28/06/2024
Christian Prigent, Chino fait poète : recension
« l’obscur acrimonieux du monde »
Une biographie, si détaillée soit-elle, ne retient toujours que quelques aspects d’une vie, même quand elle est construite à partir de documents d’archives, de manuscrits et qu’elle s’appuie sur tous les ouvrages déjà écrits sur le sujet. On pense à la monumentale Vie de Sade de Gilbert Lely ou à celle de Jean-Jacques Pauvert : l’une et l’autre laissent le lecteur seulement moins ignorant. Tout autre est Chino fait poète de Christian Prigent ; dernier d’une série « dont le protagoniste est son double Chino, petit Breton de Saint-Brieuc » ; la matière serait tirée pour l’essentiel de ce que l’auteur a vécu et se rangerait dans un genre littéraire relativement récent, l’autobiographie.
Les titres des sept chapitres excluent d’emblée toute continuité dans un récit qui rapporterait des parties de la vie : on passe de "Chino sur la falaise" à "Chino fait poète", avant "Chino au bocage", etc. : chaque ensemble est autonome et si le livre a une unité, on ne la perçoit pas dans l’histoire de Chino. Le poème d’ouverture oriente vers autre chose que l’autobiographie. Son titre "8 h. aux doigts de rose" renvoie à L’Odyssée (« L’aurore aux doigts de rose »), et, en même temps, refuse le ton épique : on est loin de l’aurore à 8h ; refus confirmé par les deux premiers vers, « drrring : les doigts rosses ! un dé / gobillé d’aube a déboulé ». Le lecteur est bien dans la poésie et non dans une autobiographie, ce qu’explicite sans ambiguïté la quatrième de couverture, « Décors et figures roulés dans la farine syllabique, embrouilles avec l’espace, méli-mélo de temps, cadences têtues, ratures pour rire, ratés calculés : appelons ça poésie ».
On pourrait courir à la fin du livre, il s’achève avec un "testament", sur le modèle médiéval : c’est dire que chacun aura bien peu pour se souvenir du donateur, une écharde pourrie de la vraie croix ou un calcul rénal. On lira sans hâte en relevant (ou non) les nombreux renvois explicites ou allusifs aux œuvres littéraires. Prigent apprécie les classiques latins, ici Ovide, mais il n’omet pas, ironiquement, les citations qui faisaient le succès des pages roses du Petit Larousse, comme « ô-temps-ô-mœurs-et-cetera » (Cicéron, o tempora o mores) ; la plupart des écrivains présents appartiennent au substrat littéraire de l’auteur, comme Rimbaud (qui ouvre l’ensemble "bocage" avec « et les églogues en sabots / grognant dans le verger », les Illuminations), Baudelaire, Rabelais, Sterne, Artaud et Le Pèse-nerfs, Hölderlin, cité en allemand — « L’image de mon cœur peut être trouvée dans l’ombre ou ici », Nietzsche se jetant au cou d’un cheval, Zanzotto. Quelques mots, un titre suffisent parfois pour identifier un écrivain ; « le dimanche de la vie » pour Queneau, « louve » pour Denis Roche, « double » pour Artaud. Avec « la possibilité d’un calamar » renvoi est fait à un roman à succès, et « la terre (ô) ne ment jamais à leurs sabots » est une référence (cruelle pour la revue Argile) à un discours de Pétain (25 juin 1940 « la terre, elle, ne ment pas »), passage repris pour décrire ce qui est vu « par la fenêtre » : « la terre car c’est elle ah / ah elle ne ment jamais / pue pourri salut ça pullule » — tout commentaire serait superflu. On est tenté de dire qu’il n’y a là rien de nouveau : l’œuvre de Prigent ne peut être séparée d’une plongée dans la littérature dont elle se nourrit, pas plus que du réel qui est son assise.
Le réel tel qu’il est dans Chino fait poète n’est en rien aisé ou plutôt il est à peu près comme chacun le connaît s’il ne ferme pas les yeux et ne se bouche pas le nez. Le monde est d’abord vivant des corps qui l’occupent, avec « la pisse des chevaux / les pétales à l’égout ». Un quatrain, en forçant le trait, résume ce qu’est le « dehors », "Dehors pue bon" :
l’odeur d’eau d’heur d’or où
pue-t-elle mieux qu’aux doux
fumiers déconcertants ? aimées
ordures que ne cessent vos fumées !
(On notera au passage le plaisir des allitérations et assonances, dont on ferait volontiers un florilège en y ajoutant quelques rimes bien venues, comme « fesse / face »). Cela ne gêne en rien sauf à refuser la réalité ou à imaginer qu’elle deviendra belle en la donnant telle, « non la clarté des mondes / mais le cœur amoureux de l’immonde ». Ce qui est difficile à supporter, à penser, c’est « l’obscur acrimonieux du monde » et la conscience de la fin : le vieux thème lyrique est revisité à plusieurs reprises, « que tu te dis qu’étant né / tu files au néant ». La mort est bien présente, jusqu’à parfois tout envahir, « la maison la mort la mort la maison / mmmm mercy murmure la maison », et l’on est déjà un peu dans la forme du testament avec la graphie de « mercy ». On ne sort de l’obscur qu’avec la relation amoureuse, au moins quand elle est écrite : un ensemble y est consacré ("Chino #sex-addict"), mais elle est présente ailleurs dans les poèmes, par exemple : « ferme les yeux tu verras mieux con / centré de matière amoureuse de toi / (peut-être) fondre et coller / à ta couenne […] ».
Ce qui importe, semble-t-il, c’est justement de continuer à écrire sans concession, hors de toute école — les images surréalistes chères à Breton sont expulsées — et tout aussi fermement le retour contemporain à une nature souvent mythifiée, quand ce n’est pas l’éloge du "chant" des oiseaux, « plus flore & faune décampent / plus il leur colle au cul le poète ». Rejeter les tentations formalistes dans lesquelles « on / bouge la langue pas / plus qu’un chœur d’opéra », rester « hostile au style »,
Prigent écrit à nouveau ce qui est le fond de sa poétique ; où est la beauté ? « (non l’image : l’énorme / soufflerie d’émoi /le charabia / l’informe) ».
Christian Prigent, Chino fait poète, P.O.L, 2024, 176 p., 19 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 3 mai 2024.
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