, chacune à sa manière ; pour les arbres ils grandissent et gardent quelque chose de leur histoire ; la châtaigne, qui semblait dans sa « cuirasse polie » avoir fait « vœu de silence » explose au sol ; le latex du pissenlit est comme du sang ; le pavot ressemble à une marmite, à une  jupe et semble lié au feu ; la grappe de la vigne semble un fleur de glycine ; le poème consacré à la violette se termine par un palindrome, attribué parfois à Virgile et choisi comme titre par Guy Debord pour titre d’un de ses films, In girum imus nocte ecce et consumimur igni, « nous tournons dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu ». Pour la camomille,

 

« et pareil à l’eau chaude que nous versons sur les fleurs desséchées dans le but de ressusciter les cités perdues au fond de nos infusions,

 

la mémoire insuffle au passé recroquevillé dans le bol de l’esprit ses anciennes courbes et couleurs.

 

Il s’agit bien sûr d’une construction de l’imagination qui fait penser à la perception d’un bâton dans l’eau : nous ne voyons pas alors la réalité, déformée, ce que développe la fin du poème. On n’oublie pas non plus que le lys par sa blancheur s’apparente à la perle et le poème s’achève avec une explication détaillée à propos de la formation d’une perle dans l’huître, lieu par excellence de la transformation.

 

Une partie de la page (de chaque poème) reste blanche, comme un blanc-seing, en ce sens que l’on doit combler ce qui n’est pas explicitement donné à la lecture : les mouvements de transformation, de changement qui affectent chaque plante, preuve qu’elle est vivante. Ces douze courts poèmes le disent superbement.

 

Silvia Majerska, Blancs-seings, Gallimard, 2024, 72 p., 12, 90 €. Cette recension a          été publiée dans Sitaudis le 21 mai 2025.

 

 

 

 

17/06/2025

Henri Droguet, Petits arrangements avec les mots : recension

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L’arrangement avec les mots commence avec le titre, une note finale indique qu’il est un « écho, et un hommage au beau film de Pascale Ferran, Petits arrangements avec les morts (1994) ». Il se poursuit avec les titres des quatre divisions, à peu près égales, du livre, tous à double sens : "À la lettre" (15 poèmes), "Main courante" (16), "État des lieux" (16), "Veille de nuit" (17), et il est présent du début à la fin.  Il ne fait pas oublier les personnages du livre, récurrents dans la poésie d’Henri Droguet, la nature et les manifestations des éléments, la mer, le vent, la pluie, les plantes, les animaux. Cet univers appartient à l’anthropocène, nommé par dérision dans le premier poème « l’antre aux peaux saines » ; pourtant, l’homme, presque toujours anonymisé (un « quidam », un « passant », « quelqu’un »), y tient peu de place et ses actions, sauf celles d’un enfant, sont surtout du côté du chaos. À partir de cet ensemble, est mis en œuvre le programme esquissé en quatrième de couverture, « joie des mots », « fête du langage », soit jeux avec les significations, la morphologie, la syntaxe et la prononciation, qui n’empêchent pas que « la gravité n’est pas absente ».

 

Le livre débute par ce qui est lu habituellement à la fin d’un écrit, non un post-scriptum mais trois. Le premier exclut temps et espace : « Ni les jours ni les nuits ce n’est / ni soir ni matin   c’est la cendre / comme un gouffre et le rien défait » ; la mer et le vent sont dans le désordre et la destruction dans un mouvement qui ne cesse jamais — « sans début / ni fin » — et qui est indéfiniment nourri, du ruisseau vers le fleuve et lui-même vers la mer, tout comme l’aube ne conduit qu’à la nuit. Tout semble se défaire, être voué à la disparition, la belle cétoine peut ravir le regard par ses couleurs mais quand elle « sort du cœur de la rose (…) elle se hâte sans savoir vers sa fin ». La ruine et la mort sont souvent proches, presque toujours liées à une violence ordinaire ; ainsi l’image du corbeau se nourrissant de charogne revient à intervalles réguliers (trois fois) et le bruit même du bec dans la chair morte est restitué, « soc soc soc » ou « toc toc toc » quand il « pioche (…) le désordre d’une entraille bleue », d’« une bidoche désassemblée corrompue ». Seules semblent échapper au désastre les plantes et la faune bien présentes, longuement énumérées : « spergulaire, séneçon, carotte à gomme, vergne, oseille, la belle ombelle, roselière, coudrier, aubépine ; chiens courants, reptile trigonocéphale, lièvre, merle, freux, fauvette » ; ajoutons un oiseau qui « cuicuite quelque part ».

Seul ici le chien courant rappelle un peu l’existence de l’homme dont les travaux et créations sont ignorés ou dépréciés, ainsi un produit tiré de la nature et un outil pour la transformer :

 

froment pétrifié mauvais pain    mauvais

fagot écrasé cabossé

un talus épineux farouche

digère lentement une charrue multisocs

hors d’âge disloquée

 

Cette nature ne peut que difficilement convenir à l’homme (« l’inouï presque rien ») qui n’agit que pour la changer et parle sans cesse quand il lui faudrait se taire ; il cherche toujours « quelqu’un à qui qui parler ». Il est le « passant » dont les interventions apparaissent inutiles, « viande à Dieu / vautrée /[qui] chante le temps m’enfuit / braille et bée barbouille », qui ne comprend pas qu’il lui faudrait laisser ses fausses œuvres, partir vers la mer « nourricière », « vrai et beau refuge pour aller plus loin / nulle part encore et partout », se diriger vers un ailleurs dont on ne saura rien, sinon qu’« on sera loin / très loin / une fois pour toutes », et délivré au moins provisoirement d’une vie qui n’a pas de but. Les travaux humains n’aboutissent qu’à des constructions provisoires qui se défont plus ou moins rapidement ; pour Henri Droguet, alors qu’il insiste sur la permanence des mouvements et bruits de la nature, toujours semblables, les gestes de l’homme sont à côté de ce qu’il lui faudrait faire : rien n’est dans la durée, y compris les animaux qu’il pensait avoir maîtrisés :

 

                       un chemin compliqué se perd (…)

                       un moulin bat de l’aile (…)

                       plus bas dans une forge effondrée (…)

des chiens rouges hurlent clabaudent

cherchent qui dévorer

 

Cependant le lecteur n’est pas dans un univers du désespoir. Certes, « l’infini chaos », « l’informe abîme n’accueille ni / parole ni /rien », et il est bien là ; reste à en sortir autrement que par la fuite au bout du monde, qui ne changera rien. La vraie sortie, c’est l’enfant qui la connaît, il est « l’autre sans trace ni visage / étranger rebelle qui rêvasse encore » ; sans passé, n’étant donc pas devenu le « faramineux déchet » qu’est l’adulte, il rêve, « chante », « poursuit ses romances », « dans l’herbe court après les nuages » ; il « rêve entre deux portes », soit dans une situation des plus instables, et s’il oublie ses rêves il en reprend d’autres très vite. Henri Droguet rappelle que « l’enfance [est] sans parole » — enfant continue le latin infans « qui ne parle pas » —, mais « il ânonne    la stupeur l’amour / seul l’amour / et le reste s’est perdu » — il se trouve encore, l’enfance passée, quelques hommes pour vivre « l’amour toujours / inlassablement l’abandon ». Pour ne pas quitter l’enfance, heureuse proximité des prononciations qui permet de parler de « je d’enfant », comme si l’identité était attachée au jeu.

 

Le jeu, la fête du langage sont en accord avec le chaos : ils sont partout, et d’abord dans la composition ; on l’a vu avec les titres pour les divisions du livre et les poèmes, il faut ajouter dans ce domaine "roman", qui n’en a aucun des caractères, "envoi", "fable", etc. À côté de citations de Victor Hugo, Jean Follain, d’autres non traduites (Coleridge, Dante, Milton) mettent en cause l’ordre du livre, comme l’emploi de l’italique, de capitales et de polices différentes. Il faudrait s’intéresser aux allusions littéraires, sans doute nombreuses ; par exemple, « un grenier où manque la neige » fait penser au passage d’un poème de Reverdy, : « j’écrivais dans un grenier / où la neige en tombant par / les fentes du toit devenait / bleue ». Chaos encore dans ce qui paraît stable dans la langue, les mots pour dire la position dans le temps ; ainsi le tombier — qui creuse les tombes — chantonne « demain / je t’aime hier je t’aimerai encore / toujours et déjà je t’aimais ». Henri Droguet accroît peu le lexique et ses créations sont aisément intégrables comme « grenaillu » ou « tombier », mais il emploie des mots régionaux ou techniques comme « drache », « grouin » ou « mégie » ; beaucoup plus courantes sont les assonances, allitérations, homonymes et paronomases : « Petit petit piètre piéton poieton », « la mer mégère magie mégie », « une averse herse », « orage opéra », « il dément déman / tibule », « qui franchit surgit rugit mugit ; conquis (qu’on dit », etc. Un mot familier voisine avec un énoncé "recherché" : « il lansquine » à côté de « l’indécise beauté / l’argent crispé des saules ». L’emploi au singulier de « entraille » est rarissime, mais on le lit par exemple chez Baudelaire, Giono et Valéry. On n’oubliera pas les nombreuses accumulations d’adjectifs ou/et de verbes qui donnent le sentiment d’un trop plein, comme si le texte débordait :

 

                       l’eau cabossée sauvage dévalante merveille

                       à son bouillon turbulent phosphoreux

                       sa tambouille ratatouille

                       chevelu parloir à tout faire et défaire

                       qui simultanément divague

                       fauche écorche bronche

                       vague désosse chuinte rince

                       happe râpe ponce

                                                          berce caresse

                                                          prémédite

 

Cet arrangement foisonnant se relit et le plaisir des jeux dans la langue ne faiblit pas ; on se laisse « prendre au je » et l’on reconnaît plus aisément aussi une dimension plus sombre du texte en suivant « l’homme instable » qui  fuit le silence, en retrouvant « le modeste réel ».

Henri Droguet, Petits arrangements avec les mots, Gallimard, 2025, 132 p., 17 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 12 mai 2025..

 

26/05/2025

Alexis Pelletier, Là où ça veille : recension

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 « le rêve d’un écrit sans fin toujours repris »

  Qu’écrire quand un proche meurt ? Peut-on échapper à la littérature ? Qu’il s’agisse ou non de l’aimée (« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé »), aucun mot ne peut exprimer ce qui est vécu comme la perte. Littérature encore les vers de consolation quand la fille de l’ami a disparu (« Ta douleur Du Perier, sera donc éternelle (…) »). Le livre d’Alexis Pelletier appartient à cet ensemble singulier de poèmes et proses autour de la mort de l’aimé(e), ici la mère. L’écriture commence presque trente années après le décès, fondée sur des souvenirs, et ce qui fut ne peut réapparaître que par approximations successives et retours si un détail, vrai ou inventé, semble préciser le cours de l’événement. La force du livre tient à cette tentative répétée d’une reconstruction du passé, admise pour finir comme impossible, fiction (le mot est employé) qui questionne autant l’auteur et sa vie que la disparition, et également la relation à l’écriture.

 

Des trois ensembles du livre, le premier (le plus développé) cherche à reconstruire la scène des derniers moments de vie de la mère, cette circonstance particulière que le narrateur n’a pas vécue, « Je n’ai pas /vu l’instant sans nom le moment/ le passage où/ la vie va jusqu’au bout de la vie et s’en va ». Passage invisible même pour qui est présent — moment dont le caractère indicible a été si justement restitué par Bossuet dans une oraison funèbre, « Madame se meurt, Madame est morte »*. Ensuite avec l’éloignement dans le temps, d’autres souvenirs changent la saisie du passé, d’où dans la dernière partie d’autres réflexions sur le deuil, la relation à la mort et à l’amour. L’unité du livre tient à la place centrale du décès de la mère, à la présence continue du je-narrateur et au fait que la perception de l’espace intérieur se modifie : dans les premiers vers vient au jour « un souvenir / dans une lumière / assez sombre » et cette opacité, régulièrement répétée, dure longtemps, il faut l’achèvement du parcours de l’écriture pour que s’impose « un souvenir dans une lumière assez vive » — c’est le dernier vers. Parallèlement à l’unité des contenus est affirmée une unité formelle ; le livre débute sans majuscule et aucune n’apparaîtra en dehors des citations : la division en trois ensembles n’empêche pas alors le lecteur de penser que le récit avait peut-être déjà commencé auparavant ; l’avant-dernier vers suggère qu’il peut se poursuivre, mais autrement : « je ferme les yeux je te vois je tiens ta main », le "te" renvoyant ici à la femme aimée. 

 

Alexis Pelletier indique qu’il a écrit plusieurs versions pour progressivement s’éloigner de la fiction. Des décennies après le décès de la mère, les souvenirs à la base du récit ne sont plus du tout assurés, rien ne peut aller contre le temps qui a déformé des moments difficiles à vivre, où le narrateur a été immédiatement préoccupé par le passage de la vie à la mort de la mère. Les années ont passé avant le temps de l’écriture et ce réel non vécu, comme d’autres éléments parmi ceux qui l’ont suivi, sont alors inatteignables, confus ou perdus. Comment sortir de cet « étrange combat entre l’oubli et la mémoire » ? seule l’écriture, reprise, peut faire revenir des souvenirs. Cependant tout ce qui est autour de la disparition demeure dans « des lumières assez sombres », alors qu’au cours de la soirée à l’Opéra à laquelle, adolescent, il avait invité sa mère, « les lumières de l’orchestre n’étaient pas sombres » — l’opposition sombre/clair accompagne l’évocation de ce qui a été en bonne partie enfoui dans la mémoire et le retour du souvenir des jours où la mort était éloignée, impossible à imaginer.

 

La relation à la mère, complexe, a connu des plages heureuses, notamment celles de l’enfance d’où surgissent par exemple les mots entendus au réveil, « tu as trop dormi c’est l’heure », et la vision de la fierté maternelle appréciant le choix de ses achats de livres (Verlaine en poche, pages choisies de Rimbaud en classique Larousse). Le narrateur se souvient aussi des rencontres par la musique, même décevantes. Adolescent, pour inviter sa mère à l’Opéra, il avait passé la fin de la nuit devant Garnier pour prendre des places bon marché dès l’ouverture ; pourtant, au-delà de la joie commune, ce qui demeure de cette soirée, c’est le « désaccord profond » à propos des deux cantatrices dans Jenufa, opéra de Janácek, lui très sensible au contenu et rejetant le sacrifice des femmes, elle d’abord attachée aux voix. Dans les derniers temps de la maladie, une demande a bouleversé le narrateur, « s’il te plaît mon chéri il faut me suicider » : c’était là « un dépassement de la douleur qui fait face /à la mort par l’amour ». Relation vécue mais non exprimée parce qu’absence d’échange entre la mère et le fils. Pourquoi alors écrire ce qui, par la force des choses, ne peut être en partie qu’une « fiction » — « élégie », « tombeau », « récit », « roman » ? « c’est /peut-être que la vie passe dans l’écriture/la nudité de l’amour dans la mort/rien ne/s’épuise/sauf si le désir de mots n’est qu’une/illusion un fantasme ».

 

Les retours sur les souvenirs, sur ce qui n’a pas été vécu, parfois le début d’analyse de ce vécu (« je m’aperçois que le deuil de Maman renvoie / à une angoisse fondatrice »), les doutes mêmes à propos de ce qui est raconté, donnent une vraie force au livre. Tout cela n’empêche pas que ce n’est pas un document, mais qu’il appartient à la littérature, à un "genre", l’autobiographie. Le lecteur qui n’aurait rien lu de l’auteur apprend d’ailleurs qu’il croyait naïvement que des études de lettres l’aideraient à devenir écrivain et, surtout, qu’il a beaucoup lu — beaucoup de noms, de renvois à des ouvrages, par exemple à Une phrase pour ma mère (de Christian Prigent), aussi qu’il maîtrise le jeu avec la langue (retravaillant l’homophonie morphine/mort fine ou en construisant une : mère morte/mer morte/amère mort). Littérature, oui, et c’est pour cela qu’il déborde complètement ce qui pourrait n’être que la relation d’un deuil.

* Bossuet, "Oraison funèbre de Henriette Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans" (dans Recueil des Oraisons funèbres…, Grégoire Dupuis, 1691)

 

Alexis Pelletier, Là où ça veille, Tarabuste éditeur, 2024, 132 p., 14 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis, le 8 avril 2025.

 

 

17/05/2025

Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse :recension

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La société paysanne traditionnelle a commencé à disparaître à partir des années 1960 (1) avec la transformation de l’agriculture, précisément avec le développement de la mécanisation, ce qui a peu à peu changé la structure des familles : trois générations vivaient souvent sous le même toit dans la ferme, chacune ayant son rôle. Ce modèle a longtemps perduré dans certaines régions jusque dans les années 1970, il a quasiment disparu au XXIe siècle, les paysans étant devenus des agriculteurs et la plupart d’entre eux s’exilant en ville. Ce qui explique en partie le développement des "maisons de retraite" et de ce que la manie des sigles désigne par EHPAD. Jacques Lèbre a vécu cette période, même si ce n’était pas dans une ferme, et ses sonnets portent sur la fin de vie de sa mère dans une maison de retraite, un de ces établissements qu’il qualifie de « mouroirs ».

 

À partir d’un certain âge, la vie se retire lentement, devenant « eau morte », sans autre occupation que d’observer « ce qu’il y a d’encore vivant ». La vieillesse n’est un désastre qu’à partir du moment où tout ce qui peut retenir au monde disparaît, les amis, les enfants, les sorties hors de sa maison, les spectacles. Il n’y a alors plus de vues sur le monde, plus d’horizon, seulement un présent définitivement immobile. La mère de Jacques Lèbre le dit et le répète clairement, lucide à propos de ce qu’elle vit dans la maison de retraite : « Les journées sont longues ». On peut bien continuer à lire le journal et résoudre des mots croisés — elle le fait encore à 99 ans —, les jours se ressemblent et il devient difficile de distinguer le mardi du mercredi, comme de se souvenir du jour où le fils reviendra. Les souvenirs qui reviennent, ce sont ceux, très anciens, de l’entrée dans la vie professionnelle, à une époque où l’on se déplaçait surtout à pied, quel que soit le temps.

Il est difficile de parler à cette mère dont le corps s’est transformé, maigre maintenant et fragile, de cette mère à qui l’on ne peut dire que des banalités parce qu’il est impossible de passer outre une « absence de dialogue depuis toujours ». Au fil des années, des visites dans la maison de retraite, le fossé entre le fils et la mère ne se comble pas, le fils souffre de ce qui est un abandon de sa mère dans un lieu où elle n’a rien d’autre à faire qu’attendre la mort, sachant qu’il ne pouvait la prendre en charge. Il reconnaît chaque fois qu’il entre dans la maison de retraite

 

                        (…) ces regards éteints

                        ce silence des vies qui viennent ici finir

                        et dont on ne soupçonne même pas ce  qu’elles furent

                        ailleurs en leurs lieux et leur temps.

 

Les sonnets font penser à ceux de Robert Marteau : 14 vers avec la division en strophes (4/4/3/3), mais sans rime ni nombre de syllabes régulier ; c’est la transmission de l’observation et de l’émotion qui compte d’abord, c’est dire en mots simples que "vieillesse" rime le plus souvent avec "tristesse". Jacques Lèbre a fait précéder les sonnets d’un petit ensemble en vers libres, Onze propositions pour un vertige, , qui aborde d’une autre manière la question de la perte de la mémoire. L’ami — le "tu" du poème — oublie l’essentiel de qui constitue les relations avec autrui et tout noter sur un carnet est inopérant : il lui faudrait consulter le carnet. Dans un lieu public, par exemple un café, il ne s’aperçoit pas que l’heure de la fermeture est arrivée, « Sans repère temporel, que devient l’espace ? / Peut-on seulement soupçonner ta désorientation ? ». La perte de mémoire est tragique ici puisqu’elle conduit à l’enfermement.

Le livre se clôt avec quelques poèmes d’une teneur bien différente, titrés L’amour est comme le sol, illustrés en 1998 par Marie Alloy. Jacques Lèbre met en scène la fraîcheur et l’innocence de l’enfance sous la figure d’une petite fille qui, à l’écart des adultes qui passent, parle aux oiseaux : elle représente, au moins pour un temps, ce que l’on se plaît à désigner comme le paradis, sa relation si évidente avec la nature éloigne le désastre de la vieillesse, exclut toute idée de finitude et évoque l’amour :

 

                        Où retrouverions-nous un peu de cette innocence

                        sinon dans l’amour ? L’amour est comme le sol

                        qui écorchait, lorsqu’on le rencontrait, en tombant.

 

  1. sur ce sujet, le livre essentiel d’Henri Mendras, La fin des paysans (1967). Ce qui n’est pas un détail : : 1 200 000 fermes en moins de 1970 à 2020.
  2. Publié en 2013 par les éditions Le phare du Cousseix, créées par Julien Bosc disparu en 2018.

Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse, Le temps qu'il fait, 2025, 80 p., 15 € . Cette recension a été publiée par Siaudis le 30 mars 2025.

 

 

20/04/2025

Philippe Beck, Documentaires : recension

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 « Chaque prose est un documentaire »

 

Ce que l’on écrit sur les "réseaux sociaux" n’a pas vocation à être relu, un écrit chasse l’autre et tous sont voués à tomber dans l’oubli. Philippe Beck s’est livré à un « exercice de spéléologie électronique » pour rassembler plus de 180 textes, de dimension variable (de quelques lignes à trois pages) publiés en ligne du 22 mars 2015 au 7 juillet 2024 ; il y a joint, remaniée, une communication à un colloque, titrée Le poème intéressant, et une prose dédiée à Johan Faerber, Musique entre destin et caractèrequi, toutes deux, s’accordent avec l’ensemble des écrits regroupés. Un avertissement donne sans ambiguïté une manière de les lire, « Chaque prose est un documentaire, et non un pur et simple document d’existence et de témoignage à mesure qu’on existe ». Le substantif documentaire reprend, ici et dans le titre, l’usage à propos du cinéma, les proses s’entendent donc comme « des documents (…) sur des secteurs de la vie ou de l’activité humaine ou du monde naturel »*.

On comprend que Documentaires aborde, au gré de l’actualité et des activités, rencontres, lectures de l’auteur dans des domaines variés : vivre dans le monde implique la diversité des échanges sociaux. On peut sans peine établir des listes des sujets documentés qui, de manière à engager la réflexion et le dialogue, peuvent être précédés de « Qu’est-ce que » — un enfant, la clarté, un intellectuel, un esthète, un pianiste, etc. On trouvera aussi aisément des points communs parmi les citations à quoi est parfois consacrée la prose de tel jour, que la citation se suffise à elle-même — sujet de réflexion pour le lecteur — ou soit point de départ d’un commentaire, bref ou étendu : Ashbery, Joubert, Swift, Celan, Tchekhov, Alain, Deleuze, Tom Waits, Imre Kertész, Robert Schumann (lettre à Clara), etc. Ce qui apparaissait lors de la publication de chacun de ces documentaires et qui, évidemment, est impossible de ne pas lire dans leur réunion, c’est une analyse politique des faits sociaux, quels qu’ils soient ; rien de surprenant pour le lecteur de Philippe Beck qui, depuis les premiers livres de poèmes, écrit, pour reprendre son vocabulaire, pour éclairer, clarifier, dialoguer, de là transmettre — ce qui devrait être le but de tout documentaire. On retiendra surtout les proses liées à la poésie, domaine essentiel pour qui réfléchit à la vie sociale, en sachant les limites d’une recension : les documentaires forment désormais un tout où les réflexions autour de la poésie sont liées aux observations à propos de la musique, de la lisibilité, de la publication des écrits, etc.

On peut d’abord lire un documentaire général, à propos de ce qu’est un esthète. L’esthète considère que la sensibilité est un « ordre autonome » et, ce faisant, sépare l’art des conditions matérielles dans lesquelles il existe et se développe, et efface les « décisions éthiques et politiques dont la vie quotidienne est tissée » .Toute œuvre d’art transforme celui qui la regarde, l’écoute, la lit ; c’est dire qu’elle a un rôle dans la cité, qu’elle modifie quelque chose dans une communauté, ce que comprennent bien les régimes totalitaires qui tentent de mettre l’art à leur service ou le bannissent. Par ailleurs, personne ne vit hors d’une société et la création solitaire n’existe pas si l’on entend par là qu’elle serait indifférente au contexte. Le formalisme revendiqué en poésie souffre d’oblitérer le contexte : il voudrait que la forme seule produise du sens « ou rejoigne la signification qu’atteste la communauté » ; or les mots d’un poème devraient aider le lecteur à comprendre des sentiments qu’il vit et qu’il n’a pu lui-même mettre en mots. L’émotion naît de reconnaître et de sentir dans les mots associés selon un rythme quelque chose de la nuit du monde où l’on vit. C’est pourquoi l’activité artificielle qui consiste à écrire un poème, si elle l’atteint, fait bouger, si peu que ce soit, la communauté ; en effet, « Aucun homme n’est une île, un tout complet en soi » (John Donne, traduit et cité par P. B.), ce qui l’atteint touche du même coup le groupe. La poésie aurait ainsi une fonction positive, politique, puisqu’elle est à la source de changements, de là d’échanges, de dialogue, sans pour autant imaginer qu’elle transformerait à elle seule une société : il faut inverser les termes et penser « qu’il faut changer le monde avant d’espérer que la poésie puisse le changer ou le rédimer ».

Un des documentaires consiste, sous le texte original, en la traduction non commentée d’un poème d’Emily Dickinson où la question de l’identité, plusieurs fois abordée par ailleurs, est posée.

                       Je suis Personne. Qui êtes-vous ?

                       Êtes-vous – Personne - aussi ?

Alors nous faisons la paire !

Ne le dites pas ! Ils le diraient – vous savez !

C’est si ennuyeux d’être – Quelqu’un !

Si public – comme une Grenouille

Dire son nom – tout le mois de juin

Au Marais qui vous admire !      

 

« Personne » : « je » et « vous » seraient hors du lien social qui suppose un nom, mais leur existence entraîne la possibilité d’un dialogue, fondement d’une communauté, alors que « quelqu’un », ici, ne ferait que « dire son nom » sans attendre de retour, seulement pour être admiré de la foule (le « Marais »). C’est là un exemple du fait que « La poésie est documentaire ou n’est pas ».

 

L’illustration de John Tenniel pour la couverture est en relation avec le titre, soit avec l’ensemble du livre. Elle figurait dans l’édition de 1889 (1ère édition 1865) d’Alice au Pays des merveilles de Lewis Carroll. Alice est devant le chat de Cheshire qui, souriant, satisfera la demande de la petite fille, disparaîtra lentement en commençant par le bout de la queue et ne laissera de lui en suspens que son sourire. Il y a là l’impossibilité d’une expérience perceptive — un sourire sans chat — pour Alice, « la Citoyenne du Bon sens Étonné ». Leçon peut-être pour apprécier la nécessité du commentaire, ce « sourire doux et cruel s’impose à l’âme bousculée. Il représente une pure façon de déplacer la sagesse, car la sagesse ne sait que faire de ce qui la rend folle ». C’est un des plaisirs de Documentaires que de conduire le lecteur, comme dans Abstraite et plaisantine, poèmes récemment publiés, à réfléchir sur sa pratique de lecture de la poésie.

 

Trésor de la langue française informatisé, article "Documentaire"

Philippe Beck, Documentaires,Le Bruit du temps, 2025, 48 p., 22 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 23 mars 2025.

 

 

 

 

06/04/2025

K.O.S.H.K.O.N.O.N.G, automne 2024

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Dans le poème de la une de couverture, Larry Eigner pose la question « qu’est-ce que l’abstrait ?   qu’est-ce que le concret » après une suite de mots écrits verticalement :

 

                  carte

                  peinture

                  poème

 

                  truc

                  vert

 

soleil

         couleur

 

La liste peut être dite "concrète", chaque mot évoque un élément du monde et, en outre,peinture et couleur peuvent être associés, ou d’une autre manière peinture et poème — et d’autres relations existent ; elle est abstraite dans la mesure où la signification de la liste n’est construite que par le choix d’un lecteur, sinon la série reste un tas de mots, comme tel tableau de Paul Klee est ou n’est pas un amas de formes et de couleurs.

Un second texte de Larry Eigner appellerait des remarques analogues et cette nécessité d’inventer sa lecture caractérise évidemment une grande partie de la livraison.

On ne s’étonnera pas que l’on ait à le faire pour le long poème, en vers et prose, de Claude Royet-Journoud ; "La pensée n’opère que sur des surfaces ", repris avec d’autres poèmes parus dans K.S.O.N.G. dans Une disposition primitive (P.O.L., 2025). On note des constantes, comme l’absence de continuité d’un vers ou d’un groupe de vers à l’autre ; ainsi pour les premiers vers :

               On y dépose de simples éléments

               Corps penchés sur les débris

               Des yeux se ferment

On repère le jeu des pronoms (on, il, elle), également propre à l’auteur, la présence d’un miroir qui double l’image — « le corps se scinde en deux » —, mais aussi un « corps dénué de visage », « un corps éparpillé », à partir du moment où la maîtrise des mots s’altère. Avec l’idée d’une scène dans le passé, avec le travail de la mémoire d’où surgissent des mots, le lecteur de Royet-Journoud a le sentiment de lire un immense poème commencé avec la publication de son premier livre, Le Renversement (1972) où était interrogée la composition de l’écrit — « alors décroît le nom / à l’avant de chaque parole / de chaque accomplissement / métaphorique » (p. 83). Interrogations analogues ici — « Combien de temps pour que le sens enfin nous parvienne » — et réponse que seule la lecture pourra proposer.

 Les fragments d’un récit de Robert Creeley, traduits par Martin Richet proposent des aspects différents de son écriture. Une série d’énoncés avec le mot "dent" juxtapose le réel (« dents de la scie »), la fiction (« dents du dragon ») et l’absurde (« Qui ne s’est pas déjà fait scier une dent en quatre sans s’en souvenir ? ») ; l’unité de cet ensemble est rompue par des éléments sans aucun lien avec la série, comme l’introduction de deux personnages féminins, « Le souvenir de Betty et Marjorie et du voyage à Des Moines est vrai » : l’affirmation met en cause la "vérité", la réalité, de ce qui précède. Ce qui suit semble sans relation avec le développement à propos des dents, mais l’idée de réalité est à nouveau présentée, et répétée, en même temps que la possibilité de la fable, « Quand je me montre telle que je suis, je reviens à la réalité ». La suite introduit des bouts de phrase en espagnol (dont la traduction est présente plus loin dans le texte), la répétition de « Vire au vert, vire au blanc » dans un texte énoncé par un "je" féminin qui affirme plusieurs fois son individualité (« Il faut penser à soi »), pose à nouveau qu’il « revient(t) à la réalité » pour aussitôt annoncer « Retournement. J’aime que mes combinaisons paraissent incongrues ». Les derniers éléments des fragments sont des variations lexicographiques autour du mot « Mother, cette mère (…) », qui se résument dans le mot « source ».

 Serge Linarès donne à voir ce qu’a été le travail de l’écrivaine Anne-Marie Albiach sur un poème. Il présente dans son intégralité le premier état du tapuscrit d’un poème, sans ses ratures signalées en note. On aurait souhaité connaître les ratures des deux tapuscrits suivants et que soit joint l’état définitif du poème, "Répétition", publié dans Mezza Voce en 1984 (réédité en 1992) ; tous les lecteurs n’ont pas à portée de main le volume et il est en effet passionnant de découvrir, en y passant beaucoup de temps, comment l’auteur a progressivement transformé et réduit son texte. La lecture préalable de l’essai de Jean Daive, Anne-Marie Albiach, L’exact réel (Éric Pesty éditeur, 2006) aidera, me semble-t-il, à aborder ce tapuscrit

 Le titre du poème de Jean Daive, qui clôt le numéro, trappist, est ambigu, renvoyant comme "trappiste" en français au monde cistercien et à une bière fabriquée par des moines, mais il est aussi employé en anglais comme le français "trappeur" et, récemment, c’est le nom donné à une étoile (Trappist-1) située à 40 années-lumière de la Terre. Tous ces usages sont dans le poème qui s’ouvre sur une absence ; à la question « D’où venons-nous du plus loin / que vous et moi et de plus / loin que nous ? », est répondu «  « Personne ». / Je ne rien » et, plus avant, sont donnés un temps et un espace non calculables, « Génération après génération / Galaxie et galaxie ». Jean Daive introduit des éléments susceptibles de transformer la lecture qui semblait acquise, les équivalences ciels / eaux, les trois Sœurs — Parques ou Moires —, le jeu du miroir, d’où le double et les paroles dupliquées, etc. On a le sentiment que le poème appartient à un ensemble où ces éléments sont intégrés.

Comme les livraisons précédentes de K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., ce numéro exige du lecteur une lecture attentive — et c’est tant mieux : une revue devrait toujours être un lieu d’expériences d’écriture.

K .O.S.H.K.O.N.O.N.G., n° 27, Automne 2024, 32 p., 11 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 25 février 2025.

 

28/03/2025

Olivier Barbarant, Partitas pour violon seul : recension

 

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Le livre réunit six ensembles, dont plusieurs déjà publiés dans des revues, sous le signe de la musique dès le titre, "partita" impliquant aussi l’idée de variations. Un des groupements de poèmes évoque avec "chaconne" ("Chaconne pour une planète") une danse à trois temps née au XVIIe siècle ; un autre est plus explicite, "Musiques sur quelques départs". Enfin la conclusion du premier texte en exergue consacré à l’emploi par Bach du violon pourrait résumer ce qu’ambitionne Olivier Barbarant dans le recueil, « [à propos du violon chez Bach, instrument double, harmonique et symphonique] Cette dimension porteuse d’opacité, de relief et d’une sorte d’au-delà de lui-même.  Cet équilibre aussi d’un cante jondo[chant profond] ne sortira rien qui se contente d’être lisse et beau, mais âpre et réel et vrai ».

 

"Enfantines" ouvre le livre avec une quadruple référence dans le premier poème : le titre, « Qui je fus », est emprunté à Michaux (1), le port dans l’adolescence du triangle rose (2) est une allusion transparente à l’homosexualité, des noms d’écrivains, un d’une femme politique, sont ceux des modèles à égaler (« devenir Hugo, Gide, Verlaine, ou Louise Michel) », est cité Glenn Gould avec son « jeu très lent construit au bord du gouffre » dans son interprétation des Variations Goldberg de Bach. On peut lire là une manière de programme. Comme Michaux dans Qui je fus Olivier Barbarant s’appuie souvent ensuite sur des éléments biographiques : amours homosexuelles, rappel du lien à Aragon à propos de qui il a publié plusieurs livres (ici, le titre du second ensemble est l’incipit d’un chapitre d’Aurélien), souvenirs de l’enfance, etc. Le dernier groupe de poèmes se présente comme un bilan (« Quelle étrange vie à la fin / (…)/ Aura été la tienne »), avec à nouveau la présence de Paris, des proches qui portent des prénoms (Bérénice, Aurélien) issus d’Aurélien, l’amour au centre de sa vie, les disparitions (« Vivre était donc apprendre à perdre ») et un sentiment de solitude, « Sans doute la plupart ignorent / Que j’ai su si bien les aimer ».

 

Le recueil est dominé par deux motifs complémentaires : la fin accélérée du monde et la manière dont l’individu peut vivre ce désastre. « Toute la terre est périssable », ce qu’annonce le rappel elliptique de destructions récentes, « Des tours jumelles. Des cathédrales / Une centrale […] ». Ce qui est détaillé, c’est la disparition future des œuvres d’art, « Il ne restera rien de nos musiques mortes », ni de Matisse, Chardin ou Caravage. Mais rien non plus du "nous", des humains comme individus : devenus un « troupeau docile ». Cet avenir n’est pas l’Apocalypse de la religion, seulement une conséquence des actions humaines qui aboutiront au néant, au rien, à « l’ultime chaos ». S’il est à faire une prière — tout à fait inutile cependant — elle ne s’adresse pas à un dieu absent mais aux humains, « Ayons pitié de nous / Ayons pitié de nous ». On note le choix du 12-syllabes ou du décasyllabe, vers "nobles", pour chaque fois conclure des annonces de destruction (« Mais qui entend vraiment la cloche d’incendie », « Pas de grand écran pour notre agonie »). Ce tableau sombre, désespéré, préfigure le sort de l’humanité et il n’est pas difficile de penser qu’il ne s’agit pas d’une fiction, tant se manifeste en effet une indifférence générale, pas seulement celle des gouvernants, devant l’extinction d’espèces animales ou les changements du régime des eaux. Que faire quand tous les signes d’une catastrophe s’accumulent.

 

La réponse d’Olivier Barbarant n’est pas un sauve-qui-peut, plutôt le choix de retenir ce qui reste pour, chacun, vivre au mieux le présent : « dans cet enfer promis / Passent quelquefoisdes abeilles » (souligné par moi), au béton opposer la glycine et au rien « un autre infini » constitué par la lumière, le vent, les fleurs, les oiseaux, les regards, les échanges, « Un accord entre deux pensées ». Partir du fait que « L’essentiel n’existe qu’à peine » implique que tout ce qui éloigne du désastre est fragile, que l’on ne saisira que des « buées », des « balbutiements », des « instants », des « miettes », « une poudre »,

 

                  Pour toute force l’éphémère

                 

                  la vraie vie parie sur le givre

                  qu’on regarde aux fenêtres fondre

 

On se proposera de lire, de regarder, d’écouter, d’écrire peut-être, sachant que toutes les œuvres humaines disparaîtront, comme disparaissent les lieux que l’on a connus et appréciés, et l’on comprendra que l’amour dans tous les sens du mot appartient à la « vraie vie »,

 

L’art et l’amour ouvrent l’amande

du monde enfin déshabillé

dont ne tombent que les mensonges

 

L’amour des corps, homosexuel ou non, sauve donc du gouffre par la beauté des corps ou la grâce de l’étreinte, même quand elle a lieu au fond d’un garage. C’est le fait d’être deux qui donne un sens à sa propre existence, ce que reprend Olivier Barbarant sous différentes formes, « L’important n’est pas de savoir qui l’on est / mais ce que d’un corps l’on offre à la vie ».

                 

Les poèmes d’Olivier Barbarant ne cherchent pas à innover en abandonnant toute règle : pas de tentative de faire naître le sens par l’illisible ou en prétendant fonder une autre langue. Comme d’autres contemporains (Ristat ou Paulin, par exemple), il utilise le vers libre compté (surtout l’hexa- et l’octosyllabe), ne néglige pas les images (« une farine de visages », « la neige du sourire », etc., l’anaphore ou l’énumération qui arrête un instant la variété du réel. Il s’agit toujours de saisir ce qui ne dure pas, de dire et redire que ce « monde menacé » peut encore être « l’écho d’être deux ».

  1. Henri Michaux, Qui je fus, "Une Œuvre un Portrait", Gallimard, 1927.
  2. Le triangle rose était le symbole porté par les homosexuels masculins dans l’univers concentrationnaire nazi ; les lesbiennes portaient le triangle noir, symbole désignant les asociaux. 

    Olivier Barbarant, Partitas pour violon seul, Gallimard, 2025, 96 p., 17 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 11 février 2025.