19/02/2025
Malcom Lowry, Pour l'amour de mourir
Le passé
Comme une vieille échelle pourrie
Qu’on a jetée d’une scierie désaffectée
Et qui flotte, émergeant seulement par le haut,
Tandis que, tout imprégné d’eau, le reste baigne,
Rongé par les tarets, encroûté de bernacles
Et de moules accrochées en papillotes bleues ;
Puante, alourdie d’algues et de ces curieux êtres
Qui vivent de la mort et de la marée basse,
Route vermiculée, en proie à l’helminthiase :
Telle est ma conscience.
De temps en temps, je la sèche au soleil,
Je l’appuie (contre rien du tout,
Puisqu’elle ne monte nulle part) ;
Mais je la garde, on ne sait jamais, ça peut servir.
Qui sait si elle n’est pas récupérable,
Si on ne pourrait pas la radouber un peu ?
Et chaque nuit sans raison ma cervelle
Monte et descend les barreaux de l’échelle.
Malcom Lowry, Pour l’amour de mourir, traduction de J.-M. Lucchioni, préface de Bernard Noël, éditions de La Différence, 1976, p. 97.
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18/02/2025
Hugo Hofmannsthal, Le lien d’ombre, poèmes complets
Tercets, IV
Parfois des femmes que nul n’a jamais aimées viennent
En rêve à notre rencontre, on dirait des petites filles,
Et elles sont indiciblement émouvantes à voir.
Comme si avec nous sur d’invisibles routes
Elles avaient par un soir de jadis longuement cheminé,
Tandis que les cimes des arbres s’agitent en respirant
Et que tombe sur nous un souffle parfumé, et la nuit, et l’angoisse,
Et que le long du chemin, de notre chemin, l’obscur,
Dans la clarté du soir les étangs muets resplendissent.
Miroir de notre nostalgie, ils scintillent comme en rêve,
Et à toutes les paroles murmurées, à tout le flottement
De l’air du soir et au premier éclat des étoiles,
Les âmes, ces sœurs, profondément tressaillent
Et s’affligent, et s’emplissent d’une gloire triomphante,
Émues par le profond pressentiment qui comprend la grandeur de la
vie
Et sa splendeur et son austérité.
Hugo Hofmannsthal, Le lien d’ombre, poèmes complets,
traduit de l’allemand, annoté et présenté par
Jean-Yves Masson, édition bilingue, Verdier poche,
2006, p. 200-201.
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17/02/2025
Philippe Beck, Abstraite et plaisantine
La grotte au filet aérien
témoigne d’inscription des liens sur la parole
qui ressemble à celui qui l’a prononcée.
Scellée, indépendante née
de la séquence des mains premières,
comme Caverne Platonique
encore esclave de passé continu ?
Chaque animal en liaison, et côtoiement
peint. Éclair gelé d’un temps
d’adhésion au Simple Jardin ? Non.
Nous en sommes là : Porte et Boyau.
Nous y entrons en bottes sèches.
Philippe Beck, Abstraite et plaisantine,
Le Bruit du temps, 2025, p. 99.
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16/02/2025
Philippe Beck, Abstraite et plaisantine
Les enfants n’écoutent pas et regardent.
Ils s’élèvent par l’immobile place au soleil
où chante l’imposture ? Non.
Dans le détour de l’action,
les mouvements sont les arts internes,
usant les transmetteurs-brouilleurs `
parallèles aux bruits qui font peur. Comment dire
les fermoirs et les toiles ? En fixant
les idées chantournées, le type de bonheur,
la marche des gris-vêtus, la dangereuse,
la badine, la moissonneuse, petit-deuil, roseaux,
culbute : le Grand Nié du Fumoir.
Philippe Beck, Abstraite et plaisantine,
Le Bruit du temps, 2025, p. 62.
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15/02/2025
Philippe Beck, Abstraite et plaisantine
Hiver dur, l’air captive
les paroles saisissantes. ?
Elles font des livres de vaine cuisine
Printemps rouvre la glace
et repique les volontés de l’eau
dans les trente-six âmes promenées.
Unités Dispersées rêvent de châtaignes
au brasier, de l’éclat grossier
de la peur. Pantagruel et Panurge
sont sur un bateau. Le premier
donne parole comme acte d’amour.
Le second est plein de sons à l’envers.
Philippe Beck, Abstraite et plaisantine,
Le Bruit du temps, 2025, p. 25.
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14/02/2025
Philippe Beck, Abstraite et plaisantine
10 décembre 1942, Alfred,
imposant la musique d’un pays
né comme tous et devenu,
hante la facilité en fantôme
de milice et entoure la poésie dite
abstraite et plaisantine césure aérienne.
Abstraite et plaisantine
contre fantôme terrien, elle qui analyse
les fines composantes du monde,
et capable de deuil accéléré
ou d’homme lent, opposé à l’accent
gravé au cœur passé dans l’Usine.
Philippe Beck, Abstraite et plaisantine,
Le Bruitdu temps ;2025, p.11.
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13/02/2025
Jules Supervielle, Les Amis inconnus
Figures
Je bats comme des cartes
Malgré moi des visages
Et, tous ils me sont chers.
Parfois l’un tombe à terre
Et j’ai beau le chercher
La carte a disparu.
Je n’en sais rien de plus.
C’était un beau visage
Pourtant que j’aimais bien.
Je bats les autres cartes.
L’inquiet de ma chambre,
Je veux dire mon cœur,
Continue à brûler.
Mais non pour cette carte,
Qu’une autre a remplacée ;
C’est un nouveau visage,
Le jeu reste complet
Mais toujours souple.
C’est tout ce que je sais,
Nul n’en sait davantage.
Jules Supervielle, Les Amis inconnus,
dans Œuvres poétiques complètes,
Pléiade/Gallimard, 1996, p. 305.
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12/02/2025
Jules Supervielle, Le Forçat innocent
Petite, petite, que veux-tu ?
Est-ce une petite morte
Qui se cache là derrière ?
Non, elle est vivante
Et voilà qu’elle sourit
De manière rassurante.
Un visage entre deux portes,
Un visage entre deux rues,
Plus qu’il n’en faut pour un homme
Fuyant son propre inconnu.
Jules Supervielle, Le Forçat innocent, dans
Œuvres poétiques complètes, Pléiade /
Gallimard, 1996, p. 253.
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11/02/2025
Jules Supervielle, Le Forçat innocent
Grands yeux dans ce visage,
Qui vous a placée là ?
De quel vaisseau sans mâts
Êtes-vous l’équipage ?
Depuis quel abordage
Attendez-vous ainsi
Ouverte toute la nuit ?
Feux noirs d’un bastingage
Étonnés mais soumis
À la loi des orages.
Prisonnier des mirages
Quand sonnera minuit
Baissez un peu les cils
Pour reprendre courage.
Jules Supervielle,Le Forçat innocent,
Dans Œuvres poétiques complètes,
Pléiade/Gallimard, 1996, p. 241.
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10/02/2025
Jules Supervielle, Œuvres poétiques complètes
Mouvement
Ce cheval qui tourna la tête
Vit ce que nul n’a jamais vu
Puis il continua de paître
À l’ombre des eucalyptus.
Ce n’était ni homme ni arbre
Ce n’était pas une jument
Ni même un souvenir de vent
Qui s’exerçait sur du feuillage.
C’était ce qu’un autre cheval,
Vingt mille siècles avant lui,
Ayant soudain tourné la tête
Aperçut à cette heure-ci
Et ce que nul ne reverra,
Homme, cheval, poisson, insecte,
Jusqu’à ce que le sol ne soit
Que le reste d’une statue
Sans bras, sans jambe et sans tête.
Jules Supervielle, Gravitations, dans
Œuvres poétiques complètes,Pléiade / Gallimard,
1996, p. 173.
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08/02/2025
Jules Supervielle, Poèmes
J'ai pris le matin
J’ai pris le matin dans ma promenade
Comme en un filet ;
Mes mains sentent bon le soleil nomade
Le gazon mouillé.
Je l'ai bien saisi, le matin qui cligne ;
Le voici vivant,
Comme le poisson au bout de la ligne,
Vif et s’incurvant.
Je t’apporte ici la claire harmonie,
Des prés jaune verts ;
Dans l’alcôve encor si mal définie
Aux yeux inexperts ;
Et je veux vider, comme une corbeille,
Sur ton lit défait,
Mon cœur bourdonnant du chant des abeilles
Et de la forêt.
Jules Supervielle, Poèmes, dans Œuvres poétiques complètes,
Pléiade / Gallimard, 1996, p. 67.
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07/02/2025
Marc Colodenko, De très brefs rêves
,,,,
C’est moi ce Monsieur ? Dieu me préserve de l’être jamais. Pas question que je me soumette à pareille dénomination. Dans mon dos ça insiste. Je presse le pas. Ça doit être un flic, ils sont prêts de vous buter qu’ils continuent à vous donner du Monsieur. Je ne suis pas sûr d’accepter de mourir pour un Monsieur. Je me retourne. C‘est un quidam qui me dépasse en courant. Il ne m’a pas vu ou il a reconnu sa méprise. Ce qui revient au même.
Marc Cholodenko, De très brefs rêves, P.O.L, 2025, p 83.
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06/02/2025
Marc Cholodenko, De très brefs rêves
Sur ma table il y a une feuille où j’ai écrit quelque chose. Ça ressemble à un haïku. Évidemment puisque c’est écrit en japonais. Comme j’ignore le japonais j’ai dû écrire ça en rêve. Si je ne peux pas le traduire je peux le transcrire. Voilà que les caractères originaux s’effacent sous les latins. Je lis : Écrire en japonais rêve de printemps. Sans doute je ne suis pas éveillé et j’ai dû faire un rêve de rêve. Quoi qu’il en soit me voilà bien avancé. Tant de merveilles pour si peu de choses. Peut-être que si j’étais poète tant d’inutiles jambages auraient suffi à m’exalter.
Marc Cholodenko, De très brefs rêves, P.O.L, 2025, p.73-74.
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05/02/2025
Marc Cholodenko, De très brefs rêves
Pourquoi la manche de mon manteau est toute froissée. Je vais le dépendre pur essayer de la défroisser. Mais il résiste. On dirait qu’il est indépendant. Peut-être que je pourrais même lui parler. Salut ami manteau. Il réagit. Il a l’air de comprendre. De sa manche il m’essuie la figure. Il est sympathique ce manteau. C’est vraiment mon ami. Mais pourquoi il m’essuie la figure. Parce que c‘est moi qui pleure et qui suis dedans. C’est moi qui suis mon ami, mon seul ami. Je n’ai même pas un manteau pour ami.
Marc Cholodenko, De très brefs rêves, P.O.L, 2025, p. 57.
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04/02/2025
Marc Cholodenko, De très brefs rêves
Voilà que j’ai mis ma veste à l’envers. Et moi avec alors. Dans ce cas ma veste serait à l’endroit. Il ne faut pas paniquer mais il y a quelque chose d’étrange. À moins que j’aie mis seulement ma veste à l’envers sans pour autant l’avoir enfilée. C‘est avec soulagement que je me prends à songer que c’est souvent la même précipitation trompeuse qui nous fait choisir nos verbes et nous représenter d’emblée au centre des choses.
Marc Cholodenko, De très brefs rêves, P.O.L, 2025, p.32.
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