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10/02/2022

Des Pays habitables : recension

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Joël Cornuault retrouve toujours pour la revue qu’il a fondée des textes anciens bons à relire. Il cite cette fois un passage d’un livre de Pierre-André Latreille (1752-1833) qui a été un des fondateurs de l’entomologie. Partant de l’observation du hanneton — qui a disparu des campagnes, liquidé comme bien d’autres par les insecticides — il montre avec des exemples que le type d’ailes sous les élytres permet le classement des coléoptères. Quittant le domaine des sciences naturelles, Joël Cornuault publie aussi dans cette livraison des extraits d’un auteur oublié du XIXe siècle, Édouard Fournier (1819-1880). On apprend dans les quelques pages d’un essai sur le Pont-Neuf à Paris que, dans des temps anciens, des hommes et des femmes se baignaient nus sous le pont, et ils indignaient « de leur nudité et leurs propos plus crus encore, la pudeur peu susceptible mais révoltée pourtant des blanchisseuses qui tordent le linge sur les bateaux voisins ». L’auteur rapporte que Charles IX avait suivi des yeux avec plaisir une jeune femme nue qui traversait la Seine près du Louvre. Les autorités finirent par s’émouvoir et interdirent par des ordonnances successives « à toutes personnes de se baigner d’une manière indécente, de rester nud [sic] sur les bords et graviers de la rivière » (texte de 1742).

Auteur d’essais à propos de Henry David Thoreau (1817-1862) et d’Élisée Reclus (1830-1905), Joël Cornuault accueille un article de Nicolas Eprendre qui a consacré un documentaire au géographe et rapproche ces deux précurseurs de l’écologie. Ils partageaient en effet  le même engagement politique par leur refus de l’autorité de l’État mais, dans le domaine des connaissances, ces deux anarchistes fondaient tous deux les acquisitions sur l’observation des phénomènes naturels. Ils auraient pu se rencontrer puisqu’Élisée Reclus a séjourné en Louisiane au moment de la parution de Walden ou La vie dans les bois ; bien qu’il n’ait pas cité Thoreau dans un seul de ses ouvrages, l’étude des archives entreprise par Eprendre prouve qu’il connaissait, au moins en partie, son œuvre.

Restons encore au XIXe siècle. La quatrième de couverture propose un extrait de Paul Scheerbart, dont quelques textes ouvrent cette livraison de la revue : « Moi j’étais tellement heureux — comme on ne peut l’être qu’en se bâtissant et se dépeignant d’autres mondes. » Défendu par Walter Benjamin, cet écrivain allemand (1863-1915) est (un peu) connu en France par la traduction de L’Architecture de verre (1995) et de Lesabéndio (2016), mais ses contes et ses poèmes sont restés inédits. Les quelques textes proposés par le traducteur Hugo Hengl laissent espérer une publication de l’ensemble : ils suggèrent « un climat général fait d’imagination colorée et d’exubérance obscure » et auraient pu, comme le note encore Hengl, figurer dans l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton. Un exemple : un géant curieux soulève la voûte céleste pour voir ce qu’elle cache et, fasciné par le monde nouveau ainsi dévoilé, la laisse retomber : sa tête est tranchée net. Le non sens des contes, très brefs, évoque parfois Edward Lear, ou Lichtenberg et Jean-Paul Richter selon Walter Benjamin qui, résumant le roman fantastique Lesabéndio, conclut que dans ces « fantaisies extravagantes » il y a autant de raillerie à l’adresse de l’humanité actuelle que de foi en une humanité future ». C’est cet aspect de « tragi-bouffonnerie » que met en valeur J. Kablé-Chapelle dans "Scheerbart, matériaux d’un rêve" ; il rappelle aussi que Scheerbart rêvait pour le monde à venir d’une architecture de verre : rien de transparent, qui ferait des habitations des lieux sous le regard du pouvoir, mais un verre de couleur qui « tamise la lumière » et protège des regards. On découvre aussi le portrait par Kokoschka de cet écrivain inventif qui lui-même dessinait et sa planche d’animaux aux formes étranges est en accord avec ses textes.Ces quelques pages devraient inciter à lire cet écrivain à côté des normes du récit.

C’est le caractère singulier d’un souvenir d’enfance qui retient dans le court récit d’Aimé Agnel. Il avait été troublé par un documentaire qui donnait à voir en accéléré, grâce à un trucage, la « croissance irrépressible » des végétaux. La pousse des plantes, quand on l’observe tout au long d’une saison, tient toujours de la magie mais la regarder s’opérer en quelques secondes doit procurer un « plaisir intense ».  L’auteur met ensuite en parallèle le « mouvement invisible » de la sève et la lenteur, par exemple, des travellings d’un Mizoguchi.

 

Il reste encore beaucoup à lire dans Des Pays habitables, une lettre d’hommage (Jean-Luc Pëurot) à Raoul Hausmann, une des grandes figures du mouvement Dada, une étude (Anne-Marie Beeckman) à propos du poète Pierre Peuchmaud (1948-2009), des proses de Julien Nouveau et des poèmes de Jacques Lèbre. L’ensemble se termine par une "carte postale" du metteur en scène et acteur Gilles Ruard. Lecture faite, on reprend la revue pour les collages de la mystérieuse Ève Cosmique et les étranges dessins de Gabrielle Cornuault dans la lignée du surréalisme.

Des Pays habitables, n° 4, quatrième trimestre 2021, 13 €. Cetee recension a été publiée par Sitaudis le 23 décembre 2021.

 

 

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