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15/09/2012

Tristan Corbière, Les amours jaunes

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        À la douce amie

 

Ça : badinons — J'ai ma cravache —

Prends ce mors, bijou d'acier gris ;

— Tiens, ta dent joueuse le mâche...

En serrant un peu : tu souris...

 

— Han !... C'est pour te faire la bouche...

— V'lan !... C'est pour chasser une mouche...

Veux-tu sentir te chatouiller

L'éperon, honneur de ma botte ?

— Et la folle-du-logis trotte...

Jouons à l'Amour-cavalier !...

 

Porte-beau ta tête altière,

Laisse mes doigts dans ta crnière...

J'aime voir ton beau col ployer !...

Demain : je te donne un collier.

 

— Pourquoi regarder en arrière ?

Ce n'est rien : c'est une étrivière...

Une étrivière ... et — je te tiens !

 

.....................................................

 

Et tu m'as aimé... — rosse, tiens !

 

Tristan Corbière, Les amours jaunes, dans Charles Cros

Tristan Corbière, Œuvres complètes, Bibliothèque de

 la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 763.

14/09/2012

Jacques Demarcq, Dictons d'émoi

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le temps n'a pas de sens

     autant l'appât des sens

 

                *

de gai

  ou de farce

    hardi grâce

     au carnaval

      qui à la ca-

        marde ira

 

                   *

 

qu'indécente

en décembre

      la nuit

        sur nous

       descende

 

Jacques Demarcq, Dictons d'émoi, suivi de

l'aile lissitzky, "Plis urgents", Rougier V.,

p. 9, 15, 34. 

13/09/2012

Christiane Veschambre, Robert et Joséphine

 

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          Joséphine se souvient

 

 

Quand j'étais enfant

il y avait un homme

qui passait

une fois par an

pour vendre

du fil

des ciseaux

des tissus

des choses

rangées dans sa boîte

 

une fois

j'avais pris

un petit couteau

rouge

il était beau

 

tu vas reposer ça

m'a crié

ma grand-mère

 

l'homme

a doucement

refermé

ma main dessus

garde-le

je le revois bien

mon petit couteau

rouge

 

Christiane Veschambre, Robert et Joséphine,

Cheyne éditeur, 2008, p. 93-94.

12/09/2012

Jacques Roubaud : rencontre avec Jean-François Puff — recension

 

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   Rappelons ce qu’est la collection "les Singuliers" dirigée par Catherine Flohic. Chaque livre reconstitue le parcours d’un écrivain grâce à une série d’entretiens, le jeu des questions et des réponses au cours de la rencontre variant selon les uns et les autres. L’entretien est accompagné d’un choix de textes, anthologie qui constitue une introduction à l’œuvre sous ses divers aspects. Des photographies évoquent l’histoire personnelle (photos de famille, d’amis, de lieux) et celle des écrits (couvertures de livres de l’auteur et des écrivains admirés, manuscrits), quelques-unes en pleine page, la plupart sous forme de vignettes en belle page dans une colonne qui reçoit également des extraits d’œuvres lues par l’auteur. Chaque ouvrage se clôt par une bibliographie de l’auteur (livres, textes en périodiques, études le concernant) et une autre de son interlocuteur.

  Voilà décrite la construction de l’ensemble consacré à Jacques Roubaud (1). On sait bien qu’une série d’entretiens ne peut être reprise comme telle et Jean-François Puff a organisé la matière en cinq chapitres : Enfance et Provence, La tradition poétique, Histoire de l’œuvre, Arts, Un ermite amoureux. L’étendue de l’œuvre excluait d’en retenir tous les aspects et la rencontre est concentrée autour de quelques axes. Sont rappelés à grands traits les moments de la formation, depuis les poèmes de l’enfance, imprimés par les proches, aux poèmes engagés écrits dans la mouvance surréaliste jusqu’à epsilon (1965). Ont compté l’influence de Raymond Queneau, y compris pour la fascination numérologique, et la participation à l’Oulipo. Sont rappelés les rapports avec différents groupes et revues (Tel Quel, Action poétique, Change) et la création du Cercle Polivanov (1969) avec Léon Robel voué à l’étude formelle des textes poétiques. Jacques Roubaud, dont les parents avaient terminé leurs études à l’école normale supérieure, avait entrepris une licence d’anglais avant de se tourner vers les mathématiques, qu’il enseigna ; c’est en relation avec l’entrée dans ce domaine qu’il choisit la forme sonnet dans un de ses premiers livresS’inscrire dans la tradition lointaine de la poésie en langue d’oc (langue que ses parents ne pratiquaient pas) a aidé Jacques Roubaud à rompre avec le surréalisme et avec l’avant-garde qui lui a succédé pour qui rien n’existait en dehors de ce qu’elle produisait. Mais les troubadours ont eu un autre rôle : ils lui ont fait comprendre l’importance de la notion de communauté ; comme plus tard les rhétoriqueurs, ils ont travaillé dans le même sens et c’est ce mouvement commun qui enrichit la tradition poétique, créant le sentiment que chacun inséré dans un groupe fait quelque chose d’important. Jacques Roubaud insiste sur la nécessité de lire les troubadours, et tous les poètes du passé, comme s’ils étaient nos contemporains : c’est un moyen efficace de réfléchir sur la notion de temps, sur ce que signifie la poésie « mémoire de la langue » et sur le lyrisme. Reprenons ici son amorce d’analyse de quatre vers de Bernard Marti :

ainsi je vais enlaçant

les mots et rendant purs les sons

comme la langue s’enlace

à la langue dans le baiser

qui ouvrent à la réflexion sur deux points majeurs : « d’une part le lien l’amour la poésie, et d’autre part, en ce qui concerne la construction formelle, la question de l’entrelacement, entrebescar, qui est au centre de la première grande prose narrative française, le Lancelot. Voilà ce que je trouve extraordinaire : condenser en deux trois vers des concepts poétiques extrêmement importants. » (2)

   Lecture des troubadours par Pound : Jacques Roubaud est aussi lecteur des poètes anglais et américains, qu’il a traduits, de Lewis Carroll à Rosemary Waldrop (elle-même traductrice notamment de Roubaud et de Jabès). À ses yeux, la nouveauté dans le domaine du vers vient des États-Unis où la dimension orale est demeurée vivante (3) et a abouti à un traitement novateur du vers, et non plus seulement à un vers libre en réaction au vers traditionnel. Sur ce point, toujours peu ou pas analysé aujourd’hui, les remarques de Jacques Roubaud sont à poursuivre quand il affirme que « le vrai vers libre, c’est le vers de Reverdy. Quand Reverdy a envie de rimer, il rime, quand il a envie de faire un alexandrin, il le fait » (4). Avec la réflexion sur le vers, qui a notamment conduit Roubaud à étudier les formes de la poésie japonaise classique, comme le renga, on tient l’un des quatre aspects, indissolublement liés, de son activité : composer des poèmes, traduire, construire des anthologies, réfléchir sur la façon dont les poèmes sont composés.

   On renvoie à cette rencontre pour préciser la relation établie entre poésie et musique, ce qu’est chez Roubaud l’image-mémoire dans la poésie, comment il construit la "théorie des nuages" en œuvre chez le peintre Constable (auquel il a consacré un livre (5), que l’on peut résumer par la formule « donner forme à l’informe » : dans la poésie, « les nuages auxquels il faut donner forme sont des nuages de langue […] et l’ « on peut considérer que la langue comme elle se produit ordinairement et même comme elle se produit dans la poésie en un certain sens est informe ». Mais surtout l’ouvrage devrait inciter à lire ou relire Roubaud, la poésie, les proses narratives, les traductions, les essais.

Jacques Roubaud : rencontre avec Jean-François Puff, collection les Singuliers, éditions Argol, 25 €.




1 Après, dans cette collection, des entretiens avec Jude Stéfan, Paul Nizon, Philippe Beck, F.-Y. Jeannet, H. Lucot, Christian Prigent, Raymond Federman.

2 Les troubadours, anthologie bilingue (Seghers, 1971) et La Fleur inverse. Essai sur l’art formel des troubadours (Ramsay, 1986).

3 Il ne s’agit pas de "performances", mais de la tradition de la lecture publique.

4 On lira sur ce sujet les réflexions d’Antoine Émaz dans le n° de la revue Triages consacré à Reverdy (éditions Tarabuste, 2008), qu’il a dirigé.

5 Ciel et terre et ciel et terre, et ciel (Flohic, 1997).

11/09/2012

Jacques Bens, 41 sonnets irrationnels

Jacques Bens, 41 sonnets irrationnels, poésie

 

—Parlons clair : tu adoptes quoi comme système ?

Si tu préfères : tu mets quoi dans un poème ?

Ta philosophie ?Mmm ? Ton modus vivendi ?

 

— Des bruits, des sons, des mots, des pieds, des vers, des phrases.

 

— Oui, je sais. Mais ce n'est pas ça que je te dis.

Je parle des idées, comment dire ? Du thème,

Du... Ou plutôt, voici : dis-moi ce que tu aimes

Dans les vers honorés, méconnus ou maudits ?

 

— Les bruits, les sons, les mots. Parfois, une ou deux phrases.

 

Un sourire pincé, un cri, mais pas l'emphase,

Une fleur oubliée, un rire démentiel,

Une chanson, par-ci par)là, qui vient, qui jase,

Quatre regrets, mon cœur, et peut-être Pégase,

Ma jeunesse partie,

                              Mer,

                                      Terre,

                                                Soleil,

                                                         Ciel.

 

Jacques Bens, 41 sonnets irrationnels, Gallimard, 1965, p. 57.

                                        

 

10/09/2012

Émile Verhaeren, Poèmes : Les soirs, Les débâcles, Les flambeaux noirs

Émile Verhaeren, Poèmes : Les soirs, Les débâcles, Les flambeaux noirs, le cri, oiseau

                           Le cri

 

Sur un étang désert que lustra une eau brunie,

Un rai du soir s'accroche au sommet d'un roseau,

Un cri s'écoute, un cri désespéré d'oiseau,

Un cri pauvre qui pleure au loin une agonie.

 

Comme il est faible et frêle et peureux et fluet !

Et comme avec tristesse il se traîne et s'écoute,

Et comme il se répète et comme avec la route

Il s'enfonce et se perd dans l'horizon muet !

 

Et comme il scande l'heure, au rythme de son râle,

Et comme, en son accent minable et souffreteux,

Et comme, en son écho languissant et boiteux,

Se plaint infiniment la douleur vespérale !

 

Il est si doux parfois qu'on ne le saisit pas.

Et néanmoins toujours, et sans fatigue, il tinte

L'obscur et triste adieu de quelque vie éteinte ;

Il dit les pauvres morts et les tristes trépas :

 

La mort des fleurs, la mort des insectes, la douce

Mort des ailes et des tiges et des parfums ;

Il dit les vols lointains et clairs qui sont défunts

Et reposent, cassés, dans l'herbe et dans la mousse.

 

Émile Verhaeren, Poèmes : Les soirs, Les débâcles, Les flambeaux

noirs, Mercure de France, 1920, p. 63-64. 

09/09/2012

Jacques Demarcq, Les Zozios

Jacques Demarcq, Les Zozios, Verlaine


            le verlaine

                                Carnamen caramba

 

Le ciel par-dessus toi ? que vois-je

de tes dessous monte à l'assaut

quand floue froutant sur le rivage

tu viens rincer l'œil du ruisseau

 

De dentelles te soudoient... nuages

dont l'air s'essouffle en cui-cui sots

léché partout d'émoi ; j'en nage

de tiédeur soûl — honte à l'oiseau

Qui s'émeut ; tant et plus que haut

   tirant de ma queue la plume

    s'y dresse un voli volume

    de frais titillés pohumes

 

Dotée d'ailes de surcroît, l'image

de mes doigts fous compte aller où

 

                                   — Vers l'aine ?

                             *

Oh merci mon cœur

  ce bel ange au nid

  qui se glisse et rit

berçant     persifleur

  ma mélancolie

 

Ce merle oui moqueur

     pris de griverie

  d'un mélange honni

perçant     postérieure

  la merde en colique

 

                  *

Le pipeau à Popol

pis que pitre il est fol

si l'artiste est l'Arthur

qui le sifflet cajole

 

Dans sa cage il carbure

et gazouille au gazole

si tenté qu'ailé vole

au verger d'envergure

 

Puis d'invertir les drôles

à l'attaque au lard dur

dans ma carne à la gnôle

et crie cuite le grill sur

 

Zizique avant toute

                                  rose

le reste au lit n'est que rature

 

Jacques Demarcq, Les Zozios, éditions NOUS, 2008, p. 238-239.

 

08/09/2012

Hugo Hofmannsthal, Le lien d’ombre, poèmes complets

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Tercets, IV

 

 Parfois des femmes que nul n’a jamais aimées viennent

En rêve à notre rencontre, on dirait des petites filles,

Et elles sont indiciblement émouvantes à voir.

 

Comme si avec nous sur d’invisibles routes

Elles avaient par un soir de jadis longuement cheminé,

Tandis que les cimes des arbres s’agitent en respirant

 

Et que tombe sur nous un souffles parfumé, et la nuit, et l’angoisse,

Et que le long du chemein, de notre chenmin, l’obscur,

Dans la clarté du soir les étangs muets resplendissent.

 

Miroir de notre nostalgie, ils scientillent comme en rêve,

Et à toutes les paroles murmurées, à tout le flottement

De l’air du soir et au premier éclat des étoiles,

 

Les âmes, cessœurs, profondément tressailent

Et s’affligent, et s’emplissent d’une gloire triomphante,

Émues par le profond pressentiment qui comprend la grandeur de la   

    vie

 

Et sa splendeur et son austérité.

 

 

             Terzinen, IV

 

Zuweilen kommen niegeliebte Frauen

Im Traum als kleine Mädchen uns entgegen

Und sind unsäglich rührend anzuschauen,

 

Als wären sie mit uns auf fernen Wegen

Einmal an einem Abend lang gegangen,

Indes die Wipfel atmend sich bewegen

 

Und Duft herunterfällt und Nacht und Bangen,

Und längs des Weges, unsres Wegs, des dunkeln,

Im Abendschein die stummen Weiher prangen

 

Und, Spiegel unsrer Sehnsucht, traumhaft funkeln,

Und allen leisen Worten, allem Schweben

Der Abendluft und erstem Sternefunkeln

 

Die Seelen schwesterlich und tief erbeben

Und traurig sind und voll Triumphgepränge

Vor tiefer Ahnung, die das große Leben

 

Begreift und seine Herrlichkeit und Strenge.

 

 

Hugo Hofmannsthal, Le lien d’ombre, poèmes complets, traduit de l’allemand, annoté et présenté par Jean-Yves Masson, édition bilingue, Verdier poche, 2006, p. 200-201.

07/09/2012

Guy Goffette, Épilepsie force douze

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I

 

La parole

Un seul soir ivre

Le petit ramoneur ne passera plus

Demandez le matin

La logique où est la logique

Elle boit un verre

au café de la gare

La mer vomit pas loin

contre un poteau indicateur

Si seulement les tickets

L’antipode dit que c’est l’heure

périodiquement

 

XI

 

Écrire ah

La tête que font les gens pressés

dans les vitrines

Combien en voulez-vous

Un peu de mou pour vos chats Madame

Le sergent de ville passe

dans les portefeuilles

L’identité du bonhomme de neige

est confuse

Glisser dans le Moyen Âge

est une question de souplesse

Quant à écrire

la putain se méfie

 

Guy Goffette, Épilepsie force douze, dans Traversées, n° 46, printemps 2007, p. 4 et 14.

 

06/09/2012

Guennadi Aïgui, degré : de stabilité, traduction Léon Robel

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        La forêt – par le bruit seul

 

 telles des miettes de fumier sec incolore nombreux

roulés par le vent sur la route !

et toi – calmé –

comme un puits dans le champ :

au milieu et à l’intérieur

 

et par les cheveux – comme les insectes sacrés

seul et nombreux !

et le village à peine se compose

comme ordures sur la neige

d’un froissement dans l’ouïe plus clair

comme quelque part soi-même

 

mais l’écoutant – pleurant ?

le condamné en lui on dirait de voir le permis

est coulé en le visage – des profondeurs !

orientant les traces de la pluie comme par un matin d’été

le long des joues et le long du cou

et le long de soi que l’on pleure

 

le long de soi comme d’un rose – par parties – du corps

et pourtant d’un rose !


 et ensuite de nouveau de la joue

 

Guennadi Aïgui, degré : de stabilité, traduction Léon Robel, in Collectif Change, Seghers/Laffont, septembre 1976, p. 62.

 

05/09/2012

André du Bouchet, Carnets ; L'emportement du muet

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On ne peut pas quitter la réalité d’un pas — décoller —

 

                                                 *

 

Poésie réparatrice

elle dit souvent ce qui manque. C’est à ce prix qu’elle cesse d’être complaisance et parure — qu’elle constitue un appel ardent à tout ce que l’on croit.

 

                                                 *

 

axiome de la poésie : que cela soit indémontrable et jamais gratuit.

 

                                                  *

La poésie rétablit inlassablement au présent le verbe qui est au passé.

 

                                                   *

 

un poème — qu’est-ce — rien

et pourtant le monde était là

comme le vent dans les tiges

le monde est là — comme le

vent dans les tiges

et aux confins bleus du monde

André du Bouchet, Carnets 1952-1956,, Plon, 1990, p. 5, 6, 19, 36 et 75.

                                                  *

ce qui me sépare des choses n’est pas plus épais

que l’haleine ou le feuillet

de l’autre feuillet

 

André du Bouchet, Carnet 2, Fata Morgana, 1998, p. 11.

 

    sur le point d’être nommé, ce

qu’on voit ayant pris de court, l’omission du nom — fraîcheur reconduite — peut, sans faire défaut, de nouveau s’inscrire dans le temps de la nomination.    Cela

fera comme tache ou

jour.

 

                                                  *

 

Trouver distance sur la page, c’est recevoir ce qu’elle a donné.

 

                                                   *

        … hauteur

atteinte dans la langue, mais du coup, et sans le vouloir, nous nous découvrons soudain portés à la hauteur où chacun tout à tour est atteint.

 

André du Bouchet, L’emportement du muet, Mercure de France, 2000, p. 71, 85, et 119.

04/09/2012

Dino Campana, Chants orphiques

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             La chimère

 

Je ne sais si entre des rochers ton pâle

Visage m’apparut, ou si un sourire

De lointains ignorés

Tu fus, baissé le front

D’ivoire éblouissant ou une jeune

Sur de la Joconde :

Ou des printemps défunts

Pour tes pâleurs mythiques

La Reine ou la Reine adolescente :

Mais pour ton poème ignoré

De douleur et de volupté

Musique jeune fille exsangue,

Marqué de lignes de sang

Dans le cercle des lèvres sinueuses,

Reine de la mélodie :

Mais pour ta vierge tête

Penchée, moi poète nocturne

J’ai veillé les vives étoiles dans les prairies du ciel,

Moi pour ton doux mystère,

Moi pour ta démarche taciturne.

Je ne sais si des cheveux la pâle

Flamme fut la marque

Vivante de sa pâleur,

Je ne sais si ce fut une douce vapeur,

Douce sur ma douleur,

Sourire d’un visage nocturne :

Je regarde les rochers blancs les sources muettes des vents

Et l’immobilité des firmaments

Et les ruisseaux gonflés qui vont pleurant

Et les ombres du travail humain penchées sur les margelles souffrantes

Et toujours dans de tendres cieux des lointaines claires ombres courantes

Et toujours je t ‘appelle je t’appelle Chimère.

  

Non so se tra roccie il tuo pallido

Viso m’apparve, o sorriso

Di lontananze ignote

Fosti, la china eburnea

Fronte fulgente o giovine

Suora de la Gioconda :

O delle primavere

Spente, per i tuoi mitici pallori

O regina o Regina adolescente :

Ma peril tuo ignoto poema

Di voluttà e di dolore

Musica fanciulla esangue,

Segnato di linea di sangue

Nel cerchio della labbra sinuose,

Regina de la melodia :

Ma per il vergine capo

Reclino, io poeta notturno

Vegliai le stelle vivide nei pelaghi del cielo,

Io per il tuo divenir taciturno.

Non so se la fiamma pallida

Fu dei capelli il vivente

Segno del suo pallore,

Non so se fu un dolce vapore,

Dolce sul mio dolore,

Sorriso di un volto notturno :

Guardo le bianche rocce le mute fonti dei venti

E l’immobilità dei firmamenti

E igonfii rivi che vanno pliangenti

E l’ombre del lavoro umano curve là sui poggi algenti

E ancora per teneri cieli lontane chiare ombre correnti

E ancora ti chiamo ti chiamo Chimera.

 

Dino Campana, Chants orphiques, édition bilingue, introduction de Maria Luisa Spaziani, postface et traduction de l’italien de Michel Sager, Seghers, 1977, p. 46-49.

 

 

 

03/09/2012

Luis Cernuda, La Réalité et le Désir (La Realidad y el Deseo)

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Cimetière dans la ville

 

Derrière la grille ouverte entre les murs,

la terre noire sans arbres, sans une herbe,

les bancs de bois où vers le soir

s’assoient quelques vieillards silencieux.

Autour sont les maisons, pas loin quelques boutiques,

des rues où jouent les enfants, et les trains

passent tout près des tombes. C’est un quartier pauvre.

 

Comme des raccommodages aux façades grises,

le linge humide de pluie pend aux fenêtres.

Les inscriptions sont déjà effacées

sur les dalles aux morts d’il y a deux siècles,

sans amis pour les oublier, aux morts

clandestins. Mais quand le soleil paraît,

car le soleil brille quelques jours vers le mois de juin,

dans leur trou les vieux os le sentent, peut-être.

 

Pas une feuille, pas un oiseau. La pierre seulement. La terre.

L’enfer est-il ainsi. La douleur y est sans oubli,

dans le bruit, la misère, le froid interminable et sans espoir.

Ici n’existe pas le sommeil silencieux

de la mort, car la vie encore

poursuit son commerce sous la nuit immobile.

Quand l’ombre descend du ciel nuageux

et que la fumée des usines s’apaise

en poussière grise, du bistrot sortent des voix,

puis un train qui passe

agite de longs échos tel un bronze en colère.

 

Ce n’est pas encore le jugement, morts anonymes.

Dormez en paix, dormez si vous le pouvez.

Peut-être Dieu lui-même vous a-t-il oubliés.

 

 

 

Tras la reja abierta entre los muros,

La tierra negra sin árboles ni hierba,

Con bancos de madera donde allá a la tarde

Se sientan silenciosos unos viejos.

En torno están las casas, cerca hay tiendas,

Calles por las que juegan niños, y los trenes

Pasan al lado de las tumbas. Es un barrio pobre.

 

Tal remiendosde las fachadas grises,

Cuelgan en las ventanas trapos húmedos de lluvia.

Borradas están ya las inscripciones

De las losas con muertos de dos siglos,

Sin amigos que les olviden, muertos

Clandestinos. Mas cuando el sol despierta,

Porque el sol brilla algunos dias hacia junio,

En lo hondo algo deben sentir los huesos viejos.

 

Ni una hoja ni un pájaro. La piedra nada más. La tierra.

Es el infierno así ? Hay dolor sin olvido,

Con ruido y miseria, frío largo y sin esperanza.

Aquí no existe el sueño silencioso

De la muerte, que todavia la vida

Se agita entre estas tumbas, como una prostituta

Prosigue su negocio bajo la noche inmóvil.

 

Cuando la sombra cae desde el cielo nublado

Y del humo de las fábricas se aquieta,

En polvo gris, vienen de la taberna voces,

Y luego un tren que pasa

Agita largos ecos como un bronce iracundo.

 

No es el juicio aún, muertos anónimos.

Sosegaos, dormid ; dormid si es que podéis.

Acaso Dios también se olvida de vosotros.

 

Luis Cernuda, La Réalité et le Désir (La Realidad y el Deseo), édition bilingue, traduction de l’espagnol par Robert Marrast et Aline Schulman, choisis et préfacés par Juan Goytisolo, Gallimard, 1969, p. 87-89.

02/09/2012

Philippe Jaccottet, Chants d'en bas

 

 

Parler donc est difficile, si c’est chercher… chercher quoi ?

Une fidélité aux seuls moments, aux seules choses

qui descendent en nous assez bas, qui se dérobent,

si c’est tresser un vague abri pour une proie insaisissable….

 

Si c’est porter un masque plus vrai que son visage

pour pouvoir célébrer une fête longtemps perdue

avec les autres, qui sont morts, lointains ou endormis

encore, et qu’à peine soulèvent de leur couche

cette rumeur, ces premiers pas trébuchants, ces feux timides

   nos paroles :

bruissement du tambour pour peu que l’effleure le doigt inconnu…

 

Philippe Jaccottet, Chants d’en bas, dans À la lumière d’hiver, Gallimard, 1977, p. 59

01/09/2012

Paul Valéry, Littérature

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Les livres ont les mêmes ennemis que l’homme : le feu, l’humide, les bêtes, le temps, et leur propre contenu.

                                                           *

Dans le poète :

L’oreille parle,

La bouche écoute ;

C’est l’intelligence, l’éveil, qui enfante et rêve ;

C’est le sommeil qui voit clair ;

C’est l’image et le phantasme qui regardent,

C’est le manque et la lacune qui créent.

 

                                                          *

La poésie n’est que la littérature réduite à l’essentiel de son principe actif. On l’a purgée des idoles de toute espèce et des illusions réalistes ; de l’équivoque possible entre le langage de la « vérité » et le langage de la « création », etc.

Et ce rôle quasi créateur, fictif du langage — (lui, d’origine pratique et véridique) est rendu le plus évident possible par la fragilité ou par l’arbitraire du sujet.

 

                                                            *

 

L’idée d’Inspiration contient celle-ci : Ce qui ne coûte rien est ce qui a le plus de valeur.

Ce qui a le plus de valeur ne doit rien coûter.

Et celle-ci : Se glorifier le plus de ce dont on est le moins responsable.

 

Quelle honte d’écrire, sans savoir ce que sont langage, verbe, métaphores, changements d’idées, de ton ; ni concevoir la structure de la durée de l’ouvrage, ni les conditions de sa fin ; à peine le pourquoi, et pas du tout le comment ! Rougir d’être la Pythie…

 

Paul Valéry, Littérature, dans Œuvres II, édition établie et annotée par Jean Hytier, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p. 546, 547, 548, 550..