Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

27/04/2020

Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn

Robert Kahn, traducteur de Kafka, avec À Milena (2015), les Derniers cahiers (2017) et, cette année, les Journaux, tous livres publiés aux éditions NOUS, est mort le 6 avril 2020.

Troisième extrait des Journaux pour lui rendre hommage.

Kafka.jpg

Quatrième cahier

 Quand on s’arrête sur un livre de lettres ou de mémoires, quelle que soit la personne concernée (...), qu’on ne le fait pas pénétrer en soi par sa propre force, car pour cela il faut déjà de l’art et celui-ci se suffit à lui-même, mais que cela  vous est donné — pour celui qui n’oppose pas de résistance cela arrive vite — de se séparer de l’étranger ainsi constitué et de consentir à en faire un membre de sa famille, alors ce n’est plus quelque chose de spécial quand, en refermant le livre on se retrouve face à soi-même, et que, après cette excursion et ce délassement, on se sent à nouveau mieux dans son être propre, renouvelé et secoué à neuf d’avoir été pendant un moment vu de loin, et on reste avec une tête plus libre.

 Franz Kafka, Journaux traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 247.

26/04/2020

Franz Kafka, Journaux, 2, traduction Robert Kahn

Robert Kahn, traducteur de Kafka, avec À Milena (2015), les Derniers cahiers (2017) et, cette année, les Journaux, tous livres publiés aux éditions NOUS, est mort le 6 avril 2020.

Second extrait des Journaux pour lui rendre hommage.

franz kafka,journaux,traduction robert kahn,train,voyageur,oubli,enfant

   

   Onzième Cahier

Être dans un train, l’oublier, vivre comme chez soi, se souvenir subitement, sentir la force motrice du train, devenir un voyageur, sortir la casquette de la valise, aller à la rencontre de ses compagnons de  voyage de façon plus libre, plus cordiale , plus insistante, être porté sans mérite vers son but, le ressentir comme un enfant, devenir le chéri de ces dames, se trouver sous la force d’attraction continuelle de la fenêtre, avoir toujours au moins une main posée sur la planchette de la fenêtre. Situation esquissée de manière plus aiguë : oublier que l’on a oublié, devenir d’un coup un enfant qui voyage seul dans un train rapide comme l’éclair, enfant autour duquel le wagon tremblant se hâte se déploie de manière étonnante dans les plus petits détails comme dans la main d’un prestidigitateur.

 

Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 705.

25/04/2020

Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn

 

Robert Kahn, traducteur de Kafka, avec À Milena (2015), les Derniers cahiers (2017) et, cette année, les Journaux, tous livres publiés aux éditions NOUS, est mort le 6 avril 2020.

Plusieurs extraits des Journaux pour lui rendre hommage.

Kafka.jpg

Quatrième cahier

   On ne peut éviter dans une autobiographie que, très souvent, là où l’on devrait utiliser l’expression « une fois », qui correspond à la vérité, on la remplace par « souvent ». Car on reste toujours conscient du fait que le souvenir va chercher dans cette obscurité que l’expression « une fois » fait éclater et que le mot « souvent » n’épargne pas non plus totalement, mais qu’elle est au moins conservée dans la vision de celui qui écrit et qu’elle le porte au-delà des parties de sa vie qui ne se sont peut-être pas du tout produites mais qui remplacent pour lui celles qu’il ne peut plus, et même avec un doute, effleurer dans son souvenir.

Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 296.

14/03/2020

Franz Kafka, Journaux

                      franz kafka,journaux,solitude,bien-être

16 [décembre 1910]

 

J’ai été seul pendant 2 jours et demi — certes pas complètement — et déjà je suis, sinon transformé, en tout cas en bonne voie. Être seul exerce sur moi une force, qui n’échoue jamais. Mon intérieur se dissout (provisoirement en surface) et est prêt à laisser venir le plus profond. Une petite mise en ordre de mon intérieur commence à se mettre en place et je n’ai plus besoin de rien, car le désordre avec de petites capacités c’est le pire.

 

Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 125-126.

05/09/2019

Kafka, Récits et fragments narratifs

                1310284-Franz_Kafka.jpg

                             En rentrant chez soi

 

   Quel pouvoir de conviction n'y a-t-il pas dans l'air, après l'orage ! Mes mérites m'apparaissent et s'imposent à moi ; il est vrai que je ne cherche pas à leur résister.

   Je marche d'un pas ferme et mon rythme est le rythme de tout ce côté de la rue, le rythme de la rue entière, le rythme de tout le quartier. Je suis à juste titre responsable de tous les coups frappés aux portes ou sur les tables, de tous les toasts que l'on porte, de tous les couples d'amoureux réunis dans les lits, sous les échafaudages des maisons en construction, pressés au bord des murs dans les ruelles sombres, sur les canapés des bordels. Je pèse mon passé et suppute mon avenir, je les trouve excellents tous les deux sans pouvoir donner la préférence à l'un ou à l'autre ; je ne peux incriminer que l'injustice de la Providence, qui m'a favorisé de la sorte.

   Ce n'est qu'en entrant dans ma chambre que je me sens un peu pensif, alors que je n'avais rien trouvé, en montant l'escalier, qui fût digne d'occuper mes pensées. Je ne trouve pas beaucoup de réconfort à ouvrir grand la fenêtre, et à écouter encore un peu de musique au fond d'un jardin.

 

Franz Kafka, Récits et fragments narratifs, traduction Claude David, dans Œuvres complètes II, édition présentée et annotée par Claude David, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 108.

23/12/2017

Franz Kafka, Derniers cahiers

                                      Kafka.JPG

   Je m’étais complètement perdu dans une forêt. Perdu d’une manière incompréhensible, car peu de temps auparavant encore j’avais marché non pas sur un chemin mais à proximité d’un chemin, qui m’était toujours resté visible. Mais maintenant j’étais perdu, le chemin avait disparu, toutes les tentatives de le retrouver avaient échoué. Je m’assis sur une souche d’arbre et je voulus réfléchir à ma situation, mais j’étais distrait, je pensais toujours à autre chose qu’à l’essentiel, j’échappais aux soucis par le rêve. Alors je fus cerné par les riches buissons de myrtilles, j’en cueillis quelques-unes et les mangeai.

 

Franz Kafka, Derniers cahiers, traduction Robert Kahn, NOUS, 2017, p. 136-137.

10/12/2017

Franz Kafka, Journal (traduction Marthe Robert)

                                          Kafka.JPG

18 novembre [1913]

 

Je vais recommencer à écrire, mas que de doutes, entre temps, sur ma création littéraire ! Au fond, je suis une être incapable et ignorant qui, s’il n’avait été mis de force à l’école — je n’y allais que contraint, sans aucun mérite personnel, sentant à peine la contrainte — serait tout juste bon à rester blotti, dans une niche à chien, à sauter dehors quand on lui apporte sa pâtée et à rentrer d’un bond quand il l’a engloutie.

 

Franz Kafka, Journal, traduction Marthe Robert, Grasset, 1954, p. 297-298.

21/09/2017

Franz Kafka, Lettres à Felice

 

À Grete Bloch, 8. V. 14

 

                                      Kafka.JPG

Jusqu’à présent (…) j’ai obtenu tout ce que je voulais, mais pas tout de suite, jamais sans détour, le plus souvent même sur le chemin du retour, toujours au cours de l’ultime effort, presque au dernier moment si tant est qu’on en puisse juger. Pas trop tard, mais presque trop tard, c’était tout juste le dernier martelage du cœur. Et puis je n’ai jamais obtenu non plus la totalité de ce que je voulais, en général d’ailleurs tout n’était plus disponible, et tout l’eût-il été que je n’aurais pas pu en venir à bout, mais quoi qu’il en soit j’en recevaus toujours un gros morceau, et même le plus souvent le principal. En soi naturellement ces lois qu’on trouve soi-même ne signifient absolument rien, elle ne sont toutefois pas sans signification pour caractériser celui qui les découvre, d’autant qu’une fois trouvées elles le dominent avec une sorte de matérialité réelle.

 

Franz Kafka, Lettres à Felice, II, traduction Marthe Robert, Gallimard, 1972, p. 655-656.

12/07/2017

Franz Kafka, Lettres à Ottla

 

                                                             l'étang aux nénuphars

[Matlyary, vers le 10 février 1921]

 

(… l’après-midi il faisait trop froid pour écrire, le soir j’étais trop triste, et aujourd’hui, aujourd’hui il fait de nouveau trop beau, le soleil brûle. Le jour j’étais triste parce que j’avais mangé des sardines, c’était bien préparé, mayonnaise, petits morceaux de beurre, purée de mômes de terre, seulement c’étaient des sardines. Depuis quelques jours déjà, la viande me faisait envie, ça a été une bonne leçon. Après cela j’ai erré dans la forêt, triste come une hyène (avec un brin de toux en guise de signe humain distinctif) et j(ai passé la nit triste comme une hyène. Je voyais la hyène trouver uen boîte de sardine perdue par une caravane, piétiner le petit cercueil de fer-blanc et l’ouvrir pour se repaître des cadavres. En quoi elle ne se distingue peut-être de l’homme que parce qu’elle y est forcée et ne le veut pas (sinon pourquoi serait-elle si triste, pourquoi la tristesse lui fermerait-elle toujoutd à demi les yeux ?), alors que nous le voulons sans y être forcés. Tôt le matin le docteur m’a consolé : après tout c’est moi qui i mangé les sardines et non les sardines qui m’ont mangé.

 

Franz Kafka, Lettres à Ottla, traduction Marthe Robert, Gallimard, 1978, p. 110.

26/04/2017

Franz Kafka, Lettres à Felice

                                                     Kafka.JPG

20/08/1913 [à Felice]

 

(…) Je répugne absolument à parler. Du reste ce que je dis est faux à mon sens. À mes yeux la parole ôte à tout ce que je dis importance et sérieux. Il me semble qu’il ne peut en être autrement, étant donné que mille choses et mille pressions extérieures ne cessent d’influencer le discours. Je suis donc taciturne non seulement par nécessité, mais aussi par conviction. L’écriture est la seule forme d’expression qui me convienne, et elle le restera même quand nous serons ensemble.

 

Franz Kafka, Lettres à Felice, II, traduction Marthe Robert, Gallimard, 1972, p. 511.

18/02/2017

Franz Kafka, Correspondance 1902-1924

                                           rubon53.jpg

[…] j’ai (…] pris conscience du fait, que j’avais presque oublié au cours de cette dernière période presque calme, que je vis sur un sol combien fragile, voire tout à fait inexistant, au-dessus d’un trou d’ombre d’où les puissances obscures sortent à leur gré pour détruire ma vie, sans se soucier de mon bégaiement. La littérature me fait vivre, mais n’est-il pas plus juste de dire qu’elle fait vivre cette sorte de vie-là ? Ce qui naturellement ne veut pas dire que ma vie soit meilleure quand je n’écris pas. Dans ce cas au contraire c’est bien pire, c’est tout à fait intolérable et sans autre issue que la folie. Toutefois cela n’est vrai qu’à condition que je sois écrivain même quand je n’écris pas, comme c’est d’ailleurs effectivement le cas, et à vrai dire un écrivain qui n’écrit pas est un non-sens, une provocation à la folie. Mais qu’en est-il de l’état littéraire lui-même, La création est une douce et merveilleuse récompense, mais pour quoi ? Cette nuit j’ai vu clairement, avec la netteté d’une leçon de choses enfantine, que c’est un salaire pour le service du diable. Cette descente vers les puissances obscures, ce déchainement d’esprits naturellement liés, ces étreintes louches, et tout ce qui peut encore se passer en bas dont on ne sait plus rien en haut quand on écrit des histoires au soleil…

 

Franz Kafka, Correspondance 1902-1924, traduit et préfacé par Marthe Robert, Gallimard, 1965, p. 447.

 

Le livre de Pauline Klein, Les Souhaits ridicules, dont le début a été repris ici même, a été publié aux éditions Allia en 2017 — et non en 2917... On ne se relit jamais assez !

12/01/2017

Franz Kafka, Récits et fragments narratifs

                                 016898305_30300.jpg

                                   La poursuite

 

   Quand on marche la nuit dans la rue et qu'un homme qu'on voit venir de loin — car la rue est en pente et il fait pleine lune — court de notre côté, on ne cherchera pas à l'empoigner, même s'il est faible et déguenillé, même si quelqu'un court derrière lui en criant ; nous le laisserons passer son chemin.

   Car il fait nuit, et ce n'est pas notre faute si la rue est en pente et s'il fait clair de lune ; et, d'ailleurs, qui sait si ces deux-là n'ont pas organisé cette course pour s'amuser, qui sait s'ils ne sont pas tous deux à la poursuite d'un troisième, qui sait si le deuxième ne s'apprête pas à commettre un crime, dont nous nous ferions le complice, qui sait même s'ils se connaissent — peut-être chacun court-il se coucher, sans s'occuper de l'autre — qui sait s'il ne s'agit pas de somnambulisme et si le premier n'est pas armé.

   Et enfin, nous avons bien le droit d'être fatigués, car nous avons bu ce soir pas mal de vin. C'est une chance de ne même pas apercevoir le deuxième.

 

Franz Kafka, Récits et fragments narratifs, traduction Claude David, dans Œuvres complètes, II, édition présentée et annotée par Claude David, Pléiade / Gallimard, 1980, p. 108-109.

 

18/12/2016

Franz Kafka, Lettres à Felice, II

                       Franz Kafka, lettres à Felice, Marthe Robert, fantôme

À Grete Bloch                              8.VI.14

 

Chez nous les parents ont coutume de dire que les enfants vous font sentir à quel point on vieillit. Quand on n’a pas d’enfants, ce sont vos propres fantômes qui vous le font sentir, et ils le font d’autant plus radicalement. Je me souviens que dans ma jeunesse, je les attirais hors de leur trou, ils ne venaient guère, je les attirais avec plus de force, je m’ennuyais sans eux, ils ne venaient pas et je commençais à croire qu’ils ne viendraient jamais. À cause de cela j’ai déjà été souvent bien près de maudire mon existence. Par la suite ils sont quand même venus, de temps à autre seulement, c’était toujours du beau monde, il fallait leur faire des courbettes bien qu’ils fussent encore tout petits, souvent ce n’était nullement eux, ils avaient seulement l’air de l’être ou bien ils le donnaient seulement à entendre. Cependant lorsqu’ils venaient pour de bon, ils se montraient rarement féroces, on n’avait pas lieu d’être très fier d’eux, ils vous sautaient dessus tout au plus comme le lionceau saute sur la chienne, ils mordaient , mais on ne s’en apercevait qu’en maintenant l’endroit mordu avec le doigt et en y appuyant l’ongle. Plus tard, il est vrai, ayant grandi, ils sont venus et sont restés à leur guise, de tendres dos d’oiseaux sont devenus des dos de géants comme on voit sur les monuments, ils sont entrés par toutes les portes, enfonçant celles qui étaient fermées, c’étaient de grands fantômes fortement charpentés, une foule anonyme, on pouvait se battre avec l’un d’eux ; mais non pas avec tous ceux qui formaient cercle autour de vous.

 

Franz Kafka, Lettres à Felice, II, traduction Marthe Robert, Gallimard, 1972, p. 683.

17/03/2016

Franz Kafka, Lettres à Otla

                                 2.jpg

À Otla et Josef David              Matliary, juin 1921

 

Chère Otla,

 

Voilà déjà longtemps que je ne t’ai pas écrit, quand je vais bien, dans la forêt, au milieu du silence total avec les oiseaux, le ruisseau et le vent, je me tais moi aussi, et quand je suis désespéré, dans la villa, sur le balcon, dans la forêt détruite par le bruit, je ne peux pas écrire parce que ma lettre est lue aussi par les parents. Ce dernier cas est malheureusement le plus fréquent, mais le premier se produit également, ainsi par exemple les deux derniers après-midi, aujourd’hui ce n’est plus tout à fait cela ; mais je ne m’en étonne pas, il n’y a pas dans le monde autant de silence qu’il m’en faut, d’où il suit qu’on ne devrait pas se permettre d’avoir besoin de tant de silence. Mais qu’on puisse l’avoir ici quelquefois, bien que tout soit déjà comble et qu’à partir du 1er le comble sera probablement encore comblé (les gens logent dans les cabines de bains, dans n’importe quel cagibi, et moi j’ai une belle chambre avec balcon) — de cela je suis extrêmement reconnaissant et c’est l’une des raisons pour lesquelles jusqu’ici je n’ai pas bougé. En ce moment par exemple, il est à peu près 7 heures du soir, je suis allongé sur ma chaise longue à l’entrée d’une cabane à trois pans de mur avec 2 couvertures, fourrure et coussin, devant la cabane s’étend une prairie (...) toute jaune, blanche, mauve de fleurs que je connais et d’autres que je ne connais pas, derrière la cabane le ruisseau passe en murmurant.

 

Franz Kafka, Lettres à Otla et à la famille, traduction de l’allemand par Marthe Robert, Gallimard, 1978, p. 132-133.

                                

27/11/2015

Franz Kafka, Lettres à Felice

franz-kafka.jpg

À Grete Bloch

 

8.VI.14

 

(…)

     En juillet j’irai m’installer dans une forêt quelconque afin d’améliorer en moi ce qui pourra l’être en hâte. Chez nous les parents ont coutume de dire que les enfants vous font sentir à quel point on vieillit. Quand on n’a pas d’enfants, ce sont vos propres fantômes qui vous le font sentir, et ils le font d’autant plus radicalement. Je me souviens que dans ma jeunesse je les attirais hors de leur trou, ils ne venaient guère, je les attirais avec plus de force, je m’ennuyais sans eux, ils ne venaient pas et je commençais à croire qu’ils ne viendraient jamais. À cause de cela j’ai déjà souvent été bien près de maudire mon existence. Par la suite ils sont quand même venus, de temps à autre seulement, c’était toujours du beau monde, il fallait leur faire des courbettes bien qu’ils fussent entre tout petits, souvent ce n’était nullement eux, ils avaient seulement l’air de l’être ou bien ils le donnaient seulement à entendre. Cependant lorsqu’ils venaient pour de bon, ils se montraient rarement féroces, on n’avait pas lieu d’être très fier d’eux, ils vous sautaient dessus tout au plus comme le lionceau saute sur la chienne, ils mordaient, mais on ne s’en apercevait qu’en maintenant l’endroit mordu avec le doigt et en y appuyant l’ongle. Plus tard il est vrai, ayant grandi, ils sont venus et sont restés à leur guise, de tendres dos d’oiseaux sont devenus des dos de géants comme on voit sur les monuments, ils sont entrés par toutes les portes, enfonçant celles qui étaient fermées, c’étaient de grands fantômes fortement charpentés, une foule anonyme, on pouvait se battre avec l’un d’eux, mais non pas avec tous ceux qui formaient cercle autour de vous. Écrivait-on, ce n’étaient rien que des bons génies, sinon c’étaient des démons dans la foule desquels on pouvait tout juste encore lever le bras pour montrer où on était. Quant à la façon dont on se disloquait la main en haut, de cela sans doute on n’était pas responsable.

 

Franz Kafka, Lettres à Felice II, traduit de l’allemand par Marthe Robert, Gallimard, 1972, p. 683.