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07/04/2016

Cesare Pavese, Le métier de vivre

                                                        cesare pavese, le métier de vivre, souffrance

Un homme qui souffre, on le traite comme un ivrogne. « Allons, allons, ça sffit, secoue-toi, allons, ça suffit... »

 

Quand un jeune homme — dix-huit, vingt ans — s’arrête pour contempler son tumulte, tente de saisir la réalité et serre les poings, c’est beau. Mais il est moins beau de le faire à trente ans, comme si rien n’était arrivé. Et cela ne te fait pas froid dans le dos de penser que tu le feras à quarante ans et puis encore ?

 

Avec les enfants, on ne plaisante pas , ma chère. J’ai été un enfant moi aussi (premier mois).

 

Cesare Pavese, Le métier de vivre, traduction Michel Arnaud, Gallimard, 1958, p. 81, 83, 89.

 

Publié sur Sitaudis (http://www.sitaudis.fr) le 6 avril 2016 :

 

NUIT DEBOUT, C'EST MAINTENANT

J'étais place de la République samedi et dimanche dernier - les 32 et 33 mars, donc, selon le calendrier en vigueur sur la place et pour ceux qui souhaitent que les temps changent. Je ne suis pas jeune, et bien évidemment, je n'ai jamais vu ça.
Il est tout à fait possible que quelque chose d'approchant se soit passé en 68, par exemple. Sauf qu'en 68, il n'y avait pas les Sans-Papiers, il n'y avait pas les Rroms et les réfugiés dans les rues de Paris, il n'y avait pas les plans « sociaux » ni la fin envisagée des services publics. L'enjeu était qu'ouvriers et étudiants se rejoignent - pas qu'ouvriers, précaires, chômeurs, intermittents, étudiants, lycéens, émigrés de la deuxième, troisième génération, professeurs, infirmiers et médecins des hôpitaux, magistrats, lesbiennes, gays, be et trans, etc, fassent la jonction, de sorte que leurs luttent convergent enfin.
Il est tout à fait possible aussi que quelque chose d'approchant ait eu lieu à Madrid, Puerta del Sol, en 2011. Mais ce qui me fait penser cela, au fond, c'est juste la présence d'un jeune Espagnol samedi 32, assis en cercle, par terre, avec les autres, à discuter longuement de la pertinence, ou non, de compter les abstentions lors des votes. Les discussions auxquelles j'ai assisté (et participé) étaient en effet plutôt « techniques ».
La raison pour laquelle je publie ce compte-rendu sur sitaudis plutôt qu'ailleurs, c'est qu'il était tout le temps question de vocabulaire ; du choix des mots, de la forme des phrases, de leurs conséquences. Qu'on écartait systématiquement les noms propres (rares à venir, d'ailleurs - ni Debord, ni Deleuze, ni Badiou, ni Agamben ou autres au programme, par exemple) et les grands mots (à l'un qui disait Communisme et à l'autre qui disait Commune, on signifia gentiment de reporter le débat sur leur usage à une date ultérieure).
Pourtant, la plupart des participants à ces commissions ne semblaient pas des novices en terme de politique, d'histoire, et des discours qui se sont historiquement tenus. Simplement, le moment de fixer quelque chose d'une situation en mouvement constant était sans cesse repoussé, de manière à ce qu'il advienne le plus tard possible - voire pas.
Ne pas être ramené à un parti, à une cause, à une revendication, à un « bord politique » quel qu'il soit et aussi amical soit-il, a été en effet énoncé clairement, et répété, par Nuit Debout. Là-dessus - sur quelque chose qui ne cherche pas à être identifié et n'est pas identifiable, réductible -, divers impétrants sont venus, et viennent, régulièrement se casser les dents, laissant flotter au-dessus de la place et se poser dans les gazettes et les sites des phrases bienveillantes et définitives. Ils sont tous à côté de la plaque. Ce n'est pas vraiment drôle. Juste curieux, de voir le vieux monde passer sans rien saisir d'une chose qui, peut-être, tombera demain, mais qui ne se sera jamais fait prendre - du moins l'espère-t-on.
Les photos prises et qui paraissent pourraient nous faire croire qu'il y a là essentiellement des jeunes, étudiants et lycéens parisiens. C'est faux. Il y a des salariés, des chômeurs, des retraités, etc, de tous les sexes et tous les âges. Il y a peut-être encore trop peu de secouristes, de juristes, d'avocats, de militaires et de policiers ayant changé de camp ou désireux d'en changer. Il n'est jamais trop tard. Les employés des commerces de la place peuvent aussi venir, après le boulot. Celles et ceux qui vivent en banlieue et qui ne sont pas encore arrivé.e.s. Vous qui lisez ce texte, allez-y aussi : ce sera une action poétique.


Le commentaire de sitaudis.fr

L'auteur ne signe pas son texte, non par peur mais par respect pour le mouvement en cours.




 

13/03/2015

Cesare Pavese, Le métier de vivre

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   Que dire si, un jour, les choses naturelles — sources, bois, vignes, campagne — sont absorbées par la ville et escamotées et se rencontrent dans des phrases anciennes ? Elles nous feront l’effet des theoi, des nymphes, du naturel sacré qui surgit d’un vers grec. Alors la simple phrase « il y avait une source » sera émouvante.

 

   Le sentiment terrible que tout ce que l’on fait est de travers, et ce qu’on pense, et ce qu’on est. Rien ne peut te sauver, parce que, quelque décision que tu prennes, tu sais que tu es de travers et en conséquence ta décision l’est aussi.

 

   Avec les autres — même avec la seule personne qui émerge — il faut toujours vivre comme si nous commencions alors et devions finir un instant plus tard.

 

Cesare Pavese, Le métier de vivre, traduction  de l’italien par Michel Arnaud, Gallimard, 1958, p. 249, 251, 256.

03/12/2014

Cesare Pavese, Travailler fatigue

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                           Nocturne

 

La colline est nocturne, dans le ciel transparent.

Ta tête s'y enchâsse, elle se meut à peine,

compagne de ce ciel. Tu es comme un nuage

entrevu dans les branches. Dans tes yeux rit

l'étrangeté d'un ciel qui ne t'appartient pas.

 

La colline de terre et de feuillage enferme

de sa masse noire ton vivant regard,

ta bouche a le pli d'une cavité douce au milieu

des collines lointaines. Tu as l'air de jouer

à la grande colline et à la clarté du ciel :

pour me plaire tu répètes le paysage ancien

et tu le rends plus pur.

 

                                     Mais ta vie est ailleurs.

Ton tendre sang s'est formé ailleurs.

Les mots que tu dis ne trouvent pas d'écho

dans l'âpre tristesse de ce ciel.

Tu n'es rien qu'un nuage très doux, blanc

qui s'est pris une nuit dans les branches anciennes.

 

Cesare Pavese, Travailler fatigue, traduit de l'italien et préfacé par Gilles de Van, Gallimard, 1969, p. 85.

08/02/2013

Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca]

 

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                     Nocturne

 

La colline est nocturne, dans le ciel transparent.

Ta tête s'y enchâsse, elle se meut à peine,

compagne de ce ciel. Tu es comme un nuage

entrevu dans les branches. Dans tes yeux rit

l'étrangeté d'un ciel qui ne t'appartient pas.

 

La colline de terre et de feuillage enferme

de sa masse noire ton vivant regard,

ta bouche a le pli d'une cavité douce au milieu

des collines lointaines. Tu as l'air de jouer

à la grande colline et à la clarté du ciel :

pour me plaire tu répètes le paysage ancien

et tu le rends plus pur.

 

                                    Mais ta vie est ailleurs.

Ton tendre sang s'est formé ailleurs.

Les mots que tu dis ne trouvent pas d'écho

dans l'âpre tristesse de ce ciel.

Tu n'est rien qu'un nuage très doux, blanc

qui s'est pris une nuit dans les branches anciennes.

 

                         Notturno

 

La collina è notturno, nel cielo chiaro.

Vi s'inquadra il tuo capo, che muove appena

e accompagna quel cielo. Sei come una nube

intravista fra i rami. Ti ride negli occhi

la stranezza di un cielo che non è il tuo.

 

La collina di terra e di foglie chiude

con li massa nera il tuo vivo guardare,

la tua bocca ha la piega di un dolce incavo

tra le coste lontane. Sembri giocare

alla grande collna e al chiarore del cielo :

per piacermi ripeti lo sfondo antico

e lo rendi piú puro.

 

                               Ma vivi altrove.

Il tuo tenero sangue si è fatto altrove.

La parole che dici non hanno riscontro

con la scabra tristezza di questo cielo,

Tu non sei che una nube dolcissima, bianca

impigliata una notte fra i rami antichi.

 

Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca],

traduction de l'italien et préfacé par Gilles de Van,

Poésie du Monde entier, Gallimard, 1969, p. 85 et 84.

13/01/2012

Cesare Pavese, Dialogues avec Leuco

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ACHILLE. As-tu déjà pensé qu'un petit enfant ne boit pas, parce que pour lui n'existe pas la mort ? Toi, Patrocle, as-tu bu dès ton enfance ?

PATROCLE. Je n'ai jamais rien fait qui ne fût avec toi et comme toi.

ACHILLE. Je veux dire, quand nous étions toujours ensemble et jouions et chassions et que la journée était brève, mais que les années ne passaient pas, savais-tu ce qu'était la mort, ta mort ? Parce que dès l'enfance on se tue, mais on ne sait pas ce que c'est que la mort. Puis vient le jour où tout d'un coup l'on comprend, on est dans la mort et, dès lors, on est des hommes faits. On se bat et on joue, on boit, on passe la nuit dans l'impatience. Mais as-tu jamais vu un jeune garçon ivre ?

PATROCLE. Je me demande quand ce fut pour la première fois. Je ne sais pas. Je ne me rappelle pas. Il me semble avoir toujours bu et ignoré la mort.

ACHILLE. Tu es comme un enfant, Patrocle.

PATROCLE. Demande-le à tes ennemis, Achille.

ACHILLE. Je le ferai. Mais la mort pour toi n'existe pas. Et il n'est pas de bon guerrier qui ne craigne la mort.

PATROCLE. Pourtant je bois avec toi cette nuit.

ACHILLE. Et tu n'as pas de souvenirs ? Tu ne dis jamais: « J'ai fait ceci, j'ai fait cela », en te demandant ce que tu as véritablement fait, ce que tu as laissé de toi sur la terre et dans la mer ? À quoi sert de passer des jours si l'on n'en a point souvenir ?

PATROCLE. Quand nous étions deux jeunes garçons, Achille, nous ne nous rappelions rien. Seul nous importait d'être toujours ensemble.

ACHILLE. Je me demande si quelqu'un encore en Thessalie se rappelle ce temps. Et quand de cette guerre reviendront les compagnons là-bas, qui donc passera sur ces routes, qui donc saura qu'un jour nous aussi nous y fûmes — et que nous étions deux enfants comme maintenant il y en a certainement d'autres ? Sauront-ils, les enfants qui grandissent à présent, ce qui les attend ?

PATROCLE. On ne pense pas à cela quand on est enfant.

ACHILLE. Il y aura des jours qui devront naître encore et que nous ne verrons pas.

PATROCLE. N'en avons-nous pas déjà vu beaucoup ?

ACHILLE. Non , Patrocle, pas beaucoup. Un jour viendra où nous serons des cadavres. Où nous aurons la bouche frappée comme par le poing de la terre. Et nous ne saurons même pas ce que nous avons vu.

 

Cesare Pavese, Dialogues avec Leuco [Dialoghi con Leuco], traduit de l'italien par André Cœuroy, Gallimard, "Du monde entier", 1964, p. 112-114.

09/12/2011

Cesare Pavese, Travailler fatigue / Lavorare stanca

 

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            Travailler fatigue

 

Traverser une rue pour s'enfuir de chez soi

seul un enfant le fait, mais cet homme qui erre,

tout le jour, par les rues, ce n'est plus un enfant

et il ne s'enfuit pas de chez lui.

 

En été, il y a certains après-midi

où les places elles-mêmes sont vides, offertes

au soleil qui est près du déclin, et cet homme qui vient

le long d'une avenue aux arbres inutiles, s'arrêt.

Est-ce la peine d'être seul pour être toujours plus seul ?

On a beau y errer, les places et les rues

sont désertes. Il faudrait arrêter une femme,

lui parler, la convaincre de vivre tous les deux.

Autrement, on se parle tout seul. C'est pour ça que parfois

Il y a des ivrognes nocturnes qui viennent vous aborder

et vous racontent les projets de toute une existence.

 

Ce n'est sans doute pas en attendant sur la place déserte

qu'on rencontre quelqu'un, mais si on erre dans les rues,

on s'arrête parfois. S'ils étaient deux,

et même pour marcher dans les rues, le foyer serait là

où serait cette femme et ça vaudrait la peine.

La place dans la nuit redevient déserte

et cet homme qui passe ne voit pas les maisons

entre les lumières inutiles, il ne lève pas les yeux :

il sent seulement le pavé qu'ont posé d'autres hommes

aux mains dures et calleuses comme les siennes.

Ce n'est pas juste de rester sur la place déserte.

Il y a certainement dans la rue une femme

Qui, si on l'en priait, donnerait volontiers un foyer.

 

 

            Lavorare stanca

 

 

Traversare una strada per scappare di casa

Io fa solo un ragazzo, ma quest'uomo che gira

tutto il giorno le strade, non è piú ragazzo

e non scappa di casa.

 

                            Ci sono d'estate

pomeriggi che fino le piazze son vuote, distese

sotto il sole che sta per calare, e quest'uomo, che giunge

per un viale d'inutili piante, si ferma.

Val la pena esser solo, per essere sempre piú solo ?

Solamente girarle, le piazze e le strade

sono vuote. Bisogna fermare une donna

e parlarle e deciderla a vivere insieme.

Altrimenti, uno parla da solo. È per questo che a volte

c'è lo sbronzo notturno che attacca discorsi

e racconta i progetti di tutta la vita.

 

Non è certo attendendo nella piazza deserta

che s'incontra qualcuno, ma chi gira le strade

si sofferma ogni tanto. Se fossero in due,

anche andando per strada, la casa sarebbe

dove c'è quella donna e varrebbe la pena.

Nella notte la piazza ritorna deserta

e quest'uomo, che passa, non vede le case

tra le inutili luci, non leva piú gli occhi :

sente solo il selciato, che han fatto altri uomini

dalle mani indurite, come sono le sue.

Non è giusto restare sulla piazza deserta,

Ci sarà certamente quella donna per strada

che, pregata, vorrebbe dar mano alla casa.

 

 

Cesare Pavese, Poésies I, Lavorare stanca / Travailler fatigue, traduit de l'italien et préfacé par Gilles de Van, "Poésie du monde entier", Gallimard, 1969, p. 193 et 195, 192 et 194.

13/08/2011

Cesare Pavese, Le Métier de vivre

18 octobre [1938]

Décrire la nature en poésie, c’est comme ceux qui décrivent une belle héroïne ou un puissant héros.

 

10 novembre [1938]

La littérature est une défense contre les offenses de la vie. Elle lui dit : « Tu ne me couillonnes pas ; je sais comment tu te comportes, je te suis et je te prévois, je m’amuse même à te voir faire, et je te vole ton secret en te composant en d’adroites constructions qui arrêtent ton flux. »

 

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16 avril 1940

Il doit être important qu’un jeune homme toujours occupé à étudier,  à tourner des pages, à se tirer les yeux, ait fait sa grande poésie sur les moments où il allait sue le balcon, sous le bosquet, sur la colline ou dans un champ tout vert. (Silvia latini, Vie solitaire, Souvenirs) La poésie naît non de l’our life’s work, de la normalité de nos occupations mais des instants où nous levons la tête et où nous découvrons avec stupeur la vie. (La normalité, elle aussi, devient poésie quand elle se fait contemplation, c’est-à-dire quand elle cesse d’être normalité et devient prodige.)

On comprend par là pourquoi l’adolescence est grande matière à poésie. Elle nous apparaît à nous — hommes — comme un instant où nous n’avions pas encore baissé la tête sur nos occupations.

 

20 février

La poésie est non un sens mais un état, non une compréhension mais un être.

 

Cesare Pavese, Le Métier de vivre, traduit de l’italien par Michel Arnaud, Gallimard, 1958, p. 103, 113, 153, 255.