17/11/2024
Jean Hélion, Pour qui travaille-t-on ? Une lettre à André du Bouchet : recension
« Peindre comme on aime, éperdument »
D’Eugène Delacroix à Paul Klee et Käte Kollwitz, des peintres ont écrit leur Journal qui, souvent, leur permettait de préciser pour eux-mêmes ce qu’était leur recherche. La "lettre" de Jean Hélion, qui ne fut pas envoyée à André du Bouchet, est un Journal qui contient quelques éléments sur la vie quotidienne mais, pour l’essentiel, relate le parcours du peintre, la lente conquête de ce qui lui importait, ses nombreuses rencontres, ses échecs et ses réussites. Rien de linéaire dans cette vie toujours dominée par une question sans réponse claire, question qui donne son titre à l’ensemble, « Pour qui travaille-t-on ? » La lettre n’a jamais été envoyée et Hélion a ôté ensuite, en 1963, dans le but de la publier, les allusions à du Bouchet, projet inabouti ; elle a été écrite à un moment où le peintre connaissait des difficultés professionnelles et personnelles. Il admirait les écrits du poète, à qui il écrivait en octobre 1951, « je suis d’accord avec votre démarche, et surtout avec la netteté qu’elle prend à l’égard du monde ».
Cette "netteté", Hélion l’a recherchée dans son activité de peintre comme dans ses nombreux écrits ; il s’est soucié de la « position sociale » du peintre et a été compagnon d’organisations dont il pensait qu’elles se vouaient à la défense d’un "art pour tous". Il était convaincu, y compris dans sa longue période abstraite, qu’il lui fallait « travailler pour cette masse opprimée, souffrante, bien qu’ignorante ». Position généreuse, sans aucun doute idéaliste, mais plus juste pour qui se voulait révolutionnaire dans sa pratique de la peinture que le choix d’Aragon défendant dès les années 1930 une politique qui détruisait toute recherche artistique en URSS au nom du "réalisme socialiste". L’enthousiasme de Jean Hélion pour le communisme fut refroidi à la suite de son voyage avec le peintre William Einstein en URSS en 1931, il le fut encore plus avec la connaissance des "purges" — artistes, écrivains interdits d’exposition ou de publication, envoyés au goulag — qui se succédèrent à partir de 1934. Il passera peu de temps dans l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, antenne en 1932 de Moscou ; alors qu’il est persuadé d’être dans le vrai avec l’abstraction de ses tableaux, il s’y heurte au refus de l’art abstrait par les gardiens de l’art — du "réalisme socialiste" — du Parti communiste.
Il participe à la fondation du groupe Abstraction Création (1930), qui accueille Arp et Delaunay, par exemple, mais aussi beaucoup de peintres médiocres à ses yeux — ce qui justifie son départ en 1934. Après sa première exposition personnelle, en 1932, il tire une leçon amère : on y voyait
Une petite cour orgueilleuse et repliée sur elle-même, constituée de gens qui croient appartenir à une élite, se croient choisis et ne le sont que par eux-mêmes.
La rencontre avec le collectionneur Georges Bine en 1925 lui avait permis de peindre sans pour autant pouvoir y consacrer tout son temps ; son second mariage avec l’américaine Jean Blair en 1932 (qui le conduira aux États-Unis), puis l’achat de tableaux par le collectionneur américain, Albert Eugene Gallatin, à l’origine du premier musée d’art moderne à New York, le libèrent de soucis matériels sans modifier son point de vue. Selon lui, les tableaux ne sont pour les mondains que pour « le plaisir des yeux » et ne suscitent qu’une « curiosité sans conséquence » ; qu’Hélion cherche une adéquation complète entre la forme et le sens de sa peinture n’a aucune portée pour ceux qui achètent ses tableaux alors que la « vérité » de son travail de peintre réside dans cette conjonction. Il rapporte qu’il fréquentait assidument le Louvre avec un « besoin de tout bousculer » qui l’aurait incité à la fin de 1936 à repartir aux États-Unis jusqu’en 1939.
Hélion ne connaîtra pas le succès à New York et, en Virginie où il s’installe avec son épouse, il commence à sortir de l’atelier et à dessiner d’après nature. Ses tableaux évoluent lentement vers la figuration ; rétrospectivement, dans sa lettre à du Bouchet, il s’écarte de l’abstraction : « L’art abstrait participe de cette fatalité du suicide des idées, des formes, du contact avec le monde ». Ce monde, il le retrouve d’une autre manière en retournant en France où, mobilisé, il est fait prisonnier en 1940 et interné jusqu’à son évasion en 1942. Il parvient à regagner les États-Unis où le récit de sa captivité (They shall not have me, "Ils ne m’auront pas") connaît un succès de librairie. Pas ses toiles : les expositions en 1944 et 1945 sont un échec ; faut-il les attribuer, comme il le suggère, au scandale provoqué par sa relation avec Pegeen Vail (fille de la collectionneuse Peggy Guggenheim) qu’il épousera en novembre 1945 ? La mévente persistante de ses tableaux aboutit en 1947 à l’annulation de son contrat par le galeriste Paul Rosenberg. Il revient en France en 1946 et ses expositions sont éreintées par la critique, « Le monde ne m’attendait pas. Il n’avait pas besoin de moi ».
Son retour à la figuration (« Quelque chose doit venir du dehors ») a peu changé sa relation à la peinture qui représente toujours pour lui le « cri d’un homme aux prises avec la vie ». Son œuvre est reconnue de son vivant par Ponge, André du Bouchet, Bonnefoy, avec lesquels il se lie vers 1948, puis lentement par les galeristes ; il a croisé ou s’est lié d’amitié avec de nombreux écrivains et artistes au cours de son demi-siècle d’activité, Mondrian, qui l’a influencé à ses débuts, van Doesburg, Arp, Calder, Léger, Queneau, Hartung, etc. Le Centre Pompidou lui a consacré une exposition en 2004 et il a occupé six mois, en 2024, le Musée d’art moderne à Paris.
La lettre à du Bouchet proprement dite s’interrompt avec la mort de l’écrivain Pierre Mabille (1904-1952), dont il écrit la nécrologie (reproduite en annexe) à la demande d’André Breton. La préface d’Yves Chevrefils-Desbiolles est suivie d’un extrait du Journal donné à Fabrice (un des fils de J. H.), la Lettre est accompagnée en annexe d’un texte autour d’une idée de ballet et d’une étude de du Bouchet sur l’œuvre d’Hélion. Enfin, après des index des noms cités vient la liste des œuvres reproduites du peintre. L’ensemble, comme les autres livres des mêmes éditions, est imprimé sur beau papier avec une typographie aérée.
Jean Hélion, Pour qui travaille-t-on ? "Une lettre à André du Bouchet, été-automne 1952", éditions Claire Paulhan, 2024, 240 p., 28 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 14 octobre 2024.
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01/11/2024
La revue de belles-lettres, 2024-I : recension
Sauf à consacrer une livraison à un thème — pour la revue de belles-lettres, "Enfantines", 2021, 2 par exemple —, une revue propose le plus souvent des textes variés, même si l’accent est mis sur un ensemble. Dans ce premier numéro de l’année, une centaine de pages sont réservées à des poètes d’Ukraine, de Biélorussie et de Russie, sous le titre La trace du souffle. Le choix de Marion Graf et Alexey Voïnov est sans ambiguïté : « Aux confins de l’Europe, hier et aujourd’hui à nouveau, des poètes ont élevé et élèvent leur voix face à la répression et à la violence (…) à la dictature et à la guerre. » On lit, d’abord avec Vasyl Stus, « voix fondatrice de la poésie résistante ukrainienne », quatre poétesses.
Vasyl Stus (1938-1985) a connu le régime soviétique en Ukraine et, pour l’avoir combattu, les prisons et les camps de "travail" — le Goulag — où il est mort au cours d’une grève de la faim. Ses poèmes, parfois tournés vers le religieux, évitent les images et, dans leur dépouillement, portent la rage et la difficulté de vivre, aussi le désespoir :
La vie passe sans même avoir été
et combien vaines toutes les plaintes.
C’est à peine vu, c’est à peine entendu,
et ça finit, comme un mauvais présage.
C’est ce sentiment d’être devant un mur infranchissable qui domine dans un poème de Julia Cimafiejeva (1982), Biélorussienne en exil. Deux narrations qui semblent parallèles mettent en évidence la violence de la dictature ; elles opposent le plaisir sensuel d’une assiettée de fraises au lait à l’exécution de plusieurs « groupes de 15 personnes » devant une fossé où les corps tomberont : les deux récits se rejoignent, les fraises constituent le dîner des fusilleurs.
Une autre exilée, Russe, Polina Barskova (1976), évoque dans une prose Joseph Brodsky, lui aussi exilé, et ce qu’est pour elle la poésie et le terrible présent « sous les bombes, depuis la prison, depuis les camps ». Comment reconstruire ses repères dans un autre lieu, une autre langue — c’est devenir un « char/don roulant » et vivre une perte qui aboutit au constat « Je ne suis plus à personne ». Saint-Pétersbourg, la ville aimée, n’est plus et une visite à la maison d’Emily Dickinson fait prendre conscience de l’impossibilité de tout retour. Comment vivre aujourd’hui la guerre quand on comprend que « le pays se perd » ?
La guerre, destructrice de l’individu, est aussi le motif de Marianna Kiyanovska (1973), Ukrainienne ; la guerre conduit à la perte de soi parce que, écrit-elle, « chaque balle qui n’est pas pour moi / est mienne ». Peut-on rêver d’une autre vie ? Il y a, malgré la violence installée, la pensée qu’autre chose est possible comme le dit explicitement le titre « Partager la lumière ».
Mais ce qui est à partager est refusé quand c’est la violence qui est mise en cause. Deux metteuses en scène russe, Génia Berkovitch (1985) et Svetlana Petriichuk (1980), arrêtées en mai 2023 pour « justification du terrorisme » — qu’elles combattaient dans une pièce saluée par la critique en 2020 — ont été condamnées à 6 ans de prison en septembre 2024. « Il n’y a plus rien à espérer », écrit la première qui, dès le début de l’invasion russe en Ukraine, s’opposait à la guerre.
Tous ces poèmes rappellent, si l’on était tenté de l’oublier, que les dictatures existent toujours et qu’elles se maintiennent par la violence pour obtenir la soumission de leur population. Le refus de céder entraîne la répression, la prison, reste à vivre en silence ou à partir : c’est ce que rapporte le russe Alexey Voinov dès le 22 février 2022, début de l’« opération militaire spéciale », « expression qui noyait tout dans le brouillard ». Il raconte ses hésitations et comment il se résigne à l’exil pour fuir un régime où les soldats violent et tuent. Loin des vies défaites, Pierrine Poget commente ce que furent au début des années 1950 les tâches quotidiennes de la Sœur principale d’un hôpital de Genève, qui consigna tout ce qui l’occupait, aussi bien l’état des malades que des anecdotes propres à la vie collective. Il ne s’agit pas seulement d’un document à vocation administrative, il y a là « une femme qui écrit, c’est-à-dire qui pense et qui ressent, qui met en ordre quelque chose d’elle-même pour le tendre à l’Autre ». On suivra l’auteure dans ses réflexions sur un mot qui l’a intriguée dans ce "livre de raison", « lavures », dont elle apprend après quelques détours qu’il s’agit d’eau de vaisselle…
Le lecteur suit Jean-Claude Caër dans un tout autre lieu, la Bretagne, décor principal d’un ensemble de poèmes. Il y rapproche son présent à la campagne, l’été, des jours de l’enfance et, aussi, de ce temps où il « ramasse les couleurs de l’automne ». Un autre moment, il est à Ostende, pense au poète Franck Venaille, médite sur la maladie, sachant que « Seul compte le vrai, l’intensité, le désir pour affronter le néant. » Ce vrai, ce sont les petites scènes de l’été, les oiseaux observés, les enfants dans le jeu, les marches dans le vent, « la joie d’être là, pas ailleurs, juste à cet instant. »
Le lecteur rejoint ensuite Amaury Nauroy qui propose un "portrait" très personnel de son « ami de Fribourg », Frédéric Wandelère dont les poèmes sont encore peu connus en France. On suit également les réflexions de Gilles Ortlieb à propos de la traduction du Journal de Georges Séféris dont des passages sont retenus, comme celui d’une rencontre avec Henri Michaux dans les années 1930. On n’oublie pas les poèmes de l’écrivain syrien Saleh Diab, installé en France, ni les photographies de Julia Cimafieva qui accompagnent La trace du souffle. Il faut enfin rappeler le parti-pris exemplaire de La revue de belles-lettres : tout poème traduit est accompagné du texte original.
La Revue de belles-lettres, 2024-1, 206 p. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 2 octobre 2024.
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26/10/2024
Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, 19 : recension
Un livre de questions
Le livre s’achève avec le mot « FIN » suivi de « (Fin des Juliau) » ; fin d’une aventure de quarante ans qui, parallèlement, a suivi d’autres voies, notamment celles de la réflexion autour de l’œuvre de peintres ; il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas rupture, le tableau et le paysage — mémoire et présent — entretenant des rapports étroits : le corps lui-même devient paysage (« — Que regardons-nous quand nous nous regardons ? / — Un paysage qui prend corps, un corps qui hésite. ») comme la colline de Juliau est aussi corps vivant. La couverture de Juliau 19, due à l’atelier d’Anselm Kiefer, est liée à la recherche de Nicolas Pesquès : un peu à droite, une robe issue d’un autre temps sort entière du sol, encore tenue par des racines dans un terrain pierreux ; sur la gauche, comme surgies du dos du livre, six piles inégales de livres ou de manuscrits assises sur un corbeau historié ; le tout sur un fond d’arbres. Images du passé, de l’écriture et de la mémoire, et du paysage toujours présent où elles s’inscrivent. C’est d’abord la mémoire et le présent que le préambule présente comme source : « L’inoubliable ou l’enterré vivant en nous. Le vécu le plus intense étant aussi le perdu le plus profond ; la mémoire un horizon pour se mettre en route, et le présent que l’on souhaite vivre mais qui s’efface à mesure : le désir même, la puissance d’éloignement du désir ». Ensuite, dans le présent, celle qui dans le livre dialogue avec le narrateur.
Le dialogue en effet constitue la majeure partie de Juliau 19, forme justifiée « comme possibilité du poème, comme rupture et raidissement ; relances biseautées qui attisent le quotidien, l’enveniment, le défraient ». S’ajoutent un intermède, des interludes et pense-bête, remarques à propos d’un des échanges, tous hors dialogues qui sont inclus dans un Journal commencé le 2 octobre 2018 et achevé courant avril 2020, Journal tenu avec des blancs, comme peut l’être ce genre d’écrit, par exemple pour octobre 2019 seulement appelés les 7, 13, 16, 18, 19. Si Juliau 19 se présente comme la restitution d’un Journal, qui conserverait les échanges entre deux proches, il s’agit d’abord d’un travail d’écriture, prolongé au-delà de 2020 comme l’atteste la référence à un livre de Pascal Poyet publié en 2022.
Accompagnant ou non le dialogue, des phrases presque toujours nominales rappellent la présence de "la face nord de Juliau" par un de ses éléments, et celle du couple : « Herbe comme une boisson forte, jaune en majesté, jaune crucial et colline belle », « Sur le grand pin, la buse a pivoté : un visage, certainement le nôtre, passe au bleu et se dissout ». Précédant le dialogue ou y étant incluses, beaucoup de citations — du Roman de Tristan et Yseult à Roberto Bolaño —, dont les références sont données à la suite du texte : citer est un départ pour analyser, appuyer le raisonnement, « Lire relance la machine ». Les citations sous forme de questions deviennent parfois un élément du dialogue, remplaçant l’intervention de l’interlocutrice et le narrateur y répond ; accumulées, elles tiennent lieu d’analyse ou de relance des échanges.
Livre de questions, en ce sens que la langue permet d’écrire à propos de ce qui est ressenti, vécu, vu, de la relation à l’Autre et du paysage (pour autant que les images et l’Autre puissent être dissociées), et cet écrit pourra être lu, sans cependant que les mots puissent dire « ce qui justement ne peut être dit » (Agnès Rouzier, citée), ils ne transmettent à un lecteur que ce qu’il imagine. Une avancée est suivie d’une nouvelle question, d’une nouvelle approche. Il y a dans ce mouvement sans cesse repris de l’écriture, pas seulement celle de Pesquès, quelque chose de tragique qui a souvent été souligné. Si cette obscurité propre à l’usage de la langue est admise ici, il n’est pas dit que le passage du je au tu soit totalement exclu, « Peut-être que la voix du regard est celle que nous entendons le mieux, sans pouvoir la franchir, sans savoir la dire ». Pourtant, « — Si regarder, se donner les yeux, c’est bien s’équivaloir, cette sensation est un gouffre ». Il ne s’agit pas alors de devenir un "nous", mais de faire que l’amour soit fusion, dévoration, « On serait des miroirs, on se découvrirait disparus », « volatilisés ». "Nous" ne peut-être qu’un « corps infaisable flottant », une « Forme sans identité », « n’ayant aucun intérêt à défendre que son attraction, la constitution de son désir, la torsade de sa découverte » ; alors « l’expérience du dehors [devient] dialogue », « ensemble » a lieu « avec le bonheur aigu de ne jamais faire un ». Dialogue parce que la langue seule peut faire partager ce qui échappe de la vie, et si les corps s’étreignent les mots disparaissent, « noli me tangere, ce n’est pas pour les corps, les corps y arriveront toujours. C’est pour les mots, dont la bousculade est plus puissante, encore plus lancinante… ».
Dans le dernier ensemble du livre, seuls des fragments de L’Homme sans qualités sont retenus qui font fortement écho aux motifs de Juliau 19, en particulier ce qui occupe la réflexion autour de la langue et du désir, Musil, selon Pesquès, ayant cherché « comment peut se tramer dans la langue l’approche et la réalisation de l’impossible. Comment demeurer dans le désir pour traverser le mur, en faire l’abîme de la séparation la plus heureuse, l’en deçà de la fusion interdite. » Il n’est pas certain qu’il y ait une réponse satisfaisante, ou plutôt elle serait dans le ressassement du dialogue auquel invite la voix qui clôt le livre, « Viendrez-vous ? ». Invitation aussi aux lecteurs à lire, sans cesse, et à conduire eux-mêmes le dialogue.
Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, 19, Poésie/Flammarion, 2024, 218 p., 20 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 8 septembre 2024.
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14/10/2024
Isabelle Zribi, Il faut bien mourir de quelque chose : recension
Depuis trop longtemps, la plupart des échanges oraux sur les sujets de société ne se font qu’avec des phrases indéfiniment répétées, par nature loin de toute analyse. Quel que soit le sujet abordé, ce ne sont que des formules toutes faites, qui portent une idéologie conservatrice — les choses doivent rester en place, tout mouvement critique à l’égard de ce qui est ne peut qu’être négatif, tout écart par rapport au "bon sens" commun est condamnable, toute innovation introduite dans les pratiques risquerait d’ébranler les assises acceptées. Bref : ne bougeons pas/plus !
Isabelle Zribi a relevé quantité de ces énoncés passe-partout et les a classés par thèmes variés : perception de la mort, réflexions sur « les mystères de l’amour », sur l’homosexualité, affirmations péremptoires sur l’art, etc. Ses commentaires, souvent incisifs, visent à faire prendre conscience que sous l’apparente évidence des propos se propage un impensé lié à des comportements, à une manière de vivre frileux qui ne questionnent jamais, justement, les fausses évidences comme « Mieux vaut avoir un enfant jeune », « La mode, c’est cyclique », etc.
Elle n’est pas sociologue et ne prétend pas rendre compte des résultats d’une enquête, cependant, outre que le lecteur retrouve ici et là l’acuité d’un Bourdieu, elle substitue avec pertinence l’humour à la démonstration et touche avec efficacité la cible. Par exemple, à propos d’une personne qui meurt (on dira plus souvent "qui disparaît " ou, euphémisme qui éloigne un peu plus la mort "qui nous quitte") après une "longue maladie", comme on dit aujourd’hui :
" Il ne souffre plus.
On a trouvé un avantage à la mort ; c’est un antidouleur plus radical que la morphine, sans compter qu’il est dénué d’effet secondaire. Certes, il y a un prix — dérisoire — à payer. Mais on n’a rien sans rien."
La mort est un sujet particulier, le mot « mort » lui-même est le plus possible évité et l’on cherche toujours des manières de dire qui en diminuent la présence ou en atténuent la venue. Qu’une personne meure passés les 90 ans, on recourt sans réfléchir à des mots sans pertinence : « Elle était très âgée », ce qui appelle le commentaire d’Isabelle Zribi : « Arrive un âge où on mérite de mourir ».
De nombreux énoncés à propos des arts prouvent simplement que pour leur énonciateur un livre, un tableau, un film, etc., n’ont de "valeur" que s’ils apportent délassement, détente, et qu’ils sont immédiatement interprétables. D’où la proposition générale fréquente, « L’art contemporain, on n’y comprend rien », « La danse contemporaine, on n’y comprend rien » — quant à la poésie… On ne se pose pourtant pas de questions, pour reprendre l’exemple de l’auteure, devant un tableau ancien qui donne à regarder « un lapin écorché, pendu par les pattes ».
On appréciera sans doute les commentaires de phrases trop souvent entendues à propos de l’homosexualité, comme « Pourtant elle est féminine », « C’est sa vie privée ». Tous les énoncés, qui prétendent noter, violemment ou non, un écart par rapport à une prétendue norme, ne peuvent susciter qu’un commentaire, celui d’Isabelle Zribi : « Une chose est sûre : la connerie humaine est un facteur de graves perturbations sociales » — on pense à Le Pen père pour qui l’homosexualité était (citation) une « anomalie biologique et sociale » ; d’autres, en invoquant cette raison, ont envoyé les homosexuels, distingués par un triangle rose, dans des camps d’extermination.
Le lecteur reconnaîtra des énoncés qu’il a peut-être, à un moment ou un autre, prononcés sans penser à ce qu’ils impliquent, comme « il/elle ne fait pas son âge », « Je rêve de m’installer avec un bon bouquin ». La pertinence des commentaires d’Isabelle Zribi devrait aider à comprendre que ces phrases banales représentent une relation à autrui, donc à la société, fort peu émancipatrice. Pour prolonger le bêtisier, on pourra relever dans un carnet ce que l’on entend quotidiennement à propos des immigrés ou du personnel politique.
Isabelle Zribi, Il faut bien mourir de quelque chose, Rehauts, 2024, 80 p., 16 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 30 juin 2024.
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06/10/2024
Étienne Faure, Séries parisiennes : recension
On pourrait rêver de réunir les poèmes, vers et proses, écrits à propos de Paris entre 1900 et aujourd’hui, on aurait sans doute le sentiment qu’il existe plusieurs villes du même nom dans le même lieu, d’Apollinaire à Réda, de Léon-Paul Fargue à Roubaud. Séries parisiennesentrerait aisément dans cet ensemble, on y entend la voix particulière d’Étienne Faure, sa manière de vivre la langue qui invente "son" Paris, on y reconnaît des motifs présents depuis ses premiers livres, on y retrouve une forte attention à la composition et à l’unité d’un ensemble.
Séries parisiennes est composé de 16 ensembles, tous titrés "Côté + nom" : "Côté Seine", "Côté rue" pour les premiers, "Côté voix", "Côté H" pour les derniers. "Côté cage" (la cage de l’ascenseur d’un immeuble) rassemble « Dix-sept haïkus dans l’ascenseur » de construction syllabique régulière (5-7-5) ; tous les autres groupes comptent 6 vers ou proses, sauf "Côté mains" avec 12 quintils — donc 15 groupes de 6 vers à quoi s’ajoutent 6x2, soit à nouveau 17. Jeu des nombres et la thématique hors la cage est présente dans les haïkus : le baiser, les oiseaux, les voix, les écrivains (avec Balzac), etc. Les figures sont limitées à quelques paronomases, « les remous/les rumeurs », « intemporelles/intempéries », « se carapatent/Carpates » ; l’emploi du vocabulaire noté familier ou argotique par les dictionnaires, très rare chez Étienne Faure, est présent ici peut-être pour mieux marquer le caractère urbain de l’ensemble (zef, se tirer, (d’une femme) la mieux roulée, piaule).
La phrase des poèmes se développe le plus souvent à partir d’un mot ou d’un thème ; elle peut s’ouvrir avec deux mots repris à la sortie en ordre inverse avec changement de genre, (nom/ adjectif, « le vert et le noir »/« paysage noir et vert tendre »). Dans la prose d’ouverture, le lecteur passe de fenêtre à spectacle, manteau d’arlequin, théâtre, scène de genre, acte un, acteurs, jeu, chandelle (pour évoquer le théâtre ancien). Ces reprises sont un des moyens pour construire des poèmes, en prose ou en vers, d’un seul tenant, l’unité pouvant aussi être obtenue par l’emploi d’un ensemble homogène de couleurs : dans le second poème du recueil pour caractériser la saleté de la Seine, « vert trouble », « or gris sale », « eau rouille », couleurs opposées au bleu outremer, à l’azur. L’aspect trouble de l’eau n’empêche pas son mouvement, symbole habituel du « temps qui coule », comme l’eau « passe et file » vers la mer.
Le ton est donné, on ne découvrira pas un Paris insolite, pas plus que ses monuments ; rien d’autre à voir que le quotidien, ce qu’offrent la rue, les bancs, les allées du cimetière, les parcs, quelques personnages résolument à l’écart de la société, « (ces) vieux Rimbaud qui marchent ». Rien que le quotidien et s’attacher à ce qui échappe souvent au regard alors qu’il suffit de lever la tête, suivant en cela le Baudelaire des fenêtres : « Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. » Le piéton des Scènes parisiennes observe ce qui semble être une « scène de théâtre », reconstitue ou invente « Tout un fracas de vies intérieures », engrange un matériau offert à qui veut le voir tout comme il saisit au cours de ses marches des phrases, des fragments de récits. L’observation des habitués des bancs, dans les parcs, est différente. Immobiles et souvent silencieux, ils semblent « à l’écart du temps qui passe », dans un autre univers, celui des souvenirs.
Le narrateur sans cesse imagine des vies, également des scènes amoureuses où le couple, bien que dans la chambre, semble hors du monde de la ville, comme s’il s’étreignait sur un « grabat de feuilles / de paille » et s’entend aussi un « froissement de litière » ; l’étreinte entraîne un vocabulaire connotant la nature et elle impliquait également une position des corps pour rappeler la dyade Éros-Thanatos : devenus des « gisants » et « leur mort est à son comble ». Il reconstitue aussi des ruptures (« pour avoir trop bu »), l’un partant « refaire sa vie », ou « attendant l’autre (elle ne vient pas) ». Tout peut être point de départ d’une fiction, voix et gestes glanés dans les rues suscitant de courtes pièces. Cette attitude de voyeur en quête de ressources est d’ailleurs dite dans un poème qui renvoie le lecteur « aux livres anciens » où un personnage observe une scène érotique par le trou d’une serrure avant de devenir lui-même acteur.
Les livres — les livres de poèmes — sont partout dans les Séries parisiennes. Un ensemble de poèmes est consacré à des écrivains qui, tous, ont été attentifs aux choses ordinaires de la vie ; ils sont nommés (Follain, Guillevic, Réda, Goffette, Vaché), ou reconnaissable par un détail, Stéfan par « litanies », « Judas », plus clairement par « stéfaniennes ». À côté de ces hommages, le lecteur collecte des citations, de ces auteurs et, dans les poèmes, de Rimbaud (« On ne part pas »), de Ronsard ("Mais ce mien corps enterré/s'il est d'un somme fermé/Ne sera plus rien que poudre »), fragment recopié par le narrateur qui le lit au Père Lachaise. Il repère une allusion probable à un titre d’Étienne Faure (Vues prenables, 2009) dans « Rêvent-ils (…) d’autres vues imprenables », ou il se souvient du Verlaine de Sagesse(« Le ciel est, par-dessus le toit ») avec « La mort est par-dessus les toits ».
La mort est présente pour le narrateur par le souvenir des disparus, proches ou non, par le souvenir de ce qu’ils furent ; ainsi la mère définitivement absente, « un beau vide », ou tous ceux devenus sans visage ; parfois, il se vit « rattrapé par le néant des aïeux sans racines, qui n’auront bientôt jamais existé ». À côté des drames personnels, l’Histoire est le temps pour tous de la mort ; le dernier ensemble, est titré « H » — initiales dans « Les Humbles champs d’Honneur de l’Histoire Humaine » — et plusieurs recueils d’Étienne Faure s’achèvent avec l’évocation de ce qui ne fait en rien honneur aux humains. La guerre était annoncée par les cloches et leur bruit peut encore l’évoquer, trace d’un autre temps, comme les couteaux des bouchers dans un abattoir ; pour le narrateur, c’est le grincement des roues, des freins d’un vélo qui appelle le souvenir des années 1940 et des rafles de juifs, l’envoi dans les camps d’extermination, ce sont aussi les déformations du corps à cause des privations qui restent les empreintes des années de guerre.
Les potences finissent par être « arrachées » et tous sont enfin « à l’air libre »… On sait bien que la poésie ne changera pas le cours des choses, qu’elle n’empêchera pas le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie (parmi d’autres plaies trop présentes) de prospérer ; cependant, qu’un ensemble à propos d’une perception très personnelle de Paris se termine en évoquant la peste brune, toujours vivante sous des formes plus ou moins avenantes, n’est pas indifférent.
Étienne Faure, Séries parisiennes, Gallimard, 2024, 156 p., 17 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 19 juillet 2024.
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21/07/2024
André du Bouchet, Enclume de fraîcheur : recension
« Lorsqu’un poète disparaît, qu’en est-il de sa voix » (Anne de Staël)
Le lecteur de poésie, critique ou non, s’attarde plus souvent sur le sens des poèmes que sur la forme, appelant même parfois à la rescousse des philosophes variés, ce qui le plus souvent laisse le fait que les poèmes ne sont pas seulement que des mots sur une page, qu’ils peuvent aussi être lus à voix haute : même les poètes dadaïstes interprétaient leurs textes sur scène. Il existe évidemment des lectures de poèmes par des comédiens, beaucoup moins d’enregistrements disponibles par les auteurs eux-mêmes. La Dogana après avoir proposé des enregistrements de lieder (Hugo Wolf, Schubert, Malher, Schumann), publie en 2010 des proses et poèmes de Philippe Jaccottet (Le combat inégal), l’année où il recevait le prix Schiller ; en 2024, dans une présentation élégante, c’est la reprise d’une lecture d’André du Bouchet qui est présentée, faite à Marseille en 1983 à l’initiative de Jean-Luc Sarré et de Nicolas Cendo.
Avec ce disque compact, on écoute des extraits de L’Incohérence*, de Dans la chaleur vacante, de Ou le soleilet de Laisses ; a été ajoutée l'audition de poèmes que du Bouchet appréciait, du XIXe siècle (Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Verlaine) et du XXe siècle (Apollinaire, Reverdy, Tortel). Outre les textes, ont été ajoutés deux photographies de la lecture à Marseille, une autre d’une lecture à Quimper et un portrait par Pierre Tal Coat, l’ami qui a suscité plusieurs écrits. Trois études s’attachent à définir les caractères particuliers de la poésie de du Bouchet.
Sander Ort, peintre allemand et traducteur (Jaccottet, Bonnefoy, du Bouchet) était encore jeune lorsqu’il est allé rencontrer du Bouchet, pour la première fois, dans sa maison de Truinas, face à la montagne. Son témoignage, plus développé dans un livre publié en 2018 (Versants d’un portrait, rencontres avec André du Bouchet, Le Bruit du temps) introduit le lecteur dans un singulier atelier d’écriture où des feuilles de papier sont au mur comme des tableaux. Il insiste sur la prééminence pour le poète des éléments naturels, les nuages et la pierre, le ciel et le vent, les plantes rencontrées dans les promenades, jusqu’au liseron sur le bord des chemins — liseron à fleur blanche ici puisque le peintre parle de sa variante bleue. Ils ont marché ensemble dans la montagne et Sander Ort a été sensible au lien étroit entre le rythme de la marche et le mouvement donné aux mots dans la lecture, mouvement qu’il a retrouvé après la disparition de du Bouchet lors de l’écoute à Paris d’enregistrements de lectures.
Cette manière très particulière de restituer à voix haute ses poèmes, qui rassemble ce qui apparaît épars sur la page, dérange la perception première d’un livre de du Bouchet. Elle exige du lecteur l’effort de penser autrement le texte et de travailler ce que peut, ou doit, être un passage de l’écrit à l’oral. Anne de Staël exprime, par une image, ce qu’elle ressentait dans l’écoute : « Au lieu de prendre appui sur [la phrase] il la suspendait au-dessus du vide dont il avait le vertige ». Elle rapporte l’expérience d’une lectrice peu habituée, pour des raisons sociales, à lire des poèmes qui « entendit d’une seul coup les portes du langage s’ouvrir » après avoir écouté du Bouchet lire ; ensuite, après avoir été un moment déconcertée par la forme des textes écrits, elle « se prit au battement d’ailes des pages ». C’est une perception singulière de l’oralité qui a permis de lire l’espace occupé par l’écrit, les habitudes bien ancrées, installées très tôt par l’école, sont alors inversées.
Le texte s’incarne et, analogue à des répliques dans le théâtre crée, comme l’analyse Florian Rodari, un « espace sonore » qui restitue celui de la page. La voix, ses inflexions, son débit, « parole au vent », ne font pas disparaître l’écrit, au contraire le rendent accessible, le font "voir" ; le poème, dispersé dans l’espace de la page, qui semblait fragmenté, retrouve alors son unité, les mots, les phrases gagnent une présence. S’il est une leçon claire à donner de la relation entre diction et écrit, c’est qu’il est nécessaire de penser le lien entre le "chant", la scansion et la signification, ce qui semble souvent oublié dans la poésie contemporaine — c’est ce lien que cherche à construire, quoi qu’on en pense, le rap. Le poème de du Bouchet ne devrait donc pas être seulement parcouru des yeux par le lecteur, le parcours devant plutôt passer par sa gorge : il y a à réapprendre à lire autrement, ce que supposait déjà la lecture de Mallarmé, dans la lignée duquel s’inscrit du Bouchet.
Florian Rodari insiste sur la relation entre la forme des poèmes et le mouvement de la marche, notant que les « abrupts dans le phrasé (…) traduisent les ruptures repérées dans les paysages » et, plus généralement, que « La voix passe par la gorge, la bouche, les lèvres, que c’est le souffle d’un corps en marche aussi bien que celui d’un esprit en éveil ».
On a insisté sur la présence d’un corps vivant dans les poèmes, sur son souffle, son mouvement que marquent en partie les blancs dans la page. La disposition graphique des textes a parfois rapproché les pages d’un tableau — pour Sander Ort elle rapproche chaque page d’une sculpture —, dont la voix rendrait l’organisation visible. Ce qui est plus immédiatement lisible, c’est l’absence de tout mot abstrait dans l’œuvre, sont seulement présents les mots nommant les choses de la nature. Il n’y a alors peut-être, « rien à comprendre » dans ce monde visible, au moins peut-on « par la voix : l’entendre » C’est la conclusion de Florian Rodari qui suggère ainsi une autre lecture des poèmes de du Bouchet.
* Publié par Paul Otchakovsky-Laurens chez Hachette en 1979, repris par Fata Morgana en 1984, le livre a été réédité cette année chez Gallimard.
André du Bouchet, Enclume de fraîcheur, poèmes et proses enregistrés par l’auteur, Essais de Florian Rodari, Anne de Staël et Sander Orf, poèmes et proses enregistrés par l’auteur, La Dogana, 128 P., 40 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 5 juin.
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10/07/2024
Pierre Vinclair : Vision composée : recension
Bien des traducteurs ont écrit à propos de leur activité, des colloques ont lieu autour de la traduction qui n’intéressent pas que les spécialistes. Cependant, il est rare que l’on puisse entrer dans l’atelier du traducteur, suivre pas à pas sa démarche, ses hésitations et, de toute manière, il faut que la langue source soit suffisamment pratiquée pour que l’accompagnement soit enrichissant. La démarche de Vinclair est analogue à celle de Pascal Poyet traduisant Shakespeare : il fait entrer le lecteur dans le chantier de quelques traductions d’Emily Dickinson. Le propos est d’autant plus intéressant que l’on peut confronter le résultat à d’autres traductions.
Commenter un texte en le traduisant est une pratique courante pour Vinclair qui, à coté de Pope et de poèmes variés de langue anglaise, a analysé T. S. Eliot et John Ashbery en en proposant une version française. La démarche est explicitée ici dans un avant-propos qui précise la relation au texte original et fait un sort au cliché « traduire, c’est trahir » : « Traduire c’est d’abord lire, enquêter, déployer, essayer, comparer, objecter puis choisir : on trahit beaucoup moins qu’on agit (…) ; ce qui existe, ce sont d’abord ces gestes, qui en tant que tels ne trahissent ni ne sont fidèles. Ce sont des gestes, ils ne sont pas de même nature que le texte ». Aucune ambiguïté, donc, dans le projet. Les poèmes choisis sont réunis en deux groupes, « Visions » et « Musique », chacun à son tour divisé, « Superposition », « Composition », etc.
Il ne faut pas seulement restituer la signification d’un poème d’Emily Dickinson mais en retrouver dans le passage en français le caractère souvent elliptique et le rythme des vers. Dans la lecture d’un poème, ne pas se limiter à restituer le sens, mais avoir un « accès intuitif au sens », pratique qui viendrait d’un « inégal rapport des hommes au partage du sens », fait qui implique, ce que souligne Vinclair, une politique de la lecture, d’autant plus nettement lorsqu’il s’agit de traduire. Peut-être peut-on souligner que cette inégalité n’est pas due au hasard ou innée mais est d’origine sociale : qui n’a pas eu une pratique de la lecture littéraire dès l’enfance a peu de chance d’acquérir un « accès intuitif » au poème. Dans l’examen du premier poème qu’il traduit, Vinclair cite une traduction existante1 dans laquelle le choix de privilégier le sens aboutit à laisser de côté le rythme : le vers de 8 syllabes d’E. D. (My fisrt well day — since many ill —) est devenu en français un vers de 20 syllabes (Au premier jour où je me suis sentie bien — après une longue maladie). La traduction de Vinclair, et les choix sont justifiés, conserve la concision et le rythme de l’original, une signification identique bien que non immédiatement accessible : « Premier bon jour — après tant mal — ».
Une question est justement posée après la traduction du second quatrain, « faut-il faire droit, dans la réception du poème, au commentaire ? » On peut douter, sauf à être un angliciste confirmé, que le lecteur d’Emily Dickinson sache pour chaque poème lire ce qui soutient les vers ; sans qu’il soit nécessaire de les recouvrir de gloses, il est opportun d’éclairer le contexte et d’éclaircir certains choix syntaxiques. Un exemple : toujours dans ce premier poème, Vinclair détaille le jeu complexe des pronoms et note l’emploi de « he » (il) pour « pain » (douleur), de « She » (elle) pour « Summer » (= l’été) ; comment traduire ? Si on peut substituer le masculin « affre » à "douleur", mais il n’est pas de mot féminin pour « été » — donc Vinclair change la morphologie et retient Étée. On peut objecter que l’emploi de « affre » au singulier est rarissime en français (dans le Trésor de la langue française, trois exemples, Verhaeren, Verlaine et Eugénie de Guérin) et le mot est normalement au féminin ; quant au choix de « Étée », on hésiterait à approuver cette "licence poétique" pour restituer le jeu avec la langue d’Emily Dickinson et, dans le quatrain, le rythme 8-6-8-6.
Plutôt que de suivre chaque ensemble et reconnaître toutes les questions de poétique abordées, on s’attardera à lire un autre exemple de commentaire et de traduction où Vinclair met en valeur ce qui s’accorde avec ses pratiques et sa conception du poème. Notamment dans un poème2, « ce qu’apporte la musique » : « c’est justement l’arabesque (avec ses structures) qui redonne l’unité (d’un mouvement) à la multiplicité (d’une signification ouverte par les superpositions) ». Le poème s’ouvre sur le pays des morts — une tombe ouverte, allusion au sépulcre vide du Christ ressuscité —, et c’est de là que s’impose un nouveau rapport au temps, ce qu’éclaire un commentaire cité : la tombe n’est qu’une « matière première », « l’histoire d’Emily Dickinson n’est pas divine mais humaine, elle dit que ce n’est qu’à la mort de quelqu’un que nous comprenons sa vraie valeur. » Vinclair élimine toute équivoque dans la lecture de cette première strophe en rétablissant une syntaxe et une ponctuation "normales", mais c’est surtout la seconde strophe qui arrête avec Compound Vision, « Vision composée », expression reprise pour titrer le livre : elle est essentielle car elle affirme la possible « co-présence des contraires » dans un poème, sans contradiction : The Finite — furnished / With the Infinite », « Le Fini — contenant l’Infini ». La mise en regard de l’original et de sa version française laisse imaginer la nécessité et l’intérêt d’un commentaire :
’Tis Compound Vision La Vision Composée
Light — enabling Light — Lumière — autorisant
The Finite — furnished Lumière — le Fini
With the Infinite — Et l’Infini dedans —
Convex — and Concave Witness — Esprit Convexe — et Concave
Back — toward Time — Revient — vers le Temps — et
And Forward — S’avance — vers
Toward the God of Him — le Dieu qu’il est.
Ce qui retient dans Vision composée, c’est une démarche qui sollicite constamment le lecteur, invité à accompagner chaque moment de la traduction. Certes, mieux vaut avoir une bonne pratique de l’anglais et avoir déjà (un peu) lu Emily Dickinson mais, ceci étant, on accordera que « Vision et musique sont (...) les deux objets d’une sorte d’enquête critique et traductologique », que Vinclair a « voulu mener ici, en invitant la lectrice et le lecteur, non pas à lire des traductions, mais à traduire avec [lui] » et, ainsi, « faire à leur tour une expérience de l’œuvre d’Emily Dickinson ». Qui a déjà lu la poète d’Amherst découvrira dans ce livre bien des raisons de la relire.
1 Emily Dickinson, Poésies complètes, édition bilingue, traduction Françoise Delphy, Flammarion, 2020.
2 n° 830, dans The Poems of Emily Dickinson : Reading Edition, édition par R. W. Franklin, 1999, Harvard University Press.
Pierre Vinclair, Vision composée, 20 poèmes d’Emily Dickinson traduits et commentés, Exopotamie, 2024, 124 p., 17 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 17 mai 2024.
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28/06/2024
Christian Prigent, Chino fait poète : recension
« l’obscur acrimonieux du monde »
Une biographie, si détaillée soit-elle, ne retient toujours que quelques aspects d’une vie, même quand elle est construite à partir de documents d’archives, de manuscrits et qu’elle s’appuie sur tous les ouvrages déjà écrits sur le sujet. On pense à la monumentale Vie de Sade de Gilbert Lely ou à celle de Jean-Jacques Pauvert : l’une et l’autre laissent le lecteur seulement moins ignorant. Tout autre est Chino fait poète de Christian Prigent ; dernier d’une série « dont le protagoniste est son double Chino, petit Breton de Saint-Brieuc » ; la matière serait tirée pour l’essentiel de ce que l’auteur a vécu et se rangerait dans un genre littéraire relativement récent, l’autobiographie.
Les titres des sept chapitres excluent d’emblée toute continuité dans un récit qui rapporterait des parties de la vie : on passe de "Chino sur la falaise" à "Chino fait poète", avant "Chino au bocage", etc. : chaque ensemble est autonome et si le livre a une unité, on ne la perçoit pas dans l’histoire de Chino. Le poème d’ouverture oriente vers autre chose que l’autobiographie. Son titre "8 h. aux doigts de rose" renvoie à L’Odyssée (« L’aurore aux doigts de rose »), et, en même temps, refuse le ton épique : on est loin de l’aurore à 8h ; refus confirmé par les deux premiers vers, « drrring : les doigts rosses ! un dé / gobillé d’aube a déboulé ». Le lecteur est bien dans la poésie et non dans une autobiographie, ce qu’explicite sans ambiguïté la quatrième de couverture, « Décors et figures roulés dans la farine syllabique, embrouilles avec l’espace, méli-mélo de temps, cadences têtues, ratures pour rire, ratés calculés : appelons ça poésie ».
On pourrait courir à la fin du livre, il s’achève avec un "testament", sur le modèle médiéval : c’est dire que chacun aura bien peu pour se souvenir du donateur, une écharde pourrie de la vraie croix ou un calcul rénal. On lira sans hâte en relevant (ou non) les nombreux renvois explicites ou allusifs aux œuvres littéraires. Prigent apprécie les classiques latins, ici Ovide, mais il n’omet pas, ironiquement, les citations qui faisaient le succès des pages roses du Petit Larousse, comme « ô-temps-ô-mœurs-et-cetera » (Cicéron, o tempora o mores) ; la plupart des écrivains présents appartiennent au substrat littéraire de l’auteur, comme Rimbaud (qui ouvre l’ensemble "bocage" avec « et les églogues en sabots / grognant dans le verger », les Illuminations), Baudelaire, Rabelais, Sterne, Artaud et Le Pèse-nerfs, Hölderlin, cité en allemand — « L’image de mon cœur peut être trouvée dans l’ombre ou ici », Nietzsche se jetant au cou d’un cheval, Zanzotto. Quelques mots, un titre suffisent parfois pour identifier un écrivain ; « le dimanche de la vie » pour Queneau, « louve » pour Denis Roche, « double » pour Artaud. Avec « la possibilité d’un calamar » renvoi est fait à un roman à succès, et « la terre (ô) ne ment jamais à leurs sabots » est une référence (cruelle pour la revue Argile) à un discours de Pétain (25 juin 1940 « la terre, elle, ne ment pas »), passage repris pour décrire ce qui est vu « par la fenêtre » : « la terre car c’est elle ah / ah elle ne ment jamais / pue pourri salut ça pullule » — tout commentaire serait superflu. On est tenté de dire qu’il n’y a là rien de nouveau : l’œuvre de Prigent ne peut être séparée d’une plongée dans la littérature dont elle se nourrit, pas plus que du réel qui est son assise.
Le réel tel qu’il est dans Chino fait poète n’est en rien aisé ou plutôt il est à peu près comme chacun le connaît s’il ne ferme pas les yeux et ne se bouche pas le nez. Le monde est d’abord vivant des corps qui l’occupent, avec « la pisse des chevaux / les pétales à l’égout ». Un quatrain, en forçant le trait, résume ce qu’est le « dehors », "Dehors pue bon" :
l’odeur d’eau d’heur d’or où
pue-t-elle mieux qu’aux doux
fumiers déconcertants ? aimées
ordures que ne cessent vos fumées !
(On notera au passage le plaisir des allitérations et assonances, dont on ferait volontiers un florilège en y ajoutant quelques rimes bien venues, comme « fesse / face »). Cela ne gêne en rien sauf à refuser la réalité ou à imaginer qu’elle deviendra belle en la donnant telle, « non la clarté des mondes / mais le cœur amoureux de l’immonde ». Ce qui est difficile à supporter, à penser, c’est « l’obscur acrimonieux du monde » et la conscience de la fin : le vieux thème lyrique est revisité à plusieurs reprises, « que tu te dis qu’étant né / tu files au néant ». La mort est bien présente, jusqu’à parfois tout envahir, « la maison la mort la mort la maison / mmmm mercy murmure la maison », et l’on est déjà un peu dans la forme du testament avec la graphie de « mercy ». On ne sort de l’obscur qu’avec la relation amoureuse, au moins quand elle est écrite : un ensemble y est consacré ("Chino #sex-addict"), mais elle est présente ailleurs dans les poèmes, par exemple : « ferme les yeux tu verras mieux con / centré de matière amoureuse de toi / (peut-être) fondre et coller / à ta couenne […] ».
Ce qui importe, semble-t-il, c’est justement de continuer à écrire sans concession, hors de toute école — les images surréalistes chères à Breton sont expulsées — et tout aussi fermement le retour contemporain à une nature souvent mythifiée, quand ce n’est pas l’éloge du "chant" des oiseaux, « plus flore & faune décampent / plus il leur colle au cul le poète ». Rejeter les tentations formalistes dans lesquelles « on / bouge la langue pas / plus qu’un chœur d’opéra », rester « hostile au style »,
Prigent écrit à nouveau ce qui est le fond de sa poétique ; où est la beauté ? « (non l’image : l’énorme / soufflerie d’émoi /le charabia / l’informe) ».
Christian Prigent, Chino fait poète, P.O.L, 2024, 176 p., 19 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 3 mai 2024.
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11/06/2024
Emily Dickinson, Du côté des mortels : recension
« La Vie n’est que la Vie ! Et la Mort la Mort ! »
Est-il indispensable de donner une nouvelle traduction de poèmes dont on a déjà plusieurs versions ? Ce genre de questions, heureusement, n’a plus cours : il existe plusieurs éditions en français, complètes ou non, des poèmes d’Emily Dickinson, on peut prendre plaisir à passer de l’une à l’autre, et l’on peut en souhaiter de nouvelles ; les variations dans la saisie de la langue source aboutissent à des solutions différentes qui sont toujours bienvenues. François Heusbourg n’a pas le projet de traduire la totalité de l’œuvre, près de 1800 poèmes, mais en choisit par tranches chronologiques : il a déjà publié quatre volumes et il présente ici un ensemble pris dans les années 1860 et 1861, « juste avant la période la plus intense de sa production poétique ».
"Du côté des mortels" est la traduction du dernier vers (« Opon the mortal side », p. 28) d’un poème., vers choisi parce que dans cet ensemble demeurent encore fortement vivants pour la jeune femme — elle a trente ans — Amherst, le jardin, les fleurs, les oiseaux, l’enfance, avant le repli noté par le traducteur « dans le monde intérieur de la demeure familiale ». La nature est très présente, sous une forme générale (arbre, verger, rosée, oiseau — « "Maman" n’oublie jamais les oiseaux » —, etc.) et les différents éléments observés peuvent être aussi nommés : aster, renoncule, marguerite, rose, baumier, grive, merle, cerf, cerise, etc., et souvent mis en relation, « Si la Campanule avait ouvert son corset / à l’Abeille amoureuse (…) ». L’attention d’Emily Dickinson aux choses de la nature est aussi lisible dans des comparaisons, par exemple dans « Toi — aussi — prends des allures d’Arantèle » [= mot ancien pour "toile d’araignée" ; pour cobweb]. Il y a dans son imaginaire le sentiment d’être totalement du côté des plantes et des animaux, ainsi dans un distique : « Ni Rose, me suis pourtant sentie fleurir, / Ni oiseau — ai pourtant plané dans l’Éther — » ; cette proximité est sans doute nécessaire dans un monde où il lui est difficile de trouver une identité.
Il faut pour cela pouvoir se situer, y compris dans le temps. Ce qui est le plus aisé à définir pour elle, c’est le passé. Quelques éléments qui ont compté sont conservés dans une « boîte d’Ébène », une lettre, une fleur, une boucle. On ne saura rien de plus, sinon qu’ils appartiennent à un temps accompli, « comme si la petite Boîte d’Ébène / N’était notre affaire en rien ». Pour le présent, Emily Dickinson imagine pouvoir un lieu social tout en en marquant la quasi impossibilité, « À l’aube — je serai — une Épouse — (…) À minuit — je ne suis qu’une jeune fille — (…) / Si tôt pour une enfant — de ne plus l’être — ». L’aube est toujours le moment d’une séparation pour quelque chose à venir - c’est le matin renaissance -, d’où la question « Y aura-t-il vraiment un matin ? » pour que s’accomplisse, notamment, la sortie de l’enfance, qu’elle devienne elle-même, « Je suis "Femme" maintenant / C’est plus sûr ainsi ». Femme, épouse…, lorsqu’elle a « prudemment, examiné [sa] petite vie », elle a fait la part de ce qui pouvait disparaître et rester, et elle termine par une question, « Te trouves-tu dans cette petite Grange / Que l’Amour T’a offerte ? ».
À côté d’Emily, il y aurait un "tu" et cet "Autre" semble bien vivant ; elle lui écrirait tant qu’elle voit son « crayon émoussé » et, pensant à une prochaine rencontre elle note qu’il lui faudrait « Songer à ce que moi-même je dirai / Et ce que lui-même me dira à moi — ». Elle projette une vie commune, imaginant une présence continue (« Marcher pour toujours à ses côtés ») et elle est consciente que la durée est nécessaire pour que l’Autre devienne pleinement un "tu", « La vie entière — pour connaître l’autre / Que nous ne pouvons jamais apprendre ». Serait-ce la voie pour être reconnue ? « Enfin— être identifiée —/ Enfin — les Lampes tournées vers toi —/ Le reste de la vie — ». Parallèlement à ce désir d’être vue comme une femme, et surtout un "je", est aussi rappelé le sort commun, le sort de tous, donc le sien, « Je ne suis Personne / Qui êtes-vous ? / Êtes-vous — Personne — vous aussi ? / (…) C’est si morne — d’être — Quelqu’un / Si commun — ». Ce mouvement de la reconnaissance de ce qu’elle est à l’effacement est une constante, mais son identité est toujours assurée quand elle parle de son rapport à la nature, en particulier à l’eau, à la mer. S’imaginant devenue rivière, elle questionne, « Mer bleue — m’accueilleras-tu ? » ; question toute rhétorique : elle ne pense pas être comme une goutte d’eau dans la mer, qu’elle associe par ailleurs à l’Autre rêvé dans deux vers quelque peu énigmatiques, « Les plus petites Rivières — dociles à quelque mer / ma Caspienne — toi ». L’eau est parfois associée à la mort : un nageur disparaît, parce que la mort n’est jamais loin dans les poèmes d’Emily Dickinson.
Elle est bien terrienne et son lien à la nature proche d’elle est vivant, constant, ce qui n’empêche pas qu’elle aille « Vers l’éternité profonde », que la mort soit toujours présente, emportant une amie. Elle-même, se supposant disparaître, souhaiterait qu’une grive « à Foulard Rouge » reçoive « une miette Commémorative ». Les vers semblent parfois empruntés à une prédication tant ils ne laissent que peu d’espoir à la vie, « La Poussière est le seul Secret / La mort la seule Personne ». Reste le paradis, qui l’obsède, coupé de tout ce qu’elle vit : « Savent-ils qu’ici c’est "Amherst" — ».
Tout a été dit de la simplicité du vocabulaire d’Emily Dickinson. et de son usage du tiret qui impose un rythme à la lecture, mais qui ne rendent en rien aisée la traduction : celle de François Heusbourg transforme notre approche des poèmes sans doute parce qu’il traduit en ayant présent l’ensemble de l’œuvre. On lira avec intérêt l’analyse de Claude Ber, à qui la postface a été confiée comme elle l’a été à des écrivaines dans les volumes précédents.
Emily Dickinson, Du côté des mortels, Poèmes 1860-1861, traduction François Heusbourg, éditions Unes, 2023, 152 p. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 19 avril 2024.
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06/06/2024
Pierre Vinclair, Complaintes & Co : recension
La complainte, née au Moyen Âge (cf. Que sont mes amis devenus...), selon certains aurait été et serait restée un genre "populaire", une manière de poésie orale. C’est évidemment oublier que sa forme n’était pas aisée à maîtriser, conservée par exemple par du Bellay ou d’Aubigné (1) ; quant aux complaintes de Laforgue (1885), très savantes, elles ont longtemps été réputées illisibles. Pierre Vinclair n’adopte pas la versification de la tradition mais, surtout, Complaintes & Co comprend un paratexte varié que l’on interrogera autant que les complaintes.
Le titre annonce l’absence d’homogénéité de l’ensemble, sans qu’on puisse décider à la lecture de ce que recouvre & Co. La table des matières donne le titre "Le monde du travail" pour 15 complaintes, puis "Le théâtre du monde", composé de 15 portraits de personnages des pièces de Shakespeare, à nouveau 15 complaintes, "Au chaos domestique" ; on lit ensuite "Le portrait est une fiction" et, dans un corps plus petit, "Une carte d’identité poétique". Toujours dans cette table, s’ajoutent une "Préface", de Laurent Albarracin, et "Source des citations". La construction semble très lisible : le dehors/le dedans, des portraits entre les deux, un développement théorique, le tout précédé d’éclaircissements extérieurs (préface) et accompagné des étapes d’un parcours et de références.
Sauf que la table est incomplète. Manque la mention, à la suite de la couverture, d’une page d’ouverture qui, recto verso, donne deux photos en buste de Vinclair, une de trois quarts et une de face ; pour la page avant la quatrième de couverture, au verso, Vinclair sur une plage avec parka et capuche, un jour ensoleillé (ombre marquée) sans doute froid ou venteux ; au verso, Vinclair (2) a dirigé son appareil vers le plafond formé d’un miroir, dans un lieu public ; on peut supposer sur l’image son épouse et ses deux filles (l’une dans une poussette), leur présence étant fréquente dans d’autres livres. On peut lire un contraste entre les premiers portraits, analogues à ceux trouvés en ligne, et les photos de personnages peu reconnaissables, l’une et l’autre dans le flux des images, connotant l’anonymat, la fiction ? — le dedans /le dehors.
La couverture des Complaintes entre aussi dans la composition du livre ; après nom et titre, une barre horizontale est suivie d’une citation entre guillemets, « Le monde est ce qu’il est,/un gros orteil/au bout du pied/d’un dieu absent », derniers vers du portrait de Jaques dans "Le théâtre du monde". La quatrième de couverture, classiquement, définit elliptiquement le contenu en insistant sur le caractère de « fresque sociale » des Complaintes, sur la singularité de chaque voix mais également, se demandant avec Shakespeare si le monde n’est rien d’autre qu’une « scène théâtrale » ; suit une citation, reprise d’un fragment de la "Complainte de l’auditrice de radio" (p. 86), qui affirme le plaisir simple d’être chez soi. On pourrait commenter la brève notice biographique qui, signalant que Vinclair est traducteur et essayiste, ne mentionne que trois titres sans lien avec ces activités. D’une couverture à l’autre, mouvement conservé du réel à la fiction, la quatrième exposant les deux.
Les deux ensembles de contraintes se répondent, ce que lecteur découvre au fil de la lecture et ce que dit clairement un poème, « Le monde/dedans-dehors/est un concert de cris/que j’ai enregistré ». À l’intérieur de chaque ensemble, on repère des jeux à propos de l’inversion, de la notion de double, par exemple : « L’œuvre totale est un pastiche/tu vois/ de la totalité de l’œuvre », « Les voitures filent dans le faussé/ l’histoire est une route/ le sens est un fossé », y compris dans la reprise transformée d’une citation, dans "Le théâtre du monde", « Juliette a chaud extrême en endurant froidure ». On rencontre plusieurs figures doubles dans les trois ensembles, telle cette femme qui joue le rôle de Richard III. Les citations, le plus souvent transparentes, (« la légende des siècles », « romance sans paroles », etc.), sont manière d’ancrer les portraits et les complaintes dans la littérature, dans le miroir du réel et de l’imaginaire. Le réel est bien présent, notamment, avec l’introduction de l’actualité — « les crimes des Russes/ou des Chinois, les fronts opposés de ceux qui sont pour/ ou contre/ la prochaine réforme » — autant que l’imaginaire avec « la voix des tritons et sirènes/les légendes alambiquées de l’eau ».
"Le portrait est une fiction" part d’une « dispute » dont on pensait qu’elle était depuis longtemps obsolète : selon un poète, il faudrait interdire dans les poèmes toute une série de mots « accusés de ne plus rien dire et de faire écran à la poésie justement parce qu’ils font poésie » ; on comprend mal pourquoi « éternité » ou « silence » seraient "poétiques" plus que « table » ou « lit » (cf. Éluard, Le lit la table), mais Vinclair accepte de se prêter au jeu et écrit un poème à partir des 42 mots supposés interdits ; « défi potache » qui vaut surtout pour avoir conduit l’auteur à une « grosse torsion de la syntaxe ainsi qu’à une dramatisation importante des coupes ». La « démonstration » a conduit à l’écriture des complaintes.
La balance entre réel et fiction est au cœur de la préface de Laurent Albarracin. L’essentiel de l’écriture reposerait sur la "perturbation " de la syntaxe qui produit des effets de réel, les personnages sujets des complaintes saisis dans « la bigarrure des apparences ». Aussi bien là que dans le théâtre de Shakespeare, « par-delà la permutabilité, la mobilité, la factivité des êtres et des choses, ne subsiste rien d’autre que le jeu [= « liberté de mouvement » et « dramaturgie théâtrale »], toute perception de la réalité est une fiction ».
L’analyse est séduisante mais on peut aussi lire Complaintes & Co comme un mouvement incessant du réel à la fiction, le premier nourrissant l’autre, comme dans la plupart des livres de Vinclair. Si, dans le paratexte, on retient que les premières complaintes sont précédées de vers d’Hamlet, c’est un extrait de Wittgenstein qui introduit les portraits des personnages de Shakespeare, lequel « n’est pas vrai selon la nature » mais dont « chacune des figures apparaît significative, digne d’intérêt » et une de Laforgue le second groupe de complaintes, « L’Art sans poitrine m’a trop souvent bercé dupe ». Enfin, l’autobiographie de Vinclair, à la troisième personne, convainc que ses poèmes ont, d’abord, pour sujet "le monde tel qu’il est" ; il écrit « il cherche toujours à construire dans le poème une image (chantante, pensante, vivante,) de tout et n’importe quoi, des territoires qu’il arpente, des gens qui comptent et de ce qui nous arrive, des figures cachées sous les choses. »
1 D’Aubigné, "Complainte à sa dame", 1ère strophe : Qui prestera la parole/ A la douleur qui m’affole ?/ Qui donnera les accens/ A la plainte qui me guide./Et qui laschera la bride/ A la fureur que je sens ? (Gallica) Comme du Bellay d’Aubigné garde le schéma le plus répandu pour l’ordre des rimes, aabccb.
2 On le reconnaît (avec une loupe…) à partir des premières photos et de son portrait charge dans la "Complainte de la prof d’anglais", p. 28. Pour la dernière photo, le personnage porte une marinière, fréquente sur d’autres photos de Vinclair.
Pierre Vinclair, Complaintes & Co, Préface Laurent Albarracin, Le Castor Astral/Poche Poésie, 2024, 136 p., 9, 90 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 3 avril 2024.
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07/04/2024
Laurent Fourcaut, Un morceau de ciel : recension
Les sonnets sont précédés de l'extrait d’une lettre de Baudelaire qui contient le titre, Un morceau de ciel, et rappelle deux caractères essentiels du sonnet : d'abord, « Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense » ; ensuite, ce genre s’adapte à tout, « la bouffonnerie, la galanterie, la passion, la rêverie, la méditation philosophique ». C'est là mettre en relief la plasticité du sonnet pour ses thèmes, largement exploitée depuis, alors que la forme a peu évolué. Les 169 sonnets de Laurent Fourcaut sont de type marotique (ABABx2 CCDEED) en alexandrins rimés ou en 12-syllabes, sans ponctuation ; c'est dans ce cadre que la forme est travaillée.
La plasticité du sonnet est travaillée par Laurent Fourcaut dans sa forme. Il touche au vers en refusant son autonomie, en brisant son cadre, le(s) mot(s) à la rime pouvant être coupé(s) (« l'ignorance éhon/tée », v. 8/9, « le corps féminin aux multiples avata/rs », v. 7/8, etc.) ou le vers 14 prolongé pour compléter un mot ou une phrase (« le récit de Théra/mène », « peu s'en faut qu'on perde/le goût du pain ») et, dans un cas, pour commenter une assertion (« les ordes fadaises/indispensables à la survie des puissants » / soi-disant). La forme est revisitée d'autres manières, en reprenant des "licences poétiques" plus ou moins archaïques (« encor », « ores »), en introduisant une morphologie ancienne (« emmi » pour parmi, « cil » pour celui), en détournant des graphies disparues (« festes » pour rimer avec « restes »), en transformant l'orthographe pour avoir 12 syllabes (« des câbles électrics », p. 89, « certe elle », p. 174) ou une rime (« chimerics/chics », p. 114) ou en adoptant un faux parler paysan (cf. Molière), « aussi vrai que je m'appelons Albin », pour éviter l'élision avec « appelle Albin » et en rimant pour l'œil (« les gaz/raz-de-marée »). Le jeu de la forme ne se veut pas discret et touche fortement le vocabulaire. Sans être du tout depuis longtemps exclus des poèmes, les mots de registres considérés familier ou argotique ne sont que rarement reçus dans une forme traditionnelle comme le sonnet. Ici, ils pullulent de « prout », « zigouiller », « grave » à « pute » ou « baise », et ajoutons les expressions telles « on se les gèle » — comme l'écrit Laurent Fourcaut « aussi faut-il au vers s'injecter de la prose ».
Il est une autre voie pour faire que la forme se plie au projet de l'auteur : introduire des éléments venus de la littérature, du cinéma, etc., fragments du réel qui transforment le contexte. Cela commence avec les titres des sonnets, Reflets dans un œil d'or (Carson Mc Cullers), comme Bande à part (Godard), La forme d'une ville, etc. (Gracq, repris par Roubaud), Mots et choses (Foucault), Une charogne (Baudelaire), etc., et se poursuit dans les sonnets eux-mêmes avec les emprunts exacts (« le dur désir de durer », Éluard ; « la nature est un temple », Baudelaire ; « dans l’Orient désert », Racine), plus ou moins transformés (« le son du cor au fond des derniers bois » (Vigny), « un petit pan de ciel jaune », (Proust), ou encore « la forme d'une ville (...) tourne en eau de boudin ». Le dehors entre aussi avec des noms d'horizons variés. L'antiquité a sa place (Jupin, Hercule, Homère, les Euménides, etc.) comme la peinture (Manet, David, etc.) et plus encore la musique (Couperin, Bach, Haydn, etc.), notamment le jazz, de Erroll Garner, Monk, Coltrane à Keith Jarrett et, tout autant, la littérature, de Bashô et Ronsard à Apollinaire et Dominique Fourcade.
Laurent Fourcaut délaisse les figures, autant la métaphore que la paronomase — on relève seulement « les marées les marais » — devenus signes d’une poésie "classique" . Il préfère vanter sans fard ce qu'il apprécie ou fustiger avec humour ce qu'il rejette ; on verra ainsi P. Claudel qualifié de « grand poète comique » et un sonnet, sous le titre Autre Genèse, reconstruire l'épisode biblique fondateur en l'intégrant dans une idéologie : dans quel but cacher l'intimité d'Adam et Ève avec une feuille de vigne ? « la sauvagerie tétanisée disparaît /il fallut confesser toute poussée de rut ». Cet humour à propos de qui est considéré comme "grand écrivain" ou d'une origine des religions s'accorde avec le projet de Laurent Fourcaut de rejet de ce qui connote pour lui la classe dominante. Il explicite son propos dans une postface :
Tout le travail du concentré de poème qu'est le sonnet consiste (...) à ouvrir un accès au [« divin et inhumain monde réel »] dans le champ des formes de la langue et de la culture, en tant que ces formes n'échappent aucunement aux idéologies mortelles qui sous-tendent l'apocalypse en cours.
Les deux premiers sonnets, séparés par un lieu et une date (Lozère, juin 2019) résument elliptiquement son projet. Le premier par son titre, Ô saisons, évoque le Rimbaud des Illuminations, soit du bouleversement dans la langue du poème. Le premier hémistiche, « Il pleut le monde coule », introduit les deux éléments opposés dans la plus grande partie des sonnets, la nature-la ville. De nombreux poèmes commencent d’ailleurs par un état de la météo, comme « Il pleut bien ça nettoie l'urine des clébards » (p. 150). Le second sonnet porte un titre éloquent, In deserto — rappelant le vox clamantis in deserto de Jean-Baptiste répondant aux Juifs qui voulaient savoir s'il était le Christ. Le premier vers explicite à quoi renvoie « le monde coule » qui précède : « Chouettes temps nouveaux tout devient marchandise », et le refuge dans « des lieux désertiques » comme la Lozère s’oppose ensuite au règne des marchands.
Les multiples aspects du « mirage absolu de l’avoir » sont fustigés sans répit. Aujourd’hui, les hommes vivent « un temps d’indépassable vulgarité » dans un monde « gangrené jusqu’à l’os par la par/touze capitaliste », « saigné à blanc par l’économie libérale », par « l’agriculture industrielle ». Ce monde est gouverné par des médiocres qui rendent responsables du mal être ceux qui en sont les victimes, les migrants. Longue litanie de tout ce qui transforme les rapports sociaux, aboutit à une « société jetable », détruit les relations les plus simples. Devant « un besoin éperdu de sens le monde lisse/n’en a cure » et impose « le prêt-à-porter de la pensée du goût ». Ce qui est sous-jacent dans ce réquisitoire, c’est la certitude que cependant, dans ce monde, les « merveilles » n’ont pas disparu. Il faut refuser « la turbine à profit », l’absurdité de l’accumulation des biens. Condamner sans appel « la mondialisation imbécile », la destruction des lieux de vie, « atroces mégapoles » où « la nature a carrément disparu / ça a quelque chose de macabre ». Regarder autour de soi les choses de la nature — celles qui restent —, la beauté des femmes, de la musique, de la littérature, de la peinture, de tout ce qui échappe et doit toujours échapper aux marchands du temple. Il y a quelque nostalgie à se souvenir d’un autre temps, rapporté par un « on », un « on » narrateur qui sait se moquer de lui-même, « on s’offre soir venu à défaut de compagne / la ponte d’un sonnet de soi-même bourreau ». Le « on » ne disparaît que dans la note (« Ce matin du 27 mars 2020, ma mère… ») qui accompagne le dernier sonnet, Mère, hommage à la disparue.
Cette fin lyrique incite à relire l’ensemble et le lecteur comprend combien Laurent Fourcaut enrage de savoir que trop peu de ses contemporains n’acceptent pas ce monde de « poussière et de suie » ». Poésie « engagée » ? Oui, si l’on entend par là que le réel est « source et aliment du poème ».
Laurent Fourcaut, Un morceau de ciel, "Concentrés de sonnet"
Éditions Tarabuste, collection DOUTE B.A.T., 2024. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 25 mars 2024.
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22/03/2024
Laurent Fourcaut, Un morceau de ciel : recension
Les sonnets sont précédés de l'extrait d’une lettre de Baudelaire qui contient le titre, Un morceau de ciel, et rappelle deux caractères essentiels du sonnet : d'abord, « Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense » ; ensuite, ce genre s’adapte à tout, « la bouffonnerie, la galanterie, la passion, la rêverie, la méditation philosophique ». C'est là mettre en relief la plasticité du sonnet pour ses thèmes, largement exploitée depuis, alors que la forme a peu évolué. Les 169 sonnets de Laurent Fourcaut sont de type marotique (ABABx2 CCDEED) en alexandrins rimés ou en 12-syllabes, sans ponctuation ; c'est dans ce cadre que la forme est travaillée.
La plasticité du sonnet est travaillée par Laurent Fourcaut dans sa forme. Il touche au vers en refusant son autonomie, en brisant son cadre, le(s) mot(s) à la rime pouvant être coupé(s) (« l'ignorance éhon/tée », v. 8/9, « le corps féminin aux multiples avata/rs », v. 7/8, etc.) ou le vers 14 prolongé pour compléter un mot ou une phrase (« le récit de Théra/mène », « peu s'en faut qu'on perde/le goût du pain ») et, dans un cas, pour commenter une assertion (« les ordes fadaises/indispensables à la survie des puissants » / soi-disant). La forme est revisitée d'autres manières, en reprenant des "licences poétiques" plus ou moins archaïques (« encor », « ores »), en introduisant une morphologie ancienne (« emmi » pour parmi, « cil » pour celui), en détournant des graphies disparues (« festes » pour rimer avec « restes »), en transformant l'orthographe pour avoir 12 syllabes (« des câbles électrics », p. 89, « certe elle », p. 174) ou une rime (« chimerics/chics », p. 114) ou en adoptant un faux parler paysan (cf. Molière), « aussi vrai que je m'appelons Albin », pour éviter l'élision avec « appelle Albin » et en rimant pour l'œil (« les gaz/raz-de-marée »). Le jeu de la forme ne se veut pas discret et touche fortement le vocabulaire. Sans être du tout depuis longtemps exclus des poèmes, les mots de registres considérés familier ou argotique ne sont que rarement reçus dans une forme traditionnelle comme le sonnet. Ici, ils pullulent de « prout », « zigouiller », « grave » à « pute » ou « baise », et ajoutons les expressions telles « on se les gèle » — comme l'écrit Laurent Fourcaut « aussi faut-il au vers s'injecter de la prose ».
Il est une autre voie pour faire que la forme se plie au projet de l'auteur : introduire des éléments venus de la littérature, du cinéma, etc., fragments du réel qui transforment le contexte. Cela commence avec les titres des sonnets, Reflets dans un œil d'or (Carson Mc Cullers), comme Bande à part (Godard), La forme d'une ville, etc. (Gracq, repris par Roubaud), Mots et choses (Foucault), Une charogne (Baudelaire), etc., et se poursuit dans les sonnets eux-mêmes avec les emprunts exacts (« le dur désir de durer », Éluard ; « la nature est un temple », Baudelaire ; « dans l’Orient désert », Racine), plus ou moins transformés (« le son du cor au fond des derniers bois » (Vigny), « un petit pan de ciel jaune », (Proust), ou encore « la forme d'une ville (...) tourne en eau de boudin ». Le dehors entre aussi avec des noms d'horizons variés. L'antiquité a sa place (Jupin, Hercule, Homère, les Euménides, etc.) comme la peinture (Manet, David, etc.) et plus encore la musique (Couperin, Bach, Haydn, etc.), notamment le jazz, de Erroll Garner, Monk, Coltrane à Keith Jarrett et, tout autant, la littérature, de Bashô et Ronsard à Apollinaire et Dominique Fourcade.
Laurent Fourcaut délaisse les figures, autant la métaphore que la paronomase — on relève seulement « les marées les marais » — devenus signes d’une poésie "classique" . Il préfère vanter sans fard ce qu'il apprécie ou fustiger avec humour ce qu'il rejette ; on verra ainsi P. Claudel qualifié de « grand poète comique » et un sonnet, sous le titre Autre Genèse, reconstruire l'épisode biblique fondateur en l'intégrant dans une idéologie : dans quel but cacher l'intimité d'Adam et Ève avec une feuille de vigne ? « la sauvagerie tétanisée disparaît /il fallut confesser toute poussée de rut ». Cet humour à propos de qui est considéré comme "grand écrivain" ou d'une origine des religions s'accorde avec le projet de Laurent Fourcaut de rejet de ce qui connote pour lui la classe dominante. Il explicite son propos dans une postface :
Tout le travail du concentré de poème qu'est le sonnet consiste (...) à ouvrir un accès au [« divin et inhumain monde réel »] dans le champ des formes de la langue et de la culture, en tant que ces formes n'échappent aucunement aux idéologies mortelles qui sous-tendent l'apocalypse en cours.
Les deux premiers sonnets, séparés par un lieu et une date (Lozère, juin 2019) résument elliptiquement son projet. Le premier par son titre, Ô saisons, évoque le Rimbaud des Illuminations, soit du bouleversement dans la langue du poème. Le premier hémistiche, « Il pleut le monde coule », introduit les deux éléments opposés dans la plus grande partie des sonnets, la nature-la ville. De nombreux poèmes commencent d’ailleurs par un état de la météo, comme « Il pleut bien ça nettoie l'urine des clébards » (p. 150). Le second sonnet porte un titre éloquent, In deserto — rappelant le vox clamantis in deserto de Jean-Baptiste répondant aux Juifs qui voulaient savoir s'il était le Christ. Le premier vers explicite à quoi renvoie « le monde coule » qui précède : « Chouettes temps nouveaux tout devient marchandise », et le refuge dans « des lieux désertiques » comme la Lozère s’oppose ensuite au règne des marchands.
Les multiples aspects du « mirage absolu de l’avoir » sont fustigés sans répit. Aujourd’hui, les hommes vivent « un temps d’indépassable vulgarité » dans un monde « gangrené jusqu’à l’os par la par/touze capitaliste », « saigné à blanc par l’économie libérale », par « l’agriculture industrielle ». Ce monde est gouverné par des médiocres qui rendent responsables du mal être ceux qui en sont les victimes, les migrants. Longue litanie de tout ce qui transforme les rapports sociaux, aboutit à une « société jetable », détruit les relations les plus simples. Devant « un besoin éperdu de sens le monde lisse/n’en a cure » et impose « le prêt-à-porter de la pensée du goût ». Ce qui est sous-jacent dans ce réquisitoire, c’est la certitude que cependant, dans ce monde, les « merveilles » n’ont pas disparu. Il faut refuser « la turbine à profit », l’absurdité de l’accumulation des biens. Condamner sans appel « la mondialisation imbécile », la destruction des lieux de vie, « atroces mégapoles » où « la nature a carrément disparu / ça a quelque chose de macabre ». Regarder autour de soi les choses de la nature — celles qui restent —, la beauté des femmes, de la musique, de la littérature, de la peinture, de tout ce qui échappe et doit toujours échapper aux marchands du temple. Il y a quelque nostalgie à se souvenir d’un autre temps, rapporté par un « on », un « on » narrateur qui sait se moquer de lui-même, « on s’offre soir venu à défaut de compagne / la ponte d’un sonnet de soi-même bourreau ». Le « on » ne disparaît que dans la note (« Ce matin du 27 mars 2020, ma mère… ») qui accompagne le dernier sonnet, Mère, hommage à la disparue.
Cette fin lyrique incite à relire l’ensemble et le lecteur comprend combien Laurent Fourcaut enrage de savoir que trop peu de ses contemporains n’acceptent pas ce monde de « poussière et de suie » ». Poésie « engagée » ? Oui, si l’on entend par là que le réel est « source et aliment du poème ».Laurent Fourcaut, Un morceau de ciel, Tarabuste, collection Doute B.A.T., 2024, 192 p., 16 €.Cette recension a été publiée par Sitaudis le 25 février 2024..
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29/02/2024
Terrance Hayes, Sonnets américains...
On connaît différentes formes de sonnets, italien, français, anglais, mais le sonnet américain ? La préface de Pierre Vinclair explique en détail de quoi il s’agit. Le mot a d'abord été employé par la poète afro-américaine, citée en exergue, Wanda Coleman (1946-2013), à propos d’un ensemble de ses poèmes. Partant de la forme de 14 vers, chacun devrait considérer le sonnet comme « un espace possible d’émancipation et de réussite individuelle ». Pas de rupture donc avec l’apparence classique mais un usage différent ; Terrance Hayes utilise ce qui existe dans le sonnet classique, le retournement (la volta) qui oppose (plus ou moins) les quatrains aux tercets ou les douze premiers vers aux deux derniers, en faisant « coexister (…) des points de vue et des réalités opposés ». De là une variété de tons à propos des « questions identitaires et raciales », thème essentiel de ses poèmes. Un personnage apparemment étranger à ce motif, Orphée, y joue cependant un rôle.
Orphée, figure présente dans tous les arts, notamment dans le premier opéra, Orfeo de Monteverdi, apparaît deux fois dans le livre. Dans le premier poème, Terrance Hayes estime que son discours amoureux n’a pas été compris parce que trop ambigu ; « le croquis d’un œil avec un X planté dedans » signifiait qu’il était aveugle sans Eurydice, mais son aimée crut qu’il ne voulait plus la voir — « il est probable qu’il ait voulu dire ça aussi ». Dans un autre sonnet, Eurydice est vue comme la vraie poète, Orphée aurait été trop tourné vers lui-même, « Comme si ce qu’on apprenait en se faisant l’amour seul comptait / Plus que ce qu’on apprend en aimant quelqu’un d’autre ». La décision d’Orphée de ne plus aimer une femme vient après avoir perdu Eurydice pour la seconde fois. Ce qui importe dans cette lecture du mythe, c’est l’idée d’une rupture d’avec l’autre, le semblable, l’idée d’un aveuglement quant à ce qui forme une société. Le personnage d’Orphée est ici une forme pour dire ce que peut être le repli sur soi et c’est avec des formes que Terrance Hayes écrit. À propos du raciste : « je te coince dans un sonnet américain (…) Je te coince dans une forme », et ensuite : Je fais de toi un paquet de noir avec en son cœur un oiseau » et, enfin : « Ce n’est pas assez /Pour t’aimer. Ce n’est pas assez pour vouloir te détruire ».
Détruire ? Ce qui est présent, hier et maintenant, c’est la haine destructrice de beaucoup de Blancs pour les Noirs, c’est le lynchage d’un adolescent de 14 ans, le meurtre d’Emmett Till, celui par étouffement de George Floyd en mai 2020 par un policier, longue liste de Noirs abattus, longue liste d’assassins. Il y a pourtant parfois quelque humour désabusé dans ce qui semble ne jamais avoir un terme : "D’un côté le crépuscule / C’est le noir. Un côté de ce pays / Ne sait pas distinguer le fait d’être Noir du soir ». Extirper ce qui écarte et tue depuis des siècles une partie de la population semble impossible ; les assassins, aujourd’hui, ne restent pas impunis, mais d’autres assassins agissent, et rien ne change. La société dans son ensemble accepte la ségrégation de fait qui n’empêche pas « des hommes / Qui savent faire de l’argent mais rien d’autre » de prospérer. Dans ce monde, « un négro peut-il survivre ? ». Terrance Hayes rappelle encore ce qu’est le mouvement de la vie, commun à tous, Noirs comme à « ces garçons blancs qui deviendront des assassins » : tous disparaîtront, bientôt réduits en poussière bientôt mêlée à la terre qui, devenue terre fertile, produira des céréales pour d’autres vivants.
L’affirmation du sort commun des humains est un motif sous-jacent, comme le fait que le pays n’appartient pas à une partie de la population, « Ce pays est autant le mien que la maison de l’orphelin est la sienne ». Les hommes noirs, les femmes noires qui l’ont illustré sont légion. Dès l’entrée, Terrance Hayes donne les noms de Langston Hugues (1901-1967) et de Phillys Wheatley (1753-1784), esclave affranchie par ses acheteurs qui lui firent faire les mêmes études qu’à leurs filles et se dépensèrent pour que ses poèmes soient édités — sa poésie conventionnelle (P. W. s’était convertie à un christianisme puritain) — ne peut être un début de la littérature afro-américaine. Un sonnet est consacré à Toni Morrison, dont le prix Nobel a certainement facilité la traduction et la connaissance de la littérature afro-américaine, un autre à James Baldwin (1924-1987) dont le corps même est composé de la terre où il est né :
(…) la boue est faite
De pluie simple et de sol, ces mêmes flaques et collines
Baptismales de terre dont est fait James Baldwin.
Sont également cités LeRoi Jones, James Wright et quelques écrivains blancs, notamment Sylvia Plath, Rilke, Virginia (Woolf), Neruda et Lorca, à côté des peintres Van Gogh, Dali et Georgia (o’Keefe). Les noms ne sont pas indifférents tout comme l’importance accordée aux chanteuses de jazz (Aretha Franklin, Nina Simone) qui ont donné une valeur politique à leur art, tout comme les musiciens de jazz (Monk, Miles (Davis), John Coltrane, Bird (Charlie Parker), Herbie Hancock). Rien de surprenant, comme l’écrit Guillaume Condello, « la musicalité emporte tout et le sens avec elle par le truchement des affects ».
Il analyse dans la postface sa propre traduction, pointant les difficultés, parfois l’impossibilité, de restituer le texte, quand, par exemple, « la répétition de la nasale » produit un « affect de sidération, de lassitude, de dégoût » dans un poème à visée politique. Toujours, « le rythme est essentiel », ce que le lecteur reconnaît la plupart du temps ; par exemple quand un sonnet est presque uniquement construit avec des répétitions de noms et de groupes nominaux — en voici les derniers vers :
Les pseudo-potes, les rats morts, les gros rats et les micro
Rats, ceux qui sont embarrassés, les serpents, l’ensemble des sept mers,
La sciatique, les abeilles tueuses, les tornades et avalanches,
Les wouhou !, le chant du cygne, toi, de temps à autre, la maladie.
La forme est restituée quand le passage d’un lexique à l’autre est aisé, comme avec cette série « your palms to the palms & palm », mais ce n’est pas courant. « L’important », conclut Guillaume Condello, « a toujours été de produire une musique et un jeu verbal en accord avec le geste de l’auteur, tendant la main comme un poing, une main ouverte ou un geste chaque fois différent, à son assassin. » Passant de la traduction au texte original, on constatera que le pari est gagné.
Terrance Hayes, Sonnets américains pour mon ancien et futur assassin, traduction Guillaume Condello, préface Pierre Vinclair, Collection Sing, Le Corridor Bleu, 2023, 176 p., 16 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 9 février 2024.
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12/02/2024
Niki de Saint Phalle, Traces : recension
« L’art a été mon ami le plus proche »
Ni mémoires ni Journal, l’autobiographie, constitue, depuis le XVIe siècle un genre littéraire (pensons par exemple aux Commentaires de Blaise de Monluc ou à certaines parties des Essais). Le genre s’est vraiment établi à la fin du XVIIIe (Les Confessions de Rousseau, 1782) et s’est développé au cours du XIXe siècle. Par commodité on peut reprendre la définition qu’en a donné Philippe Lejeune1, « Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité ». En sachant que plusieurs éléments peuvent être absents : L’instant fatal, récit autobiographique de Queneau est en vers. Traces de Niki (née Catherine) de Saint-Phalle ne met pas seulement l’accent sur sa « vie individuelle », mais introduit des éléments non verbaux et reste cependant une autobiographie. E. Lebovici marque clairement dans sa préface la pertinence du titre choisi pour une autobiographie et analyse les traces rassemblées, C. Meurisse représente l’auteure comme une femme volontaire, libre.
Traces est à part dans la collection L’imaginaire, par son format (18x22, au lieu de 12,5x19 habituellement), son emboîtage — et son contenu : le texte, en partie calligraphié par l’auteure (« La calligraphie m’a toujours fascinée »), est accompagné de dessins et de peintures, de poèmes, de montages de photos et de photos, en noir et blanc, colorisés, ce qui accuse leur ancienneté, d’images de films également colorisées. Cette diversité, qui rompt souvent la linéarité du récit, s’accorde avec le projet ; il ne s’agit pas de suivre dans le temps l’"histoire" d’une personne, mais de relever des traces, sans les restituer dans un ordre chronologique. La succession non ordonnée d’éléments plus ou moins distants les uns des autres restitue quelque chose du chaos d’une vie, quelle qu’elle soit, et la difficulté de penser une unité. Ce que Niki de Saint Phalle revendique (texte calligraphié) :
Je suis 2
J’aime être 2.
Double.
1 + 1 font 2.
Non.
Je suis 2 + 2.
au moins.
Je me perds dans les nombres,
sans vraie nationalité
ni racines.
Les versions de trois témoins d’un assassinat, dans le film de Kurosawa, Rashomon, sont toutes différentes, rappelle-t-elle au début de son livre : laquelle est "vraie" ? La couverture du livre donne d’emblée à voir la dispersion ; une trentaine de bandeaux colorés s’échappent de la tête d’une femme — l’auteure —, chacun portant ce qui pourrait être une trace : couleur, la mode (elle a été mannequin), écrire, la ville de New York, châteaux français, etc.
Les premières traces, relevées dans une page calligraphiée qui porte ce mot en titre, sont relatives à la mère : celle d’un jouet de l’enfance, d’une odeur, d’une robe, d’un rouge à lèvres ; traces présentes dans la mémoire pour dire l’absence (« MAMAN vous me manquez »), absence qui sera évoquée plusieurs fois. Niki de Saint Phalle (1930-2002) commence son autobiographie imprimée par d’autres souvenirs d’enfance qui mettent en scène son frère aîné Jean, son oncle, puis son grand-père avant de revenir à son frère. Ce n’est qu’après ces évocations familiales qu’elle revient à son enfance à New York, à ses jeux de fillette surveillée par sa gouvernante. À ses cauchemars et à ses insomnies, à la peur de mourir : « moments d’agitation / où la paix intérieure m’abandonne / J’ai peur de l’ombre. J’ai peur de tout. L’homme en noir. Le masque noir, / la cape noire, les gants noirs. / Viendra-t-il ? Est-ce qu’il me tuera ? » Les aléas de la fortune parentale, les années de guerre, l’ambition de la mère (« vous vouliez être fière de nous ») mais sa détestation de la peinture de Niki, son rejet du mari Harry Matthews, le mariage de ses parents sur un pari, l’abandon au couvent de la croyance religieuse, sa mise en scène, à 11 ans, d’une pièce avec un cuisinier qui mêle le corps de son épouse à d’autres viandes, le château en France, son second mariage avec Jean Tinguely, etc. : tous ces éléments disparates, accompagnés d’œuvres graphiques dans la manière et les couleurs de ses Nanas, sont une invitation au lecteur à s’interroger sur l’étrange désordre de ce qu’est une vie.
Il est nécessaire de s’arrêter à d’autres éléments pour connaître ce qui a, tôt dans le temps, guidé Niki de Saint Phalle. Dans sa jeunesse, elle avait une relation étroite avec une « boîte magique » dans laquelle elle déposait ses poèmes et à qui elle se confiait : « J’avais avec elle des conversations subtiles alors que je ne pouvais avoir d’échanges profonds avec ma famille. De cette époque date mon besoin de solitude. » Si cette solitude est rompue quelque temps par son union avec Harry Matthews qu’elle a épousé tous deux étant très jeunes2, elle la retrouve, sachant que c’est par le retrait qu’elle peut créer, ne pas devenir comme sa mère, « la gardienne d’un foyer ». Le pouvoir appartenait à son époque aux hommes et, écrit-elle, « je voulais le monde ». Elle l’obtiendra par l’art, par la solitude du travail pour peindre et sculpter. L’art a donné une unité à sa vie, « L’art a été mon ami le plus proche. Sans lui, il y a longtemps que je serais morte, / la tête éclatée. »
Niki de Saint-Phalle, traces, préfaces de E. Lebovici et C. Meurisse, L’imaginaire Hors-Série, Gallimard, 2023, 176 p., 20 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 15 janvier 2024.
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31/01/2024
Jean-Louis Giovannoni, Le grand vivier, Journal 2020-2021 : recension
« Rien ne nous attend en dehors de nos inventions »
Le journal — "journal intime" est un pléonasme — n’est en principe pas destiné à la publication ; que l’on pense aux écrits de Joubert (1754-1824), dont des extraits ont été édités sous le titre de Recueil de pensées de M. Joubert, par Chateaubriand, intégralement en 1939 avec le titre Carnets. Depuis la seconde moitié du XIXe, d’abord avec les Goncourt, puis Léon Bloy, le journal devient un genre à part entière : une partie d’une œuvre est constituée par un journal publié à intervalles réguliers (Julien Green, Charles Juliet) et certains écrivains donnent à lire leur journal peu après sa rédaction (Christian Prigent, Pierre Bergounioux). Le grand vivier répond aux règles générales du journal, avec la mention des dates, de ce qui préoccupe le narrateur ; pourtant, l’un des extraits mis en exergue, « Je sais ce qui est autour de moi » (Wallace Stevens) pourrait donner une idée erronée de son contenu.
Le journal s’ouvre avec la date du premier confinement, le 17 mars 2020, et son effet visible, « Rien ne bouge. Personne dans les rues ». Cela paraît peu vraisemblable mais annonce la perception particulière des choses du quotidien ; une partie de ce qui entoure Giovannoni est constamment transformée et ce dès la note du 18 mars : il constate que les objets restent muets et qu’avec eux la relation affective est médiocre, maladroite. Ils peuvent d’ailleurs sembler prendre vie, sans le manifester clairement ; ainsi les vêtements sur leur support, note le narrateur, « n’attendent qu’une chose : mon corps » et souvent semblent bouger ; le savon fendillé sur le lavabo rêve visiblement de l’eau. Les meubles restent dans un silence « inentamable » mais leur rôle n’est pas négligeable, il est indispensable de les heurter pour « continuer à se sentir vivant ».
C’est qu’en effet le corps même du narrateur n’a pas d’assise suffisante pour se reconnaître comme tel ; à intervalles réguliers, il perd sa réalité jusqu’à rencontrer son autre lui-même : « Je ralentis toujours avant de franchir une porte. Peur de me croiser au détour d’un couloir ». Comment « se sentir fidèle à soi-même » devant le miroir quand on a le sentiment d’y voir chaque fois un inconnu. En outre, ce que font les personnes observées depuis le balcon n’est pas interprétable — des gens à leur fenêtre applaudissent, sans que l’on en ait la raison —, une dame se promène une laisse à la main — le chien, peut-être devant ou derrière elle, n'apparaît pas ; etc. L’hallucination n’est pas loin quand, dans une file d’attente le narrateur imagine sentir qu’on le pousse dans le dos alors que personne n’est derrière lui, la répétition de cette sensation l’inquiète et le fait partir.
L’espace même perd sa stabilité. Le balcon devient pont de navire et « appuyé au bastingage », « on a coupé les amarres ! » et l’on voit les immeubles s’éloigner ; d’autres demeurent à quai, le sable dans les rues s’accumule et pourrait devenir dune. Au paysage urbain se substitue la mer, l’absence de repères et la fin des relations sociales. Avec un scénario analogue le narrateur quitte la ville rêve avec le désir de s’envoler depuis le balcon, il verrait aussi volontiers des morceaux de son corps partir dans le vent. Une autre forme de disparition imaginée est fondée sur la réduction du corps : il rétrécit et « se glisse dans une boîte hermétique placée au fond d’un tiroir » ; on pense aux sculptures que Giacometti gardait dans une boîte d’allumettes. Ici, le narrateur souhaite que la boîte soit oubliée, du même coup sa propre existence.
Ce n’est que très rarement qu’un autre personnage — un "tu" — apparaît dans le livre. La nuit, le narrateur touche un visage (« ton visage ») ; plus avant, une scène est probablement rêvée, liée à la "vie" des pierres ; il jette au loin, note-t-il, « la pierre que tu m’avais offerte ». Restent le chat, les joggeurs du matin, quelques voitures, un voisin à sa fenêtre avec des jumelles. Pas de rupture dans les notations. Ce qui est extérieur au corps n’acquiert une existence que si des phrases ont été écrites, « Ces corps ne frémissent que si des phrases, des sonorités de mots bougent en moi, en lieu et place de cet arbre, de ce mur, de cette maison… à jamais dehors et moi à jamais dedans. » Les choses, les personnes ont perdu leur réalité et la fin du confinement, pour l’essentiel, ne change pas la vision du narrateur. Cependant, il faut continuer à vivre et puisque tout est désormais à nouveau en ordre, « on peut sortir ».
Jean-Louis Govannoni, Le grand vivier, Journal 2020-2021, éditions Unes, 2023, 176 p., 23 €. Cette recenion a été publiée par Sitaudis le 24 décembre 2023.
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