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08/10/2023

Lucie Taïeb, L'art de panser les plaies : recension

lucie taïeb, l'art de panser les plaies

L’art de panser les plaies est aussi le titre du premier poème, suivi de "Est-ce une prière", "Nos corps nos pierres", "Où sont les cerfs ?", "Parmi les gravats" et "Thomas". Quand on a lu le Nouveau Testament, on lit immédiatement la relation entre le poème d’ouverture et le dernier, mais c’est l’ensemble du livre qui est construit autour du motif du corps blessé, du monde blessé, de la violence. On relie aussi le texte à Ambroise Paré (1509 ?-1590), cité justement dans le poème liminaire, chirurgien qui avait mis au point une "manière de panser les plaies" provoquées par les arquebuses pour éviter l’amputation.

 

On ne sait à qui s’adresse, dans le poème liminaire, un "je", féminin, qui, sur le ton de la confidence, rapporte avoir « arraché de [s]es dents l’oreille d’un amant », oreille aussitôt avalée. À ce début de destruction du corps répond, rapportée par le même "je", ou un autre, la mention de morsures, reçues sans que le lecteur sache qui en est l’auteur. Le récit prend alors une autre voie, celle des règles morales — religieuses : « on m’a appris qu’il fallait réparer ses fautes / ou tenter de le faire » ; ces règles sont accompagnées de ce qui définit le savoir-vivre pour une femme selon certains usages sociaux : une tenue et un maquillage corrects, se tenir droit, ne pas pleurer en parlant, etc. Le retour à la violence dans un second temps du poème est directement lié au Christ.

La (une) narratrice rêve qu’un homme lui ouvre le flanc d’un coup de lame de rasoir, blessure qu’elle lui inflige à son tour : « cet homme est mon frère et moi » ; étrange figure du double, et les sangs se mêlent pour atteindre l’unité, comme auparavant une partie du corps était absorbée.  Cette tentative fantasmée de l’Un retrouvé est suivie d’un récit de démembrement construit à partir de l’intrigue de La confrérie des mutilés, roman de Brian Evenson : un détective ne peut progresser dans son enquête, et connaître la vérité, qu’en acceptant des mutilations successives, le chef de la confrérie étant un « homme tronc / ne reste que la tête / plus de langue ». Chaque fois on peut lire une initiation cependant impossible à vivre, ce que, semble-t-il, la forme pour le rapporter donne à lire.

Le premier poème commence par introduire une narratrice, « Je ne vous cacherai pas que mon chagrin est grand », et il est question ensuite de la fureur qui l’habite et la conduit à la violence physique. La phrase est d’abord reprise partagée en deux vers, puis seul le premier membre est maintenu dans une des parties du poème, les différentes affirmations niées (« ne pas te blesser / ne pas te panser (…) cette fureur n’en est plus une ») la blessure christique (« la seule qui m’émeuve ») est évoquée. Une proposition (« je ne sais plus ce que je dis ») remet en cause ce qui précède ou s’applique à l’amorce de récit qui suit : image d’une décollation qui ne serait dans la joute amoureuse que « les doigts enserrant la nuque ». Dans la clôture du poème, reste « Je ne vous cache pas » qui embraye sur des phrases verbales où le lecteur retrouve des mots phares (sang, chagrin), la désorganisation de la syntaxe, mime de celle du corps (« ne vous / non / mon chagrin ») et la fin exclut l’idée d’une pause, « trembler trancher chuter / ce monde mon chagrin ».

 

Comment relancer le poème quand tout semble détruit ? La narratrice souhaiterait une relation au monde apaisée, où l’écoute, donc l’échange, serait possible, souhait qui suscite une cascade de questions, la venue d’un "nous" et le constat d’une immense faiblesse, « Nous serons désarmés, nous n’aurons plus rien à défendre, nous serons nus, exposés à la morsure, à la blessure, et seuls, » — seuls avec de multiples questions sans réponses. La solitude acceptée, soit le retrait du monde, entraîne la perte de ce qu’implique l’échange : le nom, la conscience de son corps. De là, après tant de questions qui ne résolvent rien, la référence à Hölderlin : sa leçon conduit à clore avec une question-réponse qui rompt avec le retrait : « ne crois-tu pas qu’à craindre la blessure notre corps dépérisse, rabougri, desséché, car plus rien ne lui vient de l’extérieur ? »

C’est encore la relation à l’Autre, la solitude et la violence qui sont au cœur de "Nos corps nos pierres" ; avec la pierre qui blesse l’œil de la narratrice et, d’emblée, avec le retour de la parole empêchée : dans le premier poème, la narratrice souhaitait « pouvoir parler sans qu’on [lui] coupe la parole », maintenant « c’est tout ce qu’on ne peut pas dire » qui est difficile à vivre, l’empêchement, d’ordre social, concernant le corps, l’intime, la sexualité. Mais que la narratrice indique à l’Autre — existe-t-il  ? — ce besoin de dire, ne changera rien à la solitude de chacun : tout se passe comme si les conventions interdisaient une rencontre des corps ; elle ne pourrait se produire qu’en renonçant à l’identité sociale que donne le nom ou en acceptant tout de l’autre, « je prends ton corps non pas dans la réalisation de sa puissance mais lorsqu’il se décharge, s’altère, déraille, je prends tout ce qui vient de toi ». Mais est-il possible d’échapper au chaos ?

Le poème "Où sont les cerfs" est fondé sur une comptine de ce titre ; à la question qui ferme les deux strophes, « Faut-il les tuer ? », est répondu NON, puis OUI, mais reprise deux fois à la fin du poème elle reste sans réponse. On pense au mythe d’Actéon et Artémis quand dans l’évocation d’une fuite un homme devient cerf et une femme chasseresse ; on pense aussi à la symbolique du cerf dans la chrétienté, où il représente la résurrection. D’un côté la mort, de l’autre la renaissance, ce qui s’accorde avec l’attente de la narratrice, "qu’un rêve advienne où tu parais, peu importe le nom et le visage ». Rêve bien éloigné dans "Parmi les gravats…" où s’impose la violence d’État, « une entreprise de destruction du monde tel que nous l’avions connu », où une main coupée est présente. Cependant, « une main est toujours en attente d’une autre main » contre la violence.

Le lien est visible avec le dernier poème, "Thomas". C’est l’apôtre qui rapporte sa rencontre avec le Christ, répétant son invite — « approche-toi, donne-moi ta main » et la commentant. Il reste en retrait (« Tu es revenu, je le vois, je n’ai pas besoin de te toucher »), malgré l’insistance du Christ.

 

Comme si rien n’était à attendre puisque, pense Thomas, « comme tu dois être seul parmi nous désormais, blessé, intact, vivant et mort ». Le Christ ne peut sauver personne, pas plus que l’Autre, quel qu’il soit, ne peut sauver la narratrice. Le monde semble n’être qu’un chaos où l’instance qui pourrait proposer des règles pour une vie sociale paisible, n’est qu’une source de violence. Que faire ? Peut-être « Désarticuler toute logique de domination et de soumission, en commençant par soi. » Vision tragique de la société contemporaine et de l’individu.

Lucie Taïeb, L'art de panser les plaies, Faï fioc, 2022, 64 p., 12 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 12 août 2023.

 

 



03/10/2023

Natalie Barney, Je me souviens : recension

 

natalie barney,je me souviens : recension

La possibilité du mariage entre personnes du même sexe - le ‘’mariage pour tous’’ -, grâce à la loi votée le 13 avril 2013, aurait sans doute réjoui Natalie Clifford Barney (1876-1972), qui aurait peut-être épousé Pauline Mary Tarn, Britannique écrivant sous le nom de Renée Vivien (1877-1909). Américaine installée à Paris, elle était suffisamment riche pour ne pas se soucier des jugements de la « bonne » société : son salon littéraire rue Jacob a reçu bien des écrivains, de Colette à Marguerite Yourcenar. Amoureuse de Renée Vivien, elle était cependant volage et son amie finit par la quitter. Elle ne se résigna pas à cet abandon et chercha, sans succès, à reconstruire leur relation. Je me souviens en est la trace, écrite en 1904 et publiée anonymement en 1910, un an après la mort de Renée Vivien, dont le nom est aisément lisible dans la dédicace qui précède le poème en prose, « À l’auteur de « cendres et poussières », ces cendres et ces poussières ». Lyrisme amoureux que certains aujourd’hui jugeront trop classique, il s’agit d’une variation autour d’un thème rebattu, et pourtant neuf si on le veut, illustré par Lamartine dans ce vers de "L’isolement", « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ».
Je me souviens..., ce que laisse entendre le titre, est un récit : quatre volets, "La rencontre", "Absence" (suivi d’un "Interlude, trois songes à travers la fièvre"), "Le retour", qui n’a pas lieu, "Nocturnes", qui conclut au renoncement : le dernier poème est encore une adresse à l’aimée pour qu’elle soit peut-être une dernière fois présente, mais le lieu où elle pourrait accompagner Natalie Barney est un « jardin triste et solitaire » avec un « palais désert » devant une « eau morte » et des « feuilles (...) fanées », des « cygnes hostiles » ; le tout en automne, donc rien qui puisse susciter un retour de la passion, le souhait d’une nouvelle rencontre, ne serait-ce que pour se tourner vers le passé, « ce lieu n’a de vie autre que le reflet des choses passées ».

 

Tout, au moment de l’écriture, est éloigné de ce que fut la naissance de l’amour, premier souvenir rapporté. La séduction est immédiate, évoquée par trois mouvements : « elle vient vers moi » / « à moi » / « près de moi » ; chaque stade correspond à une approche du corps de l’Autre avec le passage du sourire aux yeux, puis à la voix, et à une perception : de la « saveur des fruits » à celle de « l’ombre du soleil » et au « mystère de la nuit ». L’aboutissement est le don de soi, de son corps devenu un jardin : image du paradis. L’une et l’autre, « corps semblables », sont comme des fleurs ; l’auteure insiste sur le caractère naturel de la relation amoureuse, de ce « virginal amour » qui vivait toutes les « audaces » de l’amour. Elle l’oppose aux « visions passagères » de son inconstance et à son résultat : « J’ai perdu le bonheur ».
La suite ne peut être que le rappel de ce que fut l’amour partagé. Après « Je me souviens », Nathalie Barney passe à « Je me rappelle », enfin à « Sais-tu ». À l’envoi de poèmes de la part de Renée Vivien, elle ne peut que se refuser d’être ce qu’elle est, infidèle, et même, écrit-elle à celle dont elle sait qu’elle ne la lira pas, « je me déteste de survivre à ton amour ». Ce lien entre amour et mort, elle l’a vécu avec son amie et elle écrit magnifiquement ce qu’est cet élan amoureux si fort qu’il déborde toute limite, « Je me rappelle les soirs violets, où notre désir ne désirait que l’anéantissement et nous avions la faim et la soif de la mort ».

 

Que reste-t-il quand ce lien entre Éros et Thanatos a été rompu ? Remâcher les souvenirs, vivre l’attente en sachant qu’elle sera toujours une attente et rien d’autre ne donne du sens aux jours. Les fenêtres restent noires, le printemps n’est plus une saison de la renaissance, les poèmes qui lui sont dédiés par des admirateurs/trices importent peu puisque « l’amour meurt », etc. C’est peut-être dans les songes de l’interlude, où l’auteure rencontre des figures de désolation — et longuement une femme laide et cruelle, la Vie — que la conséquence d’un amour achevé apparaît, sans apprêt : il n’y a plus que l’oubli, qui est peut-être la seule vraie solitude ».

On lira avec intérêt les courts textes de deux lectrices, de génération différence, Suzette Robichon et Félicia Viti, qui rapportent leur découverte de Natalie Barney.

 

Natalie Barney, Je me souviens, Avant-propos de Suzette Robichon et Félicia Viti, Gallimard, L’Imaginaire, 2023, 120 p., 8 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 20 juin 2023. 

 

 

 

27/07/2023

Cécile A. Holdban, Osselets : recension

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On ne joue plus guère aux osselets, utilisation de certains os (tarses) du mouton, ensuite faits en plastique. Ce jeu d’adresse demandait une certaine dextérité pour former des figures, les osselets sont ici des mots qu’il faut associer pour créer des arrangements harmonieux.

Osselets réunit en dix courts ensembles des poèmes d’un à cinq vers. L’exergue d’Antonio Porcha pour l’un d’eux ("Nuagier)" aurait pu être retenu pour l’ensemble, « Quand je ne suis pas dans les nuages, je suis comme perdu ». La rêverie et les départs dans l’imaginaire sont en effet au cœur du livre et ce dès l’ouverture, titrée "Minos" : le mythe du labyrinthe devient une création dans le présent d’un "je" (« celui qui le crée / et celui qui s’y perd »), le thème de la perte répété peu après sous plusieurs formes ainsi que celui de la création. Le lecteur partira dans un autre ailleurs avec le dernier ensemble, "Origamis" ; le mot évoque un art minimaliste, celui du pliage du papier dans la tradition japonaise, ici il s’agit de l’association d’un petit nombre de mots pour des parcours parfois complexes, ainsi dans le poème de clôture, « Épitaphe d’un dahlia : / nais, flamboie, tombe ».

 

On s’arrêtera à d’autres titres qui sont des créations linguistiques ou de sens. Ainsi "Vaguier" et "Nuagier" sont construits sur le modèle de "grenier" ; "Larmier", à côté de son sens en architecture, est aussi en rapport avec l’œil (« angle externe de l’œil d’où les larmes s’écoulent »,  dans Osselets c’est un « lieu de larmes ». Le lien entre les larmes et la douleur, le chagrin, est restitué par un jeu de mots, « Chaque larme est un lac / où baigne / l’aigu d’une lame ». On relève un autre jeu de mots, « les vagues » / « divaguent » (rencontre homophonique puisque divaguer n’est pas du tout un composé de vague), mais ces jeux sont isolés, Cécile A. Holdban préfère les reprises qui permettent de construire plus aisément l’unité du texte ; par exemple, l’adjectif "bleu" (« S’il n’y avait qu’un seul bleu possible / le sommeil n’existerait pas », p. 18) apparaît à nouveau page suivante dans trois poèmes sur quatre (poèmes 1, 3, 4) et le nom "aile" du poème 2 est repris dans les poèmes 3 et 4. D’autres éléments assurent l’unité du livre comme la récurrence de quelques mots, notamment « arbre » et « mer », celui-ci peut même être dans des propositions opposées  : « La mer s’avance jusqu’aux yeux / elle remonte peu à peu / à la source des larmes » bascule en « Les larmes sont salées / pour couler vers la mer ».

 

Un autre élément d’unité du livre est apparent, c’est la grande fréquence des métamorphoses. Tout ce qui appartient à la Nature est susceptible de prendre des caractères propres à l’humain et l’on ne s’étonne donc pas de lire que « La pluie adoucit / l’humeur sombre des nuages » ou que « Les nuits servent à fleurir / le sourire des pierres », etc. Certains poèmes restent — joyeusement — sans interprétation immédiate, ainsi « Un œil pourpre flotte dans l’amphore du fleuve », et le lecteur les rapproche des pratiques des surréalistes. Sans proposer des liens trop faciles, ces vers d’Éluard, « Les guêpes fleurissent verts / L’aube se passe autour du cou », pris au hasard dans L’Amour la Poésie, pourraient figurer dans Osselets. La métamorphose du végétal, du minéral ou du liquide, etc., s’effectue simplement avec l’emploi du verbe être (« chaque vague est une nef »), souvent grâce à la comparaison avec comme (« Ce qu’on ignore s’apprête à naître / comme la forme de l’eau (...) »), et très couramment en posant l’existence de la transformation (« Les pierres observent, apprennent, / et parfois même, aiment et bondissent »).

 

Cécile A. Holdban suggère au lecteur de rejoindre un univers où l’imaginaire se substitue à la réalité décevante et dont l’entrée n’est pas sans évoquer Lewis Carroll, « Choisis cette porte, et tu vivras pour toujours / en compagnie de dragons, de fées, de panthères ». L’univers d’Osselets semble, lui, à l’abri des contraintes de la réalité contemporaine, qui n’apparaît jamais. Pourtant, quelques éléments rappellent, discrètement, que le monde des heureuses métamorphoses est d’abord un monde rêvé. Le temps se saisit de tout, « Le temps galope à dos de nuit », et dans un livre où très peu de couleurs apparaissent, c’est le noir qui domine — chant noir, pluie noire, fil noir, eau noire, pain noir... Peut-être faut-il ne retenir que ce qui pourrait venir ?

Le cœur habite la voix
           le temps habite le visage
           la pierre habite la pierre
           tout le reste est encore en chemin

 

Cécile A. Holdban, Osselets, Le Cadran ligné, 2023, 48 p., 13 €. Cette recesion a été publiée dans Sitaudis le 14 juin 2023.

19/07/2023

Marie de Quatrebarbes, Vanités

 

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                          « Plutôt que de prendre racine, nous passons »

 

Le pluriel Vanités renvoie à une période de l’histoire de la peinture, la première partie du XVIIe siècle, pour l’essentiel à des natures mortes évoquant le caractère éphémère de la vie, parfois avec la présence d’un crâne : on rencontre aussi dans le livre cet objet — « Ce crâne, regardez-le, né de la roche et son greffon de lierre, entremêlé aux bois du cerf » —, mais le thème de la brièveté de l’existence n’a ici rien de religieux : le contexte associe le minéral, le végétal et l’animal. Pas de prière, de méditation pour se préparer à mourir, seulement savoir que le temps défait tout ce qui est et le projet est clair, « nous nous en tiendrons au matérialisme le plus tendre ». Ce qui est immédiatement lisible : la mort est la condition de la vie et s’il est une éternité elle est dans le fait que tout recommence sans cesse.

 

Le livre s’ouvre avec la reprise du texte en frontispice d’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton, présentant Démocrite occupé à disséquer des cadavres pour reconnaître le siège de la mélancolie ; l’annonce en regard se présente comme en relation avec cette activité, mais avec un objet plus large : « Ceci est un livre d’histoire naturelle, décrivant les formes élémentaires par lesquelles commence la nature ». On verra comment se développe ce projet a priori fort ambitieux. Ces deux pages ne sont pas paginées, pas plus que l’ensemble des poèmes qui suivent, numérotés de 1 à 36, toujours de strophes de quatre vers, puis 361/2 pour le dernier de deux vers. On note que d’emblée un récit est annoncé et les premiers poèmes mettent en scène Épicure, « un mathématicien épris de gymnastique » (Thalès de Milet), Platon : l’Antiquité et ses savants inscrivent le livre dans l’histoire longue mais sont laissés au profit « à présent de l’avenir ».

 

L’avenir, et le présent, ce sont les multiples transformations des êtres vivants, et en particulier de la fleur, métamorphoses (qui lient d’ailleurs le livre à l’Antiquité) dont l’abondance font de Vanités un étrange kaléidoscope dans lequel on verrait les êtres et les choses se défaire et se reconstruire dans un mouvement incessant. S’il est une éternité, ce n’est pas du côté de la religion qu’il faut la chercher : c’est celle du recommencement — même si des mots  semblent sortis d’un traité de l’époque classique, « squelette vivant, nudité et ordure ». La vie naît et se développe à partir de la mort, « le genêt pousse dans la ruine », « les corps se dissolvent (…) puis tout recommence », « le tombeau [de la fleur] est le berceau de l’arbre », etc. — on recopierait une partie du livre si l’on relevait toutes les occurrences de ce mouvement. La métamorphose se produit à tous les niveaux, les formes s’emboîtent, vouées à la disparition et, de là, apparaissent d’autres formes ; la fleur devient fruit, puis graines qui se séparent de la plante, se dispersent et d’autres fleurs trouvent leur place. Métamorphose généralisée qui emporte tout, « de toutes parts un mouvement léger fait pirouetter les masses ». La distinction entre l’inerte et le vivant n’est elle-même plus de mise, au moins pour le regard qui confond le minéral et le vivant, on voit « les scarabées pierres mobiles », ailleurs « les rochers pourrissent » et le végétal semble prendre des caractères du vivant mobile (« les yeux tuméfiés du mimosa ») (1).

 

Mais comment rendre compte de ce qui, presque toujours, échappe au regard ? Marie de Quatrebarbes choisit notamment l’énumération de noms pour restituer le foisonnement des éléments sujets à la métamorphose ; parmi d’autres :

On aperçoit au sol des miniatures, aiguilles, chatons de pins usés, minés, foudroyés, mollusques & huîtres, limaçons gélatineux, élastiques, hannetons, lentilles, moules, mouches du rosier, trente-six fragments de feuilles et demi »

 Comment également introduire un semblant d’unité dans ce qui est donné pour échapper à tout ordre ? Dans une partie importante du livre, reviennent dans chaque poème l’adjectif « petit », un de ses dérivés ou un mot connotant la petitesse : « petit », le mieux représenté, seul ou non (« son tombeau était petit » opposé à « esprit large », « petites morsures »), « brève histoire », « insecte », « petitesse,  « miniature », « imperceptibles », « microscopes ». Une figure insolite, celle de l’enfant, fréquente dans les livres de Marie de Quatrebarbes, est introduite avant le premier poème numéroté, entrant dans la série des contraires par son jeu : « L’enfant éteint la lumière, il l’allume » ; Il apparaît ensuite régulièrement, lié à la nature (« l’enfant se contemple dans le miroir de la nature »), se transformant (« l’insecte-enfant ») avant d’entrer dans le mouvement du recommencement à la fin du livre : « Parfois s’animent dans le visage du mourant les traits du nouveau-né & réciproquement ». Certains procédés rhétoriques s’ajoutent, comme la répétition de mots, pour unifier les contenus, avec aussi des jeux d’assonances (or dans une strophe : morsure, mort, ornée, sorte) et d’allitérations, ainsi avec la reprise d’un titre de livre de Paul Éluard, « le dur désir de durer ».

Il suffirait peut-être de dire que Vanités est un livre original sur l’idée de recommencement dans la nature. Le livre, cependant, apparaît plus complexe. La citation donnée supra s’achève par « trente-six fragments de feuilles et demi » : comment ne pas y reconnaître le numéro de la dernière page ? Si l’on s’attarde à quelques allusions dispersées, comme « reprendre la phrase encore » et, dans le dernier poème, « La page ne dit pas où elle va », à des allusions littéraires (par exemple à Louis Zukofsky), on relit aussi l’ensemble comme une métaphore de ce qu’est l’écriture et tout peut s’organiser alors autrement, qu’il s’agisse du thème du recommencement, de la répétition, de la mort et de la naissance, du passé et de l’avenir, etc. La fin de l’avant-dernière strophe et celle de la dernière confirment la possibilité de cette lecture, « On n’y voit rien, suivez mon regard » et « il n’est jamais trop tard pour détourner sa fin ».  Ajoutons qu’il est d’autres lectures qui ne contredisent pas celles proposées ; ainsi, Vanités est, peut-être, dans le fil de Voguer un livre autour de la mémoire.

  1. On sait que l’on emploie "œil" pour désigner le bourgeon.

Marie de Quatrebarbes, Vanités, Eric Pesty éditeur, 2023, 38 p., 10 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 30 mai 2023.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

04/07/2023

Benoît Casas, Combine : recension

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                 Le copiste/est le seul/véritable/lecteur/du texte (520)

 

Commençons par une description des contenus, celle proposée par l’auteur en quatrième de couverture : « Combine est un livre constitué de 1000 poèmes brefs : autant d’instantanés, détails du monde, éclats de pensée. Combine est un livre de lecture, le lieu d’une poétique en poèmes : on y lit notations, réflexions, amorces narratives, poèmes concrets, poèmes de marche et de regard. Produit d’un assemblage aléatoire, Combine affirme l’imprévisible, l’étoilement (…) Son principe, en vitesse : "faire poème de tout, faire poème de rien" ». Ce descriptif est complété par un mode d’emploi : « Le titre, Combine, est adressé au lecteur, appel à se servir de ce vrac : combine ! » Ce qui n’est pas précisé, c’est l’organisation des poèmes dans le livre : chaque page est partagée en deux, dans la partie haute on lit à raison de deux par page, les 500 premiers poèmes, les 500 suivants occupent la partie basse ; tous les poèmes sont numérotés, ce qui remplace la pagination, et aucun vers ne dépasse trois mots. Pour ne pas obéir à l’injonction de l’auteur, on peut lire en suivant la numérotation, de 1 à 500, puis de 501 à 1000 ; toute combinaison peut inventer un ordre, par exemple lecture de 1 et 501, 2 et 502, etc., ou de 1 à 4, puis 501 à 504, etc., ou lecture de 1, 10, 20, etc. : chacun combine à son gré — on y reviendra.

 

« Livre de lecture » : Benoît Casas donne à la suite des poèmes une liste de cinquante écrivains auxquels il a emprunté des extraits ; hors les écrivains français, prédominants, sont donnés en traduction ceux de langue anglaise, nombreux, italienne, allemande, espagnole, portugaise. On peut grâce à internet tenter de retrouver quelques auteurs des fragments choisis ; ce peut être une forme de lecture mais elle apparaît vite décevante : peu d’extraits d’auteurs contemporains retenus ici sont présents — ni Sollers ni d’Ormesson ne sont dans Combine —, encore moins des traductions — et relever un fragment de Le bruit et la fureur de Faulkner (« Nos ombres/étaient/sur l’herbe/elles arrivèrent/aux arbres/avant nous », ) indique d’abord que la traduction a été mise en ligne ou, plus sérieusement, que Benoît Casas écrit avec la mémoire vivante de ses lectures, ce qu’un des poèmes affirme : « Comme la/Bibliothèque/de Diodore/ou celle/de Photios/voici un livre/composé/d’autres/livres » (632). Un livre serait — est — d’abord construit à partir d’autres livres, matériaux « à démonter ou à remonter » (666), sans qu’on ait eu besoin d’en relever des extraits. Rien n’empêche de faire sien tel fragment et de le transformer ; dans le texte de Faulkner cité, le point-virgule après "herbe" a été omis, dans un autre cité d’Italo Calvino "la lecture du corps des amants" devient simplement "la lecture".

N’oublions pas que Benoît Casas écrit, lui aussi, des notations, réflexions, etc. ; il a bénéficié pour ce livre d’une résidence d’écriture au monastère de Saorges et l’on en trouve la trace à diverses reprises, tant pour le premier jour, « Je suis/arrivé/à Saorges/le village/accroché/au flanc de/la montagne/dessine/un arc de cercle/ouvert/sur le sud. » (507) que pour la situation géographique du lieu (la vallée de la Roya), le silence qui en rappelle la destination première, les fresques de sa cellule, ses occupations (lire, écrire), la fréquence du vent. Ces notations sont dispersées (170, 445, 671, 692, 792) et la combinaison a consisté à les rassembler après une lecture complète ; c’est dire que Combine propose avec ses mille poèmes une image du désordre de la vie, son « imprévisible », son « étoilement ». On ne lira pas de dates : diviser le vécu selon le calendrier relève d’un artifice à propos duquel on s’interroge rarement. Foisonnement, donc, des notations qui touchent l’essentiel de ce qui occupe la vie de Benoît Casas (et le lecteur), sans y introduire autre chose que des moments de la vie.

 

Dans la discontinuité voulue, le lecteur fera en effet apparaître le personnage de l’auteur, dont on lit le prénom (340) et, dans un poème, un résumé des activités qui reprend le contenu de la quatrième de couverture, « L’été/le livre/la poésie/lire/écrire/traduire/éditer » (318). On lit même une indication sur son âge, en accord avec l’ensemble du livre « Un/demi-siècle/que je vis/il me semble/que je/commence/à peine. » (917). L’exaltation devant ce qui est à vivre est une des constantes du livre : « Une/avidité/plurielle :/ la vie/et les/livres/la rue/et/la chambre » (153), "avidité" dans tous les domaines, de l’écriture (écrire chaque jour, 9, 608), à la lecture, la musique, la peinture et l’engagement dans le monde.

On relève des dizaines de fragments relatifs à l’écriture et à la poésie qui dessinent un "art poétique" dont les principes sont mis en œuvre dans ces mille poèmes, comme celui-ci : « Concentration/et découpe ;/de la prose/est devenue/poème. » (949) ou cet autre, plus général « La poésie récuse le temps. » (597) Benoît Casas est aussi attentif aux choses du monde, à ces « choses vues », comme les notait Victor Hugo, et que personne ne voit plus, dans les villes ou à leur périphérie, « Détritus/briques/planches/tessons de/vaisselle/herbes folles. » (501). Il est tout autant sensible aux variations météorologiques — plaisir du soleil mais qui n’empêche pas les notations sur le vent et, nombreuses, sur la neige et la pluie, « Le printemps/je me tiendrai/à la fenêtre/je regarderai/tomber/la pluie/sur la terre/du jardin. » (733)  Il regarde aussi le vivant, les animaux, et l’on rencontre ou l’on écoute libellule, salamandre, merle, oiseaux variés, lézard truite, fourmi, martin-pêcheur, papillon, pieuvre, animaux sacrifiés par le collectionneur (« coléoptères épinglés »).

 

Ce n’est que plume à la main que l’on reconstruit un ordre, que l’on range dans des cases ce qui était un « assemblage aléatoire ». On introduit ainsi une visée absente du livre — vivre aurait un but, il y aurait un destin —, alors que Benoît Casas écrit, « Pourquoi/mille ?/pour/ne pas/ en/finir. » (456). On ne peut en effet en finir, les livres lus s’accumulent, les mots entendus se recouvrent, chaque jour est un commencement, toute vie s’invente à chaque moment, le dernier poème (1000) de Combine le rappelle, « Qui/peut dire/que le/monde/ est déjà/découvert ? »

Benoît Casas, Combine, éditions NOUS, 2023,np, 20 €. Cette recension été publiée dans Sitaudis le13 mai 2023.

15/06/2023

Yves Bonnefoy, Œuvres poétiques : recension

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Yves Bonnefoy, la réalité et les mots

 

Plusieurs écrivains ont vu leur œuvre en cours paraître dans la Pléiade, par exemple Gide en 1939 pour son Journal ou, plus récemment, Philippe Jaccottet pour ses poèmes et ses essais, et Saint-John Perse s’est lui-même occupé d’en préparer l’édition. Yves Bonnefoy, lui, a suivi de près l’élaboration du volume, intervenant pour introduire des textes habituellement vus à côté de la poésie : travail long et minutieux rendu possible par l’amitié qui liait l’écrivain aux responsables de la mise en œuvreet à ceux de l’établissement des textes. Qui connaît la poésie de Bonnefoy suivra avec intérêt le long avant-propos de Lançon et Née qui retrace avec précision son évolution littéraire, puis la préface d’Alain Madeleine-Perdrillat qui retient des livres considérés majeurs et met en valeur des constantes, soit l’unité de l’œuvre.

Le volume contient des traductions — les poèmes de Yeats mais aussi, comme le veut la collection, des notes abondantes en fin de volume apportent d’utiles compléments, suivies d’un choix bibliographique précieux des études critiques (livres, numéros spéciaux de revues, articles), d’un index des noms et d’une table des titres et incipit. On regrettera que les illustrations de L’Arrière-pays soient reproduites en noir et blanc.

 

On relève dans la construction de la personne l’amour dès l’enfance de la lecture, encouragé par les parents, et l’essai d’une pièce — coïncidence ? on se souvient que le premier des cinq ensembles de Du mouvement et de l’immobilité de Douve a pour titre "Théâtre". Bonnefoy a découvert tôt le surréalisme par l’anthologie de Georges Hugnet, a connu Breton qui l’estimait, s’est rapproché du groupe surréaliste sans y être actif, s’en est écarté en 1947 quand l’ésotérisme s’y est imposé, mais il a gardé l’amitié de dissidents du groupe comme Gilbert Lely et Christian Dotremont. Ce passage l’a conduit à réfléchir sur ce qu’est l’image et sur son usage, de là à la relation entre langage et réalité, réflexion qu’il a poursuivie toute sa vie. D’autres rencontres ensuite ont modifié profondément l’orientation de sa vie ; par exemple, grâce à Pierre Leyris il s’est voué à la traduction de Shakespeare — il a traduit une dizaine de pièces, les sonnets et la poésie — et il a publié aussi des sonnets de Yeats. Son appétit de connaissance l’a dirigé, à partir de 1949 avec les cours de Lucien Biton vers l’étude des mythes et des sciences religieuseset, parallèlement, il a suivi des philosophes comme Jean Hyppolite et Jean Wahl, le spécialiste de la gnose Charles-Henri Puech et, par ailleurs, les études d’André Chastel lui ont ouvert le Quattrocento.

 

Tous ces travaux ont nourri son écriture, comme ses rencontres, celle de la poésie de Jouve après son expérience surréaliste : « La réalité qu’avait décomposée l’intellect se rassemblait à nouveau, le regard pouvait sans entraves pressentir en tout l’unité de tout — cette lumière de l’Alpe dans Matière céleste, étincelante, enivrante, au profond de chaque chose mortelle » (L’Écharpe rouge, p. 1189). Bien avant, Bonnefoy avait lu à sa parution en 1943 L’Expérience intérieure de Georges Bataille, qui l’a sans doute aidé à considérer la poésie comme connaissance du temps, de la finitude et de soi ; cette lecture n’est pas sans rapport avec ce qu’il a désigné par « présence » — la réalité concrète, immédiate — en relation avec une autre notion, « l’indéfait » : il s’agit de cette présence, antérieure à toute analyse par la langue à quoi accèderait l’infans (l’enfant qui ne parle pas encore) et que l’art, la poésie auraient pour fonction de retrouver. Lançon et Née insistent sur ce point à propos du personnage de Douve, dans « le premier grand livre de poésie »3  de Bonnefoy : « le vocable « Douve » ne représente personne (à la différence de la « Laure » de Pétrarque ou de la « Délie » de Scève), mais allégorise la quête de l’immédiat du monde, cet en dehors du langage à ressaisir paradoxalement par les mots » (p. XVIII). Madeleine-Perdrillat insiste sur l’absence du "je" dans ce « livre fondateur », son auteur « ne manie jamais que des mots et des images, auxquels quelque chose de la réalité, la douleur et la mort, échappera toujours » (XXXVII).

Combat certes « désespéré » que l’écriture du poème, comme le souligne encore le préfacier, et c’est pourquoi il ne peut jamais être achevé. Pour Bonnefoy la poésie avait pour tâche de restituer quelque chose du « monde proche », non simplement des réalités vécues mais « de l’horizon derrière elles » (1188), sachant que « c’est seulement l’expérience du temps vécu qui peut rendre vie à la parole » (1187). Cette exigence explique la récurrence de ses thèmes (la vie, la mort, le désir, la nuit, le vent…) et son emploi de mots simples (jour, nuit, aube, froid, feu, eau, etc.) ou fortement suggestifs comme "barque" ou "neige" ; il faudrait que les mots donnent le plein de leur sens, en allant au-delà de la relation arbitraire entre le signe et la chose c’est-à-dire qu’ils permettent de saisir ce qui n’est pas dicible mais que leur emploi dans le poème devrait faire surgir. Contradiction que Bonnefoy connaissait bien et qu’il a souvent énoncée, comme dans L’Écharpe rouge, « D’un côté, le sentiment obscur que la réalité, c’est plus que les mots ; de l’autre quelque aisance à vivre parmi ceux-ci, l’intérêt pour les choses qui naissent de leur emploi » (p. 1126). On pense à la fonction performative, en scène dans Le Théâtre des enfants : « La petite fille dit je suis la reine (…) tu es le roi. En effet, ils étaient la reine et le roi. » On retrouve dans toute l’œuvre la relation aux choses que Bonnefoy disait être celle de son enfance ; dans Le Grand Espace, consacré au Louvre, il écrivait en ouverture « J’aurais voulu entrer enfant dans un lieu comme celui-ci », expliquant : « Ce ne sont pas les mots qui comptent pour lui, mais ce sont les images qu’il aperçoit au-delà » (p. 830).

 On ne réduit évidemment pas l’œuvre complexe d’Yves Bonnefoy à une relation entre mots et réalité, mais cette attention qu’il y porte l’éloigne d’un lyrisme toujours dominant dans les écrits de son époque : il ne célèbre ni l’amour ni la nature. Sa poésie, pour citer encore Madeleine-Perdrillat, « dit avec peu de mots et peu d’images, son peu de pouvoir » (XL). Cependant, ce peu est essentiel, elle est force de vie, « contre « le spectacle de la souffrance et de la mort » (id.). C’est pourquoi la transmission de ce qui s’écrit dans d’autres langues importait tant à Bonnefoy, Lançon et Née rappellent d’ailleurs qu’il voyait dans la circulation des poésies un des fondements de la Communauté européenne.

                                           (…) Écrire une violence

       Mais pour la paix qui a saveur d’eau pure.
                  Que la beauté,
                  Car ce mot a un sens, malgré la mort,
                  Fasse œuvre de rassemblement de nos montagnes

       (Dans le leurre du seuil, p. 416)

 

1 Daniel Lançon et Patrick Née, outre plusieurs études sur l’œuvre de Bonnefoy, ont dirigé le colloque de Cerisy qui lui était consacré, en août 2006, Poésie, recherche et savoirs

2 C’est pourquoi il a dirigé les deux volumes du Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique (Flammarion, 1981)

3 Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, 1953.

 


Yves Bonnefoy, Œuvres poétiques, Édition établie par Odile Bombarde, Patrick Labarde, Daniel Lançon, Patrick Née et Jérôme Thélot ; avant-Propos Daniel Lançon et Patrick Née, préface Alain Madeleine-Perdrillat, « Yves Bonnefoy, "Et poésie, si ce mot est dicible" », Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2023, 1808 p., 19 €. Cette recension a éé publiée dans Sitaudis le 4 mai 2023.

 

 

10/06/2023

Carla Lonzi, Nous crachons sur Hegel : recension

Carla Lonzi, nous crachons sur Hegel

Un peu d’histoire : les six textes traduits ici ont été rédigés par Carla Lonzi (1931-1982) entre le printemps 1970 et début 1972, portant les idées du groupe « Rivolta Femminile » qu’elle avait fondé avec quelques femmes, ainsi que la maison d’édition Scritti di Rivolta Femminile. Il faut saluer le travail des traductrices, le texte semblant avoir été écrit directement en français ; elles insistent sur le contenu du féminisme de Carla Lonzi, hérité des États-Unis où elle avait séjourné : « féminisme de la parole et de l’écoute, attentif aux relations de pouvoir qui traversent toutes les dimensions de l’existence, jusqu’aux plus intimes. » Le dernier chapitre s’ouvre par une affirmation qui donne le ton de l’ensemble : « La femme appartient à l’espèce vaincue : vaincue par le mythe de l’homme. » Ce mythe est analysé et un autre statut de la femme proposé.

Commençons par quelques propositions de Rivolta Femminile, qui prennent à la racine ce qui, dans toutes les civilisations, a placé les femmes sous la domination des hommes :

 

                       L’image de la féminité avec laquelle l’homme a interprété la femme n’était que son invention.

 

                  La femme est l’autre par rapport à l’homme. L’homme est l’autre par rapport à la femme. L’égalité n’est qu’une tentative idéologique d’asservissement de la femme à un niveau supérieur.

 

Cette infériorité est de très longue date le fait de l’Église, mais ajoute Carla Lonzi, « la psychanalyse nous a trahies, le marxisme nous a vendues à la révolution hypothétique. » Freud, tout comme Reich, est rejeté et il faut lire les analyses précises qui mettent au jour les fondements idéologiques sur lesquels reposent les concepts de la psychanalyse ; l’homme, d’ailleurs, ne se cachait pas pour dire l’infériorité de la femme, pensée claire dans une lettre à sa fiancée citée ici : « Cher trésor, pendant que tu te réjouis des tâches domestiques, je suis tout au plaisir de résoudre l’énigme de la structure du cerveau ». Carla Lonzi oppose à tout discours de hiérarchie entre l’homme et la femme une évidence : « Le sexe féminin est le clitoris, le sexe masculin est le pénis ». C’est la culture patriarcale pour la reproduction de l’espèce qui a primé. Mutilation culturelle de la sexualité féminine, qui dépend du clitoris : « Le plaisir vaginal a été valorisé par toute une culture masculine, orientale et occidentale, et il a trouvé dans les théories freudiennes et reichiennes l’étayage pour prolonger sa gloire pendant un millénaire encore. ».

Très longtemps il a été difficile pour une femme de se mettre à l’écart de ce modèle et d’avoir son plaisir par l’auto-érotisme. Dès le XVIIIe siècle, pour des raisons économiques — la crainte, non justifiée, de la dénatalité — des médecins ont condamné l’onanisme ; pour les femmes, il s’agissait selon le docteur Tissot d’un « monstre qui renaît chaque jour et auquel les filles s'adonnent avec d'autant plus de confiance qu'il n'en résulte pas de fécondité et que […] l'on n'a pas à recourir à l'avortement »*. Le modèle masculin prédominant accepté par les femmes a contribué à les écarter de la recherche de leur plaisir, ne serait-ce que par « peur panique de se découvrir comme être humain en dehors du destin du couple ». Carla Lonzi retrace toute l’histoire de la femme à partir du moment où elle sort du milieu parental ; tout la conduit dans la société à se convaincre « qu’elle est avec un homme à la hauteur de la haute idée qu’elle se fait de l’homme ». Pour Rivolta Femminile, la question de l’égalité ne se pose pas ; garantie par la loi, elle implique en effet qu’il faut supprimer la différence entre homme et femme dans la société : certes, mais l’égalité est une notion qui concerne l’État et la place des citoyens en son sein, imaginer qu’il est essentiel d’obtenir cette égalité, ce serait accepter l’intégration des femmes dans la société patriarcale. La revendication n’est pas négligeable si n’est pas laissé de côté le plus important, l’altérité qui sépare de toute manière la femme de l’homme.

La séparation posée a des conséquences dans divers domaines. La femme ne refuse pas la procréation, par exemple, mais il ne s’agit pas pour elle de penser à garantir la continuation de l’espèce, « Nous ne donnons des enfants à personne, ni à l’homme ni à l’État. Nous les donnons à eux-mêmes et nous nous restituons à nous-mêmes. » L’altérité est aussi à vivre dans le domaine de l’art et Carla Lonzi préconise de garder une distance vis-à-vis des œuvres masculines : les célébrer, ce serait « céder au racolage historique au service de notre domination ».

On ne peut nier que les femmes aient été considérées comme inférieures dans les sociétés occidentales. Le code Napoléon (1804) leur donnait le même statut qu’à l’enfant mineur et il faut toujours rappeler que le droit de vote leur a été « accordé » (!) en octobre1944, et ce n’est que depuis le 13 juillet 1965 qu’elles peuvent ouvrir un compte en banque sans l’autorisation du mari. Que les analyses de Carla Lonzi ne soient pas recevables aujourd’hui — cinquante ans après leur publication — ne peut étonner et il faudra sans doute encore quelques générations pour qu’elles aient des conséquences pratiques. On ne détruit pas l’idéologie d’une société patriarcale seulement en en montrant les caractères nocifs.

 Carl Lonzi, Nous crachons sur Hegel, traduction de l’italien Patrizia Atzei et Muriel Combes, ’’Écrits féministes’’, éditions NOUS, 2023, 176 p., 15 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 26 mars.2023/

 

* Tissot, L’Onanisme, ou dissertation physique sur les maladies produites par la masturbation

 

 

 

 

04/06/2023

Yves di Mano, Lavis : recension

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Le livre rassemble, outre l’exergue, huit ensembles de dimension inégale d’une page (Embuscade) à une soixantaine (Terre sienne), tous déjà publiés, plusieurs d’entre eux liés au travail d’un peintre, à la technique du monotype et à la typographie. Yves di Manno, dans la note bibliographique qui ferme le livre, note que la lecture de ces « pièces éparses » leur confère a posteriori un sens qu’elles n’avaient pas isolément. La photographie en couverture, de Muriel Claude, volontairement floue comme si le motif avait été derrière une vitre embuée (comme la buée qui enveloppe le corps de la baigneuse de Degas), donne le sentiment de renvoyer au temps passé : elle présente un jeune garçon, en second plan, une silhouette – homme ou femme ? – avec un chien. Il est vrai que le lecteur essaie de mettre au jour une unité : et cette image peut orienter sa lecture ; ce n’est pourtant pas la relation au temps qui est première mais plutôt celle à l’écriture et à ses possibilités. Yves di Manno n’écrit pas à propos des tableaux de Mathias Perez, de Degas, ou des techniques, il s’agit chaque fois de variations à partir des peintures — rien n’est décrit —, comme il propose des Variations sur un thème de Russell Greenan, écrivain américain de romans noirs, ou un « Hommage à Jack Spicer » qui implique une vue d’ensemble.

De l’exergue au dernier poème on lira dans presque tous les textes le mot « ombre », avec un sens concret quand il est question par exemple d’ «ombre bleue » ou d’une « grande ombre pleine ». Avec l’évocation d’un passé dont on ne sait rien ou bien peu, qu’on ne pourrait reconstruire (dans / le poème /l’ombre / d’une mémoire plus vaste / que la mienne) ; le tenter, c’est plonger dans l’inconnu, vouloir connaître ce qui ne peut être atteint, dans « l’ombre /de mes pères ». L’écriture ne parvient pas — est-ce son but ? — à éclaircir quoi que ce soit, elle aboutit peut-être à rendre plus opaque ce que l’on tente de démêler. À la question « qu’avons-nous fait ? » l’une des réponses est que l’on a « ajouté / des ombres » et que « l’ombre en nous » demeure. À l’ombre envahissante, y compris quand le mot renvoie à la réalité tangible, sont associés les mots « ténèbres » (aussi au singulier), « nuit, noir, noirceur » — à quoi on ajoutera tout ce qui connote la perte de la lumière comme les volets clos, le réverbère éteint.

 

Tout se passe comme si les choses du monde étaient devenues peu visibles, que l’ombre dominait partout. Quand la lumière ne disparaît pas avec la nuit, elle est volontairement écartée ; dans Terre sienne, « le jour (…) se perd / dans l’interstice / des volets » et un effacement analogue est présent également dans Variations sur un thème de Russell Greenan : l’enfant, obéissant à son père peintre, fait en sorte que « les volets / Restant clos le soleil / Ne pénétrait jamais / » dans les chambres. C’est dire que le peintre travaillerait dans une quasi-obscurité. À cette nuit proche, diverses formes de violences sont associées ; dans les Variations citées, on voit un peintre « Menaçant, déchirant / Des cahiers, brisant / Des chevalets », dans Hommage à Spicer des allusions sont faites à la ville désertée, à des incendies, à Chicago en ruine, à la corde pour se pendre ; le premier vers de Poème à tort renvoie à une destruction, « le début brûlé ». Le long poème Terre sienne ne le cède en rien aux précédents ; on y rencontre des mourants, « la chair /qui s’infecte », « le cahier déchiré », « le bois / pourrissant », « eau noire ». Même s’il reste ici et là des éléments naturels comme « une prairie d’herbes », des ajoncs, « une touche verte », le corps nu de la baigneuse sur les toiles ou le papier, Terre siennes’achève avec une absence, avec l’abolition de tout repère, « s’acheminant / vers un corps // sans passé ni lendemain // une peinture sans paysage // un poème / hors du langage ».

 

Un tableau, une estampe, ne se décrivent pas, au mieux peut-on noter ce qui les évoque : le corps de la baigneuse de Degas n’est pas un corps, ni sa représentation. Ceux de Terre sienne sont des corps blessés (« pouce en bas / ensanglanté, la main (…) tranchée », comme les choses du monde, la forêt et ses halliers, ses fourrés, le vent devenu ouragan. C’est dire qu’écrire à propos d’un tableau est tâche inachevable ; dans Terre sienne, "sienne" peut être entendu comme possessif, comme dans « chevelure sienne » ou, à la fin du poème, dans « langue de terre / (sienne) », ou comme couleur, comme dans « plage sienne ». En même temps, « terre sienne » se divise en « terre » et « sienne » pour les deux parties du recueil repris ici. Cette division est repérable au fil de la lecture, avec la séparation en « deux panneaux diptyques », l’opposition « noir contre vert », « la vitre noire / le cadre vert », sans pour autant que l’unité de l’œuvre achevée soit mise en cause (« retour au vert / à l’unité »). Unité certes de l’œuvre, et chaque fois qu’on la regarde la langue en construit une nouvelle. On ne lira pas deux poèmes de même structure, de même que les parcours dans un tableau sont sans limites. Si l’on peut repérer des rimes, donc une forme classique ("vers, hiver, vers", " inverse, averse "), ce sont plutôt diverses manipulations, de multiples jeux phoniques, graphiques et sémantiques qui sont privilégiés tout au long du livre. Avec sienne, comme on l’a vu. Citons-en de nature diverse : homophonie ("des corps – décor"), changement de voyelle ("un sigle – une sangle" ; "la suie – la soie"), de consonne ("manière - matière"), allitération ("drap - doublement - déplié"), ajout d’une ("dianes – diaphanes") ou deux syllabes ("se voir – se décevoir"), soustraction d’une lettre ("un triangle – une tringle"), contrepèterie : (au début du poème), "noir contre vert" ; (à la fin) "voir contre nerf"; etc. L’ambiguïté constante dans la langue est mise en valeur notamment avec une série donnée comme confusion de mots : « canson / chanson, couleur /douleur, vélin/félin ».

 

On pourrait parfois penser que les poèmes d’Yves di Manno ne font que répéter une déjà vieille chanson : la poésie serait impossible et n’aurait à dire que cette impossibilité. Ce serait ne choisir que certains vers. On peut au contraire retenir la citation faite de Sei Shönagon, « choses qui gagnent à être peintes », opposées à celles qui « perdent à être peintes » ; cette allusion au XIeme siècle instaure une continuité dans l’écriture poétique et les derniers vers du même ensemble, Poème à tort sont une promesse, « vous lisez (l’histoire ne fait / que commencer) ».

Yves di Manno, Lavis, Poésie/Flammarion, 154 p., 17 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 14 mars 2024.

09/05/2023

Pierre Vinclair, Idées arrachées : recension

 

 

 

 

 

 

 

 

pierre vinclair,idées arrachées : recension

 

Pierre Vinclair construit ses idées sur l’écriture en lisant et analysant des auteurs de référence (T. S. Eliot, J. Ashbery ), ce qui aboutit pour chacun à un livre (Terre inculte, 2018, Autoportrait de John Ashbery, 2022 ) ou, au fil du temps, les "arrache" en lisant des parutions récentes : c’est le cas dans cet ouvrage qui reprend des textes parus dans des revues auxquelles il collabore régulièrement, de Catastrophes à Pozibao et Sitaudis, deDiacritik à Europe et Acta Fabula ; d’autres contributions s’ajoutent, entretiens, articles, préface. Les textes repris sont parfois anciens, comme un article de 1979, à propos de la traduction d’un poème chinois, remanié ici et augmenté. Ils sont regroupés en sept ensembles de dimension inégale : Geste du poème, Poétique de la prose, L’œuvre en question, Philosophie des genres, Face à la catastrophe, Échafauder Babel, Portrait du critique en arracheur de dents. Le livre s’achève avec trois index (notions, noms propres, revues et maisons d’édition). La diversité des domaines abordés, même si un fil les relie, déborde les limites d’une note de lecture et l’on se limite à lire le premier ensemble.

Dans tous ses livres, Vinclair n’oublie jamais la réalité vécue, y compris le moment où il entreprend telle lecture : on sait bien que le même livre n’est pas lu de la même manière à tel ou tel âge. Il se situe également dans le temps par rapport aux membres de sa famille, point d’ancrage aussi dans ses poèmes. Vie personnelle et connaissance d’une œuvre peuvent être étroitement liées ; ici, le lecteur apprend qu’il entreprend la lecture des Nouvelles Impressions d’Afrique de Raymond Roussel en 2000 alors qu’il est né en 1982. Il avoue n’avoir rien compris et son entrée en classes préparatoires en 2001 le fait renoncer à entreprendre une nouvelle lecture. Parallèlement, il découvre Roubaud et il lit La Vie mode d’emploi de Georges Perec où il retrouve le nom de Roussel. C’est le choix d’un sujet de maîtrise à partir de Foucault qui le ramène à Roussel par l’étude (Raymond Roussel) qu’a publiée le philosophe en 1963. Ce détour de Vinclair, peut-être un peu long, vise me semble-t-il à insister sur l’importance des conditions dans lesquelles on lit une œuvre. La construction des Nouvelles Impressions d’Afrique, avec ses parenthèses dans les parenthèses, ses rejets, la complexité des rapports syntaxiques, les métaphores, etc., empêche, écrit Vinclair, « la synthèse sémantique dont j’ai l’habitude et à laquelle je crois souvent avoir un droit légitime. » L’incompréhension de la première lecture n’est sans doute pas étrangère au choix du vers de Roussel dont la suite est longuement commentée : Lire souvent égale être leurré, témoin : » — Vinclair conclura de son côté « les livres sont des puzzles truqués ».

 

Ce que Vinclait répète sous différentes formes, c’est que « le poème fabrique son sens », qu’il n’est écrit pas pour "exprimer" une idée. De là la nécessité, dans la lecture, d’être attentif à la construction d’un poème, aux jeux de langage, à l’ordonnance des sons, aux images, au détail de la syntaxe. Il retient par exemple, dans plusieurs livres de Savitzkaya la question de l’adresse, introduite par "à", comme dans "à Marie" et, notant l’ambiguïté de l’emploi de la préposition pour marquer le temps ou le lieu, il propose de lire un poème comme "une pièce de théâtre" aux personnages variés, « phonèmes, signification et fonctions grammaticales, autant que les référents du monde réel qu’ils sont censés représenter. » Accepter cette proposition donne justement les moyens de lire un poème — en laissant de côté ce qui domine encore dans l’enseignement, "ce que l’auteur a voulu dire". La poésie, la littérature n’ont pas à restituer une représentation du monde, des hommes, le sens, étant de toute manière, « étranger au monde, il n‘est d’épiphanie que dans le délire ou la mauvaise foi — une fiction. » Notons que Vinclair parle aussi du « théâtre de la lecture »

Un autre ensemble de réflexions s’attache à la relation aux œuvres anciennes ; Vinclair choisit d’examiner la réécriture contemporaine de plusieurs épopées, une partie de l’Iliade (la mort des personnages), le Ramayana  de l’Inde et le Mabinogi gallois. S’agit-il, si l’on se reporte à la querelle des Anciens et des Modernes d’imiter ce qui fut ou de composer pour notre époque et, alors, d’être « infidèle au nom d’une fidélité supérieure » ? Les trois auteurs reprennent bien la matière des Anciens mais l’exploitent pour « servir des fins qui n’existaient pas à l’époque des textes canoniques ». Construction donc de « visions » propres à l’imaginaire d’aujourd’hui, volonté d’être dans le présent en relisant les œuvres du passé pour les intégrer dans notre littérature. Dans une perspective analogue, la forme du sonnet a été questionnée dès le XIXesiècle, et certains l’emploient aujourd’hui sans se préoccuper de rimes, de compte de syllabes (William Cliff), ni même du partage en quatrains et tercets (Robert Marteau). Quand le sonnet « se met lui-même en scène comme forme du passé », il use de cette « inactualité » à des fins critiques (Laurent Fourcaut) ou, en même temps, comiques (Christian Prigent) ; la lecture peut aussi être « dans le spectacle » d’un sonnet (Laurent Albarracin), l’auteur gardant toujours une distance amusée vis-à-vis de la forme.

On n’a fait que retenir quelques éléments, charpente des lectures de Vinclair. Il insiste sur la nécessité de reconnaître la forme du poème, sans négliger quelque aspect que ce soit et cette saisie, qui constitue une démarche de lecture, importe « davantage que le résultat ». Cette démarche exclut les conclusions scolaires (mais pas seulement !) qui font du poème un réservoir de sentiments ou d’idées, un lieu de représentations diverses, et l’on approuve le rejet de Vinclair : « Il y a tant à jouir au milieu des mots dans le pierrier du poème. Gardons l’interprétation pour le face-à-face avec la matière toujours si décevante des urinoirs, des carrés blancs et des sculptures en ballons » 

 

Pierre Vinclair, Idées arrachées, Essais et entretiens, Lurlure, 2023, 528 p., 26 €.

Cette recension a été publiée par Sitaudis le 8 tard 2023

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

16/04/2023

Havasu Kaya,

 

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L’Ours Blanc, « revue littéraire à parution irrégulière », est une des rares revues qui, à chaque livraison, prouve qu’inventer la lecture est possible, sans pour cela recourir toujours à de « grands » écrivains. Havasu Kaya, m’append la courte notice à lui consacrée, est le pseudonyme d’un artiste dont une galerie de Berne a exposé son travail en 2022 ; né en 1995 à Genève de migrants turcs, il est aussi auteur et performeur. Le lecteur francophone ne fera pas usage de ses mots de passe en langue turque, il pourra sans aucun doute se réjouir à les lire et, pourquoi pas ? les comparer aux siens.

 

Havasu Kaya commence par une expression qui engage la croyance religieuse. Avant de boire, de manger, quand la voiture démarre, etc., il est coutume d’invoquer dieu, « bismillah » (= au nom de dieu), formule dite machinalement, « mot de passe » — même le « mon dieu ! » est obsolète en France pour ponctuer une affirmation, ­ mais « my God ! » dans les pays de langue anglaise et « mein Gott » en Allemagne restent courants. Humour de l’auteur : son usage dans la vie courante de « bismillah » le porte à conclure qu’il n’a plus la foi, mais quand il prend l’avion le mot de passe reprend son rôle protecteur et, conclusion : « Peut-être que je crois encore en Dieu ». Jeu de bascule qui se poursuit :

« bismillah » est employé dans des actes condamnés par la religion, par « des personnes, comme moi, qui blasphèment en tremblant d’excitation et de peur ». Le mot, à la fois, renvoie à une idéologie à laquelle il n’adhère plus et, par son éducation, le ramène « à une douceur enfantine, quelque chose qui prend soin, protège et donne de l’importance. »

La plupart des récits aborde d’une manière ou d’une autre la situation de l’immigré, les réflexions sont d’autant plus fortes qu’elles viennent d’un homme né en Suisse de parents, eux, immigrés pour améliorer leur vie. Ni le père ni la mère ne maîtrisent le français, quant à Havasu Kaya sa pratique de la langue turque est sommaire, aussi les échanges restent-ils très incomplets, surtout affectifs. L’écrivain ne se reconnaît pas comme Turc, y compris physiquement, n’ayant pas la couleur mate de la peau, ni Suisse, ses habitudes de vie l’éloignant de cette patrie adoptée. Ni d’un côté ni de l’autre. Dans sa famille en Anatolie, tous lui font comprendre qu’il est autre : « tu n’as pas besoin de nous étant donné que tu as la Suisse » ; le regard des Suisses lui apprend la même chose : que veut-il donc « alors qu’il est déjà ici ? ». Il a fallu que sa thérapeute lui apprenne que son teint pâle est lié à une population d’une région d’Anatolie pour que, grâce à ce « repère géographique », il trouve une assise, « C’était juste ce qu’il me fallait. Juste assez proche de moi pour me sentir intégré, juste assez loin pour faire travailler mon imagination. »  

Il arrive que l’adolescent, quand il retourne en Turquie, abîme ses vêtements pour ne pas paraître privilégié. Il ne l’est pourtant pas ; lorsqu’il accompagne ses parents à Paris, ce n’est pas pour voir la Tour Eiffel, la vue, ce sera « sur la périphérie et les immeubles de la cité en plein milieu du 93. » Et la visite de la famille en Allemagne apporte la même déception : le fossé entre les immigrés et la population, dans chaque pays, n’est pas aisé à franchir, « Je m’imaginais perfectionner mon allemand, j’ai fini par perfectionner mon turc. » Cette identité à construire ne peut l’être par ce qui y est profondément attaché, la préparation de la nourriture. La mère est trop fatiguée quand elle rentre de son travail pour préparer quoi que ce soit, le père à son retour le midi du travail prépare la même chose que Havasu Kaya vers vingt et une heures, « des pâtes, de la pizza surgelée, de la purée en poudre, des saucisses de veau ou des lasagnes surgelées ». Les parents s’en tiennent à des spaghettis trop cuits, qu’ils mangent avec du pain, du yoghourt et de l’oignon frais, repas qui rappelle lointainement leur pays d’origine, mais cette liaison existe suffisamment pour que Havasu Kaya adopte parfois ce menu.

Havasu Kaya a essayé de ressembler à un Turc. Sans y parvenir et en y renonçant. Son identité, c’est sans doute de paraître étrange aux yeux de ses parents, de sa famille turque, et tout autant au regard des habitudes de la Suisse. « Alors je ne suis pas pauvre mais mon regard prend sa revanche sur la pauvreté de mes parents, sur l’étrangeté de mon identité. » Ces mots de passe mettent en lumière la difficulté de l’"intégration" d’un immigré (Turc, Syrien, Afghan, etc.) dans un pays européen : il ne devient pas Français, Suisse etc., pas plus qu’il ne peut conserver.

Havasu Kaya, Mots de passes incantatoires à l’usage des enfants d’immigrés turcophones, L’Ours Blanc, Hiver 2023, n° 35. 6 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 28 février, 2023.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Ours Blanc, « revue littéraire à parution irrégulière », est une des rares revues qui, à chaque livraison, prouve qu’inventer la lecture est possible, sans pour cela recourir toujours à de « grands » écrivains. Havasu Kaya, m’append la courte notice à lui consacrée, est le pseudonyme d’un artiste dont une galerie de Berne a exposé son travail en 2022 ; né en 1995 à Genève de migrants turcs, il est aussi auteur et performeur. Le lecteur francophone ne fera pas usage de ses mots de passe en langue turque, il pourra sans aucun doute se réjouir à les lire et, pourquoi pas ? les comparer aux siens.

 Havasu Kaya commence par une expression qui engage la croyance religieuse. Avant de boire, de manger, quand la voiture démarre, etc., il est coutume d’invoquer dieu, « bismillah » (= au nom de dieu), formule dite machinalement, « mot de passe » — même le « mon dieu ! » est obsolète en France pour ponctuer une affirmation, ­ mais « my God ! » dans les pays de langue anglaise et « mein Gott » en Allemagne restent courants. Humour de l’auteur : son usage dans la vie courante de « bismillah » le porte à conclure qu’il n’a plus la foi, mais quand il prend l’avion le mot de passe reprend son rôle protecteur et, conclusion : « Peut-être que je crois encore en Dieu ». Jeu de bascule qui se poursuit :

« bismillah » est employé dans des actes condamnés par la religion, par « des personnes, comme moi, qui blasphèment en tremblant d’excitation et de peur ». Le mot, à la fois, renvoie à une idéologie à laquelle il n’adhère plus et, par son éducation, le ramène « à une douceur enfantine, quelque chose qui prend soin, protège et donne de l’importance. »

La plupart des récits aborde d’une manière ou d’une autre la situation de l’immigré, les réflexions sont d’autant plus fortes qu’elles viennent d’un homme né en Suisse de parents, eux, immigrés pour améliorer leur vie. Ni le père ni la mère ne maîtrisent le français, quant à Havasu Kaya sa pratique de la langue turque est sommaire, aussi les échanges restent-ils très incomplets, surtout affectifs. L’écrivain ne se reconnaît pas comme Turc, y compris physiquement, n’ayant pas la couleur mate de la peau, ni Suisse, ses habitudes de vie l’éloignant de cette patrie adoptée. Ni d’un côté ni de l’autre. Dans sa famille en Anatolie, tous lui font comprendre qu’il est autre : « tu n’as pas besoin de nous étant donné que tu as la Suisse » ; le regard des Suisses lui apprend la même chose : que veut-il donc « alors qu’il est déjà ici ? ». Il a fallu que sa thérapeute lui apprenne que son teint pâle est lié à une population d’une région d’Anatolie pour que, grâce à ce « repère géographique », il trouve une assise, « C’était juste ce qu’il me fallait. Juste assez proche de moi pour me sentir intégré, juste assez loin pour faire travailler mon imagination. »  

Il arrive que l’adolescent, quand il retourne en Turquie, abîme ses vêtements pour ne pas paraître privilégié. Il ne l’est pourtant pas ; lorsqu’il accompagne ses parents à Paris, ce n’est pas pour voir la Tour Eiffel, la vue, ce sera « sur la périphérie et les immeubles de la cité en plein milieu du 93. » Et la visite de la famille en Allemagne apporte la même déception : le fossé entre les immigrés et la population, dans chaque pays, n’est pas aisé à franchir, « Je m’imaginais perfectionner mon allemand, j’ai fini par perfectionner mon turc. » Cette identité à construire ne peut l’être par ce qui y est profondément attaché, la préparation de la nourriture. La mère est trop fatiguée quand elle rentre de son travail pour préparer quoi que ce soit, le père à son retour le midi du travail prépare la même chose que Havasu Kaya vers vingt et une heures, « des pâtes, de la pizza surgelée, de la purée en poudre, des saucisses de veau ou des lasagnes surgelées ». Les parents s’en tiennent à des spaghettis trop cuits, qu’ils mangent avec du pain, du yoghourt et de l’oignon frais, repas qui rappelle lointainement leur pays d’origine, mais cette liaison existe suffisamment pour que Havasu Kaya adopte parfois ce menu.

Havasu Kaya a essayé de ressembler à un Turc. Sans y parvenir et en y renonçant. Son identité, c’est sans doute de paraître étrange aux yeux de ses parents, de sa famille turque, et tout autant au regard des habitudes de la Suisse. « Alors je ne suis pas pauvre mais mon regard prend sa revanche sur la pauvreté de mes parents, sur l’étrangeté de mon identité. » Ces mots de passe mettent en lumière la difficulté de l’"intégration" d’un immigré (Turc, Syrien, Afghan, etc.) dans un pays européen : il ne devient pas Français, Suisse etc., pas plus qu’il ne peut conserver la culture de ses aïeux.

Havasu Kaya, Mots de passes incantatoires à l’usage des enfants d’immigrés turcophones, L’Ours Blanc, Hiver 2023, n° 35. 6 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 28 février, 2023.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

07/04/2023

La Revue de belles-lettres, 2022-2 : recension

 

 

 

 

 

 

 

 

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On se souvient que l’expression "Art Brut" a été utilisée pour la première fois par Jean Dubuffet (1901-1985), en 1945, à la suite de visites d’hôpitaux psychiatriques en Suisse avec son ami Jean Paulhan ; elle a désigné assez rapidement les travaux (peinture, sculptures, écrits, etc.) de tous ceux qui étaient à la marge de la société, donc à l’écart de tout circuit artistique, et pas seulement les patients des hôpitaux. Une partie de ces travaux est rassemblée au musée de l’Art Brut à Lausanne, mais si les peintures sont relativement connues les écrits restent plus ignorés. La revue de belles-lettres publie un dossier d’une cinquantaine de pages, qui rassemble, sous le titre Écrits de l’Art Brut, des textes et des dessins de 9 hommes et femmes de nationalités différentes (Suisse, Allemagne, États-Unis, Autriche), inadaptés à la société, laissés pour compte, le plus souvent issus des classes sociales les plus défavorisées. Lucienne Peiry, qui a choisi les textes et les présente, remarque que certains d’entre eux pourraient aisément être rapprochés de ceux publiés par Apollinaire, le dadaïsme, le lettrisme ou des écrivains contemporains. Ainsi, Constance Schwartzlin-Berberat, par exemple, dans ses poèmes, distribue sur la page des mots de différentes dimensions, répétant certains fragments ; Barbara Suckfull, elle, pratique une écriture rompue, chaque mot étant suivi d’un point, comme si elle refusait la continuité habituelle du discours : « Et. Toujours. Je. Suis. Ici. À. Werneck. Et. Quand. Jai. Saisi. » Etc. On rapproche aisément ces courts extraits de recherches publiées dans la même livraison de La revue de belles-lettres dans un Cahier de création : Édith Azam ("Karpiano") : « Proutant, ja me plique, jjjamais, jjjamais ja KKKRRAVVAILLé autant. Ja fais des nnnotes que ja dessine puis que ja me     nentraîne à les lire, ces nnnotes, bêtement. Parfois, c’est vrai, ma… ma Tê-Teu (…) » ; Heike Fiedler, elle, propose notamment des homophones dispersés sur une page, un texte peu compréhensible recouvert partiellement, un court texte accompagné d’un calligramme, tous deux plurilingues. Mais il s’agit là d’écrivains retenus parce qu’ils expérimentent l’usage de la langue ; les auteurs des textes recueillis sont toujours loin des essais littéraires, « ces écrits d’Art Brut, conçus pour la grande majorité dans l’isolement profond et la mise à l’écart, à huis clos, constituent pour leurs auteurs l’unique échappatoire possible. Internés, aux prises avec le vide, traversés par la nuit et le vertige. »

On reprendra les "Écrits en spirale" qui ouvrent la revue. L’entretien de Marion Graf avec Roger Perret ("Au cœur de la modernité dans les marges"), éditeur atypique à Zurich, qui a publié des écrits de l’Art Brut comme ceux d’Adolf Wölfli  et de Constance Schwartzlin-Berberat (largement représentés dans cette livraison). Il rappelle l’intérêt de Picasso, Klee et d’autres peintres pour ces œuvres, où « Ils percevaient (…) une spontanéité et une authenticité qu’un artiste travaillant consciemment n’atteint que rarement. » Il explique aussi pourquoi il s’est intéressé à Hans Morgenthalet (1890-1928), écrivain oublié, et à Annemarie von Matt (1905-1967), dont aucun texte n’a été publié de son vivant ; on lira des poèmes de ces deux poètes à la suite de l’entretien (introduction aux Écrits de l’Art Brut), et on le relit pour mieux comprendre l’intérêt de textes trop souvent mis à l’écart.

 

Bruno Pellegrino s’attache à la dernière partie de la vie d’une femme dont le prénom, Françoise, donne son titre à sa rubrique "L’inventaire". Institutrice ménagère, elle passait régulièrement devant la maison de Madeleine, la sœur aînée de Gustave Roud — écrivain qui avait besoin que l’on prenne soin pour lui de tout ce qui était matériel. Elle offre son aide pour les soins du potager, les deux femmes sympathisent, elles apprécient la montagne, l’effort physique, et deviennent des amies. À la mort de Madeleine, Françoise devient une manière de dame de compagnie « auprès de ce vieil homme de lettres qui ne peut pas vivre seul » ; elle l’aide à vivre le quotidien et le soutient quand il se met en tête d’apprendre en anglais les poèmes d’Emily Dickinson. Cela dure pendant six ans, jusqu’à la mort de Roud, en 1972. Il lui lègue la maison, qu’elle remet en état. Elle y vit seule pendant 30 ans, jusqu’à sa mort en 2008, passant une partie de son temps à classer et légender les milliers de photographies prises par l’écrivain. Femme remarquable restée évidemment ignorée : Pellegrino lui-même, écrivant à propos de Gustave et Madeleine, reconnaît qu’il a négligé de lui accorder une place.

Jacques Réda, dans "Récitatif pour l’Arbre"* n’a plus à prouver son attachement à la nature, il reprend cependant le thème, cette fois à propos de la destruction de l’environnement et de la foi aveugle des humains dans le progrès. Le poème, en vers de 14 syllabes propres à Réda, débute comme une fable de La Fontaine :

 

                  L’Arbre et les animaux vivaient en bonne intelligence
                 (Celle que la Nature accorde et qu’on nomme l’instinct)
                  Sans souci de leur origine, ignorant leur destin
                 Jusqu’au jour où l’homme parut avec son exigence.

 

Tout est dit. C’est ensuite destruction, abandon d’une relation simple aux choses, accompagné d’un « besoin croissant » de la science de « tout dénombrer et prouver » ; Réda renvoie à l’Antiquité, à ceux qui, « sans recours aux preuves factuelles », ont « Vêtu, fait danser et chanter [le réel] alors qu’il était nu ». L’aboutissement des transformations serait un « Homme artificiel / Indiscernable désormais de son appareillage ». Selon Réda, l’homme ne semble pas comprendre que l’univers est avant tout changement, qu’il est « la Vie instable », son erreur serait d’imaginer pouvoir un jour lever « l’énigme » de l’origine ; à cet aveuglement, Réda oppose ce que les hommes ont fait avec le langage : « l’énigme originelle (…) a fait danser nos mots ». On rapprochera ce propos de ce qu’écrit Erika Burkart : « C’est grâce à la langue surtout que je ne me suis pas perdue dans le labyrinthe, à cette langue qu’on peut écrire, à cette possibilité de transmuer la vie chaotique en chose dicible. » On lira avec intérêt les extraits de Langue. Écriture. Art, qui concluent brièvement : « On écrit pour l’écriture. L’éventuel lecteur est une aube éloignée ou un soleil couchant. La nuit il faut traverser seul. »

La Revue de belles-lettres, 2022-2, 222 p., 25 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 22 février 2023.

 

Récitatif est le titre d’un des premiers recueils (1970) de Réda.

03/04/2023

Gustave Roud, Œuvres complètes

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Gustave Roud (1897-1976), écrivain suisse, a publié une dizaine de livres de son vivant ; des rééditions de volumes épuisés et des écrits posthumes ont permis d’approfondir la connaissance de l’œuvre. Cependant, aucun regard sur l’ensemble n’était possible et, en outre, son travail de traducteur n’était plus disponible. On ne lit pas rapidement une telle somme dont l’appareil critique éclaire bien des aspects d’une œuvre protéiforme : pas de recension mais il semble utile de présenter cette belle édition.

 

Le premier volume réunit les dix recueils de poésie écrits entre 1928 et 1972, auxquels s’ajoutent quantité de textes parus en revue. « Roud a souvent insisté sur ce qui lui apparaissait comme le cœur de son entreprise poétique, la quête des signes et des messages inscrits dans l’univers et le vivant. » Le second volume donne l’ensemble de son travail de traducteur : il a traduit des poèmes de Trakl et a été l’un des premiers à traduire en français Hölderlin (en 1942, mais 1930 en revue), Novalis (1948), Rilke (1945) ; pour lui, la traduction devait être « la restitution d’un climat, d’un rythme, des sonorités ». Rappelons que Philippe Jaccottet a sollicité Roud, qu’il connaissait, quand il a préparé l’édition de Hölderlin dans la Pléiade, publiée en 1967.

Le troisième volume contient la totalité du Journal (1916-1976) : « événements du jour, réflexions sur soi, descriptions de paysages, propos sur l’art, poèmes, écriture automatique, récits de rêves, « dictées » ou encore projets liés à des textes ou à des recueils. ». L’œuvre critique occupe le quatrième volume, elle n’avait pas été rassemblée du vivant de Roud. Sa lecture des œuvres prolonge ses réflexions « sur le processus créatif en général » et « nourrit sa démarche de poète ». Chaque volume est présenté et annoté, pour la poésie par un collectif, pour les traductions par Raphaëlle Lacord, pour le Journal par Alexis Christen et pour la critique par Bruno Pellegrino dont le roman Là-bas est un jour d’automne (2018) repose sur la vie de Roud.

Roud a photographié la région où il a passé sa vie dans le Haut-Jorat (région de Vevey) et il est à souhaiter qu’un large choix de ses photographies, parmi les milliers de clichés conservés, soit rassemblé à côté des deux publications existantes.

 

Il est bon de citer un grand lecteur du XXe siècle, Jean Paulhan, qui écrivait, après la lecture de quelques livres de Roud :

« Gustave Roud regarde le monde à l’œil nu, et la nature ne le distrait pas. On ne sait quel espace amical, et tout à la fois défiant, le sépare des ciels et des moissons dont il nous entretient. Pourtant je vais et je viens à l’aise dans son univers. Je me dis : il se peut que tout ne soit pas mensonge et mythe dans les contes qu’on m’a faits. Il se peut qu’il existe en chacun de nous une langue silencieuse et secrète d’avant le langage bruyant ; et dans le monde à l’abri de notre esprit, un univers premier de coutumes joyeuses, où Gustave Roud s’est une fois pour toutes établi » (Jean Paulhan, Œuvres complètes, V, Critique littéraire II, p. 29). Gustave Roud,

Œuvres complètes, Sous la direction de Claire Jaquier et Daniel Maggetti, éditions Zoé, 2022, 4 vol., 5210 p., sous emboîtage, Cette présentation a été publiée par Sitaudis le 23 février 2023.

 

 

 

 

 

 

 

 

27/03/2023

Rehauts, 2022, n° 49 : recension

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Le mythe d’Orphée est probablement l’un de ceux qui ont le plus fasciné les humains : le retour possible à la vie terrestre après la mort touche quelque chose de profond dans l’imaginaire. Les créateurs se sont attachés à ce thème dans tous les domaines, dès Ovide. L’opéra a très régulièrement repris le thème ; depuis 1600 (L'Euridicefavola drammatica de Giulio Caccini et Jacopo Peri) et, surtout, l’Orfeo de Monteverdi (1607), le drame a inspiré de nombreux compositeurs jusqu’à Philip Glass (Orphée, 1991, à partir du film de Cocteau) ou Pascal Dusapin (Passion, 2008) ; le théâtre, la peinture et le cinéma ont aussi illustré le mythe tout comme la poésie, de Tristan L’Hermitte et Apollinaire aux Sonnets à Orphée de Rilke. Ouvrant cette livraison de Rehauts, Patrick Beurard-Valdoye a choisi de traduire un poème de Rilke, un autre de H. D. ; cette fois, c’est le regard d’Eurydice qui occupe les poèmes à propos de la tentative d’Orphée de la sortir des Enfers. Chez Rilke c’est un narrateur qui rapporte la remontée des Enfers et le comportement d’Eurydice : « son état de morte / la satisfaisait », elle semble ne rien attendre, elle marche sur le « chemin qui remontait à la vie » sans penser à qui l’attend, elle avance « le pas contraint par de longs bandeaux de corps / incertaine, placide et sans nulle impatience » ; quand Orphée se retourne et qu’Eurydice doit redescendre vers les Enfers, ces deux vers, repris, terminent le poème. Dans le poème de H. D. (Hilda Doolittle), c’est Eurydice qui raconte l’épisode en s’adressant à Orphée ; il lui aurait ôté la possibilité de regagner la terre « à cause de son arrogance », et c’est ce thème qu’annonce le premier vers du poème, « Donc tu m’as rejetée en arrière / moi qui aurais pu marcher parmi les âmes vives ». Le tort d’Orphée, puisqu’il a perdu Eurydice en se retournant, c’est justement de ne pas l’avoir laissée où elle était (« je t’aurais oublié / et le passé aussi ») puisque, répète-t-elle comme s’il était présent, « l’enfer n’est pas pire que ta terre ». Grand chant lyrique entre nostalgie des fleurs et acceptation du destin, « Au moins ai-je mes fleurs à moi, / et mes pensées aucun dieu / ne peut prendre ça ». On souhaiterait lire les textes originaux avec les deux traductions pour mieux apprécier le passage d’une langue à l’autre, dans le poème de Rilke quand on lit la restitution de tels vers (« sylve et val / et voie et ville, fleuve et pré et bête ») ou l’emploi d’un mot rare (« nastié ») à propos du sexe d’Eurydice, dans le poème de H. D. pour la restitution du ton véhément et familier d’Eurydice. Les poèmes sont suivis de deux dessins de John Blee, figures abstraites d’Orphée, Eurydice et Hermès.

Il s’agit d’une toute autre mort dans les proses de Jean-Pascal Dubost, "Animaleries, Un bestiaire de la souffrance", la destruction des espèces animales sans même l’"excuse" d’une raison économique, il s’agit aussi de souffrances gratuites pour le plaisir (?) de spectateurs, de leur disparition provoquée par le "progrès" (automobiles, agriculture intensive). Dubost change d’approche dans chacune des dix proses, ce qui fait l’intérêt de la lecture. La première, non ponctuée, comme les suivantes, cite au début un texte du moyen français et, dans la dernière partie, la pratique des sauniers — clouer un goéland mort sur un piquet pour éloigner les oiseaux de leur saline — se justifie selon eux par son ancienneté : « pourquoi croyez-vous que c’est une pratique ancestrale ? » ; on n’oublie pas quelques mots archaïques, les assonances et allitérations « ça (= les déjections) cause trop de gros dégâts graves dégradant les parcelles et le sel de leurs sales selles ».Dans la cinquième prose, les huit courtes séquences s’ouvrent par « Pensée pour », suivi d’une brève description de la violence faite à tel animal : « Pensée pour el toro aux cornes goudronnées paniquant dans les rues d’Espagne c’est un spectacle pyrotechnique dit sanglant wiki ». La huitième prose retient des "performances" fondées sur la souffrance animale ou leur destruction ; après leur description, l’adjectif « heureux » est repris, précédé d’un intensif (« très, plus que, super », etc.) : « (…) follement heureux le chien errant maigre et décharné exposé en galerie jusqu’à sa mort de faim par Habacue (…) ». La prose s’achève avec une allusion à un sonnet de du Bellay (« Heureux qui comme Ulysse… »). Pas de sensiblerie : des variations de la forme pour refuser que « des discours conceptuels objectifient [la mort] c’est de l’art ».

On souhaite, à en lire des extraits, la publication du récit d’Isabelle Sbrissa, "Jmanvè" (= Je m’en vais  ; transcription des échanges entre les deux personnages). Il met en scène Lucile, jeune fille qui ramasse sur les chemins des fossiles et des pierres avec selon elle une forme particulière ; elle rencontre Enzel qui voudrait comme elle chercher de petits trésors, « le monde des cailloux forme petit à petit un double au monde des humains ». Enzel part au village voisin pour une fête foraine, prise en route dans le pickup d’un groupe qui acheté une maison pour la rénover avec « la certitude d’inventer un monde nouveau » ; elle a choisi d’être seule, avec le « besoin d’un retrait pour exister avec les autres (…), pour regarder au-dedans d’elle-même. » Le lecteur est curieux de la suivre, qui garde dans sa poche un caillou en forme de cœur, petit cadeau de Lucile, autre personnage énigmatique.

Marie de Quatrebarbes propose plus de jeux avec les formes que de détails météorologiques avec ses "Poèmes de pluie" : 12 strophes de 3 vers pour "Traversée", 8 ensembles de 3+3 vers, "Suite", qui débutent tous par « Débris de cœur sur la plage », 9, 7 et 8 distiques pour  "Première giboulée", "Seconde…" et "Troisième…".Il est question dans le premier poème du passé, de l’enfance, de l’absence et d’une disparition — thèmes récurrents de l’auteure —, mais aussi de la mer, présente également dans le second poème avec des goémoniers une plage, des mouettes. Les giboulées sont liées à la venue du printemps (« mars », « forsythia ») ; la présence de la neige, affirmée dans le premier ensemble, ne l’est plus ensuite (« je ne sais dire au juste / s’il neige ou quoi… », « est-ce que dehors il neige véritablement »). On est dans un monde sans véritable assise, sans rien qui puisse être tenu pour stable, et même réel avec une « lumière grise », le « silence », qui ne semble habité que par des tourterelles, des chenilles et des fleurs.

Il faut reprendre la lecture de Rehauts, pour les poèmes et proses de N. Cendo, B. Dranty et H. Moutrais, aussi pour les longues recensions de Guennadi Aïgui et Muriel Pic par Jacques Lèbre. C’est une des caractéristiques d’une revue d’exclure une lecture continue, on l’abandonne un temps, nourri par un texte, pour y revenir et, à nouveau, y trouver matière à  plaisir.   Rehauts, 2022, 96 p., 14 € ; Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 15 février 2023.                                                                                                      

 

 

 

13/03/2023

Rehauts, n° 49, 2022

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Le mythe d’Orphée est probablement l’un de ceux qui ont le plus fasciné les humains : le retour possible à la vie terrestre après la mort touche quelque chose de profond dans l’imaginaire. Les créateurs se sont attachés à ce thème dans tous les domaines, dès Ovide. L’opéra a très régulièrement repris le thème ; depuis 1600 (L'Euridicefavola drammaticade Giulio Caccini et Jacopo Peri) et, surtout, l’Orfeo de Monteverdi (1607), le drame a inspiré de nombreux compositeurs jusqu’à Philip Glass (Orphée, 1991, à partir du film de Cocteau) ou Pascal Dusapin (Passion, 2008) ; le théâtre, la peinture et le cinéma ont aussi illustré le mythe tout comme la poésie, de Tristan L’Hermitte et Apollinaire aux Sonnets à Orphée de Rilke. Ouvrant cette livraison de Rehauts, Patrick Beurard-Valdoye a choisi de traduire un poème de Rilke, un autre de H. D. ; cette fois, c’est le regard d’Eurydice qui occupe les poèmes à propos de la tentative d’Orphée de la sortir des Enfers. Chez Rilke c’est un narrateur qui rapporte la remontée des Enfers et le comportement d’Eurydice : « son état de morte / la satisfaisait », elle semble ne rien attendre, elle marche sur le « chemin qui remontait à la vie » sans penser à qui l’attend, elle avance « le pas contraint par de longs bandeaux de corps / incertaine, placide et sans nulle impatience » ; quand Orphée se retourne et qu’Eurydice doit redescendre vers les Enfers, ces deux vers, repris, terminent le poème. Dans le poème de H. D. (Hilda Doolittle), c’est Eurydice qui raconte l’épisode en s’adressant à Orphée ; il lui aurait ôté la possibilité de regagner la terre « à cause de son arrogance », et c’est ce thème qu’annonce le premier vers du poème, « Donc tu m’as rejetée en arrière / moi qui aurais pu marcher parmi les âmes vives ». Le tort d’Orphée, puisqu’il a perdu Eurydice en se retournant, c’est justement de ne pas l’avoir laissée où elle était (« je t’aurais oublié / et le passé aussi ») puisque, répète-t-elle comme s’il était présent, « l’enfer n’est pas pire que ta terre ». Grand chant lyrique entre nostalgie des fleurs et acceptation du destin, « Au moins ai-je mes fleurs à moi, / et mes pensées aucun dieu / ne peut prendre ça ». On souhaiterait lire les textes originaux avec les deux traductions pour mieux apprécier le passage d’une langue à l’autre, dans le poème de Rilke quand on lit la restitution de tels vers ((« sylve et val / et voie et ville, fleuve et pré et bête ») ou l’emploi d’un mot rare (« nastié ») à propos du sexe d’Eurydice, dans le poème de H. D. pour la restitution du ton véhément et familier d’Eurydice. Les poèmes sont suivis de deux dessins de John Blee, figures abstraites d’Orphée, Eurydice et Hermès.

Il s’agit d’une toute autre mort dans les proses de Jean-Pascal Dubost, "Animaleries, Un bestiaire de la souffrance", la destruction des espèces animales sans même l’"excuse" d’une raison économique, il s’agit aussi de souffrances gratuites pour le plaisir (?) de spectateurs, de leur disparition provoquée par le "progrès" (automobiles, agriculture intensive). Dubost change d’approche dans chacune des dix proses, ce qui fait l’intérêt de la lecture. La première, non ponctuée, comme les suivantes, cite au début un texte du moyen français et, dans la dernière partie, la pratique des sauniers — clouer un goéland mort sur un piquet pour éloigner les oiseaux de leur saline — se justifie selon eux par son ancienneté : « pourquoi croyez-vous que c’est une pratique ancestrale ? » ; on n’oublie pas quelques mots archaïques, les assonances et allitérations « ça (= les déjections) cause trop de gros dégâts graves dégradant les parcelles et le sel de leurs sales selles ».Dans la cinquième prose, les huit courtes séquences s’ouvrent par « Pensée pour », suivi d’une brève description de la violence faite à tel animal : « Pensée pour el toro aux cornes goudronnées paniquant dans les rues d’Espagne c’est un spectacle pyrotechnique dit sanglant wiki ». La huitième prose retient des "performances" fondées sur la souffrance animale ou leur destruction ; après leur description, l’adjectif « heureux » est repris, précédé d’un intensif (« très, plus que, super », etc.) : « (…) follement heureux le chien errant maigre et décharné exposé en galerie jusqu’à sa mort de faim par Habacue (…) ». La prose s’achève avec une allusion à un sonnet de du Bellay (« Heureux qui comme Ulysse… »). Pas de sensiblerie : des variations de la forme pour refuser que « des discours conceptuels objectifient [la mort] c’est de l’art ».

On souhaite, à en lire des extraits, la publication du récit d’Isabelle Sbrissa, "Jmanvè" (= Je m’en vais  ; transcription des échanges entre les deux personnages). Il met en scène Lucile, jeune fille qui ramasse sur les chemins des fossiles et des pierres avec selon elle une forme particulière ; elle rencontre Enzel qui voudrait comme elle chercher de petits trésors, « le monde des cailloux forme petit à petit un double au monde des humains ». Enzel part au village voisin pour une fête foraine, prise en route dans le pickup d’un groupe qui acheté une maison pour la rénover avec « la certitude d’inventer un monde nouveau » ; elle a choisi d’être seule, avec le « besoin d’un retrait pour exister avec les autres (…), pour regarder au-dedans d’elle-même. » Le lecteur est curieux de la suivre, qui garde dans sa poche un caillou en forme de cœur, petit cadeau de Lucile, autre personnage énigmatique.

Marie de Quatrebarbes propose plus de jeux avec les formes que de détails météorologiques avec ses "Poèmes de pluie" : 12 strophes de 3 vers pour "Traversée", 8 ensembles de 3+3 vers, "Suite", qui débutent tous par « Débris de cœur sur la plage », 9, 7 et 8 distiques pour  "Première giboulée", "Seconde…" et "Troisième…".Il est question dans le premier poème du passé, de l’enfance, de l’absence et d’une disparition — thèmes récurrents ce l’auteure —, mais aussi de la mer, présente également dans le second poème avec des goémoniers une plage, des mouettes. Les giboulées sont liées à la venue du printemps (« mars », « forsythia ») ; la présence de la neige, affirmée dans le premier ensemble, ne l’est plus ensuite (« je ne sais dire au juste / s’il neige ou quoi… », « est-ce que dehors il neige véritablement »). On est dans un monde sans véritable assise, sans rien qui puisse être tenu pour stable, et même réel avec une « lumière grise », le « silence », qui ne semble habité que par des tourterelles, des chenilles et des fleurs.

Il faut reprendre la lecture de Rehauts, pour les poèmes et proses de N. Cendo, B. Dranty et H. Moutrais, aussi pour les longues recensions de Guennadi Aïgui et Muriel Pic par Jacques Lèbre. C’est une des caractéristiques d’une revue d’exclure une lecture continue, on l’abandonne un temps, nourri par un texte, pour y revenir et, à nouveau, y trouver matière à  plaisir.                                                                                                         

 

Rehauts, n° 49, 2022, 96 p., 14 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 12 février 2023/ 

 

 

06/03/2023

Jacques Réda, Mes sept familles : recension

 

Joue-t-on encore au jeu des sept familles ? Le jeu a pour but de rassembler le plus de fois possible six cartes dont les figures forment une des sept familles — le grand-père, la grand-mère, le père, la mère, le fils, la fille —, c’est-à-dire un groupe homogène. Retenons qu’aux sept poètes retenus, qui apparaissent par ordre alphabétique, manière de ne pas en privilégier un (Jean Follain, André Frénaud, Lorand Gaspar, Jean Grosjean, Louis Guillaume, Francis Ponge, Jean Tardieu), en est ajouté un huitième (Raymond Queneau), en dehors de l’ordre adopté : contrairement aux premiers, Réda l’a connu trop tard pour que des liens d’amitié se créent. De ces écrivains réunis, seul Gaspar (1925-2019) appartient à sa génération ; tous se rencontraient régulièrement et sont « appréciés tant comme poètes qu’en tant qu’hommes » par Jacques Réda.

 

Très tôt dans sa vie d’écrivain, Réda a publié des notes critiques ; on pense au Premier livre des reconnaissances (1985), en vers (avec notamment Follain, Perros, Armand Robin), livre maintenant dans un ensemble dont la dernière pièce a été donnée en 2021 (Quart livre des reconnaissances), on pense aussi à son Ferveurs de Borges (1988) et à son activité de chroniqueur de jazz pour Jazz magazine (1). On n’oublie pas qu’il a souvent précisé ce qu’était dans sa pratique le vers et la poésie, depuis Celle qui vient à pas légers (1985) jusqu’aux échanges avec Alexandre Prieux, dans l’Entretien avec Monsieur Texte (2020). La part de chaque écrivain retenu dans ce livre est différente, Réda reprend des recensions ou un texte lu en public, l’ensemble ayant été revu, corrigé et, si besoin était, augmenté.

 

Les liens d’amitié expliquent que Réda mêle les réflexions à propos des livres et les portraits de leurs auteurs ; son art de la digression le conduit à en introduire d’autres, par exemple celui de Pierre Seghers qui, éditeur, avait publié son premier ensemble de proses dans sa collection à compte d’auteur "Poésie 52". Lisant un livre de Follain, une autre digression lui fait percevoir un poème comme un idéogramme « ouvrant dans la multitude des choses et des mots une sorte de perspective ouvragée sur l’’immensité de son paysage » ; de là, glissement et discussion sur Dieu et le monde pour conclure que « l’homme n’est plus qu’une chose parmi les choses », puis retour au livre. Ces digressions sont partie prenante de la manière de lire de Réda, tout comme les brefs récits de rencontre avec tel ou tel écrivain devenu un ami proche avec le temps, c’est dire qu’un livre n’est pas un objet détaché de celui qui l’a écrit ou de ce que l’on a appris du monde, ce dont la recension tient compte.

Ainsi la lecture de Chef-lieu de Follain se développe en se référant à ce que l’on connaît (ou prétend connaître) de la relation entre les mots et les chose ; dans l’enfance,

 

La perception pure des choses n’a pas encore été troublée par le sentiment de l’énigme de leur présence et les explications que l’on reçoit : elles sont là et ne font qu’acquérir un surcroît de réalité quand nous apprenons à les nommer, de sorte que les mots qui les désignent sont la chose même et le resteront avec le regard de Follain. 

 

Décalage pour le lecteur entre la lecture critique et les échappées vers d’autres sujets ? Réda s’en amuse, « Je m’excuse de ces considérations que je n’aurais pas osé exposer en présence de Follain et Frénaud. Dans un autre article, il revendique ces sorties de route, « Je reviendrai peut-être tout à l’heure (peut-être : je ne suis pas un commentateur très cohérent) ».

 

Ses lectures ont un point commun, il se préoccupe toujours du rythme. Frénaud : « il engendre, hors de toute référence par le fourmillement ou l’allitération de ses timbres, le déboité de ses cadences, le refus de la mélodie au profit de l’allure plus souple et plus austère du récitatif » ; Grosjean : « diversité dans la prosodie des vers ». Dans le préambule, Réda relève que les chansons ont conservé « vers rimé et mesuré », ce qui est retrouver quelque chose des origines de la poésie, les liens entre rythme et mélodie étant alors étroits. Liens abandonnés, selon Réda, par la poésie d’aujourd’hui fustigée, « Il y a (...) depuis pas mal d’années une telle prostitution de ce que ses souteneurs appellent « la poésie » que je me refuse à situer les poèmes de Grosjean par rapport à ce trottoir ». On ne peut être plus clair. Réda, depuis longtemps, voit dans l’abandon progressif du vers régulier une marque, « un symptôme de l’affaiblissement de [notre langue] ». S’ajoutent des usages aberrants de l’anglais, quand rien ne semble justifier.

 

Déclin ou non de la langue, le débat est loin d’être clos. Pour la poésie, Réda ne s’embarrasse pas de précautions et, lecteur pendant des décennies aux éditions Gallimard, il relève que la poésie actuelle oscille « entre une dégénérescence du syllabisme et une prose indigente mise en morceaux sans nécessité prosodique » — c’est sans aucun doute une affirmation à laquelle il est difficile de ne pas souscrire. On discuterait son refus du marché de la poésie, même si l’on apprécie son humour ; la poésie ? « on lui a voué un mois, comme à la Vierge Marie » et « dans une saine politique consumériste, un marché ». Réda n’a jamais mâché ses mots dans une société où c’est le consensus qui prime, on peut refuser de le suivre — encore faut-il argumenter.

 

 

1) Parmi les livres à propos du jazz :  L’Improviste, une lecture du jazz, Gallimard, coll. « Le Chemin » (1980), Jouer le jeu (L’Improviste II), id., 1985, Le Grand Orchestre, (Sur Duke Ellington), Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 2011.

 

 

 

 

 

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Jacques Réda, Mes sept familles, collection Théodore Balmoral, fario, 2022, 200 p., 19 €.

 

Joue-t-on encore au jeu des sept familles ? Le jeu a pour but de rassembler le plus de fois possible six cartes dont les figures forment une des sept familles — le grand-père, la grand-mère, le père, la mère, le fils, la fille —, c’est-à-dire un groupe homogène. Retenons qu’aux sept poètes retenus, qui apparaissent par ordre alphabétique, manière de ne pas en privilégier un (Jean Follain, André Frénaud, Lorand Gaspar, Jean Grosjean, Louis Guillaume, Francis Ponge, Jean Tardieu), en est ajouté un huitième (Raymond Queneau), en dehors de l’ordre adopté : contrairement aux premiers, Réda l’a connu trop tard pour que des liens d’amitié se créent. De ces écrivains réunis, seul Gaspar (1925-2019) appartient à sa génération ; tous se rencontraient régulièrement et sont « appréciés tant comme poètes qu’en tant qu’hommes » par Jacques Réda.

 

Très tôt dans sa vie d’écrivain, Réda a publié des notes critiques ; on pense au Premier livre des reconnaissances (1985), en vers (avec notamment Follain, Perros, Armand Robin), livre maintenant dans un ensemble dont la dernière pièce a été donnée en 2021 (Quart livre des reconnaissances), on pense aussi à son Ferveurs de Borges (1988) et à son activité de chroniqueur de jazz pour Jazz magazine (1). On n’oublie pas qu’il a souvent précisé ce qu’était dans sa pratique le vers et la poésie, depuis Celle qui vient à pas légers (1985) jusqu’aux échanges avec Alexandre Prieux, dans l’Entretien avec Monsieur Texte (2020). La part de chaque écrivain retenu dans ce livre est différente, Réda reprend des recensions ou un texte lu en public, l’ensemble ayant été revu, corrigé et, si besoin était, augmenté.

 

Les liens d’amitié expliquent que Réda mêle les réflexions à propos des livres et les portraits de leurs auteurs ; son art de la digression le conduit à en introduire d’autres, par exemple celui de Pierre Seghers qui, éditeur, avait publié son premier ensemble de proses dans sa collection à compte d’auteur "Poésie 52". Lisant un livre de Follain, une autre digression lui fait percevoir un poème comme un idéogramme « ouvrant dans la multitude des choses et des mots une sorte de perspective ouvragée sur l’’immensité de son paysage » ; de là, glissement et discussion sur Dieu et le monde pour conclure que « l’homme n’est plus qu’une chose parmi les choses », puis retour au livre. Ces digressions sont partie prenante de la manière de lire de Réda, tout comme les brefs récits de rencontre avec tel ou tel écrivain devenu un ami proche avec le temps, c’est dire qu’un livre n’est pas un objet détaché de celui qui l’a écrit ou de ce que l’on a appris du monde, ce dont la recension tient compte.

Ainsi la lecture de Chef-lieu de Follain se développe en se référant à ce que l’on connaît (ou prétend connaître) de la relation entre les mots et les chose ; dans l’enfance,

 

La perception pure des choses n’a pas encore été troublée par le sentiment de l’énigme de leur présence et les explications que l’on reçoit : elles sont là et ne font qu’acquérir un surcroît de réalité quand nous apprenons à les nommer, de sorte que les mots qui les désignent sont la chose même et le resteront avec le regard de Follain. 

 

Décalage pour le lecteur entre la lecture critique et les échappées vers d’autres sujets ? Réda s’en amuse, « Je m’excuse de ces considérations que je n’aurais pas osé exposer en présence de Follain et Frénaud. Dans un autre article, il revendique ces sorties de route, « Je reviendrai peut-être tout à l’heure (peut-être : je ne suis pas un commentateur très cohérent) ».

 

Ses lectures ont un point commun, il se préoccupe toujours du rythme. Frénaud : « il engendre, hors de toute référence par le fourmillement ou l’allitération de ses timbres, le déboité de ses cadences, le refus de la mélodie au profit de l’allure plus souple et plus austère du récitatif » ; Grosjean : « diversité dans la prosodie des vers ». Dans le préambule, Réda relève que les chansons ont conservé « vers rimé et mesuré », ce qui est retrouver quelque chose des origines de la poésie, les liens entre rythme et mélodie étant alors étroits. Liens abandonnés, selon Réda, par la poésie d’aujourd’hui fustigée, « Il y a (...) depuis pas mal d’années une telle prostitution de ce que ses souteneurs appellent « la poésie » que je me refuse à situer les poèmes de Grosjean par rapport à ce trottoir ». On ne peut être plus clair. Réda, depuis longtemps, voit dans l’abandon progressif du vers régulier une marque, « un symptôme de l’affaiblissement de [notre langue] ». S’ajoutent des usages aberrants de l’anglais, quand rien ne semble justifier.

 

Déclin ou non de la langue, le débat est loin d’être clos. Pour la poésie, Réda ne s’embarrasse pas de précautions et, lecteur pendant des décennies aux éditions Gallimard, il relève que la poésie actuelle oscille « entre une dégénérescence du syllabisme et une prose indigente mise en morceaux sans nécessité prosodique » — c’est sans aucun doute une affirmation à laquelle il est difficile de ne pas souscrire. On discuterait son refus du marché de la poésie, même si l’on apprécie son humour ; la poésie ? « on lui a voué un mois, comme à la Vierge Marie » et « dans une saine politique consumériste, un marché ». Réda n’a jamais mâché ses mots dans une société où c’est le consensus qui prime, on peut refuser de le suivre — encore faut-il argumenter.

1) Parmi les livres à propos du jazz :  L’Improviste, une lecture du jazz, Gallimard, coll. « Le Chemin » (1980), Jouer le jeu (L’Improviste II), id., 1985, Le Grand Orchestre, (Sur Duke Ellington), Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 2011.

 

Jacques Réda, Mes sept familles, collection Théodore Balmoral, fario, 2022, 200 p., 19 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 24 janvier 2023.