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13/02/2023

Cavafy, Poèmes

                                   

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                                    Lustre

 

Dans une chambre vide et petite — seuls quatre murs

couverts d’étoffes toutes vertes —

un lustre superbe brûle et flambe ;

et dans chacune de ses flammes s’embrase

une lascive passion, un lascif élan.

 

Dans la petite chambre qui étincelle,

éclairée du feu violent du lustre,

point familière est cette lumière qui en sort ;

ni faite pour des corps timides

la volupté de cette chaleur.

 

Cavafy, Poèmes, traduction Georges Papoutsakis, Les Belles Lettres, 1977, p. 82.

12/02/2023

Paul Claudel, Connaissance de l’Est, suivi de L’Oiseau noir dans le soleil levant

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                           HAÏ-KAÏ

La nuit du 1er septembre 1923 entre Tokyo et Yokohama

 

À ma droite et à ma gauche il y a une ville qui brûle mais la Lune entre les nuages est comme sept femmes blanches.

La tête nue sur un rail mon corps est mêlé au corps de la terre qui frémit. J’écoute la dernière cigale.

Sur la mer sept syllabes de lumière une seule goutte de lait.

 

Paul Claudel, Connaissance de l’Est, suivi de L’Oiseau noir dans le soleil levant, Poésie/Gallimard, 1974, p. 198.

11/02/2023

Paul Claudel, Connaissance de l’Est, suivi de L’Oiseau noir dans le soleil levant

          paul claudel,connaissance de l’est,la maison suspendue

                                    La maison suspendue

 

Par un escalier souterrain je descends dans la maison suspendue
 de même que l’hirondelle, entre l’ais et le chevron maçonne l’abri de sa patience et que la mouette colle au roc son nid comme un panier, par un système de crampons et de tirants et de poutres enfoncées dans la pierre, la caisse de bois que j’habite est solidement attachée à la voûte d’un porche énorme creusé à même la montagne. Une trappe ménagée dans le plancher de la pièce inférieure m’offre des commodités ; par là, tous les deux jours, laissant filer mon corbillon au bout d’une corde, je le ramène pourvu d’un peu de riz, de pistaches grillées et de légumes confits dans la saumure.

 

Paul Claudel, Connaissance de l’Est, suivi de L’Oiseau noir dans le soleil levant, Poésie/Gallimard, 1974, p. 123-124.

10/02/2023

Armand Robin, Lemonde d'une voix

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Premier amour

 

Moi

Je ne vous prendrai même pas la main. J’ai besoin seulement de vous faire une déclaration d’amour… non pas d’amour dans le ciel ni sur terre… d’amour dans le néant qui suivra mon cœur arrêté, d’un amour que trente ans je ne sentirai même pas, d’un amour que seul un peu de cœur éphémère imagera d’éternité.

 

Elle

Je ne suis qu’une pauvre fille. Je ne fus jamais que cruelle envers vous et je sais que jamais je ne pourrais être que cruelle envers vous.

Je suis une créature comme toutes les autres.

 

Moi

Mais votre voix muettement est douce.

 

Elle

Je ne veux pas de l’apparence que l’imagination me donne.

 

Armand Robin, Le monde d’une voix, Gallimard 1968, p. 86.

09/02/2023

Armand Robin, Le monde d'une voix

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                  Solitaire

 

Je n’ai pas de jour selon vos bonjours ;

Mais jours se veulent bonjours

Que dans l’aube authentique du règne du travail.

 

Mes bonjours ne salueront

Que l’aube authentique du monde du travail.

 

Armand Robin, Le monde d’une voix, Gallimard,

1958, p. 163.

08/02/2023

Jean Grosjean, Une voix, un regard, Textes retrouvés 1947-2004

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Senteurs

 

Le grenier sent la poussière

de nos journées inutiles

visitées par la lumière

qui se glisse entre les tuiles.

 

Tout ce que l’âme a coupé

dans les enclos du dimanche

a l’odeur de foin séché

qu’on hume aux portes des granges.

 

Un parfum de bois qu’on brûle

 circule à travers les chambres

puisque notre feu posthume

n’est pas éteint sous nos cendres.

 

Jean Grosjean, Une voix, un regard, Textes

retrouvés 1947-2004, Gallimard, 2012, p. 107.

07/02/2023

Jean Grosjean, Une voix, un regard

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Nos jours

 

Il a fallu différer les départs

dont nous rêvons

et recevoir tout à tour

les jours inconnus

lourds de soleil ou de pluie.

 

Les uns donnaient des pépites,

de l’encens ou du pavot,

mais d’autres d’un air candide

lançaient des questions

qui n’ont jamais de réponse.

 

L’un posait des chrysanthèmes

sur le lit de nos parents,

l’autre offrait aux fronts d’enfants

pour leur faire ombrage

les lauriers des fortsen thème.

 

Comment vouliez-vous qu’on parte

quand tant de futurs arrivent

et qu’aucun d’eux ne retire

son rire ou son deuil

sans qu’un autre lui succède ?

 

Mais dès que les nouveaux jours

seront moins nombreux aux portes

nous irons sur l’autre berge

voir quels anciens jours

sont près à nous recevoir.

(Cahiers de l’ENS, Meknès, n° 4, 1983)

Jean Grosjean, Une voix, un regard, textes

retrouvés 1947-2004, Gallimard, 2012, p. 96-97.

06/02/2023

Jean Grosjean, Une voix, un regard

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La Beune

 

Un grand verger bosselé au fond d’ un vallon, bordé de sombres noyers, avec un néflier tortueux, deux mirabelliers, des quetschiers quelques pommiers penchants. Et la fosse d’un étang à sec. Oui, le ruisseau a été détourné. Il circule entre des roches qu’il lave ou bien il les enjambe avec une sorte de chuchotement, de quoi inquiéter les arbres. Ils ont l’air de se retourner à demi comme les vaches quand on traverse leu pâture.

 

Surplombé de pentes raides où les forêts s’accrochent, ce vallon ne s’ouvre qu’au nord. Il est livré aux brefs jours d’hiver, aux longs vents d’hiver, à de brusques gels, à des neiges stagnantes. Mais le soleil d’été le regarde par-dessus les bois. Le soleil sait voir, à travers l’eau courante, les galets de grès rose qui somnolent au fond du ruisseau. Et il y a les cris des enfants qui jouent à la guere avec des chutes d’étoffes pour drapeau. Ah les prunes par terre.

 

Jean Grosjean, Une voix, un regard, Textes retrouvés 1947-2004, Gallimard, 2012, p. 189.

05/02/2023

K.O.S.H.K.O.N.O.N.G, automne 2022


    

 

 

 

 

 

 

k.o.s.h.k.o.n.o.n.g,automne 2022

Il est des écrivains, toute une littérature que l’Occident connaît peu : la mode du bouddhisme n’a pas conduit à beaucoup de traductions en français. Bénédicte Vilgrain, outre une grammaire du tibétain (en cours), a publié deux volumes de contes aux éditions du Théâtre typographique qu’elle a fondées. Koshkonong donne en bilingue un poème d’un moine poète et peintre, Gendun Chopel (1903-1951) ; le texte est ancré dans la vie, le poète se livrant à une critique des mœurs de son temps. Il fustige en effet l’hypocrisie de ceux qui feignent la dévotion par intérêt,

mais il sait que son engagement, son « franc parler » le fera rejeter d’une partie de sa communauté. Rien de nouveau pour le contenu mais la forme doit lui donner un caractère particulier en tibétain puisqu’il s’agit d’un acrostiche.

Une planche de Gil Joseph Wolman (1929-1995) occupe la quatrième de couverture : une ligne verticale, légèrement courbée, partage en deux un collage dont le texte coupé à quelques endroits est cependant suffisamment lisible pour qu’on lise le projet d’exalter une action ouvrière, le sabotage de rails de l’express Varsovie Paris. L’artiste, longtemps un des membres du mouvement lettriste, efface des lettres dans les mots, en partage d’autres dans la planche, détournement de l’écrit qui invite à s’interroger sur le sens de ce qu’est un texte, jamais donné, pas plus qu’à la lecture d’un acrostiche.

Les extraits de Désuivre de la poète et traductrice américaine Lyn Heijinian (née en 1941) sont composés de vers plus ou moins longs sans rapport visible entre eux (« Il y a eu de choses, presque rien, qui.../ Je vous ordonne de vous sentir libre de vous servir de glace qui fond ». Se dégage une vision éclatée du monde où tout ce qui s’y passe, y est pensé, est perçu sur le même plan. La seule liaison lisible est possible entre une citation de Brillat-Savarin, pour qui la bonne table est pour les gens riches, et une recette de sauce pour un plat de préparation complexe.

On découvre un autre travail formel avec le peintre Jean Le Gac et son adresse de « compliments » à des étudiants, aussi bien à propos de leur apparence, de leur habillement, de leurs réactions dans la vie que de leurs choix pour leurs études (« ... à celle que sidère la réalité d’un pot de lait frais (...) à celle au buste juvénile de guerrière que seul un lacet habille avec piercings aux bouts des seins (...) »). Cette revue hétéroclite, conformément à la variété des uns et des autres, est partagée par une longue parenthèse autour de Christian Boltanski dont la mort était récente. Tous deux proches et adeptes du "narrative art", ils s’étaient éloignés et, en guise d’hommage, Le Gac propose, écrit-il, de « l’entourer (...) de toutes les aspirations à l’art de ces jeunes gens à qui j’écrivais, en pensant à son idée d’une œuvre finale joyeuse ».

Une suite de poèmes (ou un seul poème intitulé "La nature des actes transitifs") de Claude Royet-Journoud ouvre la livraison de la revue, partagée par une prose et achevée par une autre. Il s’agit de strophes en vers libres, séparées comme si « les eaux basses de la mémoire » échouaient à assembler des moments de vie, ne pouvaient restituer du vécu que des bribes qui ne peuvent être lues que comme une « énigme », le contexte impossible à reconstituer — « Il  cherche un jardin sans pressentir /l’évanouissement du point d’angoisse /(excroissance du mur) [...] ».  Les proses sont différentes, dans l’adresse au « Tu », c’est la nécessité de la présence de l’Autre, de son regard qui permettent de vivre, d’être, et de la manière la plus exigeante : « Tu attends d’être vu pour ne pas mourir ». En même temps, la suite met en scène lettres, nom, adjectif (« un bloc / lettre par lettre / n’est que la poussière d’un nom »). 

Voilà un sommaire très varié qui donne à explorer la manière dont on peut déranger dans l’écriture un ordre convenu, ceci dans le temps et dans l’espace, en tibétain comme en anglais.

K.O.S.H.K.O.N.O.N.G, n° 23, automne 2022, 20 p., 11 €. Cette recension a été publiée par Situadis le 7 janvier 2023.

 

 

04/02/2023

Antoine Emaz, Erre

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9.08.18

 

on n’a pas trop prise

sur ce qui vient les mots

prennent au passage

ou parfois rien

 

et ce n’est pas plus important

qu’une ligne de plus ou de moins

dans une dictée d’enfance

 

cela peut-être qui remonte

dans la nuit ou le vieux rose

d’une branche de tamaris en fleurs

 

ce qui ne tient à rien

dans la mélasse du temps un balancement

d’acacia ou de pin

le bleu passé au gris d’une lavande

 

quelque chose en tout cas

de presque silencieux

et doux

« regret souriant » ou deuil calme

d’un passé sans heurt

juste passé

poussière en suspension dans la lumière

pas plus

 

Antoine Emaz, Erre, Tarabuste,

2023, p. 89.

 

 

03/02/2023

Antoine Emaz, Calme

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au fond  

c’est plus simple qu’en surface

 

il ne reste presque

que du silence

 

on a tout l’espace

 pour laisser filer

quelques étoiles pâles

 

fixer deux ou trois mots qui luisent

balises qui tremblent

lampes tempête

 

et tout le sombre n’est plus vide

plutôt nuit plaid

châle bleu noir

autour sans angles

 

quand tout se tait

sauf la vie son bruit faible

d’eau qui court

ou de cœur

 

le poème ne voudrait pas dire autre chose

 

Antoine Emaz, Calme, Faï fioc, 2016, np

02/02/2023

Antoine Emaz, Plaie

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laisser aller la tête dans le jardin

ce matin

il y a l’air libre et bleu

il y a l’envie

de laisser filer

dans les couleurs du jardin

se perdre

s’évacuer

se dissoudre

 

comme se laver

dans le vert

 

on y arrivera

 

on le sait maintenant

on y arrivera

quoi qu’il arrive

 

on a repris pied assez

même si

on n’est pas à l’abri

 

Antoine Emaz, Plaie, Tarabuste,

2009, p. 138.

Photo T. Hordé

01/02/2023

Antoine Emaz, De peu

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Bleu très bleu

 

dans le ciel sans fin d’œil

toute histoire engouffrée

rien

quasi lisse vaste couleur quelle

espèce de bleu

sans honte

tant il est sans mémoire

 

              *

 

ciel plein ciel

sans anges

 

on rêve leurs battements d ‘ailes

leurs bruits de mouettes folles

d’envol

 

alors qu’on veut seulement des mots

pour ici

sous l’aplat de l’été

 

Antoine Emaz, De peu, Tarabuste,

2014, p. 269.