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13/02/2022

Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson : recension

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Le livre avait été publié par les éditions de l’Amandier en 2012 et c’est une excellente idée de le rééditer pour de nouveaux lecteurs. Ils commenceront peut-être par lire la quatrième de couverture qui les éclairera sur deux des personnages principaux du livre : « Joug et Joui sont le jour et la nuit, la lune et le soleil, l’eau et la soif, Éros et Thanatos, mais aussi bien le Méchant et le Gentil des contes, le malheur et le bonheur, malchance et chance, douleur et plaisir, tantôt lui, tantôt elle, tout le monde, personne. » On trouvera d’autres personnages au fil de la lecture, notons que ceux-là renvoient à une image du monde bien ancrée dans la tradition : voisinent le meilleur et le pire.
Les aspects négatifs apparaissent tôt, avec le premier des deux ensembles titrés "Voici la chanson". La chanson rappelle des moments tragiques de la Seconde Guerre mondiale avec l’évocation d’un des camps d’extermination nazis :

C’était le grand camp de l’Allemagne du Nord.
Camp maudit camp méconnu. 
Il baigne dans un marais.
Il baigne dans un marais ce sont les premiers jours de mars. 
Camp méconnu NEUENGAMME.

Quand la défaite allemande ne faisait plus de doute, les déportés qui avaient survécu furent embarqués sur des bateaux, qui furent bombardés par les Alliés, et « ont péri ont péri ont péri 7500 déportés ». Seul un autre fait historique est rapporté précisément, consacré alors à une seule personne, Wyllie White (1930-2007) ; cette afro-américaine passa une partie de son enfance à travailler dans les champs de coton et devint une athlète qui participa cinq fois aux Jeux Olympiques. Le lecteur la voit sur son lit d’hôpital, morte, par les yeux d’un laveur de carreaux — « il aime le jour là-haut » et le récit est isolé dans la page dans un rectangle, mis ainsi en valeur.
« Tous les temps roses et noirs s’égrènent » et un des embryons de récit juxtapose le noir et le rose : « Guerre Est Horrible / J’ai 28 ans 3 enfants 1 femme / (bouche de fraise) je descends déchiqueté / des baisers sous la mer / il en reste ». On ne lira pas d’autres épisodes liés à des événements de l’Histoire, mais un grand nombre d’allusions plus ou moins directes à des contes, à des romans, à des mythologies, etc. Ainsi, le lecteur reconnaîtra dans le nom de "Boulbas" associé aux steppes le roman de Gogol, Tarass Boulba, mais les jeux avec les noms et avec les amorces de contes sont si divers qu’il faut sans doute relire Et voici la chanson pour ne pas s’égarer. Quand on lit « écarter les branches — / (les ronces les rosiers / s’ouvriront merveilleusement / au passage du prince) », on pense à La Belle au bois dormant, de Perrault ou Grimm. Au gré de la lecture, on relève « elle a des pantoufles de verre ou de vair ? », « un verger sans pommier », « l’eurydice et l’orphée qui dansent à reculons (...)/ Aboiements lointains / une forge », « "Ce soir, amenez-lui une Pucelle du Village" », « il n’est pas de botte qui aille loin », également des esquisses avec Ysengrin, avec le loup et l’agneau. Ici, « Automne vivant et adoré » rappelle « Automne malade et adoré » d’Alcools, etc. ; là, il est fait mention d’une Marie Thérèse Paule Roland née à Carpentras en 1758 : il y a eu une femme née en 1767 dans cette ville, avec ces prénoms et ce nom, mais écrit Rolland, nom qui entraîne "Roncevaux", puis « roncevelle chanson d’étape ».

On lit avec « flamenco/flamenca », puis « bimbo/bimba », une allusion au couple Pamino et Pamina de La Flûte enchantée de Mozart et, au fil des pages, quantité d’autres récits peuvent surgir, « c’était le récit d’autre / chose sur un / journal » ; Et voici la chanson est à sa manière un "chaudron" à histoires dont le lecteur a les amorces :

Les histoires descendent (...)
peuple s’installe
en tailleur, stop ! ça commence ! 

Qu’est-ce qui fut raconté 
ce jour-là cette nuit-là 
dans ce pays-là 
homme à la flûte ? 

Il s’agit sans doute de "L’homme à la flûte de Hamelin", dont la légende a été transcrite par Grimm. Tous les récits peuvent être racontés, l’histoire de la déesse cobra égyptienne Ouadjet comme celle de la danseuse et de son fiancé chocolatier ; chaque nom de personnage porte une vie qui vaut d’être racontée, celle de Jeanne (« elle eut ce nom, combien d’autres »), d’un cavalier, d’un prisonnier, de Frankie, qui veut devenir pianiste, de Stefania, de Louis, de Medea, d’un « petite morveux » et Audrey, de Jacqueline, de Paolo, de Gilberte, du chien Vlan...Tous les récits peuvent être créés et si l’on se demande « Qui parle vraiment à la fin ? », on répondra peut-être « tantôt lui, tantôt elle, tout le monde, personne » comme on l’a déjà noté. Une bonne partie des récits possibles seraient à compléter, et même à inventer, par le lecteur, et sont donc parfois obscurs (« Qui est "elle" ? »). Le narrateur non seulement revendique la possibilité de l’obscurité mais en rajoute, « Combien de fois on entendit cela ne veut / rien dire et tiens ! il prend sa bouche la / suspend au clou du tablier, ne veut rien dire, quoi ! ».

Et voici la chanson est un peu comme une scène où les embryons de récits, les noms se rencontrent, disparaissent, reviennent — des fragments sont repris tels quels ou avec de légères variantes —, le tout dans un désordre apparent. Les critères de la lisibilité sont constamment, et avec jubilation ! mis en cause. On ne peut compter les jeux de mots, voici l’un des derniers du livre, « Chantez chantez héros hérons lapons de Laponie / la peau (...) ». L’utilisation de caractères de dimensions variées, le jeu entre romain et italique perturbent la lecture, comme l’introduction de mots italiens (« Pezzi di pane, bouts de pain / ucello che beve à petits coups de bec ») et espagnols (Se acabo), l’usage de néologismes (« Ça gogole écarlate, ça pouiffe », etc.) et d’onomatopées classiques (boum boum, hop hop), transformées (vroom, vrooommmm) ou nouvelles (ppffffuuuuuufffffff, yahhhhhhhhh). Certains passages sont écrits comme une page de dictée, en décalage avec l’ensemble du texte qui s’écarte de diverses façons des règles classiques de la syntaxe et de la ponctuation. Des symboles de cartes à jouer (par l’image de l’as), du masculin et du féminin, des dessins, des flèches (¬ ® ¯) contribuent à faire du livre une scène à changements multiples.

Le livre s’ouvre et se ferme avec le même huitain qui débute par « la parole se cassa ». Le poème est précédé d’un signe, qui ressemble à une grande virgule, et suivi de deux signes analogues de dimensions différentes* ; la place de ces signes est inversée à la fin du livre comme si l’on retournait à son début — la chanson ne peut s’interrompre, ce que pourrait confirmer la fin du huitain, « Chanson va ! roule et se / Cassant se réveilla ». La représentation, polyphonique, n’a donc pas de raison de s’arrêter, et d’autant moins de raison qu’est promis au lecteur le plaisir, « Dessus dessous joïr viendra ». Voici une lecture jubilatoire !

*Notons que ces signes sont présents dans le texte (p. 65), cette fois ensemble.

Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson, éditions Lurlure, 2021, 112 p., 17 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 11 janvier 2022.

 

 

12/02/2022

Paul de Roux, Entrevoir

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                L’enfance

 

La nuit dans les grands arbres on entendait le vent

ou pour ainsi dire rien, et c’était pire :

comme un bruit de pas trop près des murs

puis escaladant la façade — est-ce possible ?

Les volets sont fermés

la lourde porte verrouillée

mais la peur tombe en piqué sur le cœur

qui bat soudain plus fort que tout.

 

Paul de Roux, Entrevoir, Poésie / Gallimard, 2014, p. 143.

11/02/2022

Paul de Roux, Entrevoir

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                Hiver s’écarte

 

Comme un bateau à l’amarre détachée,

doucement, irrésistiblement, l’hiver s’écarte

— déjà absent, encore présent ? qui le sait ?

En ville on ne sait que des signes, rien encore

de l’éclat des fleurs, de la douceur

du bourgeon qui s’ouvre et un moment

n’est ni bourgeon ni feuille : naissance.

Les nuages passent, caravane

avec ses nouvelles des climats inconnus,

des campagnes et des fleuves lointains

— caravane qui ne s’arrête pas, peut-être

n’apprend rien — puis le ciel est bleu,

seuls les oiseaux sont en accord avec lui

— en nous quelque chose qui ne bouge plus

facilement, qui reste posé là

comme un colis abandonné : sentiment

d’être seul au monde à ne pas reverdir.

 

Paul de Roux, Entrevoir, Poésie / Gallimard, 2014, p. 279.

10/02/2022

Des Pays habitables : recension

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Joël Cornuault retrouve toujours pour la revue qu’il a fondée des textes anciens bons à relire. Il cite cette fois un passage d’un livre de Pierre-André Latreille (1752-1833) qui a été un des fondateurs de l’entomologie. Partant de l’observation du hanneton — qui a disparu des campagnes, liquidé comme bien d’autres par les insecticides — il montre avec des exemples que le type d’ailes sous les élytres permet le classement des coléoptères. Quittant le domaine des sciences naturelles, Joël Cornuault publie aussi dans cette livraison des extraits d’un auteur oublié du XIXe siècle, Édouard Fournier (1819-1880). On apprend dans les quelques pages d’un essai sur le Pont-Neuf à Paris que, dans des temps anciens, des hommes et des femmes se baignaient nus sous le pont, et ils indignaient « de leur nudité et leurs propos plus crus encore, la pudeur peu susceptible mais révoltée pourtant des blanchisseuses qui tordent le linge sur les bateaux voisins ». L’auteur rapporte que Charles IX avait suivi des yeux avec plaisir une jeune femme nue qui traversait la Seine près du Louvre. Les autorités finirent par s’émouvoir et interdirent par des ordonnances successives « à toutes personnes de se baigner d’une manière indécente, de rester nud [sic] sur les bords et graviers de la rivière » (texte de 1742).

Auteur d’essais à propos de Henry David Thoreau (1817-1862) et d’Élisée Reclus (1830-1905), Joël Cornuault accueille un article de Nicolas Eprendre qui a consacré un documentaire au géographe et rapproche ces deux précurseurs de l’écologie. Ils partageaient en effet  le même engagement politique par leur refus de l’autorité de l’État mais, dans le domaine des connaissances, ces deux anarchistes fondaient tous deux les acquisitions sur l’observation des phénomènes naturels. Ils auraient pu se rencontrer puisqu’Élisée Reclus a séjourné en Louisiane au moment de la parution de Walden ou La vie dans les bois ; bien qu’il n’ait pas cité Thoreau dans un seul de ses ouvrages, l’étude des archives entreprise par Eprendre prouve qu’il connaissait, au moins en partie, son œuvre.

Restons encore au XIXe siècle. La quatrième de couverture propose un extrait de Paul Scheerbart, dont quelques textes ouvrent cette livraison de la revue : « Moi j’étais tellement heureux — comme on ne peut l’être qu’en se bâtissant et se dépeignant d’autres mondes. » Défendu par Walter Benjamin, cet écrivain allemand (1863-1915) est (un peu) connu en France par la traduction de L’Architecture de verre (1995) et de Lesabéndio (2016), mais ses contes et ses poèmes sont restés inédits. Les quelques textes proposés par le traducteur Hugo Hengl laissent espérer une publication de l’ensemble : ils suggèrent « un climat général fait d’imagination colorée et d’exubérance obscure » et auraient pu, comme le note encore Hengl, figurer dans l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton. Un exemple : un géant curieux soulève la voûte céleste pour voir ce qu’elle cache et, fasciné par le monde nouveau ainsi dévoilé, la laisse retomber : sa tête est tranchée net. Le non sens des contes, très brefs, évoque parfois Edward Lear, ou Lichtenberg et Jean-Paul Richter selon Walter Benjamin qui, résumant le roman fantastique Lesabéndio, conclut que dans ces « fantaisies extravagantes » il y a autant de raillerie à l’adresse de l’humanité actuelle que de foi en une humanité future ». C’est cet aspect de « tragi-bouffonnerie » que met en valeur J. Kablé-Chapelle dans "Scheerbart, matériaux d’un rêve" ; il rappelle aussi que Scheerbart rêvait pour le monde à venir d’une architecture de verre : rien de transparent, qui ferait des habitations des lieux sous le regard du pouvoir, mais un verre de couleur qui « tamise la lumière » et protège des regards. On découvre aussi le portrait par Kokoschka de cet écrivain inventif qui lui-même dessinait et sa planche d’animaux aux formes étranges est en accord avec ses textes.Ces quelques pages devraient inciter à lire cet écrivain à côté des normes du récit.

C’est le caractère singulier d’un souvenir d’enfance qui retient dans le court récit d’Aimé Agnel. Il avait été troublé par un documentaire qui donnait à voir en accéléré, grâce à un trucage, la « croissance irrépressible » des végétaux. La pousse des plantes, quand on l’observe tout au long d’une saison, tient toujours de la magie mais la regarder s’opérer en quelques secondes doit procurer un « plaisir intense ».  L’auteur met ensuite en parallèle le « mouvement invisible » de la sève et la lenteur, par exemple, des travellings d’un Mizoguchi.

 

Il reste encore beaucoup à lire dans Des Pays habitables, une lettre d’hommage (Jean-Luc Pëurot) à Raoul Hausmann, une des grandes figures du mouvement Dada, une étude (Anne-Marie Beeckman) à propos du poète Pierre Peuchmaud (1948-2009), des proses de Julien Nouveau et des poèmes de Jacques Lèbre. L’ensemble se termine par une "carte postale" du metteur en scène et acteur Gilles Ruard. Lecture faite, on reprend la revue pour les collages de la mystérieuse Ève Cosmique et les étranges dessins de Gabrielle Cornuault dans la lignée du surréalisme.

Des Pays habitables, n° 4, quatrième trimestre 2021, 13 €. Cetee recension a été publiée par Sitaudis le 23 décembre 2021.

 

 

09/02/2022

Franz Kafka, Lettres à Felice, II

         franz kafka, lettres à felice, fantôme

Chez nous les parents ont coutume de dire que les enfants vous font sentir à quel point on vieillit. Quand on n’a pas d’enfants, ce sont vos propres fantômes qui vous le font sentir, et ils le font d’autant plus radicalement. Je me souviens que dans ma jeunesse je les attirai hors de leur trou, ils ne venaient guère, je les attirais avec plus de force, je m’ennuyais sans eux, ils ne venaient pas et je commençais à croire qu’ils ne viendraient jamais. À cause de cela j’ai déjà souvent été bien près de maudire mon existence. Par la  suite ils sont quand même venus de temps à autre seulement, c’était toujours du beau monde, il fallait leur faire des courbettes bien qu’ils fussent encore tout petits, souvent ce n’était nullement eux, ils avaient seulement l’air de l’être ou bien ils le donnaient seulement à entendre. Cependant lorsqu’ils venaient pour de bon, ils se montraient rarement féroces, on n’avait pas lieu d’être très fiers d’eux, ils vous sautaient dessus tout au plus comme le lionceau saute sur la chienne, ils mordaient mais on  ne s’en apercevait qu’en maintenant l’endroit mordu avec le doigt et en y appuyant l’ongle. Plus tard, il est vrai, ayant grandi, ils sont venus et sont restés à leur guise, de tendres dos d’oiseaux sont devenus des dos de géants comme on voit sur les monuments, ils sont entrés par toutes les portes, enfonçant celles qui étaient fermées (...).

 

Franz Kafka, Lettres à Felice, II, traduction Marthe Robert, Gallimard, 1972, p. 683.

08/02/2022

Charles Pennequin, Dehors Jésus

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[La jeunesse] ne sait plus comment se tenir devant la déconfiture des aînés. Comment faire se dit la jeunesse pour se débarrasser des idées vieilles qui nous pourrissent la tête. L’idée vieille a gonflé en nous. Elle a poussé comme un poireau. Elle a fait cette nécrose au sein de notre devenir jeune. Cette boule nécrosée au centre de nos esprits. Elle a fait que nous ne voyons plus l’essence et la force des choses. Il nous faut supprimer la nécrose des âges. Il nous faut se débarrasse un bon coup de cette mauvaise herbe qui a poussé entre nous et les générations. Les générations de têtes pourries qui nous regardent. Les générations avariées par la paresse, l’avidité, le confort, la luxure, le prêt-à-porter, les consommations modernes. Nous n’allons pas nous payer de mots. Nous allons raviver le feu qui couve en nous depuis des siècles.

 

Charles Pennequin, Dehors Jésus, P. O. L ; 2022, p. 21.

07/02/2022

Charles Pennequin, Dehors Jésus

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Petit Jésus est nostalgique des premiers instants qu’il vit mais qu’il ne connaît pas. Il st nostalgique de la vie qui pousse sans s’arrêter. La vie pousse devant lui et autour de lui, partout la vie elle pousse et elle ne s’arrête jamais et pourtant il lui semble qu’elle n’est que mort. La vie elle ne s’arrête jamais pour échapper à la mort, mais en réalité c’est parce qu’elle continue qu’elle est dans la mort, c’est ce que petit Jésus pense, car petit Jésus pense que la vie c’est la nostalgie, c’est-à-dire le moment où tout s’arrête. La vie, c’est le moment où l’on voudrait tout noter de la vie et qu’on ne peut pas, on ne peut pas noter la vie qu’on vit pense alors petit Jésus, et petit Jésus voudrait accrocher la vie pour pouvoir tout goûter des moments qu’il est en train de vivre, ce qu’il vit file à toute allure, elle file de partout tout autour du petit Jésus la vie.

 

Charles Pennequin, Dehors Jésus, P. O. L, 2022, p. 113-114.

06/02/2022

Guillaume Apollinaire, Poèmes de guerre

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                 Pluie

 

La pluie argente mes beaux rêves

Ce long après-midi d’hiver

Le soleil darde ses petits glaives

Dont le reflet est gris et vert

 

Nîmes aux ruelles dormantes

Qu’entourent de longs boulevards

Les cafés y sont pleins de tantes

Et de vieux officiers bavards

 

Soupé de la Maison Carrée

Mais la Fontaine est de mon goût

J’aime la pierre à teinte ambrée

Lorsque le soleil luit partout

 

Mais c’est au temple de Diane

— Ô liberté de mes rognons

Faites qu’enfin mon cul se tanne —

Que je relis des compagnons

 

Les inscriptions anciennes

Je les aime mon cher André*

Engravant ces pierres romaines

Roses dans le jour gris cendré

 

                                        ton Guil Apollinaire

* André Billy

 

Guillaume Apollinaire, Poèmes de guerre, édition

Claude Debon, Les Presses du réel, 2018, p. 81.

05/02/2022

Jacques Lèbre, Le poète est sous l'escalier

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Un (...) thème qui me fait remarquer facilement des correspondances, c’est celui de la répétition. À vrai dire, je n’ai jamais senti de répétition dans la répétition, car elle est toujours peuplée d’infimes ou d’infinies variations. Entre un paysage familier aux états d’âme changeants et soi-même aux états d’âme tout aussi changeants il ne saurait y avoir de répétition. Cela pourrait commencer par Paul Valéry d’une façon aussi radicale que laconique : L’habitude est un excitant. Cela pourrait se poursuivre avec Georges Borgeaud dans Le soleil sur Aubiac : À me pencher sur la répétition, je ne ressens ni lassitude ni ennui et quand parfois mon enthousiasme s’amincit, j’en souffre comme le mystique qui se croit privé de la présence de Dieu. Mais c’est un livre plus récent qui m’a fait rouvrir celui de Borgeaud et chercher dans les Cahiers de Paul Valéry. Joël Cornuault, l’un de nos meilleurs écrivains buissonniers, écrit dans Liberté belle : Quoi qu’ils soient familiers , aucune usure ne  semble pouvoir nous gâcher les formes ou l’atmosphère de nos tours rituels ; l’aspect général nous étant désormais bien connu, nous savons acclamer sur la route le plus petit fait nouveau, à nous seul perceptible : nous aimons entrer dans les détails sur ce chemin sans inquiétude, propice à la réflexion. Voilà une promenade qui est toujours la même et toujours une autre. Mais n’en irait-il pas de même dans la deuxième ou troisième relecture d’un livre ?

 

Jacques Lèbre, Le poète est sous l’escalier, Corti, 2021, p. 34-35.

Photo T. H., 2018

04/02/2022

Charles Pennequin, Dehors Jésus

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(...) Malgré tous les beaux discours, l’humain n’a jamais fait autant de bruit. Il jouit dans les déflagrations et les explosions. Il jouit plus que jamais de la guerre quotidienne faite à la nature et à lui-même, et du coup il produit de l’art. L’art c’est jouir dans l’impensable. L’art c’est se fondre dans ce qui est presque inhumain et le bruit fait écho à ce qui est inaudible en fin de compte. Et ce qui est inaudible encore maintenant, c’est la passion seule pour le bruit. La violence est inaudible pour les contemplateurs de l’art mort, pour ceux qui ne veulent pas de l’impensable, ni même de l’impensé, pour celui ou celle qui feint toujours de ne pas jouir du bruit de la vie présente. Et la vie présente n’est qu’inhumaine pour les humains. Il n’y a pas d’autre vie possible puisque la vie pour l’inconscient humain n’est pas dans la nature. Bien sûr il contemple et aime la nature l’humain, mais pour son art mort. C’est une passion hypocrite. C’est pour se faire croire qu’il est proche de la nature, alors qu’au fond il a quitté le naturel depuis qu’il parle.

 

Charles Pennequin, Dehors Jésus, P. O. L, 2022, p. 159.

03/02/2022

Cécile A. Holdban, Pierre et berceaux : recension

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On entre toujours, avec la poésie de Cécile A. Holdban, dans une langue de l’intimité ; la maladie et la mort des proches, les souvenirs qui s’égrènent, les moments de l’enfance, les jours vécus comme vides : la vie et ses détours sont là. Il en est de même de l’image de la maison, qui fait large place à l’imaginaire. Lieu intime et familier par excellence, elle est ici construite par le corps même qui l’habite : il s’agit d’une maison rêvée bâtie d’abord dans la main, puis directement "semée" dans les veines. C’est un espace refuge, fermé et sans lien avec l’extérieur (aucune poussière n’y entre) ; seuls des animaux proches y ont accès jusqu’à des parties très particulières, les combles pour les tourterelles, les tuiles pour le reflet du chat.

C’est encore l’imaginaire qui l’emporte dans un autre poème, le "je" cette fois à l’extérieur, c’est-à-dire sans défense. Devenu oiseau, perché sur une branche avec pattes et ailes, le sujet porte le commencement de la vie (la graine) et sa fin (le fruit), qui serait promesse d’un nouveau départ si n’était pas présente une extrême fragilité : ce qui semblait soutien n’est que « la branche du rien », avec la proximité du « vide », ce qui connotait le foyer, le temps des origines n’est que « le nid du néant ». Quand un voyage est évoqué, il s’agit des images d’un rêve avec des trains recréés pour se déplacer dans l’espace comme s’ils étaient à un moment les rayons d’un arc-en-ciel, à un autre des toupies — ils « s’entrecroisent et tournoient ». Il s’agit bien d’un monde où rien n’est à sa place, où les choses se défont, l’image de la faille (« monde (...) fendu ») est en accord avec celle du vide et rien ne peut rétablir un semblant d’ordre ; il faudrait « coudre » ce qui s’est ouvert, et ce n’est que dans l’imaginaire que les formes retrouveraient un équilibre grâce à l’intervention des oiseaux qui réuniraient ce qui était disjoint.

C’est encore l’oiseau, symbole ancien de vie, qui joue le rôle essentiel d’intercesseur entre le "je" et la disparue ; il s’agit d’une hirondelle, image de fidélité dont on sait la proximité avec les humains : ici, elle « suspend son vol » pour que se dessine le sourire de l’amie qui avait passé ses derniers jours à l’hôpital. La chambre était devenue un lieu de mots, et l’amie à l’écart du monde le reconstruisait, tenant elle aussi une ville dans sa main : pour vaincre la peur de disparaître, imaginer un lieu à l’abri de toute souillure, blanc, que rien ne peut venir troubler, lieu à l’écart du tumulte extérieur (les voix des malades) et des bruits de la chute de ce qui semblait indestructible (« on entend l’écho des cathédrales qui tombent »). À cette image favorable s’en mêle une autre, celle du cerveau comme une noix, la coque comme une barque — pour s’éloigner ? ou traverser le Styx ? — et le fruit, par sa forme, comme un labyrinthe dont on sortirait par des « passages secrets ».

Les poèmes de Pierres et berceaux sont dominés par le deuil. "Violette" s’ouvre sur la venue de la fleur d’hiver qui, traditionnellement, annonce la (re)naissance des choses, mais ici la fleur change de nature, touchée comme l’amie par un cancer qui la transforme jusqu’à ce qu’elle change de nature et devienne « monstrueuse », « peut-être araignée », animal symboliquement ambigu, perçu de manière positive ou négative. Cette ambiguïté est encore présente dans les derniers poèmes, à la mort proche ou déjà accomplie sont opposées des forces de vie. Il y a « incomplétude » dans les commencements de la vie, mais provisoire et, comme pour un végétal, une "poussée" donne une forme, ensuite les mots construisent la vie.

Dans ce monde les choses ne sont pas toujours à leur place, la barque inutile sur une rivière sans eau, les branches trop nombreuses, et le jardin resté vide, le livre « fané », la pierre immobile. Les mots ont-ils encore une raison d’être quand ils ne sont plus échangés ? si l’ami muet à jamais est maintenant (comme) une pierre ? Certainement, puisqu’après la disparition peuvent toujours être articulés les mots, à côté des pierres existent toujours les berceaux : feuilles, limaces, étoiles et le vert du printemps. Cette couleur accompagne l’ami disparu dans son « sommeil vert » ; l’auteure, pour écarter l’image de la mort lui oppose des mots (« vivre vivre ») et, à côté des mots, espère la continuelle renaissance (« un jour tout revient »). C’est cette espérance qu’illustre le dessin d’un bouquet floral vu de dessus au milieu duquel on reconnaît un cœur, signe de vie.  

Cécile A. Holdban, Pierres et berceaux, Potentille, 2021, 16 p., 7 €. Cette recension a été publiée par Libr-critique le 29 novembre 2021. 

 

 

02/02/2022

Michel Deguy, Figurations

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Haïku du visible

 

Un L'équidistant Lui le lucide

L'impartial quand la terre dormeuse

Se retourne vers lui

 

Deux    La coque azur

Incrustés d'arbres sous la ligne de pendaison

L'air qui cède à l'oiseau

Qui s'efface

 

Trois     Le treillis le réseau le tamis

Le nid d'intervalles

Un feu de paille aussi longtemps que le soleil

Et ces murs une piste de plantigrades

Murs tracés à coups de griffe

Et debout comme un moulage de combat

 

Quatre     L'eau bien épaisse bien ajointée

L'eau remplie remplissant

L'eau sans jour sur le poisson mouillé

 

Et la terre comme fonds la recouverte la patiente

    L'implicite

 

Michel Deguy, Figurations, Poème-proposition-études,

"Le Chemin", Gallimard, 1969, p. 86.

 

 

 

01/02/2022

John Donne, Poésie

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            Maléfices par un portrait

 

         Fixant ton œil, je m’apitoie

         Sur mon portrait, qu’y vois brûler ;

         Le vois en un pleur qui se noie,

         Plus bas venant à regarder.

              Ayant l’art maléfique

         De me tuer par ma réplique,

Que de fois pourrai-tu combler tes vœux iniques ?

 

         J’ai bu ta douce-amère larme :

         Si tu pleures encor, je pars ;

         Le portrait n’est plus, ni l’alarme

         Qui me puisse navrer ton art.

              S’il me reste une image

         De moi, elle sera, je gage,

Se trouvant dans ton cœur, sauve de tout dommage.

 

John Donne, Poésie, bilingue, traduction Jean Fuzier,

Poésie/Gallimard, 1991, p. 157.