30/09/2015
Ossip Mandelstam, Lettres
À Nadejda Ia Mandelstam, Moscou [13 mars 1930]
Ma Nadinka ! Je suis complètement perdu. C’est très dur pour moi, Nadik, je devrais être toujours avec toi. Tu es ma courageuse, ma pauvrette, mon oisillon. J’embrasse ton joli front, ma petite vieille, me jeunette, ma merveille. Tu travailles, tu fais quelque chose, tu es prodigieuse. Petite Nadik ! Je veux aller à Kiev, vers toi. Je ne me pardonne pas de t’avoir laissée seule en février. Je ne t’ai pas rattrapée, je ne suis pas accouru dès que j’ai entendu ta voix au téléphone, et je n’ai pas écrit, je n’ai rien écrit presque tout ce temps. Comme tu arpentes notre chambre, mon ami ! Tout ce qui, pour moi, est cher et éternel se trouve avec toi. Tenir, tenir jusqu’à notre dernier souffle, pour cette chose chère, pour cette chose immortelle. Ne la sacrifie à personne et pour rien au monde. Ma toute mienne, c’est dur, toujours dur, et maintenant je ne trouve pas les mots pour l’exprimer. Ils m’ont embrouillé, me tiennent comme en prison, il n’y a pas de lumière. Je veux sans cesse chasser le mensonge et je ne peux pas, je veux sans cesse laver la boue et je n’y arrive pas.
Ossip Mandelstam, Lettres, Solin / Actes Sud, traduit du russe par Ghislaine Capogna-Bardet, 2000, p. 243.
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25/04/2015
Ossip Mandelstam, Le bruit du temps, traduction Jean-Caude Schneider
Le chaos judaïque
Un jour, il arriva chez nous une personne qui nous était parfaitement étrangère, une jeune fille d’une quarantaine d’années, avec un petit chapeau rouge, un manteau pointu et de méchants yeux noirs. Prétextant qu’elle était originaire de la bourgade de Chavli, elle exigeait qu’on la mariât à Pétersbourg. Avant que nous ayons réussi à nous en débarrasser, elle avait passé une semaine à la maison. Parfois, des auteurs ambulants faisaient leur apparition ; c’étaient des gens barbus et aux longs vêtements, des philosophes talmudiques, des colporteurs de maximes et aphorismes de leur fabrication. Ils laissaient des exemplaires dédicacés et se plaignaient d’être persécutés par de méchantes épouses. Une ou deux fois dans ma vie, on me conduisit à la synagogue, comme s’il s’agissait d’un concert, après de longs préparatifs, c’est tout juste si l’on n’achetait pas un billet à un revendeur ; et ce que je voyais et entendais me faisait revenir dans une lourde hébétude. Il y a, à Pétersbourg, un quartier juif : il commence juste derrière le théâtre Marie, là où gèlent les revendeurs de billets, derrière l’angle de la prison de Lithuanie, qui a brûlé pendant la révolution. Là, dans les rues du Commerce, on rencontre des enseignes juives, avec un bœuf et une vache, des femmes avec des cheveux postiches qui s’échappent de leur fichu et des vieillards plein d’expérience et d’amour pour les enfants, trottinant dans leur redingote tombant jusqu’à terre. La synagogue, avec ses chapeaux pointus et ses bulbes, comme un somptueux figuier étranger, se perd au milieu de pauvres bâtisses.
[...]
Ossip Mandelstam, Le bruit du temps, traduit du russe et annoté par Édith Scherrer, préface de Nikita Struve, Christian Bourgois, 2006 [L’Âge d’homme, 1972], p. 47-48.
Le chaos judaïque
Un jour, une personne totalement inconnue s’est présentée chez nous, une jeune fille d’environ quarante ans à chapeau rouge, au menton pointu, l’œil noir et mauvais. prétextant être originaire du bourg de Chavli, elle exigeait qu’on lui trouve un mari à Péterbourg. Elle resta une semaine à la maison jusqu’à ce qu’on réussisse à s’en débarrasser. De temps à autre des écrivains itinérants s’arrêtaient chez nous : personnages barbus, à longues basques, philosophes talmudistes, colporteurs d’aphorismes et apophtegmes imprimés et rédigés par eux-mêmes. Ils laissaient en partant des exemplaires dédicacés et se plaignaient d’être persécutés par de mauvaises femmes. Une fois ou deux dans ma vie on m’emmena à la synagogue, non sans de longs préparatifs, comme pour un concert, tout juste si l’on n’avait pas acheté un billet chez des revendeurs ; après ce que j’y ai vu et entendu, j’en suis revenu l’esprit péniblement enfumé. Pétersbourg a un quartier juif : il commence juste derrière le théâtre Marinski, là où les revendeurs de billets gèlent devant l’ange du château de Lituanie, la prison incendiée lors de la révolution. Là, dans les deux rues du Commerce, on tombe sur des enseignes juives, avec taureau et vache, sur des femmes dont les fichus laissent échapper des cheveux postiches, et sur des vieillards pleins d’expérience, affectueux avec les enfants, et qui trottinent dans leur redingote traînant jusqu’à terre. La synagogue, avec ses chapeaux coniques et ses coupoles en bulbe, son air d’exotique et fastueux figuier, s’était égarée entre de misérables bâtisses.
[...]
Ossip Mandelstam, Le bruit du temps, traduit et présenté par Jean-Claude Schneider, éditions Le bruit du temps, 2012, p. 45-46.
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04/04/2014
Ossip Mandelstam, Des derniers poèmes
Me suis égaré dans le ciel... Le remède ?
Vous, qui en êtes proches, répondez-moi
Plus aisé de faire résonner les neuf
disques pour athlètes des cercles de Dante.
Nul divorce entre moi et la vie — qui rêve
de massacrer, puis aussitôt de caresser,
afin que l'oreille, les yeux, les orbites
palpitent d'une nostalgie florentine.
Sur mes tempes ne posez, ne posez pas
la caresse de cet épineux laurier,
déhiscez(1)-moi plutôt, fissurez mon cœur
en lambeaux qui vibrent de tintements bleus.
Et, mourant, mon temps de service achevé,
en ami, ma vie durant, de tout vivant,
que retentisse et plus immense et plus haut
la réponse, écho du ciel, dans ma poitrine.
Mars 1937
Ossip Mandelstam, Des derniers poèmes, traduction Jean-Claude Schneider, dans Rehauts, 2ème semestre 2013, p. 96.
(1) verbe construit sur le latin dehiscere, "s'ouvrir" (note de T. H.)
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24/03/2014
Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937
Je ne suis pas encore mort, encore seul,
Tant qu'avec ma compagne mendiante
Je profite de la majesté des plaines,
De la brume, des tempêtes de neige, de la faim.
Dans la beauté, dans le faste de la misère,
Je vis seul, tranquille et consolé,
Ces jours et ces nuits sont bénis
Et le travail mélodieux est sans péché.
Malheureux celui qu'un aboiement effraie
Comme son ombre et que le vent fauche,
Et misérable celui qi, à demi-mort,
Demande à son ombre l'aumône.
Janvier 1937, Voronèje
Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937, traduction Philippe Jaccottet de ce poème, postface de Florian Rodari, La Dogana, 2011 [1994], p. 121.
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01/12/2013
Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937
Une semaine avec les éditions de La Dogana
Encore il se souvient de l'usure des souliers —
De la majesté fruste de mes semelles
Et moi, de lui : sa voix aux sonorités diverses.
Ses cheveux noirs, au bord de la montagne de David.
Retapées à la craie ou au blanc d'œuf,
Les enfilades de rues couleur de pistache,
La pente des balcons, le fer à cheval, le balcon-cheval,
Les petits chênes, les platanes, les ormes lents.
Et l'enchaînement féminin des lettres bouclées
Plus enivrant pour l'œil dans l'enveloppe de lumière,
Et la ville si bien faite, qui se prolonge en robustesse
Jusque dans l'été juvénile et vieillissant.
7-11 février 1937, Voronèje
Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937, traduit par Philippe Jaccottet, Louis Martinez, Jean-Claude Schneider, postface de Florian Rodari, La Dogana, 2011 [1994], p. 134.
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23/05/2013
Ossip Mandelstam, La Quatrième prose & autres textes (1922-1929)
Le titre rend compte du fait que le texte, jamais publié du vivant de Mandelstam, était son quatrième écrit en prose après Le Bruit du temps, Le Timbre égyptien et un volume d'essais ; Nadejda, son épouse à qui il l'avait dicté en 1929, le mit au net en 1940 à partir de deux manuscrits. "Autres textes" regroupe de courts récits et des pages sur ses séjours au Caucase et en Crimée entre 1922 et 1927, avec en ouverture une brève réponse à une enquête, faite par une revue en 1928, sur "L'écrivain soviétique et la révolution d'octobre" : elle donne la position de Mandelstam vis-à-vis de ce que demande alors le pouvoir politique. Le poète refuse sans équivoque d'être un écrivain fonctionnaire, en rejetant la question posée : « S'interroger sur ce que l'écrivain doit être est une question que je ne comprends absolument pas. » S'il y a une exigence, elle est de former les lecteurs, en premier lieu à l'école, et pour ce qui est de l'écrivain, il ne l'est qu'à l'écart du pouvoir. Cette position, qu'il développe dans La Quatrième prose, lui vaudra de perdre ses moyens de vivre et de mourir dans un des camps soviétiques.
La Quatrième prose est un écrit de circonstance, et l'on apprécie la force de son contenu grâce aux notes précises de Jean-Claude Schneider. Une maison d'édition, après avoir sollicité Mandelstam pour améliorer une traduction de Till Eulenspiegel, publie le volume en ne mentionnant que son nom pour la traduction ; malgré le rectificatif de l'éditeur, les critiques se déchaînent, notamment un certain Cornfeld, et crient au plagiat. Les explications de Mandelstam ne servent à rien et il finira par être exclu de l'Union des écrivains. Les seize séquences de La Quatrième prose reflètent la violence des attaques que subit le poète, mais aussi son talent de critique et la clarté de ses engagements.
Ce que Mandelstam ne peut accepter, c'est la soumission qui conduit à abandonner toute création : ce n'est qu'avec la liberté intérieure que l'expression peut naître, et ce qui s'écrit alors pourrait, éventuellement, servir à la nouvelle société si les dirigeants comprenaient que la transformation des esprits exige la liberté de penser. Les choix du pouvoir politique sont tout autres et il attend que l'écrivain « griffonne des dénonciations, tape sur ceux qui sont déjà à terre, exige l'exécution des détenus ». Mandelstam ajoute : « la littérature partout et où qu'elle intervienne, n'a qu'une seule mission ; aider les autorités à maintenir les soldats dans l'obéissance, les juges à éliminer sommairement les accusés ». Il partage les publications entre celles « permises et celles écrites sans autorisation. Les premières, c'est de l'ordure, les autres, de l'air volé ». Quant à ceux qui acceptent de glorifier le régime, il multiplie les qualifications péjoratives pour les définir, ces "judas" vivant dans leurs « vomissures » et, s'opposant à eux, il met en avant « la noble appellation de juif dont [il] s'enorgueilli[t] ».
La situation des écrivains était d'autant plus précaire que, du jour au lendemain, il leur devenait impossible de publier leur travail et qu'ils étaient réduits à des tâches alimentaires loin de leurs préoccupations ; ce fut le cas pour Mandelstam comme pour son presque contemporain Daniil Harms, d'abord exilé, puis gagnant son pain en écrivant des livres pour enfants. La méfiance des bolcheviques, dès le début des années 1920, s'est progressivement accrue avec Trostky (Littérature et révolution, en 1924, condamne le poète Andréï Biély), puis avec la prise de pouvoir par Staline en 1927. Plutôt éloigné des bolcheviques, Mandelstam n'est pas du tout du côté de la bourgeoisie, dont il critique le comportement avec ironie dans La Quatrième prose : « Une question m'a toujours intéressé : où le bourgeois va-t-il pêcher son air dégoûté et son prétendu sens des convenances ? Cette aptitude à savoir ce qu'il convient de faire, c'est évidemment ce qui apparente le bourgeois à l'animal. » Par ailleurs, dans un de ses brefs récits, il qualifie de « bourgeois ignorant » le socialiste belge Vandervelde venu s'extasier sur la nouvelle société.
Il y a dans les récits et les relations de voyage une grande vivacité des notations, un art du portrait, un goût de l'observation et, toujours, le plaisir répété de vivre dans la ville, telle quelle, avec sa pauvreté — « Il n'aime pas la ville, celui qui n'en apprécie pas les guenilles, les lieux modestes, pitoyables, qui ne s'est pas essoufflé sur ses escaliers de service ». Il y a aussi la littérature russe, présente par une allusion ou la citation d'un vers, les auteurs français (Villon, Flaubert ou les ïambes d'Auguste Barbier) et, constamment, une écoute attentive des manières de parler, ici des expressions entendues à Kiev, là de la langue du bazar qui, « pareille à une petite bête carnassière, fait étinceler l'éclat de ses petites dents blanches. »
Ossip Mandelstam, La Quatrième prose & autres textes (1922-1929), traduit du russe par Jean-Claude Schneider, La Dogana, 2013, 168 p.
Article paru sur Sitaudis.fr
* La Quatrième prose a été par ailleurs traduite par André Markowicz (Christian Bourgois, 1993, puis collection "Titres", 2006).
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14/05/2013
Seamus Heaney, L'étrange et le connu
M.
Le phonéticien sourd en étendant la main
Sur le dôme crânien d'un locuteur
Pouvait distinguer diphtongues et voyelles
Aux seules vibrations de l'os.
Un globe cesse de tourner. Appliquant la paume
Sur le relief glacé d'une banquise
J'imagine le chant d'un essieu et le russe
Solide d'Ossip Mandelstam.
M.
When the deaf phonetician spread his hand
Over the dome of a speaker's skull
He could tell which diphtong and which vowel
By the bone vibrating to the sound.
A globe stops spinning. I set my palm
On a contour cold as permafrost
And imagine axle-hum and the steadfast
Russian of Osip Mandelstam.
Seamus Heaney, L'étrange et le connu, édition bilingue, traduit de l'anglais (Irlande) par Patrick Hersant, "Du monde entier", Gallimard, 2005, p. 133 et 132.
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03/04/2013
Ossip Mandelstam, La Quatrième prose & autres textes (1922-1929
La pelisse
Je suis bien dans ma pelisse de vieux, c'est comme si je portais ma propre maison sur mon dos. Me demanderait-on : fait-il froid dehors aujourd'hui ? que je ne saurais quoi répondre, peut-être bien qu'il fait froid, mais comment voulez-vous que je le sache ?
C'est bien là une de ces pelisses que portaient les popes et les vieux marchands, cette gent réfléchie, impassible, des malins (qui ne restituent rien aux autres, ne cèdent rien d'eux-mêmes), oui, pelisse ou froc, son col se dresse comme un mur, son grain est fin ; sans retouche, elle ne trahit pas son âge, une pelisse ample, propre, et je la porterais bien, comme si de rien n'était, même si d'autres épaules s'y sont logées, mais voilà, je ne peux pas m'y faire, elle dégage une mauvaise odeur, comme de coffre, et aussi d'encens, de testament spirituel.
Je l'ai achetée à Rostov, dans la rue, jamais je ne pensais que j'achèterais une pelisse. Nous autres de Pétersbourg, peuple remuant poussé par le vent et façonné à l'européenne, nous portons des manteaux d'hiver, mi-figue mi-raisin, des trois-quarts légers, ouatinés, de chez Mandel, avec un col pour enfant, encore heureux s'il est en astrakan. Rostov m'a séduit alors par son marché aux pelisses, la chère ville, pas moyen de résister, car elles coûtent là moins qu'une bouchée de pain.
Cet article, à Rostov, des revendeurs ambulants l'apportent dans la rue. Ils le proposent sans empressement, d'un ait bougon, c'est qu'ils ont leur fierté. Ils ne prononcent jamais le mot million. Ils ont les gros chiffres en horreur. Ils se contentent de dire huit et consentent à trois. Ils ont leur côté à eux dans la rue la plus large, celui du soleil. C'est là qu'ils déambulent du matin jusqu'à deux heures de l'après-midi, les pelisses jetées sur leurs épaules par-dessus leur veste de peau ou leur méchant manteau. Eux-mêmes endossent ce qu'ils trouvent de plus minable, de moins chaud, pour mettre leur camelote en valeur, pour que la fourrure paraisse par contraste plus séduisante.
Ossip Mandelstam, La Quatrième prose & autres textes (1922-1929), traduit du russe par Jean-Claude Schneider, La Dogana, 2013, p. 37-38.
Roland Klapka est décédé brutalement le 31 mars 2013. C'était un lecteur attentif, exigeant, curieux, généreux qui animait "La lettre de la Magdelaine". On peut lire son dernier article à propos de Christian Prigent, Les Enfances Chino : http://www.lettre-de-la-magdelaine.net/spip.php?article350
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23/07/2012
Ossip Mandelstam, Lettres
Ma Nadinka ! Je suis complètement perdu. C'est très dur pour moi. Nadik, je devrais toujours être avec toi. Tu es ma courageuse, ma pauvrette, mon oisillon. J'embrasse ton joli front, ma petite vieille, ma jeunette, ma merveille. Tu travailles, tu fais quelque chose, tu es prodigieuse. Petit Nadik ! Je veux aller à Kiev, vers toi. Je ne me pardonne pas de t'avoir laissée seule en février. Je ne t'ai pas rattrapée, je n'ai pas accouru dès que j'ai entendu ta voix au téléphone, et je n'ai pas écrit, je n'ai rien écrit presque tout ce temps. Comme tu arpentes notre chambre, mon ami ! Tout ce qui, pour moi, est cher et éternel se trouve avec toi. Tenir, tenir jusqu'à notre dernier souffle, pour cette chose chère, pour cette chose immortelle. Ne la sacrifier à personne et pour rien au monde. Ma toute mienne, c'est dur, c'est toujours dur, et maintenant je ne trouve pas les mots pour l'exprimer. Ils(1) m'ont embrouillé, me tiennent comme en prison, il n'y a pas de lumière. Je veux sans cesse chasser le mensonge et je ne peux pas, je veux sans cesse laver la boue et je n'y arrive pas.
À quoi bon te dire combien tout, absolument tout est délire, rêve inhumain et blafard ?
Ils m'on torturé avec cette affaire, cinq fois ils m'ont convoqué. Trois enquêteurs différents. Longuement : trois-quatre heures. Je ne les crois pas, bien qu'ils soient aimables.
(13 mars 1930, à Nadejda Mandelstam)
(1) Mandelstam est interrogé par le Guépéou, police politique.
Ossip Mandelstam, Lettres, traduit du russe par Ghislaine Capogna-Bardet, préface d'Annie Epelboin, Solin / Actes Sud, 2000, p. 243.
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06/03/2012
Ossip E. Mandelstam, Le Bruit du temps
La bibliothèque de la prime enfance est un compagnon de route pour la vie entière. La disposition des étagères, les collections d'ouvrages, la couleur des dos, on les perçoit comme la teinte, la hauteur et la structure mêmes de la littérature universelle. Si bien que les volumes absents d'une première bibliothèque n'alimenteront jamais ce vaste édifice livresque où se reflète l'image du monde. Là, qu'on le veuille ou non, chaque œuvre est classique, et aucun dos de livre n'en peut être soustrait.
[...] L'étagère du bas, dans mon souvenir, offrait toujours une image de chaos ; les livres n'y avaient pas leurs dos alignés, ils étaient couchés comme des ruines : des Pentateuques roussis aux reliures en loques, une Histoire juive écrite dans la langue hésitante et maladroite d'un talmudiste parlant russe. C'était le chaos judaïque précipité dans la poussière. Où il fut très vite rejoint par mon alphabet hébreu ancien, que je n'ai donc jamais appris. [...]
Au-dessus des ruines juives commençaient les livres bien rangés : on y trouvait les Allemands : Schiller, Goethe, Körner — puis Shakespeare en allemand — vieilles éditions de Leipzig et Tübingen, ventrues, râblées, aux reliures bordeaux en cuir estampé, et dont les petits caractères convenaient aux yeux d'un public jeune ; les gravures étaient gracieuses, un peu à la manière antique : femmes aux cheveux indisciplinés se tordant les mains, lampes aux allures de lustre, cavaliers au front haut, grappes de raisin en vignette. Mon père, en autodidacte, s'était frayé là, hors des fourrés talmudiques, un passage jusqu'au monde germanique.
Plus haut encore, il y avait les livres russes de ma mère — Pouchkine, édition Issakov de 1876. Je pense aujourd'hui encore que c'était une belle édition, elle me plaît davantage que celle de l'Académie. Là, rien d'inutile : les caractères sont harmonieux, les colonnes de vers s'écoulent, fluides comme des bataillons que guident en stratèges les chiffres sensés et précis des années jusqu'en trente-sept. La couleur du Pouchkine ? Chacune étant due au hasard, laquelle élire pour des paroles murmurées ? Hou, cet idiot d'alphabet coloré de Rimbaud !
Mon Pouchkine d'Issakov avait une défroque décolorée dans sa reliure de calicot pour lycéens, une soutane brun-noir déteinte, aux intonations terreuses, sableuses ; elle ne craignait ni tavelure ni encre ni feu ni pétrole. Le sable noir de ce froc d'un quart de siècle avait amoureusement tout absorbé en lui — et je ressens, d'autant plus vifs sous cet habit de tous les jours, la beauté spirituelle et le charme presque physique de mon Pouchkine maternel. On y avait écrit d'une encre rouge pâle : « À l'élève de troisième pour son zèle ». Il y avait là, comme ourdis dans le tissu de cette édition, les récits autour des maîtres et maîtresses exemplaires, aux joues rosies de phtisie, aux souliers troués : les années quatre-vingt à Vilno.
Ossip Mandelstam, Le Bruit du temps [1923], traduit du russe et présenté par Jean-Claude Schneider, éditions Le bruit du temps, 2012, p. 36-37.
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16/10/2011
Ossip E. Mandelstam, Simple promesse
Je ne sais s’il y a bien longtemps
Qu’on chante cette rengaine :
Sourdine aux feutres du voleur,
Au bourdon du roi des moustiques…
Je voudrais pour ne rien dire
Parler encore une fois,
Chuinter comme une allumette,
Houspiller la nuit, l’éveiller,
Soulever le bonnet de l’air
Suffoquant comme une javelle
Secouer et vider le sac
Bourré de grains de cumin,
Pour que le lien de sang rosé,
Carillon de ces herbes sèches,
Lien dérobé, soit retrouvé :
Outre-siècle, outre-fenil et rêve.
1922
Ossip E. Mandelstam, Simple promesse (choix de poèmes 1908-1937), traduits du russe par Philippe Jaccottet, Louis Martinez et Jean-Claude Schneider, Postface de Florian Rodari, Genève, La Dogana, 1994, p. 50.
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