03/08/2025
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Julien Bosc : entretien
juillet 2017, pendant l'entretien
Tristan Hordé – Question banale, comment l’écriture a-t-elle commencé ?
Julien Bosc – Comme quelques personnes, j’ai commencé à écrire des nouvelles, quand j’étais adolescent, et même à seize ans un roman, Pléonasme — sans valeur aucune. Ensuite je me suis passionné pour le théâtre, j’ai lu beaucoup de pièces, classiques et contemporaines : pratiquement tout Shakespeare, beaucoup d’expressionnistes allemands, en particulier Wedekind, et pour le théâtre français Adamov par exemple.
T.H. – En es-tu resté à la lecture ?
J.B. – À vingt ans j’ai monté une compagnie et j’ai écrit quelques pièces. L’écriture est devenue chose sérieuse quand je me suis installé dans la Creuse, en 1988, à la suite d’un spectacle à Avignon. Je suis arrivé début août, je voulais être dans un endroit calme pour écrire ; écrire quoi ? je ne savais pas, mais écrire. Quand je me suis installé dans la maison que l’on me prêtait à cette époque, j’écrivais tous les soirs, la nuit, et lisais toute la journée. En écrivant, je me sentais en accord avec moi-même.
T.H. – Ce n’était pas le cas avec l’écriture de pièces de théâtre ?
J.B. – Peut-être pas autant. En écrivant ici, dans la Creuse, je découvrais aussi le plaisir d’être seul. Je ne l’avais jamais été complètement et cela me convenait à merveille. Je n’étais sollicité par rien et pouvais travailler tranquillement. Lire, écrire. Je marchais aussi beaucoup, et lire toute la journée me permettait de combler un vrai déficit culturel.
Je commençais donc à écrire et dans la librairie d’Aubusson je suis tombé sur L’Espace littéraire; ce fut une immense découverte. Et en lisant Blanchot j’ai découvert et lu les auteurs dont il parlait.
T.H. – Quand as-tu commencé l’édition, avec Le phare du Cousseix ? Et pourquoi ? Plusieurs écrivains sont devenus éditeurs pour s’éditer...
J.B. – En 2013. Les deux années précédentes, je n’avais pas écrit une ligne, seulement mon Journal, que je tiens d’ailleurs de manière très irrégulière, et la relation charnelle avec la poésie me manquait. N’écrivant plus, je me suis dit que j’allais publier les autres ; j’ai commencé par Joël Baudry, puis il y eut Jacques Lèbre, Louis Dubost, Alain Lévêque, Erwan Rougé, Fabienne Courtade, Ludovic Degroote, Paul de Roux..., et les deux derniers Michel Bourçon et Étienne Faure. Quant à me publier moi-même, non ! C’est en principe tout ce qu’il y a de personnel : n’ayant confiance en moi ni en mon écriture, j’ai besoin d’en passer par la lecture d’un éditeur.
Le phare, c’est un repère, un moyen de ne pas être totalement perdu.
T.H. – Mais tu n’es pas perdu quand tu écris... ?
J.B. – Quand j’écris, et uniquement quand j’écris, c’est-à-dire quand je suis à ma table écrivant, je me sens à ma place – n’en étant pas moins souvent perdu.
T.H. – Tu as le projet de publier des ensembles plus importants que des plaquettes ?
J.B. – Si c’est possible, une fois par an, un livre avec un nombre de pages plus important, car chacune des plaquettes publiées par le phare du cousseix est composée de deux in-quarto, soit seize pages. Le premier, sera un livre de Dominique Maurizi, Démons, j’espère pour le marché de la poésie en 2018.
T.H. – Quels ont été tes premiers textes publiés ?
J.B. – Deux petits ensembles publiés aux éditions L’Éther Vague-Patrice Thierry. Ce n’était pas de la poésie. Le premier, L’Oculus, était un long récit érotique, et le second, Préludes, un recueil de très courts récits – L’Oculus, c’était l’histoire d’un marin, et L’Oculus c’est le nom du bateau dans le livre. Puis j’ai écrit des poèmes. Le premier recueil, Pas, a paru aux éditions Unes. J’avais alors été très malade et fait un long séjour à l’hôpital dont j’étais ressorti très dépressif... Je ne pouvais quasiment plus marcher mais tous les jours je me forçais toutefois à marcher. J’allais comme un escargot et le corps me parlait, des lambeaux de phrases me venaient que je notais à mon retour. Ainsi sont nés les poèmes de Pas. Cette maladie a marqué une rupture et je n’ai plus écrit ensuite que des poèmes, en prose ou en vers. C’est par cette « voix du corps » que je suis entré en poésie.
T.H. – L’érotisme revient dans un de tes derniers textes, Le Corps de la langue. C’est une voie que tu explores ?
J.B. – Une voie que j’ai explorée. Le Corps de la langueest paru en 2016, mais a été écrit bien avant sa parution. Je pense que l’influence de Georges Bataille, que j’ai lu jeune adolescent, a été déterminante dans certains choix d’écriture.
T.H. – Dans tes livres, ce qui m’apparaît vivement c’est l’extrême attention à la vie quotidienne, aux choses de la vie, par exemple dans La Coupée, publié en 2017.
J.B. – Il y a eu un changement chez moi, un passage de l’écriture de la nuit à l’écriture du jour. Ce changement s’est passé sur le bateau de La Coupée, un porte-conteneurs, où je n’ai rien fait d’autre que regarder. Regarder comme un gamin ; je n’étais jamais allé en mer ni sur un bateau, et j’étais heureux comme un gosse qui découvre quelque chose pour la première fois. Je dormais très peu, étant libre de circuler partout sur le cargo, de jour comme de nuit. En partant, je pensais tenir un journal de bord, or non j’ai écrit les poèmes réunis dans La Coupée, un ou deux par jour. Lorsque je suis revenu ici, je me suis dit qu’il me fallait écrire en regardant autour de moi, et quelques poèmes d’un ensemble, La demeure et le lieu, ont été publiés dans la revue Rehauts. C’est le cerisier dans la cour, l’oiseau qui s’y perche, les gens que l’on croise...
De plus, ma rencontre avec Jacques Lèbre, en 2011, a été déterminante. Il m’a fait comprendre que le genre de poésie que j’écrivais était possible, que l’on pouvait écrire à propos de ces petits riens du quotidien. Je lui ai envoyé un ensemble de poèmes, il m’a répondu. Nous sommes tous deux des taiseux, ce qui nous a rapprochés et a forgé notre amitié. Je lui dois beaucoup.
T.H. – Les différences importantes entre tes derniers recueils et ce que tu écris maintenant donnent l’impression que tu écris à partir des « je » contradictoires qui constituent chacun ; il est difficile d’établir une relation entre La Coupée et Maman est morte, par exemple.
J.B. – Je n’ai jamais de projet d’écriture, je ne cherche pas. Un premier vers, une première phrase vient et j’essaie de dérouler la bobine. Maman est morte, est venu d’une idée d’un ami photographe qui avait assisté chez mes anciens voisins à la tuerie du cochon et avait pris beaucoup de photos. Nous avions envisagé un livre texte et photos qui n’a pu se faire. Et puis peu après sa mère est morte et j’ai écrit ce texte.
Avec La Coupée, j’étais très à l’aise, la souffrance que je pouvais éprouver auparavant avait momentanément disparu, je regardais le dehors et beaucoup moins le dedans, mes états d’âme disons. C’est sinon vrai, chacun de mes livres est différent des autres. Je n’ai pas vraiment de « style », je peux le regretter mais qu’importe. Tu as raison, nous sommes constitués de plusieurs « je » et c’est l’un d’eux qui chaque fois parle d’un livre à l’autre. Je n’ai jamais de projet d’écriture, j’écris quand je peux et comme je peux...
T.H. – De la poussière sur vos cils est un texte de souffrance.
J.B. – Dans De la poussière sur vos cils, des traces anciennes ont resurgi, et le fait que je sois juif n’est pas indifférent, même si nous n’avons jamais parlé de la Shoah avec mes parents. Toutefois la déportation, les camps de concentration me concernent, sont en moi d’une certaine façon, aussi car tous les membres de la famille de ma mère, hormis quelques-uns, sont morts dans ces camps. Quand la mairie de Paris a commencé à poser des plaques pour rappeler la déportation d’enfants juifs, un jour mon fils m’a demandé pourquoi je n’étais pas mort. Il a posé la même question à ses grands-parents... J’ai aussi le souvenir d’un grand oncle aveugle qui jouait du piano, qui avait été dans les camps... Il est un autre texte de souffrance, comme tu le dis justement, que j’ai récemment terminé, Le coucou chante contre mon cœur. Il est lié à ceux qu’on appelle des « migrants » et qui meurent par milliers en Méditerranée. À̀ mes yeux, il s’agit du plus grand scandale depuis la dernière guerre, une semblable tragédie, la même indifférence quasi générale. Dans ce texte (une longue suite de dizains) tout ce que j’ai vu en Afrique Noire est revenu pour la première fois dans mon écriture poétique sans que j’en aie rien décidé à l’avance – funérailles, rituels, solidarités familiales, mythes ou contes, vie quotidienne dans les villages...
T.H. – Comment es-tu venu à l’ethnographie ?
J.B. – Ça s’est fait assez simplement, dans les années 1990. Pour gagner ma vie, entre autres choses, j’écrivais les scénarios de documentaires. Je travaillais pour une petite boîte de production et j’ai fait la connaissance d’un réalisateur qui partait faire un documentaire sur la musique lobi au Burkina Faso ; on a sympathisé et il m’a proposé, pour les repérages, de l’accompagner. Ce fut un nouveau bouleversement dans ma vie. En arrivant à Ouagadougou je me suis immédiatement senti chez moi. Auparavant, par Leiris et son Afrique fantôme, Alfred Métraux, Roger Caillois, la revue Documents... ; je m’étais intéressé à l’ethnographie, je commençais aussi à lire Françoise Héritier. J’ai ensuite voulu retourner au Burkina Faso, mais pour faire quelque chose, aussi me suis-je inscrit à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales reprenant des études pour travailler sur l’art lobi (une petite population du sud-ouest du Burkina Faso). Je voulais un cadre (l’EHESS) et cela répondait aussi pour moi au complexe de ne pas avoir fait de longues études – quand j’étais jeune on n’a cessé de me dire, « Tu ne feras jamais rien »... Je suis allé jusqu’en thèse, soutenu par Jean Jamin, exécuteur littéraire et ami de Leiris. La direction du musée du Quai Branly, alors en projet, m’a invité à y participer et j’ai conçu un espace consacré à l’art lobi. Il est présent dans le musée depuis son inauguration.
T.H. – Tu n’as pas voulu poursuivre dans cette voie ?
J.B. – J’avais consacré dix ans de ma vie à ces recherches, c’était terminé. J’ai beaucoup appris dans les « façons de dire, façons de faire » (pour reprendre le titre d’un merveilleux ouvrage de Yvonne Verdier), ça m’a passionné puis cela s’est éteint, comme une histoire d’amour.
T.H. – Pourquoi être venu t’installer dans la Creuse ?
J.B. – Les parents d’une amie de collège ont une maison par ici et ils me la prêtaient quand je le souhaitais. Après j’ai trouvé une maison, louée pendant dix ans, puis en 2004 j’ai pu acheter celle où nous sommes. Je n’ai jamais écrit ailleurs que dans la Creuse, à part les poèmes sur le porte-conteneurs – d’une certaine manière, les deux lieux sont des îles. Ici, je suis seul, complètement seul, et ne peux d’ailleurs travailler si quelqu’un est dans la maison. La Creuse est vraiment mon territoire d’écriture. Et cette maison n’a de raison d’être que si je parviens à écrire.
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© Propos recueillis en juillet 2017 à Cousseix,
© Photo Chantal Tanet.
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01/08/2025
Cesare Pavese, Le Métier de vivre
La richesse de la vie est faite de souvenirs oubliés.
Il y a des gens pour qui la politique n’est pas universalité, mais seulement légitime défense.
Il n’est pas beau d’être enfant ; il est beau étant vieux de penser à quand on était enfant.
Comme elle est grande cette idée que vraiment rien ne nous est dû. Quelqu’un nous a-t-il jamais promis quelque chose ? Et alors pourquoi attendons-nous ?
Il est beau d’écrire pare que cela réunit deux joies : parler tout seul et parler à une foule.
Cesare Pavese, La Métier de vivre, traduction Michel Arnaud, Gallimard, 1958, p. 227, 228, 249, 250-251, 259.
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31/07/2025
Cesare Pavese, Le Métier de vivre
Qu’importe de vivre avec les autres, quand chacun des autres se fiche des choses vraiment importantes pour chacun ?
Un homme qui soufre, on le traite comme un ivrogne. « Allons, allons, ça suffit, secoue-toi, allons, ça suffit… »
La chose secrètement et la plus atrocement redoutée arrive toujours.
« Il a trouvé un but dans ses enfants. » Pour qu’ils trouvent eux aussi un but dans leurs enfants ? Mais à quoi sert cette escroquerie générale ?
Cesare Pavese, Le métier de vivre, traduction Michel Arnaud, Gallimard, 1958, p. 64, 81, 82, 93.
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30/07/2025
Cesare Pavese, Le Métier de vivre
Que dire si, un jour, les choses naturelles — sources, bois, vignes, campagne — sont absorbées par la ville et escamotées et se rencontrent dans des phrases anciennes ? Elles nous feront l’effet des theoi, des nymphes, du naturel sacré qui surgit d’un vers grec. Alors la simple phrase « il y avait une source » sera émouvante.
Le sentiment terrible que tout ce que l’on fait est de travers, et ce qu’on pense, et ce qu’on est. Rien ne peut te sauver, parce que, quelque décision que tu prennes, tu sais que tu es de travers et en conséquence ta décision l’est aussi.
Avec les autres — même avec la seule personne qui émerge — il faut toujours vivre comme si nous commencions alors et devions finir un instant plus tard.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, traduction de l’italien par Michel Arnaud, Gallimard, 1958, p. 249, 251, 256.
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29/07/2025
Malcolm Lowry, Pour l'amour de mourir
Nos vies — mais nous n’en pleurons pas —
Sont comme ces cigarettes au hasard
Que, par les journées de tempêtes,
Les hommes allument en les protégeant du vent
D’un geste adroit de la main qui fait écran ;
Puis elles brûlent toutes seules aussi vite
Que s’aggravent les dettes qu’on ne peut pas payer,
Elles se fument si vite toutes seules
Qu’on a à peine le temps d’allumer
La vie suivante, qu’on espère mieux roulée
Que la première, et sans arrière-goût+
Au fond, elles n’ont pas de goût —
Et la plupart, on les jette au rebut..
Malcolm Lowry, Pour l’amour de mourir, traduction J.-M. Lucchioni, préface Bernard Noël, La Différence, 1976, p. 81.
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28/07/2025
Malcolm Lowry, Divagation à Veracruz
Divagation à Veracruz
Où s’est-elle enfuie la tendresse demanda-t-il
demanda-t-il au miroir de Baltimore Hôte, chambre 216
Hélas son reflet peut-il lui aussi se pencher sur la glace
se demandant où je suis parti vers quelles horreurs ?
Est-ce elle qui maintenant me regarde avec terreur
inclinée derrière votre fragile obstacle ? La tendresse
se trouvait là, dans cette chambre même, à cet endroit même
sa forme vue, ses cris par vous entendus.
Quelle erreur est-ce là, suis-je cette image couperosée ?
Est-ce là le spectre de l’amour que vous avez reflété ?
Avec maintenant tout cet arrière plan
de téquila, mégots, cols sales, perborate de soude
et une page griffonnée à la mémoire de ceux-là
qui sont morts, le téléphone décroché.
De rage il fracassa toute cette glace de la chambre.
(Coût 50 dollars)
Malcolm Lowry, Poèmes inédits, traduction Jean Follain, dans Les Lettres nouvelles, n° spécial, mai-juin 1974, p. 226.
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27/07/2025
Antoine Emaz, Entretien, 3
Je pense aux carnets de Reverdy, pour qui il y avait également un savoir-faire.
Oui, les notes de Reverdy, c’est une partie de son œuvre que j’ai toujours défendue, que je continue à lire. C’est une forme qui m’a marqué ; la pratique du carnet, de la note, de l’écriture discontinue me vient à la fois de Reverdy et des moralistes. Un texte long comme un article ne me convient pas trop, je préfère sauter d’une idée à l’autre sans suivre un fil.
Tu suis un fil d’une façon différente, c’est au lecteur à effectuer un montage.
Il y a bien l’idée de montage, d’assemblage qui est importante, notamment d’ailleurs pour les poèmes. Une page est constituée de microséquences et le poème lui-même est formé de plusieurs pages. Je réfléchis beaucoup à ces séquences au moment de la reprise. Cela peut m’arriver de bouger ce qui était au départ, dans le carnet. Mais il reste au lecteur une part de travail, tu as raison, un effort de connexion et d’appropriation. De même pour moi, au départ : je dis souvent que ce n’est pas moi qui écrit un poème, mais qu’il s’écrit à travers moi.
Ce n’est pas très clair !
Cela veut dire qu’il y a une sorte de dictée de mots. Quand j’écris le premier jet, il n’y a pas de réflexion, de maîtrise ; moins j’interviens, mieux c’est. Je suis une sorte de pente qui s’organise malgré moi et la réflexion n’intervient qu’ensuite. Donc, une matière première assez grossière, assez mal fichue. Quand cette espèce de dictée de mots s’arrête, je ferme le carnet. Le lendemain, deux semaines après, je le rouvre avec mes outils.
On remplace sans peine dictée de mots par inspiration...
[rire] Mais le mot est trop long ! ins-pi-ra-tion, quatre syllabes ! Sérieusement : il y a un côté magique dans inspiration qui ne me semble pas juste. Cela vient d’en haut ! Chez moi, non, plutôt d’en bas ou d’à côté…
Je ne sais pas ce qui décide de la venue d’un poème et cela m’intrigue toujours. Tu parlais de Tours ; dans d’autres poèmes c’est le monde immédiatement autour de nous qui est en jeu. Pourquoi certains événements déclenchent un poème, alors que d’autres – par exemple la Tchétchénie – n’en ont jamais déclenché, alors que ma révolte est la même devant ces événements. Comme s’il fallait qu’il y ait à la fois un événement qui me bouleverse et que je sois prêt à écrire ; c’est cette articulation-là qui enclenche l’écriture. De là des périodes longues où le carnet reste fermé. Les premières années, je me suis parfois dit que je n’écrirais plus du tout ; je suis complètement dépendant de cette venue du poème sans que je la décide.
La pratique de James Sacré est très différente dans son dernier livre, Broussailles3 : il a décidé d’écrire sur cette question « vers ou prose », il a un projet de livre, il tisse des motifs. Chez moi, il n’y a jamais de décision, de projet de livre. Le plus construit de mes livres, si l’on peut dire ! c’est Entre ; quand j’en étais à peu près à la moitié, je me suis aperçu que j’écrivais continuellement sur le jardin, donc j’ai fini le livre dans le même mouvement, pas du tout voulu au départ.
Comme mes livres ne sont pas vraiment construits, j’ai fini par m’en sortir en introduisant des dates dans les derniers parus.
Mais à partir du moment où tu dates tes poèmes, cela gêne le montage.
C’est vrai, je ne peux pas déplacer les poèmes. Dans Soirs, tu as seulement l’ordre chronologique, reste alors le montage à l’intérieur de chaque poème. Mais dans Os, j’ai croisé chronologie et montage : les poèmes se succèdent avec des dates, mais par les titres j’ai organisé des séries. Donc tu peux lire série après série, ce qui brise l’ordre chronologique ; ce sera la même chose avec Peau, le prochain ensemble.
Les dates, ce sont toujours celles du premier jet. Pour moi, ce sont des repères ; cela permet d’être plus clair quand tu as des références à ce qui nous entoure. C’est aussi lié à la question du temps qui me préoccupe beaucoup. Plus j’avance, plus je me dis que les poèmes c’est ce qui reste d’un temps disparu, c’est un peu comme une mémoire.
Ce serait une poésie-journal ?
Oui, pourquoi pas ? Avec une réserve : je n’écris pas de poème tous les jours. Disons : le journal d’une vie intérieure dont l’écriture serait discontinue.
Le journal, ce sont tes carnets, et les poèmes seraient la mémoire de ce qui est marquant dans ta vie intérieure.
Oui, juste. J’ajouterais : et que je peux écrire, puis publier. Mais c’est vrai qu’avec Ras, Soirs, Os, De l’air et Peau, cela fait une dizaine d’années de vie intérieure en mots – ou plutôt, ce qu’il en reste.
Il me semble qu’il y a un mouvement progressif depuis tes premiers textes pour accorder de plus en plus de place à la vie intérieure. Rien, par exemple, sur la vie du corps.
Cela dépend ce que tu entends par là ; le corps, la sensation est très importante pour moi ; par contre, le sexe est écarté comme, plus généralement, tout ce qui est sentimental. Cela tient à la timidité et à la pudeur, à l’interdit moral aussi – vieillerie d’éducation ! Et d’autres en parlent bien mieux que je pourrais le faire. Une dame me demandait pourquoi je n’écrivais jamais de poèmes d’amour – mais simplement parce qu’il n’en vient jamais dans les carnets. Reverdy affirmait que l’on n’écrit qu’à partir du manque : je crois que c’est vrai pour moi. Donc pas de poèmes d’amour serait plutôt bon signe… pourvu que ça dure !
Sans rire, et plus généralement, quand je veux écrire à partir d’un sujet donné, je n’y arrive pas. J’ai tenté d’écrire pour Jean Marcourel, mort il y a peu de temps, qui était un très bon ami ; après plusieurs tentatives de poèmes, je les ai associées et j’ai abouti à un texte qui se tient à peu près. Alors que le visage de Jean me revient en tête très souvent, quand j’allume une cigarette ou bois un verre. C’est compliqué. Pour que l’émotion devienne maniable, faut attendre.
Avec les notes dans le carnet, c’est différent ; il y a énormément de perte mais l’accès reste ouvert, même pour ne rien dire que la météo du jour, la réaction à une nouvelle, le flux du quotidien…
Dans les Carnets de Du Bouchet, les notes sont très souvent des poèmes.
Très différent ; il y a chez lui une écriture qui est poétique d’entrée, même quand elle a un enjeu réflexif ou de pensée ; les trois volumes sont très beaux. Dans sa prise de ce qu’est le réel dehors, que ce soit la montagne ou la lumière, il a une saisie d’ordre poétique. Sa note est un résultat, si tu veux ; il marchait beaucoup, et je crois que c’était un temps de mûrissement ; ensuite, il s’arrêtait et notait. Giovannoni travaille également comme ça : il me disait qu’il peut avoir un livre en tête pendant six mois, qui mûrit, et à un moment il s’enferme et l’écrit.
Ce n’est pas du tout de cette manière que je travaille. Il y a peut-être une maturation qui se fait, mais c’est plus une émotion qui déclenche de l’écriture et ensuite je travaille. Il y a une matière brute, un matériau d’ordre poétique mais très grossier ; tu verrais les premières versions … Ce que je veux c’est avoir de la masse, il y en a trois fois trop mais peu importe : le lendemain je sais que je vais en enlever. Je vais jusqu’au bout de la force qui me porte ; quand cela s’arrête j’ai écrit 4, 6, 10 pages de carnet, et ensuite je reprends pour élaguer, élaguer, élaguer encore, pour aboutir à une sorte de noyau, à la force qui était vraiment en jeu mais que je ne voyais pas nettement en l’écrivant.
à suivre
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26/07/2025
Antoine Emaz, Entretien, 2
Photo T. H., 2007
À propos de ce travail d’élagage, pourrait-on revenir à ton souci des mots brefs. Tu disais que tu les préférais parce qu’ils sont plus simples, mais ils ne le sont pas : quand tu parles du rien ou de la boue, il n’y a aucune simplicité, non ?
C’est vrai. Ce que j’aime bien, c’est une sorte d’épaisseur de sens dans un minimum de son. En plus, les mots que j’aime utiliser, comme rien, bouejustement, sont la plupart du temps très usés - usés par le temps, par leur usage courant. Ils ne brillent pas, ils sont comme délavés à force d’avoir été utilisés par tout le monde dans la vie quotidienne ; il y a une profondeur du banal qui m’intéresse beaucoup. Je crois qu’on peut aller au plus profond de soi, ou de sa méditation sur la vie, sur la mort, avec des outils très simples.
J’aime bien aussi employer ces mots parce qu’ils offrent souvent la possibilité d’un double sens, d’une double lecture. Par exemple, « la vie dure ». Et puis, je n’aime pas quand il y a trop de musique ; je peux admirer quelqu’un comme Claudel dans ses vers ou son théâtre, mais ce n’est pas du tout ma direction, j’ai besoin de choses plus resserrées.
Quand on te lit, grâce à ces mots usés, on a l’impression que rien ne se passe ; il faut être attentif et respecter ta ponctuation, tes blancs, tes arrêts : à ce moment-là, les mots se chargent, comme une batterie se charge. Je pense au Reverdy de La Lucarne ovale, des Ardoises sur le toit …
Oui, et en cela je dois certainement quelque chose à Du Bouchet et à Reverdy. L’idée que le blanc te permet de charger un mot qui, sinon, resterait inerte, c’est tout à fait juste. Le blanc, c’est la résonance du mot, ce qui lui donne du relief. Dans les livres de Reverdy, au moins jusqu’aux Cravates de chanvre, on est à ce sujet dans quelque chose qui continue de nous interroger dans le contemporain.
Pourrait-on parler du problème de la mémoire, pas seulement de la mémoire des événements, aussi de la mémoire de l’enfance – il y a des fragments du temps de l’enfance qui viennent dans certains poèmes.
Cela vient plus souvent maintenant. Dans Peau, ensemble écrit depuis 2005, trois ou quatre poèmes renvoient très directement à l’enfance, de manière quasiment descriptive, ce qui n’était pas possible il y a vingt ans. C’est pourquoi François-Marie Deyrolle s’est arrêté à 1997 pour l’anthologie Caisse claire ; après 1997, notamment avec la série, Soirs, Ras, Os, De l’air, Peau, il y a des motifs qui sont apparus, absents auparavant. Notamment l’enfance et les événements du monde, le fonctionnement de la mémoire aussi. Est-ce que cela tient au vieillissement, ce motif de l’enfance ? À la mort des parents ? Je ne sais pas.
Mais cette mémoire de l’enfance est donnée au même plan que le présent ou que le proche passé ; on a l’impression que tous les temps se confondent.
Tu as raison. Je ne distingue pas les différents plans ; du présent est mêlé à du passé proche ou du passé lointain. Je ne sais pas comment cela fonctionne, je constate que c’est comme ça dans mon écriture. Dans un poème je ne "veux" jamais me souvenir, c’est le souvenir qui s’impose.
Quand tu travailles ta matière, tu sais bien qu’il y des temps différents…
Oui, et je les laisse tels quels. J’ai toujours tendance à faire confiance à ce qui s’est écrit au départ, comme malgré moi, comme si une vérité personnelle apparaissait dans le poème qu’il fallait que je respecte.
Ce que je lis quand le texte se rapporte à l’enfance, c’est toujours quelque chose de très obscur ; tu parles d’un mouvement vers l’origine dans un poème, « Comprendre que l’on n’en finira pas avant de connaître l’origine »…
Il s’agit bien pour moi d’essayer de voir d’où ça vient. Pour employer un vocabulaire chrétien, sans l’être, il y a bien une sorte de péché originel, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose dans "vivre" qui est faussé dès le départ, quelque chose de raté dans "vivre", et j’ai une conscience profonde de cela, qui a été fortement aiguisée par diverses circonstances. On ne comprend pas forcément ce qui est faussé, ce qui est raté, mais c’est, d’évidence. « Dans chaque poète il y a un enfant qui pleure », écrivait Reverdy. Chez tous les poètes que je connais un peu, derrière le masque social tu trouves une fêlure dès que tu grattes un peu, et il y a un lien entre cette fêlure et l’écriture, même si on n’est pas capable de le définir. Mieux vaut sans doute ne rien en savoir !
Mouvement qui évoque Beckett…
J’aime beaucoup Beckett ; chez lui tu retrouves cette simplicité, le très peu de mots pour aller au plus loin possible d’une sorte de condition humaine ; une manière de dire la vie, ce qu’il y a de manque dans vivre d’une façon extrêmement simple. Je me sens proche de cela, des derniers petits textes, Soubresauts, L’image, Le dépeupleur, avec la solidité étonnante de la langue en même temps que l’émotion.
Sur l’origine… Il y a un creusement : en quoi le passé fait écho au présent. Je crois qu’écrire est toujours lié au passé parce qu’on ne peut pas écrire sur une émotion originale, neuve. Il faut toujours que cette émotion entre en résonance avec du déjà vécu pour que de l’écriture puisse se faire, sinon tu es dans quelque chose où il y a une émotion très forte, mais comme tu ne l’as pas déjà vécue, en quelque sorte, tu ne peux pas l’écrire, tu n’as pas de langue. Il faut attendre qu’une émotion un peu analogue vienne recouvrir la première pour que tu puisses écrire quelque chose. Il y a une page très juste de Baudelaire à propos de la mémoire palimpseste, au début du Mangeur d’opium ; la mémoire comme stratification d’expériences et d’émotions, la dernière venue faisant résonner toutes les strates antérieures. Pour moi, je ne cherche pas à marquer dans le poème si c’est plus ou moins loin dans le passé : tout joue de manière un peu élastique ; il y a plein d’étages et tu bouges d’un étage à l’autre sans trop savoir où cela s’arrête. Donc, les temps se mêlent, et cela m’intéresse vraiment, cela se creuse…
Cela se creuse et toujours vers l’obscur.
Oui, parce que je pense que l’expérience forte rend muet, donc arriver à mettre des mots là-dessus ce n’est pas très évident. Mais … J’avais essayé une fois, avec de petites proses, de sérier les expériences fortes que j’avais eues dans l’enfance et dont je me souvenais. J’ai abandonné après deux ou trois textes, je n’ai jamais repris, sans doute parce que cela tournait trop vers le récit – je n’aime pas raconter. Le poème donne l’avantage de pouvoir jouer sur une sorte de clair-obscur, alors que si tu racontes tu es dans du « clair ». Quelqu’un m’avait demandé d’écrire sur un souvenir marquant, et j’ai dit tout de suite que je ne pouvais pas le faire.
C’était un sujet de rédaction…
(rire) La mémoire comme motrice, oui, et le travail sur mémoire et présent, oui aussi. Le poème me révèle quelque chose que je n’attendais pas, je ne pensais pas aller dans telle ou telle direction du temps. Encore une fois il n’y a pas une démarche volontaire d’aller vers le souvenir, du passé affleure au passage de tel ou tel truc dans le présent. Le poème en quelque sorte va noter cela.
C’est le poème-analyse…
(rire) Oui, auto-analyse anarchique…
Je reviens au poème titré Tours, où j’ai trouvé plus fort qu’ailleurs l’obsession de la chute, de l’écroulement.
Toute une série d’images disent l’obstacle ou la destruction. En ce sens, on pourrait dire que ma poésie est très négative. Il y a bien cette idée que tout est train de se défaire, tout s’éparpille. Je ne sais pas à quoi ça tient, mais c’est en effet obsessionnel. Il y a sûrement à travers l’image quelque chose qui dirait la limite de vivre, le fait qu’il n’y a pas de plénitude possible de vivre, on est toujours dans l’étroit, dans l’exigu, dans ce qui se défait. Finalement, il ne restera rien, c’est sûr… Mais j’aime mieux le savoir, être lucide qu’aveugle… Cela donne une poésie assez sombre, on ne peut pas le nier.
Avec Tours, cette obsession de la chute trouvait une matière de choix, en même temps que tu faisais un choix politique…
Il y a cet enjeu politique, mais aussi quelque chose d’autre : comment une image, un événement se défont. Quelle que soit son importance, l’événement ne tient pas plus de trois semaines. Oublié. Rien ne tient.
D’où la douleur de la mémoire.
Oui, parce que si tu ne gardes pas un peu, ne serait-ce qu’à travers un poème, trace d’un événement, du vécu, il ne restera rien du tout. Même les poèmes, on n’est vraiment pas sûrs qu’ils tiennent longtemps…
Ils tiennent au moins pour toi.
Mais après, il ne faut pas rêver… Je rêve peu d’ordinaire…
Il y a une autre théâtre d’obsessions, un peu différent de l’obsession de la chute : l’enlisement avec le sable, la boue, la vase, l’obstacle avec le mur, la falaise, et la lourdeur – "lourd" est un mot très souvent employé dans tes poèmes : tout est lourd, et va tomber.
On revient à une sorte de morale ; très profondément il y a une impossibilité de vivre ou de se réaliser pleinement qui est fondamentale chez moi. On ne réalisera jamais tout ce qui était à faire, on mourra avant d’avoir fait tout ce que l’on pouvait faire. J’ai une conscience très forte de cela et, en même temps, aussi fortement, l’idée qu’il faut se tenir en face, résister, ne pas se laisser tomber, écraser.
C’est : titre d’un ensemble de tes poèmes.
Oui. Se tenir debout est une nécessité, ancrée en moi avec en même temps la certitude qu’à plus ou moins long terme, rien n’en restera, pas même les poèmes. Finalement, on vient de rien et l’on va vers rien – mais allons-y tranquillement, avec le sourire et en gênant le moins possible les autres.
Néanmoins, la crainte de la suffocation est forte.
Reprends l’étymologie d’ « angoisse » : l’étroitesse. Je ne suis pas dans un monde tranquille ; tu trouveras dans mes textes le mot « calme », pas celui de « paix » ; la tranquillité, un peu cependant avec le jardin, avec les végétaux. Sinon la vie au quotidien, c’est la difficulté, le stress, de la lourdeur, du poids : quand tu veux réaliser quelque chose, c’est lourd, tu vas peiner pendant des mois pour un résultat minime.
Par exemple dans ton métier de professeur ?
C’est un métier que j’aime bien, mais fatigant, répétitif, pénible. Pendant plusieurs années, il y a eu un combat syndical assez lourd pour améliorer une situation, mais pour déplacer un tout petit peu quelque chose, il faut des efforts énormes, et l’acquis est toujours remis en cause, alors même que la nécessité de changer est évidente pour tout le monde. Tout cela fatigue. La fatigue est un des motifs de mon écriture, et c’est bien la fatigue liée au travail ; même si elle n’est pas n’est pas lisible directement par le lecteur.
Là où je peux retrouver du calme, c’est ici, entre les murs du jardin : il y a là une sorte de sérénité, mais provisoire, je sais que cela ne va pas durer. Donc il faut en profiter tout de suite. Je ressens le dehors comme dangereux, parce que j’ai peu de pouvoir sur lui, et que je le ressens comme potentiellement agressif. Vivre dehors c’est entrer dans du malaise.
Ce qui apparaît quand on te voit dehors avec les autres…
Si tu le dis… Je ne sais pas d’où cela vient, cela doit s’ancrer dans l’enfance. Une sorte d’inaptitude à vivre. Je pense au titre que j’aime bien de Cocteau, La difficulté d’être, celui de Pavese, Le Métier de vivre. Je ne suis pas du tout suicidaire, mais il y a souvent des tensions très fortes ; il faut éviter ou affronter ces moments, et tâcher avec les autres comme avec soi-même de tenir le choc. Voilà quelque chose que j’admire chez James [Sacré] : je sais bien qu’au fond de lui-même il est inquiet, mais il a toujours une grande égalité d’humeur ; lire une page de lui, un paysage par exemple, a le don de me faire entrer dans une sorte de sérénité.
Il n’y a que là que la paix existe…
Oui, dans les mots. La nature, aussi.
Tes textes ne sont pas pessimistes ; on pourrait parler plutôt de lucidité – et la lucidité est positive, non ?
Oui, et c’est pour cela que j’ai toujours refusé le nihilisme. Il faut lutter plutôt qu’empirer. Par la lucidité, je rejoins Reverdy et, encore, les moralistes du XVIIe siècle : pas de faux-semblant. C’est comme ça, C’est.
Et le titre Caisse claire ?
Je voulais d’abord Cela, mais le titre n’était vraiment pas assez porteur pour l’éditeur. Après plusieurs autres, comme Un peu d’air et de peur, qui étaient trouvés trop noirs, je me suis arrêté à Caisse claire, avec l’image de la peau tendue sur laquelle on frappe. Comme si la peau était frappée par le dehors, ce qui arrive du monde, et par le dedans, par tout ce qui remonte de la mémoire…Cela produit un son, le poème. L’idée de la peau tendue me plaisait bien, l’idée aussi que la caisse claire est celle dans laquelle on sera au bout… Mais la plupart des gens ne voient pas ce deuxième sens…C’est celui que tu as lu en premier (rires).
à suivre
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25/07/2025
Antoine Emaz, Entretien, 1
On pourrait commencer par distinguer dans tes publications les livres d’artistes des autres ensembles ; pourquoi les livres d’artistes, assez abondants ?
Pour moi rien n’est séparé dans mon travail : au bout, tout se tient, ou ce serait bien que tout se tienne, aussi bien un livre d’artiste en cinq exemplaires qu’un poche. Un des avantages du livre d’artiste, c’est qu’il ne comprend d’ordinaire qu’un poème. C’est plus rapide d’exécution, ça n’engage pas des fonds importants, donc cela écourte le temps entre l’écriture et la réalisation du livre. Il y a donc un plaisir de la vitesse. Autre chose : j’aime travailler dans des espaces différents ; l’espace du livre « normal » est toujours un peu le même, alors que le livre d’artiste surprend : je pense à Petite suite froide, avec Anik Vinay, la version papier fait 4 à 5 centimètres de large et 20 à 25 de haut ; il y a là une contrainte d’espace intéressante. De plus, souvent, je donne un texte et l’artiste intervient comme il veut, dans ce cas, je peux mal deviner ce que sera le livre. J’aime cela, cette surprise. Et puis, dernier point, j’aurais vraiment aimé être peintre ; il y a sans doute dans ce travail comme la compensation d’un vieux désir. Je vis dans les lignes, dans l’espace progressif de la lecture, l’artiste, lui brasse toute la page, d’un seul tenant, je l’envie beaucoup pour cela.
Tu parles de ton rapport au livre d’artiste, mais c’est un peu frustrant pour beaucoup de lecteurs, qui ne peuvent pas acheter ce genre de livres. D’ailleurs, on ne sait même pas la plupart du temps que tel livre est sorti.
Cela ne m’a jamais gêné. Pendant des années, je me suis dit que les gens pouvaient les lire, les regarder quand il y avait une exposition. Dans l’anthologie parue, Caisse claire, où j’ai repris 7, 8 poèmes tirés de livres d’artistes, ils ont à nouveau une existence. Mais c’est un peu frustrant, du fait que l’artiste a disparu ; il reste une note, on signale que le poème est paru avec l’intervention de tel peintre, et c’est la seule trace de la collaboration. Dans le livre d’artiste, le poème était dans le lieu, l’espace que nous avions décidé, il existait là. Dans l’anthologie, il n’est plus vraiment dans sa maison, en quelque sorte.
Sur la question de l’élitisme, que tu soulèves, c’est vrai que le livre d’artiste grand format, emboîtage, petit tirage… a toujours été cher, mais je crois que la situation a évolué. Dans les années 1980, tu avais encore des gens prêts à dépenser 3 ou 4000 francs de cette époque pour acheter un livre, maintenant c’est plus rare. Tu as des amateurs pour des livres autour de 100 euros, des livres d’artistes plus légers — par exemple quelques gravures ou un dessin, et quelques pages de texte. Ou encore, tu as des lieux comme les Petits classiques du grand pirate, Ficelle, Le temps volé… qui se placent résolument dans une logique du livre illustré accessible au plus grand nombre…
Tu distinguerais un ensemble de poèmes qui peut être lu dans une certaine continuité et le poème isolé…
Ces poèmes isolés, pour moi, existent dans l’espace ménagé par l’artiste, qui fait partie de leur identité. Dans Caisse claire, c’est la première fois que je sors de leur espace des poèmes pour les déplacer dans un autre ensemble. Et ce n’est pas moi qui ai décidé ; François-Marie Deyrolle m’a dit qu’il montait l’anthologie de cette manière et j’ai accepté. Il voulait, à partir de tout ce qui avait été écrit au cours de cette période, donner à lire un maximum de choses.
Dans le livre d’artiste il y a la trace d’une forte collaboration, alors que dans Caisse claire je suis tout seul. Quelque chose change. Peut-être que cela ne manque qu’à moi. Mais ta question me semble rejoindre celle des plaquettes : oui, j’aime bien qu’un poème, ou un petit ensemble de poèmes ait son lieu propre.
Mais si le poème est lu, qu’il le soit à partir du livre d’artiste ou dans l’anthologie, quelle différence ?
Aucune — sauf que le poème n’est pas fait pour être lu à voix haute, mais pour être dans sa page, dans son espace de papier. La voix haute n’existe pas dans mon travail, je suis toujours dans la musique intérieure, dans la musique de tête. D’ailleurs je ne voulais pas lire mes poèmes. J’ai passé le cap grâce à la pression amicale de Djamel Meskache1, mais aussi parce que j’ai entendu mes poèmes lus par un acteur et j’ai trouvé que ce n’était pas bon. À partir de ce moment-là, je me suis dit, il faut y aller ! Je peux oraliser le poème, mais c’est tout, le poème n’a pas besoin d’autre chose. Je me démarque complètement de poètes pour qui la performance fait partie du travail.
La lecture à voix haute empêche d’embrasser du regard l’ensemble du poème, oblige à être attentif aux blancs, au découpage.
Ce sont deux versants possibles, pas exclusifs l’un de l’autre, l’œil ou l’oreille. Pour moi, l’œil est nécessaire, l’oreille est possible. Quant au découpage, il se fait dès le premier jet, sans que je sache pourquoi cela passe par de la prose ou des vers. Ça doit dépendre de la force motrice du poème qui décide de la pente que l’ensemble va prendre. Ensuite je ne change jamais, mis à part le travail de menuiserie. Dans le détail, oui, cela bouge, il peut y avoir cinq ou six versions successives, beaucoup de corrections, mais pas dans la forme de l’ensemble : je ne suis jamais passé d’un premier jet en vers à une finition en prose, par exemple.
Je pense à un poème très ancré dans la réalité, Tours [autour de la destruction des tours du World Trade Center, le 11 septembre 2001], dans lequel le découpage en cellules interdit, me semble-t-il, le récit. Il y a bien un déroulement dans le temps, mais les blancs introduisent constamment des ruptures. Je ferai la même remarque à propos de tes réflexions sur l’écriture, dans Lichen, lichen.
D’accord avec l’idée de rupture — et qu’il y a quand même du temps. Plutôt que narration interdite, je dirais qu’elle ne se fait pas. C’est très vrai à l’intérieur des poèmes et parfois à l’intérieur d’un livre. Par exemple, dans Entre2, ça commence au printemps et ça se termine au printemps suivant ; il y a bien une chronologie mais le temps est segmenté. Cela doit correspondre à une forme d’esprit parce que c’est en effet la même chose dans la réflexion théorique ; j’ai beaucoup de mal à dépasser deux ou trois pages, je n’arrive pas à construire une démonstration. Dans ma thèse sur Reverdy, je me suis obligé à écrire pas mal de pages pour faire le nombre voulu, mais je me suis forcé la main pour atteindre une norme, construire et planifier. Pour moi la pensée, comme la vie, est discontinue – une pensée, puis une autre. C’est ce que je retrouve chez des penseurs du XVIIe siècle, Pascal ou La Rochefoucauld. Une forme un peu en miettes.
La forme des moralistes… Mais il y a un côté moral chez toi ?
Je défendrais bien ça. Une certaine forme de morale, même si ça n’est pas très bien vu en poésie. Mais il faut s’entendre sur le terme « morale » : si on le comprend comme une certaine façon de se tenir face à la vie, cela ne me fait pas peur de prendre le poème sous cet angle-là. Le poème en quelque sorte aboutit à une forme de morale, sans qu’il y en ait au départ. Si tu veux, je n’écris pas du tout pour « faire la morale », mais j’arrive souvent à une attitude, une façon de « conduire sa vie », comme l’écrivait Pascal
Goût de la forme lapidaire…
Dans la brièveté, c’est l’idée de condensation qui m’intéresse : en un minimum de mots, un maximum de sens. Le travail sur les poèmes consiste toujours à enlever, jamais à ajouter. La matière au départ dans mes carnets est toujours trop importante, il faut supprimer. Même chose au niveau des mots : je cherche systématiquement les mots les plus courts. Plus cela tend vers le monosyllabe, mieux c’est. Tu ne liras pas des adverbes en –ment : trop longs ! Pas un mot trop abstrait non plus ; pas im-bé-cil-li-té mais bê-ti-se… Aller à ce qui est à la fois le plus simple et le plus court. Cela s’est fait progressivement, avec les années, sans que je le veuille vraiment. J’ai une manière de faire, pas d’art poétique construit au sens où l’on dirait qu’un poème devrait se faire comme ci ou comme ça. De la pratique avec un certain savoir-faire acquis avec le temps. Je constate qu’à choisir entre deux mots c’est toujours le plus bref qui s’impose. Pas de volonté, c’est plutôt de l’ordre de la pente, ou de l’intuition.
(à suivre)
____________________
- Djamel Meskache dirige avec Claudine Martin les éditions Tarabuste qui ont publié plusieurs recueils d’Antoine Émaz.
- éditions Deyrolle, 1995, repris dans Caisse claire, Points/Seuil, 2007.
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24/07/2025
Antoine Emaz, Cuisine
Photo T. H., 2007
La « poésie » va prendre en charge ce que le récit classique ne peut porter, peut-être parce qu'il ne s'agit pas de fiction. Quelques chose l, comme si travailler dans le vrai interdisait le récir, parce qu'un poète n'est pas un autobiographe narcissique ou exhibitionniste et qu'il sait que la poésie est et n'est pas un confessionnal. Donc on va avec le récit, on le détourne, on le déboîte, le défait, on le déstructure, le pousse aux limites... plus rien n'est reconnaissable mais tout est dit. Ce cœur noir moteur, c'est lui qui pulse. En poésie, quand on sait lire, l'urgence est palpable, la nécessité de dire évidente. Cela peut être plus ou moins masqué par le dispositif d'écriture qui est à la fois un mode d'exposition et un mode de défense, mais c'est bien un cœur ouvert, au bout. L'enfant qui pleure de Reverdy.
En poésie, ce qui est dit est l'affleurement lisible de ce qui est tu : la vague / les profondeurs de la mer.
Dans tout ce que je note au jour le jour, cette piétaille de lignes, je ne vois pas bien en quoi je suis poète. Je note seulement ce que d'ordinaire on ne retient pas, espérant que tel ou tel détail sera révélateur, qu'il portera un peu plus que seulement lui-même.
Antoine Emaz, Cuisine, publie.net, p. 31, 35, 50.
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23/07/2025
Antoine Emaz, De peu
Photo T. H., 2012
Bleu très bleu
dans le ciel sans fin d'œil
toute histoire engouffrée
rien
quasi lisse vaste couleur quelle
espèce de bleu
sans honte
tant il est sans mémoire
* * *
ciel plein ciel
sans anges
on rêve leurs battements d'ailes
leurs bruits de mouettes folles
d'envol
alors qu'on veut seulement des mots
pour ici
sous l'aplat de l'été
* * *
comme vivant sans mort
face levée face
au vide du bleu
distendu
couleur d'air
jusqu'à la nuit qui croûte
* * *
soleil fixe
dehors s'efface on s'efface
rien que de la lumière
et plus personne
pour voir
limite basse d'être là
l'été mure
* * *
tristesse sans cause
venue comme du bleu du mot trop court
pour trop de ciel
pas sûr que ce soit si simple
cela n'explique pas
cet abattis de fatigue
pas seulement le bleu
ce qui a lieu dessous
aussi
Antoine Emaz, "Bleu très bleu"
dans De Peu, Tarabuste, 2014, p. 269-270.
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22/07/2025
Antoine Emaz, Peau
Vert, I (31.09.05)
on marche dans le jardin
il y a peu à dire
seulement voir la lumière
sur la haie de fusains
un reste de pluie brille
sur les feuilles de lierre
rien ne bouge
sauf le corps tout entier
une odeur d'eau
la terre acide
les feuilles les aiguilles de pin
silence
sauf les oiseaux
marche lente
le corps se remplit du jardin
sans pensée ni mémoire
accord tacite
avec un bout de terre
rien de plus
ça ne dure pas
cette sorte de temps
on est rejoint
par l'emploi de l'heure
l'à faire
le corps se replie
simple support de tête
à nouveau les mots
l'utile
on rentre
on écrit
ce qui s'est passé
il ne s'est rien passé
Antoine Emaz, Peau,
éditions Tarabuste, 2008, p. 25-28.
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21/07/2025
Antoine Emaz, Peau
Photo T. H., 2007
Seul, 6 (18. 11. 06)
Il n'y a pas de bout de la nuit
seulement une maison vide
et silencieuse de tous ses murs
on est dedans
pas en prison
mais dedans
et la nuit comme aveugle
tourne en rond
les mots piochent piquent
des étoiles
on dira ça comme ça
des lumières fermées
tension
ce silence qui vient de biais si l'on n'agit pas c'est lui qui va emporter la mise la main les mots dans l'ardoise et plus rien
pas facile d'aller contre l'aigu du silence dans la maison vide il siffle comme chez lui il sape il pèse ensuite habitué qu'il est du lieu
une lame de nuit
tension sans l'avoir vue venir — vite glisser — tension — nerfs cordes mais quelle musique grommellement de mots pour rien ce bruit de chien grondant comme pour intimider le silence dessous qui passe
continuer à parler — rester dans le blanc de la lampe plutôt que la nuit qui tait la maison tait tout
un bruit d'eau presque rassure dans la gouttière
on tient à peu
[...]
Antoine Emaz, Peau, Tarabuste, 2008, p. 113-114.
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20/07/2025
La fin des moissons
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