30/08/2013
Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope et autres poèmes
Précepte
Passe les années d'études à gaspiller
Le courage qu'il faut pour les années d'errance
Dans un monde qui se détourne poliment
Des incongruités de l'érudition
Là-bas
là-bas
surprenant
pour un être
si petit
jolis narcisses
armée de mars
alors en marche
puis là
puis là
puis de là
narcisses
encore
mars alors
en marche encore
surprenant encore
pour un être
si petit
Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope et autres poèmes, traduit de l'anglais et présenté par Édith Fournier, éditions de Minuit,
2012, p. 27 et 37.
Gnome
Spend the years of learning quandering
Courage of the years of wandering
Through a world politely turning
From the loutishness of learning
1934
Thither
thither
a far cry
for one
so little
fair daffodils
arch then
then there
then there
then thence
daffodils
again
march then
again
a far cry
again
for one
so little
1976
Samuel Beckett, Collected Poems, 1930-1978,
John Calder, London, 1986, p. 7 et 33.
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29/08/2013
Samuel Beckett, Comment c'est
ma journée ma journée ma vie comme ça toujours les vieux mots qui reviennent plus grand'chose seulement que je me réacclimate puis dure jusqu'au sommeil ne pas s'endormir ou alors ce n'est pas la peine
fou ou pis transformé à la Haeckel né à Potsdam où vécut également Klopstock entre autres et œuvres quoique enterré à Altona l'ombre qu'il jette
le soir face au grand soleil ou adossé je ne sais plus on ne dit pas la grande ombre qu'il jette vers l'est natal les humanités que j'avais mon Dieu avec ça un peu de géographie
plus grand'chose mais dans la queue le venin j'ai perdu mon latin il faut être vigilant donc un bon moment sonné sur le ventre puis soudain me mets je ne peux pas le croire à écouter
à écouter comme si parti la veille au soir de la Nouvelle-Zemble la géographie que j'avais je venais de revenir à moi dans une sous-préfecture sub-tropicale voilà comme j'étais comme j'étais devenu ou avais toujours été c'est l'un ou l'autre
question si toujours bonne vieille question toujours comme ça depuis que le monde monde pour moi des murmures de ma mère chié dans l'incroyable tohu-bohu
comme ça à ne pouvoir faire un pas surtout la nuit sans m'immobiliser sur un pied yeux clos souffle coupé à l'affût des poursuiveurs et secours
Samuel Beckett, Comment c'est, éditions de Minuit, 1961, p. 51-52.
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28/08/2013
Samuel Beckett, L'innommable
Les vieux n'étaient pas tous d'accord à mon sujet, mais ils étaient d'accord que j'avais été un beau bébé, tout à fait au début, pendant quinze jours trois semaines. Pourtant ç'avait été un beau bébé, ainsi invariablement se terminaient leurs relations. Souvent c'était l'un des enfants qui, profitant d'une pause dans le récit pendant laquelle mes parents s'abîmaient dans leurs souvenirs, lançait en guise de clôture la phrase consacrée, Pourtant ç'avait été un beau bébé. Des rires clairs et innocents, jetés par ceux que le sommeil n'avait pas encore terrassés, saluaient la mise en place prématurée de cet envoi. Et les narrateurs eux-mêmes, arrachés brusquement à leurs tristes pensées, ne pouvaient s'empêcher de sourire. Puis tous, à l'exception de ma mère que la station debout fatiguait, de se lever en entonnant, Doux Jésus, paisible et suave, par exemple, ou bien, Jésus, mon seul, mon tout, entends-moi quand j't'appelle, par exemple. Lui aussi avait dû être un beau bébé. Alors ma femme communiquait les dernières nouvelles, pour qu'on les emportât au lit. Le voilà à nouveau à reculons, ou, Il s'est mis à se gratter, ou, Il a fait le crabe pendant dix bonnes minutes, ou, Venez vite, il est à genoux, ça valait le coup d'œil évidemment.
Samuel Beckett, L'innommable, éditons de Minuit, 1953, p. 64-65.
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27/08/2013
Samuel Beckett, Malone meurt
Je serai quand même bientôt tout à fait mort enfin. Peut-être le mois prochain. Ce serait alors le mois d'avril ou de mai. Car l'année est peu avancée, mille petits indices me le disent. Il se peut que je me trompe et que je dépasse la Saint-Jean et même le Quatorze Juillet, fête de la liberté. Que dis-je, je suis capable d'aller jusqu'à la Transfiguration, tel que je me connais, ou l'Assomption. Mais je ne crois pas, je ne crois pas me tromper en disant que ces réjouissances auront lieu sans moi, cette année. J'ai un sentiment, je l'ai depuis quelques jours, et je lui fais confiance. Mais en quoi diffère-t-il de ceux qui m'abusent depuis que j'existe ? Non, c'est là un genre de question qui ne prend plus, avec moi je n'ai plus besoin de pittoresque. Je mourrais aujourd'hui même, si je voulais, rien qu'en poussant un peu, si je pouvais vouloir, si je pouvais pousser. Mais autant me laisser mourir, sans brusquer les choses. Il doit y avoir quelque chose de changé. Je ne veux plus peser sur la balance, ni d'un côté ni de l'autre. Je serai neutre et inerte. Cela me sera facile. Il importe seulement de faire attention aux sursauts. Du reste je sursaute moins depuis que je suis ici. J'ai évidemment encore des mouvements d'impatience de temps en temps. C'est d'eux que je dois me défendre à présent, pendant quinze jours trois semaines. Sans rien exagérer bien sûr, en pleurant et en riant tranquillement, sans m'exalter. Oui, je vais enfin être naturel, je souffrirai davantage, puis moins, sans en tirer de conclusions, je m'écouterai moins, je ne serai plus ni froid ni chaud, je serai tiède, je mourrai tiède, sans enthousiasme. Je ne me regarderai pas mourir, ça fausserait tout. Me suis-je regardé vivre ?
Samuel Beckett, Malone meurt, éditions de Minuit, 1951, p. 7-8.
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26/08/2013
Samuel Beckett, Molloy
Maintenant je vais pouvoir conclure.
Je longeai le cimetière. C'était la nuit. Minuit peut-être. La ruelle monte, je peinais. Un petit vent chassait les nuages à travers le ciel faiblement éclairé. C'est beau d'avoir une concession à perpétuité. C'est une bien belle chose. S'il n'y avait que cete perpétuité-là. J'arrivai devant le guichet. Il était fermé à clef. Très juste. Mais je ne pus l'ouvrir. La clef entrait dans le trou, mais ne tournait pas. La longue désaffection ? Une nouvelle serrure ? Je l'enfonçai. Je reculai jusqu'à l'autre côté de la ruelle et me ruai dessus. J'étais rentré chez moi, comme Youdi me l'avait commandé. Je me relevai enfin. Qu'est-ce qui sentait si bon ? Le lilas ? Les primevères peut-être. J'allai vers mes ruches. Elles étaient là, comme je le craignais. J'enlevai le couvercle de l'une d'elles et le posai par terre. C'était un petit toit, au faîte aigu, aux brusques pentes débordantes. Je mis la main dans la ruche, la passai à travers les hausses vides, la promenai sur le fond. Elle rencontra, dans un coin, une boule sèche et poreuse. Elle s'effrita au contact de mes doigts. Elles s'étaient mises en grappe pour avoir un peu plus chaud, pour essayer de dormir. J'en sortis une poignée. Il faisait trop sombre pour voir, je la mis dans ma poche. Ça ne pesait rien. On les avait laissées dehors tout l'hiver, on avait enlevé leur miel, on ne leur avait pas donné de sucre. Oui, maintenant je peux conclure. Je n'allai pas au poulailler? Mes poules étaient mortes aussi, je le savais. Seulement elles, on les avait tuées autrement, sauf la grise peut-être. Mes abeilles, mes poules, je les avais abandonnées. J'allai vers la maison. Elle était dans l'obscurité. La porte était fermée à clef. Je l'enfonçai. J'aurais pu l'ouvrit peut-être, avec une de mes clefs. Je tournai le commutateur. Pas de lumière. J'allai dans a cuisine, dans la chambre de Marthe. Personne. Mais assez d'histoires. La maison était abandonnée.
Samuel Beckett, Molloy, éditions de minuit, 1951, p. 270-271.
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12/07/2013
Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope
là-bas
là-bas
surprenant
pour un être
si petit
jolis narcisses
armée de mars
alors en marche
puis là
puis là
puis de là
narcisses encore
mars alors
en marche encore
surprenant
encore
pour un être
si petit
thither
1976
Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope et
autres poèmes, traduit de l'anglais et présenté
par Édith Fournier, éditions de Minuit;
2012, p. 37.
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01/01/2013
Samuel Beckett, Molloy
I
Je suis dans la chambre de ma mère. C'est moi qui y vis maintenant. Je ne sais pas comment j'y suis arrivé. Dans une ambulance peut-être, un véhicule quelconque certainement. On m'a aidé. Seul je ne serai pas arrivé. Cet homme qui vient chaque semaine, c'est grâce à lui peut-être que je suis ici. Il dit que non. Il me donne n peu d'argent et enlève les feuilles. Tant de feuilles, tant d'argent. Oui, je travaille maintenant, un peu comme autrefois, seulement je ne sais plus travailler. Cela 'a pas d'importance, paraît-il. Moi je voudrais maintenant parler des choses qui me restent, faire mes adieux, finir de mourir. Ils ne veulent pas. Oui, ils sont plusieurs, paraît-il. Mais c'est toujours le même qui vient. Vous ferez ça plus tard, dit-il. Bon. Je n'ai plus beaucoup de volonté, voyez-vous. Quand il vient chercher les nouvelles feuilles, il rapporte celles de la semaine précédente. Elles sont marquées de signes que je ne comprends pas. D'ailleurs je ne les relis pas. Quand je n'ai rien fait il ne me donne rien, il me gronde. Cependant je ne travaille pas pour l'argent. Pour quoi alors ? Je ne sais pas. Je ne sais pas grand-chose, franchement. La mort de ma mère, par exemple. Était-elle déjà morte à mon arrivée ? Ou n'est-elle morte que plus tard ? Je veux dire morte à enterrer. Je ne sais pas. Peut-être ne l'a-t-on pas enterrée encore. Quoi qu'il en soit, c'est moi qui ai sa chambre. Je couche dans son lit. Je fais dans son vase. J'ai pris s aplace. Je dois lui ressembler de plus en plus. Il ne me manque plus qu'un fils. J'en ai un quelque part peut-être. Mais je ne crois pas. Il serait vieux maintenant, presque autant que moi. C'était une petite boniche. Ce n'était pas le vrai amour. Le vrai amour était dans une autre. Vous allez voir. Voilà que j'ai encore oublié son nom.
Samuel Beckett, Molloy, éditions de Minuit, 1951, p. 7-8.
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18/11/2012
Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope et autres poèmes
Aboulez !
Faites en l'offrande bazardez tout
le Golgotha n'était que l'œuf factice
cancer angine poitrine tout nus est bon
crachez-nous votre tuberculose ne soyez pas radin
aucune broutille n'est trop insignifiante pas même une thrombose
toutes maladies vénériennes seront particulièrement les bienvenues
cette vieille toge dans la naphtaline
ne soyez pas sentimental vous n'en aurez plus besoin
balayez-la aussi nos la mettrons dans la marmite avec le reste
avec votre amour partagé et non partagé
les choses saisies trop tard les choses saisies trop tôt
l'esprit qui souffre scrotum de taureau châtré
vous ne le guérirez pas vous ne le supporterez pas
c'est vous c'est la somme de votre être le premier imbécile venu est
forcé d'avoir pitié de vous ]
alors empaquetez cet ensemble purulent et expédiez-nous ça
toute la souffrance diagnostiquée mal diagnostiquée
demandez à vous amis de faire de même nous saurons l'utiliser
nous y attacherons sud sens nous mettrons cela dans la marmite avec
le reste ]
tout se réduit alors en sang de l'agneau
(1938)
Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope et autres poèmes, traduit de l'anglais et présenté par Édith Fournier, Les éditions de Minuit, 2012, p. 30-31.
Ooftish
offer it up plank it down
Golgotha was only the potegg
cancer angina it is all one to us
cough up your T.B. don't be stingy
no trifle is too trifling not even a thrombus
anything venereal is especially welcome
the old toga in the mothballs
don't be sentimental you won't be wanting it again
send it along we'll put it in the pot with the rest
with your love requited and unrequited
the things taken too late the things taken too soon
the spirit aching bullock' s scrotum
you won't cute it you won't endure it
it is you it equals you any fool has to pity you
so parcel up the whole issue and send it along
the whole misery diagnosed undiagnosed misdiagnosed
get your friends to do the same we'll make use of it
we'll make sense of it we'll put it in the pot with the rest
it all boils down to blood of lamb
(1938)
Samuel Beckett, dans Collected poems, 1930-1978, Londres, John Calder, 1984, p. 31.
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14/10/2012
Samuel Beckett, Soubresauts
Assis une nuit à sa table la tête sur les mains il se vit se lever et partir. Une nuit ou un jour. Car éteinte sa lumière à lui il ne restait pas pour autant dans le noir. Il lui venait alors de l'unique haute fenêtre un semblant de lumière. Sur celle-là encore le tabouret sur lequel jusqu'à ne plus le vouloir ou le pouvoir il montait voir le ciel. S'il ne se penchait pas au-dehors pour voir comment c'était en dessous c'était peut-être parce que la fenêtre n'était pas faite pour s'ouvrir ou qu'il ne pouvait pas ou ne voulait pas l'ouvrir. Peut-être qu'il ne savait que trop bien comment c'était en dessous et qu'il ne désirait plus le voir. Si bien qu'il se tenait tout simplement là au-dessus de la terre lointaine à voir à travers la vitre ennuagée le ciel sans nuages. Faible lumière inchangeante sans exemple dans son souvenir des jours et des nuits d'antan où la nuit venait pile relever le jour et le jour la nuit. Seule lumière donc désormais éteinte la sienne à lui celle lui venant du dehors jusqu'à ce qu'elle à son tour s'éteigne le laissant dans le noir. Jusqu'à ce que lui à son tour s'éteigne.
Samuel Beckett, Soubresauts, éditions de minuit, 1989, p. 7-9.
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19/08/2012
Samuel Beckett, Poèmes suivi de mirlitonnades
Elles viennent
autres et pareilles
avec chacun c’est autre et c’est pareil
avec chacune l’absence d’amour est autre
avec chacune l’absence d’amour est pareille
*
La mouche
entre la scène et moi
la vitre
vide sauf elle
ventre à terre
sanglée dans ses boyaux noirs
antennes affolées ailes liées
pattes crochues bouche suçant à vide
sabrant l’azur s’écrasant contre l’invisible
sous mon pouce impuissant elle fait chavirer
la mer et le ciel serein
*
musique de l’indifférence
cœur temps air feu sable
du silence éboulement d’amours
couvre leurs voix et que
je ne m’entende plus
me taire
Dieppe
encore le dernier reflux
le galet mort
le demi-tour puis les pas
vers les vieilles lumières
[Ces poèmes, ont d’abord été publiés en français dans Les Temps modernes, n° 14, novembre 1946, respectivement p. 288, 290, 290 et 291 (ce dernier sans titre)].
*
que ferais-je sans ce monde sans visage sans questions
où être ne dure qu’un instant où chaque instant
verse dans le vide dans l’oubli d’avoir été
sans cette onde où à la fin
corps et ombre ensemble s’engloutissent
que ferais-je sans ce silence gouffre des murmures
haletant furieux vers le secours vers l’amour
sans ce ciel qui s’élève
sur la poussière de ses lests
que ferais-je je ferais comme hier comme aujourd’hui
regardant par mon hublot si je ne suis pas seul
à errer et à virer loin de toute vie
dans un espace pantin
sans voix parmi les voix
enfermées avec moi
Samuel Beckett, Poèmes suivi de mirlitonnades, éditions de
Minuit, 1978, p. 7, 11,12, 15, 23.
[L’ensemble des poèmes a été traduit de l’anglais par l’auteur.]
À propos de Beckett :
Maurice Blanchot, Où maintenant ? qui maintenant ?, dans Le Livre à venir, Gallimard, 1959.
Ludovic Janvier, Pour Samuel Beckett, éditions de Minuit.
Ludovic Janvier, Samuel Beckett par lui-même, Seuil, 1969.
Cahiers de l’Herne : Samuel Beckett, 1976.
Revue d’esthétique : Samuel Beckett, Privat, 1986.
Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, Fata Morgana, 1986.
Critique : Samuel Beckett, septembre 1990.
Deirdre Bair, Sameul Beckett [biographie], traduction de l’anglais par Léo Dilé, Fayard, 1990.
André Bernold, L’amitié de Beckett, Hermann, 1992.
Pascale Casanova, Beckett l’abstracteur, Seuil, 1997.
John Knowlson, Samuel Beckett [biographie], traduction de l’anglais par Oristelle Bonis, Solin/Actes Sud, 1999.
Anne Atik, Comment c’était [souvenirs], L’Olivier, 2003.
Nathalie Léger, Les vies silencieuses de Samuel Beckett, Allia, 2006.
Collectif, Objet Beckett, Centre Pompidou [catalogue d'exposition], 2007.
Un site (en anglais) : http://beckett.english.ucsb.edu
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06/05/2012
Samuel Beckett, D'un ouvrage abandonné, dans Têtes-mortes
D'un ouvrage abandonné
Debout au petit matin ce jour-là, j'étais jeune alors, et dans un état, et dehors, ma mère pendue à la fenêtre en chemise de nuit pleurant et gesticulant. Beau matin frais, clair trop tôt comme si souvent, mais alors dans un état, très violent. Le ciel allait bientôt foncer et la pluie tomber et tomber toujours, toute la journée, jusqu'au soir. Puis de nouveau bleu et soleil une seconde, puis nuit. Sentant tout ça, combien violent et la journée que ça allait être, je fis halte et demi-tour. Ainsi retour tête baissée à l'affût d'un escargot, limaçon ou ver. Grand amour au cœur aussi pour tout ce qui est fixe et à racine, cailloux, arbustes et similaires, trop nombreux à dire. Alors qu'un oiseau, voyez-vous, ou un papillon, me voltigeant autour en travers de ma route, tut ce qui bouge, en travers de mon chemin, sous mes pieds, non, pas de quartier. Dire que je me déroutais pour les attraper, ça non, à distance souvent ils semblaient fixes, puis l'instant d'après ils m'arrivaient dessus. Des oiseaux j'en ai vu de ma vue perçante voler si haut, si loin, qu'ils semblaient au repos, puis l'instant d'après ils m'arrivaient tout autour, des corbeaux m'ont fait ça. Les canards c'est peut-être le pire, se voir soudain en train de trépigner et de trébucher au milieu des canards, ou des poules, peu importe, la volaille, il n'y a guère pire. Et même si évitable ce genre de choses pas question que je me déroute pour l'éviter, non, tout simplement pas question que moi je me déroute, tout en n'ayant été de ma vie en route pour quelque part, mais tout simplement en route.
Samuel Beckett, Têtes-mortes, traduit de l'anglais par Ludovic et Agnès Janvier en collaboration avec l'auteur, éditions de Minuit, 1967, p. 9-10.
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20/03/2012
Samuel Beckett, L'innommable
[...] ce sera le silence, mais qui ne dure pas, où l'on écoute, où l'on attend, qu'il se rompe, que la voix le rompe, c'est peut-être le seul, je ne sais pas, il ne vaut rien, c'est tout ce que je sais, ce n'est pas moi, c'est tout ce que je sais, ce n'est pas le mien, c'est le seul que j'aie eu, ce n'est pas vrai, j'ai dû avor l'autre, celui qui dure, mais il n'a pas duré, je ne comprends pas, c'est-à-dire que si, il dure toujours, j'y suis toujours, je m'y suis laissé, je m'y attends, non, on n'y attend pas, on n'y écoute pas, je ne sais pas, c'est un rêve, c'est peut-être un rêve, ça m'étonnerait, je vais me réveiller, dans le silence, ne plus m'endormir, ce sera moi, ou rêver encore, rêver un silence, un silence de rêve, plein de murmures, je ne sais pas, ce sont des mots, ne jamais me réveiller, ce sont des mots, il n'y a que ça, il faut continuer, c'est tout ce que je sais, ils vont s'arrêter, je connais ça, je les sens qui me lâchent, ce sera le silence, un petit moment, un bon moment, ou ce sera le mien, celui qui dure, qui n'a pas duré, qui dure toujours, ce sera moi, il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu'il y en a, il faut les dire, jusqu'à ce qu'ils me trouvent, jusqu'à ce qu'ils me disent, étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c'est peut-être déjà fait, ils m'ont peut-être déjà dit, ils m'ont peut-être porté jusqu'au seuil de mon histoire, devant la porte qui s'ouvre sur mon histoire, ça m'étonnerait, si elle s'ouvre, ça va être moi, ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je vais continuer.
Samuel Beckett, L'innommable, éditions de Minuit, 1953, p. 260-262 (le livre a été repris dans la collection de poche , "Double", des éditions de Minuit).
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18/09/2011
Samuel Beckett, Mal vu mal dit
De sa couche elle voit se lever Vénus. Encore. De sa couche par temps clair elle voit se lever Vénus suivie du soleil. Elle en veut alors au principe de notre vie. Encore. Le soir par temps clair elle jouit de sa revanche. À Vénus. Devant l’autre fenêtre. Assise raide sur sa vieille chaise elle guette la radieuse. Sa vieille chaise en sapin à barreaux et sans bras. Elle émerge des derniers rayons et de plus en plus brillante décline et s’abîme à son tour. Vénus. Encore. Droite et raide elle reste là dans l’ombre croissante. Tout de noir vêtue. Garder la pose est plus fort qu’elle. Se dirigeant debout vers un point précis souvent elle se fige. Pour ne pouvoir repartir que longtemps après. Sans plus savoir ni où ni pour quel motif. À genoux surtout elle a du mal à ne pas le rester pour toujours. Les mains posées l’une sur l’autre sur un appui quelconque. Tel le pied de son lit. Et sur elles sa tête. La voilà donc comme changée en pierre face à la nuit. Seuls tranchent sur le noir le blanc de ses cheveux et celui un peu bleuté du visage et des mains. Pour un œil n’ayant pas besoin de lumière pour voir. Tout cela au présent. Comme si elle avait le malheur d’être encore en vie.
Samuel Beckett, Mal vu mal dit, éditions de minuit, 1981, p. 7-8.
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17/07/2011
Samuel Beckett, L'innommable
Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je. Sans le penser. Appeler ça des questions, des hypothèses. Aller de l’avant, appeler ça aller de l’avant, appeler ça de l’avant. Se peut-il qu’un jour, premier pas va, j’y sois simplement resté, où au lieu de sortir, selon une vieille habitude, passer jour et nuit aussi loin que possible de chez moi, ce n’était pas loin. Cela a pu commencer ainsi. Je ne me poserai plus de questions. On croit seulement se reposer, afin de mieux agir par la suite, et voilà qu’en très peu de temps on est dans l’impossibilité de plus jamais rien faire. Peu importe comment cela s’est produit. Cela, dire cela, sans savoir quoi. Peut-être n’ai-je fait qu’entériner un vieil état de fait. Mais je n’ai rien fait. J’ai l’air de parler, ce n’est pas moi, de moi, ce n’est pas de moi. Ces quelques généralisations pour commencer. Comment faire, comment vais-je faire, que dois-je faire, dans la situation où je suis, comment procéder ? Par pure aporie ou bien par affirmations et négations infirmées au fur et à mesure, ou tôt ou tard. Cela d’une façon générale. Il doit y avoir d’autres biais. Sinon ce serait à désespérer de tout. Mais c’est à désespérer de tout. À remarquer, avant d’aller plus loin, de l’avant, que je dis aporie sans savoir ce que ça veut dire. Peut-on être éphectique autrement qu’à son insu ? Je ne sais pas. Les oui et non, c’est autre chose, ils me reviendront à mesure que je progresserai, et la façon de chier dessus, tôt ou tard, comme un oiseau, sans en oublier un seul. On dit ça. Le fait semble être, si dans la situation où je suis on peut parler de faits, non seulement que je vais avoir à parler de faits, non seulement que je vais avoir à parler de choses dont je ne peux parler, mais encore, ce qui est plus intéressant, que je, ce qui est encore plus intéressant, que je, je ne sais plus, ça ne fait rien. Cependant, je suis obligé de parler. Je ne me tairai jamais. Jamais.
Samuel Beckett, L’innommable, éditions de Minuit, 1953, p. 7-9 (L’innommable est aussi disponible en Poche/Minuit).
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25/06/2011
Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien
Où irais-je, si je pouvais aller, que serais-je, si je pouvais être, que dirais-je, si j’avais une voix, qui parle ainsi, se disant moi ? Répondez simplement, que quelqu’un réponde simplement. C’est le même inconnu que toujours, le seul pour qui j’existe, au creux de mon inexistence, de la sienne, de la nôtre, voilà une simple réponse. Ce n’est pas en pensant, qu’il me trouvera, mais que peut-il faire, vivant et perplexe, oui, vivant, quoi qu’il dise. M’oublier, m’ignorer, oui, ce serait le plus sage, il s’y connaît. Pourquoi tant d’amabilité après tant d’abandon, c’est facile à comprendre, c’est ce qu’il se dit, mais il ne comprend pas. Je ne suis pas dans sa tête, nulle part dans son vieux corps, et pourtant je suis là, pour lui je suis là, avec lui, d’où tant de confusion. Cela devrait lui suffire, m’avoir retrouvé absent, mais non, il me veut là, avec une forme et un monde, comme lui, malgré lui, moi qui suis tout, comme lui qui n’est rien. Et quand il me sent sans existence, c’est de la sienne qu’il me veut privé, et inversement, fou, fou, il est fou. En vérité il me cherche pour me tuer, pour que je sois mort comme lui, mort comme les vivants. Tout cela, il le sait, mais cela ne sert à rien, de le savoir, moi je ne le sais pas, moi je ne sais rien, il se défend de raisonner, mais il ne fait que raisonner, faux, comme si cela pouvait aider. Il croit balbutier, il croit en balbutiant saisir mon silence, se taire de mon silence, il voudrait que ce soit moi qui le fasse balbutier, bien sûr qu’il balbutie. Il raconte son histoire toutes les cinq minutes, en disant que ce n’est pas la sienne, avouez que c’est malin. Il voudrait que ce soit moi qui l’empêche d’avoir une histoire, bien sûr qu’il n’a pas d’histoire, est-ce une raison pour m’en coller une ? Voilà comme il raisonne, à côté, d’accord, mais à côté de quoi, c’est ça qu’il faut voir. Il me fait parler en disant que ce n’est pas moi, avouez que c’est fort, il me fait dire que ce n’est pas moi, moi qui ne dis rien.
[…]
Samuel Beckett, Textes pour rien, dans Nouvelles et textes pour rien, avec 6 illustrations d’Avigdor Arhika, Les éditions de Minuit, 1958, p. 153-155.
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