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29/02/2024

Terrance Hayes, Sonnets américains...

Terrance Hayes, Sonnets américains pour mon ancien et futur assassin

On connaît différentes formes de sonnets, italien, français, anglais, mais le sonnet américain ? La préface de Pierre Vinclair explique en détail de quoi il s’agit. Le mot a d'abord été employé par la poète afro-américaine, citée en exergue, Wanda Coleman (1946-2013), à propos d’un ensemble de ses poèmes. Partant de la forme de 14 vers, chacun devrait considérer le sonnet comme « un espace possible d’émancipation et de réussite individuelle ». Pas de rupture donc avec l’apparence classique mais un usage différent ; Terrance Hayes utilise ce qui existe dans le sonnet classique, le retournement (la volta) qui oppose (plus ou moins) les quatrains aux tercets ou les douze premiers vers aux deux derniers, en faisant « coexister (…) des points de vue et des réalités opposés ». De là une variété de tons à propos des « questions identitaires et raciales », thème essentiel de ses poèmes. Un personnage apparemment étranger à ce motif, Orphée, y joue cependant un rôle.

 

Orphée, figure présente dans tous les arts, notamment dans le premier opéra, Orfeo de Monteverdi, apparaît deux fois dans le livre. Dans le premier poème, Terrance Hayes estime que son discours amoureux n’a pas été compris parce que trop ambigu ; « le croquis d’un œil avec un X planté dedans » signifiait qu’il était aveugle sans Eurydice, mais son aimée crut qu’il ne voulait plus la voir — « il est probable qu’il ait voulu dire ça aussi ». Dans un autre sonnet, Eurydice est vue comme la vraie poète, Orphée aurait été trop tourné vers lui-même, « Comme si ce qu’on apprenait en se faisant l’amour seul comptait / Plus que ce qu’on apprend en aimant quelqu’un d’autre ». La décision d’Orphée de ne plus aimer une femme vient après avoir perdu Eurydice pour la seconde fois. Ce qui importe dans cette lecture du mythe, c’est l’idée d’une rupture d’avec l’autre, le semblable, l’idée d’un aveuglement quant à ce qui forme une société. Le personnage d’Orphée est ici une forme pour dire ce que peut être le repli sur soi et c’est avec des formes que Terrance Hayes écrit. À propos du raciste : « je te coince dans un sonnet américain (…) Je te coince dans une forme », et ensuite : Je fais de toi un paquet de noir avec en son cœur un oiseau » et, enfin : « Ce n’est pas assez /Pour t’aimer. Ce n’est pas assez pour vouloir te détruire ».

 

Détruire ? Ce qui est présent, hier et maintenant, c’est la haine destructrice de beaucoup de Blancs pour les Noirs, c’est le lynchage d’un adolescent de 14 ans, le meurtre d’Emmett Till, celui par étouffement de George Floyd en mai 2020 par un policier, longue liste de Noirs abattus, longue liste d’assassins. Il y a pourtant parfois quelque humour désabusé dans ce qui semble ne jamais avoir un terme : "D’un côté le crépuscule / C’est le noir. Un côté de ce pays / Ne sait pas distinguer le fait d’être Noir du soir ». Extirper ce qui écarte et tue depuis des siècles une partie de la population semble impossible ; les assassins, aujourd’hui, ne restent pas impunis, mais d’autres assassins agissent, et rien ne change. La société dans son ensemble accepte la ségrégation de fait qui n’empêche pas « des hommes / Qui savent faire de l’argent mais rien d’autre » de prospérer. Dans ce monde, « un négro peut-il survivre ? ». Terrance Hayes rappelle encore ce qu’est le mouvement de la vie, commun à tous, Noirs comme à « ces garçons blancs qui deviendront des assassins » : tous disparaîtront, bientôt réduits en poussière bientôt mêlée à la terre qui, devenue terre fertile, produira des céréales pour d’autres vivants.

 

L’affirmation du sort commun des humains est un motif sous-jacent, comme le fait que le pays n’appartient pas à une partie de la population, « Ce pays est autant le mien que la maison de l’orphelin est la sienne ». Les hommes noirs, les femmes noires qui l’ont illustré sont légion. Dès l’entrée, Terrance Hayes donne les noms de Langston Hugues (1901-1967) et de Phillys Wheatley (1753-1784), esclave affranchie par ses acheteurs qui lui firent faire les mêmes études qu’à leurs filles et se dépensèrent pour que ses poèmes soient édités — sa poésie conventionnelle (P. W. s’était convertie à un christianisme puritain) — ne peut être un début de la littérature afro-américaine. Un sonnet est consacré à Toni Morrison, dont le prix Nobel a certainement facilité la traduction et la connaissance de la littérature afro-américaine, un autre à James Baldwin (1924-1987) dont le corps même est composé de la terre où il est né :

 

                       (…) la boue est faite

                      De pluie simple et de sol, ces mêmes flaques et collines

                       Baptismales de terre dont est fait James Baldwin.

 

Sont également cités LeRoi Jones, James Wright et quelques écrivains blancs, notamment Sylvia Plath, Rilke, Virginia (Woolf), Neruda et Lorca, à côté des peintres Van Gogh, Dali et Georgia (o’Keefe). Les noms ne sont pas indifférents tout comme l’importance accordée aux chanteuses de jazz (Aretha Franklin, Nina Simone) qui ont donné une valeur politique à leur art, tout comme les musiciens de jazz (Monk, Miles (Davis), John Coltrane, Bird (Charlie Parker), Herbie Hancock). Rien de surprenant, comme l’écrit Guillaume Condello, « la musicalité emporte tout et le sens avec elle par le truchement des affects ».

 

Il analyse dans la postface  sa propre traduction, pointant les difficultés, parfois l’impossibilité, de restituer le texte, quand, par exemple, « la répétition de la nasale » produit un « affect de sidération, de lassitude, de dégoût » dans un poème à visée politique. Toujours, « le rythme est essentiel », ce que le lecteur reconnaît la plupart du temps ; par exemple quand un sonnet est presque uniquement construit avec des répétitions de noms et de groupes nominaux — en voici les derniers vers :

 

                       Les pseudo-potes, les rats morts, les gros rats et les micro

                       Rats, ceux qui sont embarrassés, les serpents, l’ensemble des sept mers,

La sciatique, les abeilles tueuses, les tornades et avalanches,

Les wouhou !, le chant du cygne, toi, de temps à autre, la maladie.

 

La forme est restituée quand le passage d’un lexique à l’autre est aisé, comme avec cette série « your palms to the palms & palm », mais ce n’est pas courant. « L’important », conclut Guillaume Condello, « a toujours été de produire une musique et un jeu verbal en accord avec le geste de l’auteur, tendant la main comme un poing, une main ouverte ou un geste chaque fois différent, à son assassin. » Passant de la traduction au texte original, on constatera que le pari est gagné.

Terrance Hayes, Sonnets américains pour mon ancien et futur assassin, traduction Guillaume Condello, préface Pierre Vinclair, Collection Sing, Le Corridor Bleu, 2023, 176 p., 16 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 9 février 2024.

 

 

02/11/2023

Terrance Hayes, Sonnets américains pour mon ancien et futur assassin

 

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Quelque chose comme la métaphore de l’arc

Qui n’est jamais assez près pour voir la flèche

Toucher la cible. Je reste un mystère pour mon père.

Mon père reste un mystère pour moi.

Le christianisme est une religion construite autour d’un père

Qui ne sauve pas son fils. C’est l’histoire

D’un fils dont le père est un esprit. Personne

Ne mentionne le nom de la sœur de Jésus. Rien n’est écrit

À son propos. Elle n’eut pas d’enfants, elle avait

La quarantaine la première fois qu’elle changea l’eau en vin.

S’épanouissant sur le tard, elle démarra un petit négoce

De vin et voyages partout dans le monde pour vendre ce vin.

Elle portait le même nom que son vin.

Je ne me souviens pas deu nom de ce vin.

 

Terrance Hayes, Sonnets américains pour mon ancien et futur assassin, traduction Guillaume Condello, collection Sing, Le Corridor bleu, 2023, p. 61.

01/11/2023

Terrance Hayes, Sonnets américains pour mon ancien et futur assassin

             Terrance Hayes, Sonnets américains pour mon ancien et futur assassin, sentiment, métaphore

Je pensais que nous pourrions aussi bien chanter les fables de la mer Pour emplir nos bouches avant de faire voile et chasser la baleine.

Je pensais que nous pourrions aussi bien chanter la sensation

De la mer, mouvante autour de la baleine comme un pelage.

La couleur de l’eau a toujours la température

D’un miroir. Je pensais que nous pourrions noyer

Nos reflets dans un balancement comme nos chants

Sur mère maline et mère malheur, les toasts

Portés avec une eau bleu sombre, presque

Indigo, tirée au seau du puits avant de mettre à la voile.

Route des baleines métaphorise la mer. Machine à voyager dans le temps

Métaphorise l’esprit. Vivant métaphorise

L’électrifié. Je pensais que nous pourrions chanter

La corde enroulée autour de la morsure du sentiment.

 

Terrance Hayes, Sonnets américains pour mon ancien et futur assassin,

traduction Guillaume Condello, collection Sing, Le Corridor bleu, 2023, p. 123.

31/10/2023

Terrance Hayes, Sonnets américains pour mon ancien et futur assassin

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Mais jamais il n’y eut d’hystérie de l’homme noir :

Comme si tu n’étais pas l’époux de Toni Morrisson,

Forcé par l’amour à la regarder fleurir, de même qu’à littéralement

Prendre en volume. Les boucles de ses cheveux empêchaient

Ta peau de jamais toucher la sienne. Tu n’as jamais

Senti le creux de sa nuque, bien que tu l’aies aperçu

Quand sa tête s’inclinait pour illuminer le papier. Comme si

Tout était outil ou arme. Souvent, tu as offert

Ta mesure, mais elle préférait son propre chant.

Comme si elle voulait rendre ta noirceur plus étrange,

Plus élaborée, plus caractéristique, finement accordée

Et raffinée. Soap Head church, Empire State, Guitar,

Gideon, Son. L’hystérie consistant à se multiplier et se diviser

Dans l’esprit de ton amoureux jusqu’à en perdre l’esprit.

 

Terrance Hayes, Sonnets américains pour mon ancien et futur assassin,

traduction Guillaume Condello, préface Pierre Vinclair, Le corridor bleu, 2023, p. 57.

07/11/2018

Terrance Hayes, Sonnets américains, traduction Guillaume Condello

 

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Sonnet américain pour Wanda C.

 

Qui je sais sait pourquoi tous ces squelettes si sexy, ces filles éreintees,

Poussent des cris vers là où devrait être la lune, la paupière colmatée
Par sa clarté. Personne ne la voit sans ses créoles embrasées
Aux oreilles parce que personne ne voit rien.

Tatouée sur sa poitrine c’qu’elle clame

C’est EMMÈNE-MOI OÙ MON SANG COULE et je veux être emmenée

Là où je suis son fils, parqué dans l’ombre, lâchant la bride au calme
De la nuit, laissant le même sang s’embraser en moi. Dans sa coupe afro en pétard, implantés :

Des obus de tonnerre ; dans sa bouche : les doigts de quelque calamité,
Quelqu’un d’assez fou pour l’aimer follement. Ceux qui n’entendaient
Pas sa musique n’écoutaient pas – et dire ça, c’est comme clamer
Qu’elle est une élégie. Ça rime, à cause d’elle, avec effigie. À cause d’elle, entendez,
S’il n’y a pas de fumée, il n’y a pas de fête. Je pense à toi, Dame Calamité,
Chaque dimanche. Je pense à toi le lundi. Je pense à toi, ta souffrance envoyée
Vers là où devrait être la lune, entrant dans nos ténèbres, d’un pas lourd, calme.

 

Terrance Hayes, Sonnets américains,  traduit de l’anglais (USA) par Guillaume Condello, dans Catastrophes, revue en ligne, novembre 2018, p. 12.

                                                       *

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Serge Airoldi
Fabrice Caravaca Dernier Télégramme
Ivar Ch'Vavar & Pierre Lenchepé
Guillaume Condello
Alexander Dickow
Joshua Ip
Clément Kalsa
Pierre Lafargue
Madeleine Lee
Julia Lepère & Fanny Garin
Pierre Vinclair
Eliot Weinberger
Phillip B. Williams
Cyril Wong

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