20/08/2011
Bernard Noël, Les Plumes d'Éros
L’enfer, dit-on
Le sexe nous lie à l’espèce. Il est en nous son instrument. Ainsi, il mine notre particularité là même où nous croyons l’éprouver le plus vivement : chacun est unique en son corps ; chacun est semblable à tous par l’emportement sexuel. Nous voulons être unique dans ce qui est notre expression la moins individuelle mais que nous tâchons de faire nôtre en greffant de la langue sur la sexualité. Le mouvement des mots se mêle alors aux tressaillements de l’espèce et nous fait rêver d’un orgasme durable. Le désir se couvre d’amour et l’espèce devient une origine perdue derrière l’horizon.
Entre le corps et le sexe, quelque chose est advenu qui rejoue radicalement la vieille interprétation mécaniste ; cette fois, plus de métaphysique, ce n’est plus l’esprit qui nous traverse ou nous habite, c’est un élan dont nous détournons le sens. S’il vient à s’éclairer, au fond de nous le plus ancien des dieux remue : un dieu dont tous les dieux suivants ont fait notre démon.
L’espèce est la partie la plus vêtue de nous-même : toute la langue s’est enroulée sur elle pour la dissimuler. Le dieu archaïque a pris le visage d’Éros. Le sexe est devenu une idée, à moins qu’il ne soit un morceau.
L’attribut le plus naturel ne fonctionne donc plus si naturellement : il en est la représentation, il est devenu un sujet. En lui, l’organique a cédé la place à l’illusoire, si bien qu’il est un mensonge capable de dire la vérité que nous souhaitons entendre. Nous parlons encore de « possession » : nous ne possédons qu’une ombre.
Tout cela pour avancer contradictoirement vers un désir contradictoire, puisqu’il nous tire autant vers nous que hors de nous. Longtemps le partage s’est fait par référence à un mal et à un bien, mais il fallait y croire sans aucun doute. Devant le ciel vide et les idées mortes, les choses devraient revenir à leur réalité. Elles s’en gardent — ou nous les en gardons — car elles continuent à disparaître derrière les signes qu’elles nous font. Nommer est une magie décevante, qui convoque le tout et ne fait apparaître que le rien.
[…]
Bernard Noël, L’enfer, dit-on, dans Les Plumes d’Éros, Œuvres I, P. O. L, 2010, p. 315-316.
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