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24/11/2013

Pascal Quignard, Abîmes

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                                     Amaritudo

 

   Dans la volupté se perd le désir d'être heureux. Plus on s'abandonne tout entier au désir, plus le bonheur est presque là. On le guette et toute l'erreur consiste dans ce point. On s'attend à sa rencontre. On le pressent. On le voit soudain ; on l'attend encore plus ; il s'approche ; il arrive. En arrivant il se détruit.

   Ces arguments permettent de comprendre les décisions de la chasteté.

   Le désir est lié au perdu sans limites.

   De deux façons. 1. Le désir est plus proche du perdu que la joie génitale, plus récente, qui croit mettre la main dessus. 2. On perd le désir en jouissant. Cette perte très désagréable dans ses conséquences est même la définition de la volupté.

 

                                                        *

 

   Elle frottait ses yeux avec le dos de ses poings.

   Les yeux mi-marron mi-noir, impénétrables.

   Jamais rien de lumineux ne remontait à la surface de cette eau. Ni même ne la plissait. Ce regard était pour moi, comme il l'est resté, la profondeur elle-même. C'est exactement ce que les anciens Grecs appelaient l'abîme.

   Les animaux aussi ont des yeux aussi directs, sans arrière pensée, sans aucun arrière fond, infinis, aussi graves, aussi peu trompeurs, attentifs, angoissés, dévorants que les siens l'étaient. Elle fléchissait ses genoux avant de s'asseoir.

 

Pascal Quignard, Abîmes, Folio / Gallimard, 2004 [Fasquelle, 2002], p. 57 et 75.

 

13/10/2013

Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue

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   En jouant sur le mot qui se tient sur le bout de la langue, je ne joue pas sur les mots. Je ne tire pas par les cheveux de cette femme la tête érigée dans l'air, étendant les bras dans un suspens comparable aux gestes des patriciennes effrayées devant le phallus voilé de la Villa des Mystères. La non-domination du souvenir d'un nom néanmoins connu ou d'une idée qu'on ressent en l'absence de ses signes — qu'on ne ressent pas vraiment mais qui brûle : « Je brûle ! Je brûle ! » — a non-domination de soi et l'ombre portée de la mort pour peu qu'on ne remette pas la main sur le mot qui fuit. C'est cette main dans le silence. C'est cette prédation silencieuse. Écrire, trouver le mot, c'est éjaculer soudain. Ce sont cette rétention, cette contention, cette arrivée soudaine.

   C'est approcher non pas le feu — « Je brûle ! » — mais le foyer central où le feu prend sa flamme.

   Le poème est ce jouir. Le poème est ce nom trouvé. Le faire-corps avec la langue est le poème. Pour procurer une définition précise du poème, il faut peut-être de dire simplement : le poème est l'exact opposé du nom sur le bout de la langue.

 

 

Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue, P. O. L, 1993, p. 76-77.

30/06/2013

Pascal Quignard, La nuit sexuelle

Pascal Quignard, La nuit sexuelle, Courbet, Lacan, l'origine du monde, éden, jadis, temps

                               Une scène française

 

    Il existe une étrange scène française. On la découvre dans Mellan. Elle se multiplie à partir de Fragonard. Elle se radicalise avec Courbet. Claude Mellan à vrai dire, s'il l'invente, ne la poursuit pas et ne l'acheva pas. On la nomme La Souricière. Un nourrisson sorti de la vulve sa mère se retourne à quatre pattes et regarde la vulve dont il est issu.

   Courbet peignit ce que le XIXe siècle appela le "con" en 1866. Il en vendit l'image à Khalil Bey. Khalil Bey la transmit à Bernheim Jeune. Bernheim la passa à François de Harvany, François de Harvany la céda au baron Herzog. Elle arriva de façon mystérieuse entre les mains du psychanalyste Jacques Lacan dissimulée sous un cache conçu par le peintre Masson. Je me souviens qu'en ce temps là on nommait origine du monde ce qui n'est que l'origine de chacun.

   Nous ne sommes pas Ulysse. Nous n'avons pas de "chez nous" à la surface de ce monde. Tout Ithaque que nous voudrions rejoindre est interne. Cet internat est celui de la poche maternelle que chaque naissance rompt. L'errance n'aura donc pas de terme à la surface des flots ou de la terre. Pour chaque vivant vivipare un premier monde est perdu. Tout Éden est seuil et expulsion. Où retourner ? Glisserions-nous notre visage dans le sexe d'une femme ? Puis les épaules ? Puis le tronc ? Les hanches ? Le retour impossible, tel est le temps. Notre seul "chez nous" est cette étrange "ek-sistence" où pousse le jadis. Cette poussée est la Nature. L'adieu, le perdre, le ne pas se retourner, l'invisible sont les quatre murs de notre prison.

 

 

Pascal Quignard, La nuit sexuelle, J'ai lu, 2009 [2007], p. 137-138.

13/04/2013

Pascal Quignard, Vie secrète

Pascal Quignard, Vie secrète, amour, choix, Pâris, asocial

   La question que pose l'amour humain — au contraire de l'opportunisme de la violence sexuelle — ne tient pas au choix préférentiel, à la possessivité, à la durée du lieu, à l'exclusivité de ce choix devant tout autre occasion (attachement monogame et fidélité).

   Définir ainsi l'amour est préhumain. Cette conjonction se retrouve chez les primates, chez les oiseaux et elle est liée à la fidélisation et au nourrissage.

   La question doit porter sur le choix préférentiel (mais préférentiel à l'égard du social, à l'égard de tous les autres liens sociaux qui peuvent se présenter).

   L'amour qui naît dans la fascination meurtrière involontaire, meurtrière dans la faim, meurtrière de l'un de ses deux membres, meurtrière de la société du moins dans ses règles d'échange entre les clans et dans l'étagement temporel de la généalogie, désunanimise l'unité commune à chaque famille, décollectivise le groupe. Ce qu'il y a de touchant dans le mythe qui concerne Pâris (qui est le héros grec de ce qu'il en est des choix préférentiels dans l'amour : son jugement est invoqué par les hommes après avoir été mendié par les déesses), c'est que c'est un enfant rejeté, exposé, asocialisé, voué à la mort par la société dont son père est le roi. C'est l'asocialisé qui choisit le lien asocial (à ceci près que la guerre, au contraire de ce que voulaient croire les anciens Grecs, est la plus sociale des activités humaines).

   La chasse au congénère jusqu'à la mort est le propre des sociétés humaines.

   Les sociétés humaines sont les seules sociétés animales où la mort du congénère ne soit pas inhibée.

 

Pascal Quignard, Vie secrète, Folio / Galliamrd, 1999 [1998], p. 244-245.

27/01/2013

Pascal Quignard, Les Désarçonnés

Pascal Quignard, Les Désarçonnés, agressivité, spectacle, prédation

   Des millions de victimes sur des milliers de siècles ont rarement songé à prendre leurs jambes à leur cou faute qu'elles aient eu, quant à elles, le moindre soupçon de ce qui les attendait. Elles hurlent sur place sans finir parce qu'elles sont hypnotisées par l'agressivité qui les martyrise. Cette agressivité est le désir sans inhibition de la mort. S'entretuer est la passion spécifique du genre homo, faisant jaillir son sang noir, son virus, sa virtus, s'opposant aux autres fauves chez qui la prédation est simplement affamée de la proie qui les rassasiera, et aussi immédiatement assouvie qu'elle était précisément affamée. Les centaines de millions d'écrans qui couvrent la planète sont devenus le nouvel organe fascinateur, remplaçant sacrifices et rites, foules pèlerinantes, masses piétinantes. C'est la sédentarisation finale. Si le spectacle n'apaise pas entièrement la jouissance horrifiée qu'il excite, au moins il cloue sur place le spectateur qui examine le sang qui s'écoule. Il fait de ceux qu'il sidère des proies à adresses, à pièces d'identité, à cartes bancaires, des victimes numérotées, des corps assis et pétrifiés susceptibles de tous les rackets et de tous les pillages. La tétanie de chacun s'offre à la prise de tous. La haine, une fois devenue à ce point immobile, se transforme en peur. La peur, cette unique compagne du désir, confinée dans la sédentarité et la propriété foncière, est retraitée en angoisse. Cette angoisse cherche protection auprès de la puissance qu'elle a elle-même déléguée dans l'épouvante pour contrer son effroi, à laquelle elle consent comme si elle n'était pas sienne sous forme d'obéissance, de liberté meurtrie, d'immobilité physique, de veulerie sociale. Ce que les démocraties appellent la politique, depuis le commencement de ce siècle, oubliant l'horreur du siècle qui précéda ce nouveau siècle, est en train de commettre le tort de criminaliser la contestation qui les fonde et qui devrait les agiter jusqu'au tumulte pour les laisser vivantes.

 

Pascal Quignard, Les Désarçonnés, Grasset, 012, p. 155-156.

25/11/2012

Pascal Quignard, Les Désarçonnés

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      La Boétie

 

   Nous naissons tout à coup dans l'air atmosphérique, aveuglés par la lumière solaire, asservis aux plus humiliantes dépendances.

     La liberté ne fait pas partie de l'essence de l'homme

     La détresse originaire impose à la survie du petit qui vient de crier soin, propreté, secours, nourriture, défense. C'est-à-dire : la détresse originaire impose les autres à ce qui n'a eu dans sa conception aucune autonomie ; elle impose la famille, l'obéissance, la peur, la langue commune, la religion, l'élevage, la convention des vêtements, l'arbitraire de l'éducation, la tradition de la culture, l'appartenance à la nation. Toute cette étrange « aide » plonge l'enfant dans un mixte d'amour et de haine, envers le père tout neuf et à l'encontre de la mère-source qui l'a expulsé dans la lumière et abandonné le souffle. C'est un mixte d'admiration et de blessure, à la fois désirer l'autre et être désiré par lui, capter sans prendre, pourchasser sans tuer, désirer le désir de chacun, tuer sans que cela se voie, voler tout.

 [...]

 

 

      Ovide

 

     L'anthropomorphose n'est pas achevée.

     On ne peut définir l'homme sans en faire une proie pour l'homme.

     La question humaniste : « Qu'est-ce que l'homme ? » énonce un danger de mort.

     Si on forme le vœu de ne pas exterminer les humains qui ne répondent pas à leur définition — religieuse, biologique, sociale, philosophique, scientifique, linguistique, sexuelle — l'homme doit être laissé comme incompréhensible.

     Ovide : L'homme doit être laissé comme non fini, c'est-à-dire comme appartenant à une espèce en cours de métamorphose infinie dans une nature qui est elle-même une métamorphose infinie.

 

 

Pascal Quignard, Les Désarçonnés, chapitre XL et XLII, Grasset, 2012, p. 121 et 126.

11/11/2012

Pascal Quignard, La Haine de la musique

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   La musique multipliée à l'infini comme la peinture reproduite dans les livres, les cartes postales, les films, les CD-ROM, se sont arrachées à leur unicité. Ayant été arrachées à leur unicité, elles ont été arrachées à leur réalité. Ce faisant, elles se sont dépouillées de leur vérité. Leur multiplication les a ôtées à leur apparition. Les ôtant à leur apparition, elle les a ôtées à la fascination originaire, à la beauté.

   Ces anciens arts sont devenus des scintillations éblouissantes de miroirs, un chuchotement d'échos sans source.

   Des copies ­ et non des instruments magiques, des fétiches, des temples, des grottes, des îles.

   Le roi Louis XIV n'écoutait qu'une seule fois les œuvres que Couperin ou que Charpentier proposaient à son attention dans sa chapelle ou dans sa chambre. Le lendemain, d'autres œuvres étaient prêtes à sonner pour le première et la dernière fois.

   Comme ce roi appréciait la musique écrite, l lui arrivait de demander à entendre deux fois une œuvre qu'il avait particulièrement appréciée. La cour s'étonnait de sa demande et la commentait. Les mémorialistes en portaient mention dans leurs livres comme d'une singularité.

 

                                                   *

 

   L'occasion de la musique, pendant des millénaires, fut aussi singulière, intransportable, exceptionnelle, solennelle, ritualisée que pouvaient l'être une assemblée de masques, une grotte souterraine, un sanctuaire, un palais princier ou royal, des funérailles, un mariage.

 

Pascal Quignard, La Haine de la musique, Calmann-Lévy, 1996, p. 280-281.

22/09/2012

Pascal Quignard, Abîmes, Dernier Royaume III

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                                      Amaritudo

 

   Dans la volupté se perd le désir d'être heureux. Plus on s'abandonne tout entier au désir, plus le bonheur est presque là. On le guette et toute l'erreur consiste dans ce point. On s'attend à sa rencontre. On le pressent. On le voit soudain ; on l'attend encore plus ; il s'approche ; il arrive. En arrivant il se détruit.

   Cet argument permet de comprendre les décisions de la chasteté.

   Le désir est lié au perdu sans limites.

   De deux façons. 1. Le désir est plus proche du perdu que la joie génitale, plus récente, qui croit mettre la main dessus. 2. On perd le désir en jouissant. Cette perte très désagréable dans ses conséquences est même la définition de la volupté.

 

Pascal Quignard, Abîmes, Dernier Royaume III, Folio -Gallimard, 2004 [2002], p. 57.

31/05/2012

Pascal Quignard, La barque silencieuse

Pascal Quignard, la barque silencieuse, le chat, la mort

                   Le chat

 

   Une goutte d'encre rejoint un peu de la nuit qui était en amont de la source de chaque corps. Lire, écrire, vivre : champs magnétiques où sont jetées les limailles des aventures, des chagrins, des hasards, des épisodes, des fragments, des blessures. C'était une bibliothèque entière de petits classeurs noir et rouge où je consignais mes lectures. Ces classeurs me suivirent quarante ans durant dans la vallée de la Seine et dans la vallée de l'Yonne. Je ne savais plus si j'écrivais avec eux ou pour eux. Un jour on demanda à Isaac Bashevis Singer pourquoi il persistait à rédiger ses livres en Yiddish alors que tous ses lecteurs avaient été exterminés dans les camps de la mort.

— Pour leur ombre, répondit-il.

   On écrit mieux pour les yeux de ceux qu'on aimait que dans le dessein de se soumettre au regard de ceux qui vous domineront.

   On écrit pour des yeux perdus. On peut aimer les morts. J'aimais les morts. Je n'aimais pas la mort chez les morts. J'aimais la crainte qu'ils en avaient eue.

   La mort est l'ultima linea sur laquelle s'écrivant les lettres de la langue et s'inscrivent les notes de la musique.

   La narration que permettent les mots entre-blanchis et découpés de la langue écrite récipite les hommes en spectres.

   Le malheur hèle en nous des yeux morts pour être diminué.

   D'animaux à hommes, un regard suffit pour comprendre.

   Un vrai livre est ce regard sûr.

       

                                                *

 

Je connaissais une légère démangeaison au centre de la paume. C'était cela, un fantôme. Une caresse qui manque. J'avais déjà dans la main le désir de caresser un animal qui fût doux et chaud et dont l'échine fasse cercle soudain sous les doigts tandis qu'un son tout bas halète, ronronne, enfle, s'égalise, bourdonne enfin continûment comme le bourdon de l'orgue.

   Dans les chaussures, au fond de l'armoire, là où le chat aimait se retrancher quand il n'était pas heureux, il désira mourir.

   Il s'était glissé au-dessous du lit d'appoint pour les nourrissons, au-dessus du transat replié, près de la boîte en bois qui contient le marteau, les clous, les crochets pour les tablettes et les ampoules qu'on visse dans les douilles des lampes.

 

Pascal Quignard, La barque silencieuse, Dernier royaume VI, Folio Gallimard, 2011 [Seuil, 2009], p. 216-217.

 

25/11/2011

Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue

 

imgres.jpegQu'un mot puisse être perdu, cela veut dire : la langue n'est pas nous-mêmes. Que la langue en nous est acquise, cela veut dire : nous pouvons connaître son abandon. Que nous puissions être sujets à son abandon, cela veut dire que le tout du langage peut refluer sur le bout de la langue. Cela veut dire que nous pouvons rejoindre l'étable ou la jungle ou l'avant-enfance ou la mort.

 

En jouant sur le mot qui se tient sur le bout de la langue, je ne joue pas sur les mots. Je ne tire pas par les cheveux de cette femme la tête érigée en l'air, étendant le bras dans un suspens comparable aux gestes des patriciennes effrayées devant le phallus voilé de la Villa des Mystères. La non-domination du souvenir d'un nom néanmoins connu ou d'une idée qu'on ressent en l'absence de ses signes — qu'on ne ressent pas vraiment mais qui brûle : «Je brûle ! Je brûle ! » — est la non-domination de soi et est l'ombre portée de la mort pour peu qu'on ne remette pas la main sur le mot qui fuit. C'est cette main dans le silence. C'est cette prédation silencieuse. Écrire, trouver le mot, c'est éjaculer soudain. Ce sont cette rétention, cette contention, cette arrivée soudaine.

C'est approcher non par le feu — « Je brûle ! » — mais le foyer central où le feu prend sa flamme.

Le poème est ce jouir. Le poème est le nom trouvé. Le faire-corps avec la langue est le poème. Pour procurer une définition précise du poème, il faut peut-être convenir de dire simplement : le poème est l'exact opposé du nom sur le bout de la langue.

 

Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue, P. O. L, 1993, p. 60, 76-77.

03/07/2011

Pascal Quignard, La barque silencieuse

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     Le livre ouvre l’espace imaginaire, espace lui-même originaire, où chaque être singulier est réadressé à la contingence de sa source animale et à l’instinct indomesticable qui fait que les vivants se reproduisent.

    Les livres peuvent être dangereux mais c’est la lecture surtout, par elle-même, qui présente tous les dangers.

     Lire est une expérience qui transforme de fond en comble ceux qui vouent leur âme à la lecture. Il faut serrer les livres dans un coin car toujours les vrais livres sont contraires aux mœurs collectives. Celui qui lit vit seul son « autre monde », dans son « coin », dans l’angle de son mur. Et c’est ainsi que seul dans la cité le lecteur affronte physiquement, solitairement, dans le livre, l’abîme de la solitude antérieure où il vécut. Simplement, en tournant simplement les pages de son livre, il reconduit sans fin la déchirure (sexuelle, familiale, sociale) dont il provient.

 

     Qu’est-ce qu’une autre vie sinon une autre intrigue linguistique ?

     Le large existe.

 

     Écrire déchire la compulsion de répétition du passé dans l’âme.

     À quoi sert d’écrire ? À ne pas vivre mort.

 

     Le large a inventé une place partout sur cette terre. Ce sont les livres. La lecture est ce qui élargit.

 

     La mort est comme la langue. La mort est une machine à effacer des conditions de l’apparaître. La mort, comme la langue, apporte avec elle l’invisible. Plus encore, la mort apporte avec elle l’imprévisible. Matthieu XXV 13 : Nescitis diem neque horam. Vous ne savez ni le jour ni l’heure. La définition de la mort est le temps pur. L’homme, au fond de celui qui parle, n’est que le temps qui répond à la langue.

 

Pascal Quignard, La barque silencieuse, Folio/Gallimard 2011 [éditions du Seuil, 2009], p. 65, 102, 103, 103, 133.

 

 

 

17/06/2011

Pascal Quignard, La barque silencieuse, Petits traités

imgres.jpegJ’aurais passé ma vie à chercher des mots qui me faisaient défaut. Qu’est-ce qu’un littéraire ? Celui pour qui les mots défaillent, bondissent, fuient, perdent sens. Ils tremblent toujours un peu sous la forme étrange qu’ils finissent pourtant par habiter. Ils ne disent ni ne cachent : ils font signe sans repos. Un jour que je cherchais dans le dictionnaire Bloch et Wartburg l’origine du mot de corbillard je découvris un coche d’eau qui transportait des nourrissons. Je me rendis le lendemain à la Bibliothèque nationale qui se trouvait alors rue de Richelieu, dans le IIe arrondissement de Paris, dans l’ancien palais qu’occupait jadis le cardinal Mazarin. Je consultais une histoire des ports. Je notais trois dates : 1595, 1679, 1690. En 1595 les corbeillats arrivaient à Paris le mardi et le vendredi. Les mariniers les délestaient tout d’abord du fret puis ils débarquaient les nourrissons serrés dans leur maillot, fichés tout droits dans leur logette sur le pont ; ils les posaient sur des tonneaux sur la grève ; les petits bébés entravés étaient restitués ensuite un à un à leur mère par un homme qu’on appelait le meneur de nourrissons. Dès l’aube, le lendemain — c’est-à-dire tous les mercredis et samedis — les corbeillats transportaient de Paris à Corbeil d’autres petits afin qu’ils tètent le sein et sucent le lait des nourrices dans la campagne et la forêt. En 1679 Richelet écrivait corbeillard. En 1690 Furetière écrivait corbillard et le définissait : Coche d’eau qui mène à Corbeil petite ville à 7 lieuës de Paris. C’est ainsi que le corbillard, du temps où vivaient à Paris Malherbe, Racine, Esprit, La Rochefoucauld, La Fayette, La Bruyère, Sainte-Colombe, Saint-Simon, était un bateau de nourrissons qui voguait sur la Seine, longeant les berges, hurlant.

 

Pascal Quignard, La Barque silencieuse, Dernier royaume VI, Folio / Gallimard, 2011 (éditons du Seuil, 2009), p. 9-10.     

 

 

                                 XIe traité : Liber

 

Le terme de « livre » ne peut être défini. Objet sans essence. Petit bâtiment qui n’est pas universel.

 

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                                    tablette de Sumer

 

La « réunion de feuilles servant de support à un texte imprimé, cousues ensemble, et placées sous une couverture commune » ne le définit pas. Ce que les Grecs et les Romains déroulaient sous leurs yeux, les tablettes d’argile que consignait Sumer, les bandes de papyrus encollées de l’Égypte, les carreaux de soie de la Chine, ce que les médiévaux enchaînaient à des pupitres et qu’ils étaient impuissants à porter sur leurs genoux, ou à tenir entre les mains, les microfilms qu’entassent les universités américaines, des feuilles de palmier séchées et frottées d’huile, des lamelles de bambou, des briques, un bout de papier, une pierre usée, un petit carré de peau, une plaque d’ivoire, un socle de bronze, une pelure d’écorce, des tessons — rien de ce que l’usage de ces matières requiert ne s’éloigne sans doute à proprement parler de la lecture, mais rien ne vient s’assembler tout à coup sous la forme plus générale ou plus essentielle du « livre ». Même, l’addition de tous les traits hétérogènes que ces objets présentent, ­ cette addition ne le constituerait pas.

 

Les critères qui le définissent ne définissent rien.

 [...]


Pascal Quignard, Petits traités, tome III, éditions Clivages, 1984, p. 41-42 (repris en Folio / Gallimard, Petits traités I [tomes I à IV], 1997).