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05/02/2023

K.O.S.H.K.O.N.O.N.G, automne 2022


    

 

 

 

 

 

 

k.o.s.h.k.o.n.o.n.g,automne 2022

Il est des écrivains, toute une littérature que l’Occident connaît peu : la mode du bouddhisme n’a pas conduit à beaucoup de traductions en français. Bénédicte Vilgrain, outre une grammaire du tibétain (en cours), a publié deux volumes de contes aux éditions du Théâtre typographique qu’elle a fondées. Koshkonong donne en bilingue un poème d’un moine poète et peintre, Gendun Chopel (1903-1951) ; le texte est ancré dans la vie, le poète se livrant à une critique des mœurs de son temps. Il fustige en effet l’hypocrisie de ceux qui feignent la dévotion par intérêt,

mais il sait que son engagement, son « franc parler » le fera rejeter d’une partie de sa communauté. Rien de nouveau pour le contenu mais la forme doit lui donner un caractère particulier en tibétain puisqu’il s’agit d’un acrostiche.

Une planche de Gil Joseph Wolman (1929-1995) occupe la quatrième de couverture : une ligne verticale, légèrement courbée, partage en deux un collage dont le texte coupé à quelques endroits est cependant suffisamment lisible pour qu’on lise le projet d’exalter une action ouvrière, le sabotage de rails de l’express Varsovie Paris. L’artiste, longtemps un des membres du mouvement lettriste, efface des lettres dans les mots, en partage d’autres dans la planche, détournement de l’écrit qui invite à s’interroger sur le sens de ce qu’est un texte, jamais donné, pas plus qu’à la lecture d’un acrostiche.

Les extraits de Désuivre de la poète et traductrice américaine Lyn Heijinian (née en 1941) sont composés de vers plus ou moins longs sans rapport visible entre eux (« Il y a eu de choses, presque rien, qui.../ Je vous ordonne de vous sentir libre de vous servir de glace qui fond ». Se dégage une vision éclatée du monde où tout ce qui s’y passe, y est pensé, est perçu sur le même plan. La seule liaison lisible est possible entre une citation de Brillat-Savarin, pour qui la bonne table est pour les gens riches, et une recette de sauce pour un plat de préparation complexe.

On découvre un autre travail formel avec le peintre Jean Le Gac et son adresse de « compliments » à des étudiants, aussi bien à propos de leur apparence, de leur habillement, de leurs réactions dans la vie que de leurs choix pour leurs études (« ... à celle que sidère la réalité d’un pot de lait frais (...) à celle au buste juvénile de guerrière que seul un lacet habille avec piercings aux bouts des seins (...) »). Cette revue hétéroclite, conformément à la variété des uns et des autres, est partagée par une longue parenthèse autour de Christian Boltanski dont la mort était récente. Tous deux proches et adeptes du "narrative art", ils s’étaient éloignés et, en guise d’hommage, Le Gac propose, écrit-il, de « l’entourer (...) de toutes les aspirations à l’art de ces jeunes gens à qui j’écrivais, en pensant à son idée d’une œuvre finale joyeuse ».

Une suite de poèmes (ou un seul poème intitulé "La nature des actes transitifs") de Claude Royet-Journoud ouvre la livraison de la revue, partagée par une prose et achevée par une autre. Il s’agit de strophes en vers libres, séparées comme si « les eaux basses de la mémoire » échouaient à assembler des moments de vie, ne pouvaient restituer du vécu que des bribes qui ne peuvent être lues que comme une « énigme », le contexte impossible à reconstituer — « Il  cherche un jardin sans pressentir /l’évanouissement du point d’angoisse /(excroissance du mur) [...] ».  Les proses sont différentes, dans l’adresse au « Tu », c’est la nécessité de la présence de l’Autre, de son regard qui permettent de vivre, d’être, et de la manière la plus exigeante : « Tu attends d’être vu pour ne pas mourir ». En même temps, la suite met en scène lettres, nom, adjectif (« un bloc / lettre par lettre / n’est que la poussière d’un nom »). 

Voilà un sommaire très varié qui donne à explorer la manière dont on peut déranger dans l’écriture un ordre convenu, ceci dans le temps et dans l’espace, en tibétain comme en anglais.

K.O.S.H.K.O.N.O.N.G, n° 23, automne 2022, 20 p., 11 €. Cette recension a été publiée par Situadis le 7 janvier 2023.

 

 

29/10/2019

K.O.S.H.K.O.N.O.N.G, n° 16, 2019 : recension

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C’est toujours un plaisir de retrouver le talent d’épistolier de Jean Paulhan, dont l’abondante correspondance est encore loin d’avoir été complètement publiée ; le manuscrit d’une lettre à son ami Braque — à qui il consacra un livre, Braque le patron(1945) — est reproduit dans les troisième et quatrième de couverture. Paulhan propose au peintre, qui en fut un des fondateurs, une réflexion sur le cubisme qui serait « la substitution d’une perspective tournante, ou mouvante, à la perspective linéaire et figée de l’art classique. » Pour lui, le cubisme commence avec les papiers collés, qui permettent de construire un espace sans le recours à la couleur, espace mouvant quand on considère le collage par rapport au papier de base. C’est là un témoignage parmi bien d’autres de la curiosité de Paulhan qui œuvra beaucoup pour soutenir la peinture contemporaine.

Marie-Louise Chapelle, dans les pages de "À la réflexion", rend compte de ses lectures de L’ablatif absolu, livre de Michel Couturier qu’a édité en 2016 Marie de Quatrebarbes. Il ne s’agit pas d’une étude mais de ses réactions à certaines caractéristiques des poèmes, notées souvent en commençant par « il y a » et chaque fois sous un titre ; par exemple, sous "Crainte", « Il n’y a pas le mot « terreur » qu’on trouve dans État d’Anne-Marie Albiach, mais je sens tout du long une crainte enfantine. Ou plutôt une anxiété ». La remarque prend tout son sens quand on se souvient que Michel Couturier, vivant à Londres, rejoignit en 1968 Anne-Marie Albiach et Claude Royet-Journoud dans la revue Siècle à mains — de là, sous "Plumes", une note à la manière d’Ambrose Bierce, « Le comble quand on publie dans Siècle à mains : écrire exclusivement à la machine à écrire ». Marie-Louise Chapelle fait part de ses émotions (« Je ressens une grande mélancolie à la lecture de L’ablatif absolu »), rêve de lire le livre à Londres, « Dans un jardin ou une chambre, à l’intérieur, la nuit », se « demande ce que faisait Michel Couturier en 1940. Il avait 8 ans ». Le lecteur qui ne le connaît pas ira sans doute lire L’ablatif absolu, et probablement aussi Marie-Louise Chapelle.

À côté de l’évocation du trop peu connu Michel Couturier (premier traducteur de John Ashbery, en 1975), la revue publie une douzaine de pages, poèmes et prose, d’un écrivain qui, lui aussi, écrivit peu, Roger Giroux*. Il se demande s’il est possible d’écrire « un Livre de Rien », question sans réponse, ou plutôt réponse par le commencement d’un poème en prose, « Ce rien ! Voici déjà que je lui donne présence, ce visage, presque. Ce me regarde et m’appelle en silence, [etc.] », puis par un ensemble de vers elliptiques autour de la difficulté de dire, comme

        descendre
        entre les arbres
        dans l’obscur de septembre
        où la voix cherche sa couleur

Plus tard, peut-être le même jour — l’heure (20 h) de la reprise du journal est notée —, Roger Giroux poursuit sa réflexion sur l’écriture, cette fois autour de la possibilité d’écrire plusieurs poèmes en un temps limité, des poèmes « d’essence supérieure ». Son lecteur connaît la réponse et sait qu’il a toujours recherché « le Poème Unique, inatteignable ». Le journal porte la trace de la difficulté à écrire, à se « mesurer avec l’impossible » ; le désir est toujours vif de saisir ce qui devrait l’être — la beauté des choses —, la capacité de le faire est devenue des plus réduites. En outre, écrit-il, « Nul autre mouvement ne me sollicite. Lire, voyager, partager le temps avec d’autres personnes me sont également gris. » Faut-il donc écrire pour seulement survivre ? C’est là, pour Roger Giroux, « vomissure facile », parce que « Écrire exige Tout, et n’accorde jamais rien », et cet engagement total, ce « gaspillage » d’un être, « c’est cela, la folie du Poète ». Cette exigence, que d’autres écrivains ont eue, conduit à définir le poème comme « le seuil de l’au-delà du moi », plus lisiblement peut-être « Le P[oème] entraîne je hors de cet espace qui limite sa parole. » On comprend la difficulté de Roger Giroux à expliciter ce qu’est pour lui « le Poème Idéal, absolu », sa relation à la langue, et, faute d’y parvenir, de conclure « Mieux vaudrait ne pas dire ». Ce qui ne l’empêche pas d’essayer pour l’œuvre ou le poème une autre formulation, « lieu-instant où création et destruction coexistent » et de la gloser.

Lire et relire ces pages dans lesquelles Roger Giroux revient sur sa pratique est fort stimulant. Il est bon aussi de réfléchir à sa propre lecture, on le fera avec "Physique de l’ombre", poèmes en vers de Claude Royet-Journoud, et la longue prose lyrique, comme en aparté, qui les prolonge.

K.O.S.H.K.O.N.O.N.G, n° 16, Éric Pesty éditeur, 2019, 30 p., 11 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 26 septembre 2019.

 

* les éditions Éric Pesty ont réédité Journal d’un poème (2011), Lieu-jeLettre et L’arbre le temps (2016).