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07/09/2025

Paul Verlaine, Sagesse

 

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Je suis venu, calme orphelin,

Riche de mes seuls yeux tranquilles,

Vers les hommes grandes villes,

Ils ne m’ont pas trouvé malin.

 

À vingt ans un trouble nouveau

Sous le nom d’amoureuses flammes,

M’a fait trouver belles les femmes :

Elles ne m’ont pas trouvé beau.

 

Bien que sans patrie et sans roi

Et très brave ne l’étant guère,

J’ai voulu mourir à la guerre :

La mort n’a pas voulu de moi.

 

Suis-je né trop tôt ou trop tard ?

Qu’est-ce que je fais en ce monde ?

O vous tous ma peine est profonde :

Priez pour le pauvre Gaspard !

 

Verlaine, Sagesse, illustrations Maurice Denis,

Gallimard, édition fac-similé, 2025, p. 80.

 

06/09/2025

Jean-Marc Sourdillon, N'est pas là, : recension

 

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                                 « mords dans le citron vert »

L’absence la plus douloureuse à vivre est sans doute celle d’un proche — compagne ou compagnon, mère ou père, enfant — disparu : le manque de ce qui était vécu dans la vie quotidienne rappelle constamment une présence. Jean-Marc Sourdillon écrit à propos de deux vides de nature différente : d’abord, le départ d’un fils qui n’a plus de raison de rester dans le foyer familial, fils auquel on s’est efforcé de transmettre ce qui pouvait l’aider à être lui-même, conscient de ce qu’il était, qui disparaît brutalement ; ensuite, la mort d’une mère avec qui s’étaient construits un regard sur les choses du monde, peut-être une conception de l’amour, et certainement une partie de ce qu’il était. Le dernier ensemble, plus général et qui donne son titre au livre, s’attache à cerner ce qu’est le manque de repères lié à l’absence.

Un poème prologue, "Nos années-lumière" — 4 strophes de trois vers non comptés — s’écarte de ce qui suit : y est mis en avant le couple qui s’est construit avec, toujours, « Toutes les fenêtres ouvertes sur la terre (…) dans l’immense nuit stellaire sans fin ni commencement (…) et notre œil bien vivant, bien ouvert ». C’est à partir de ce socle, celui de la présence, que sont estimés les vides et d’abord le départ du fils. La rupture est d’autant plus sensible qu’elle a lieu à l’aube, en avion, éléments contraignants pour ceux qui restent puisque le temps de la séparation est compté, sans recours possible. En même temps, cette rupture est dite positive, la vie du fils ne sera plus celle d’un enfant mais d’un adulte autonome et elle est pensée comme telle lors du parcours vers l’aéroport ; le transport est vécu comme une « naissance dans la lumière », la voiture est comme « lavée par la lumière », et pour finir « Nous décollions tous les trois, lui, elle, moi, vers le ciel, cet avenir, cette lumière. La lumière de septembre. »

La disparition met en cause l’existence même de celui qui reste en ce qu’il ne peut penser l’Autre, le fils, comme Autre, mais comme une partie de lui-même, « de tu à l’intérieur ». Le narrateur transforme les rôles, le fils représentant pour lui au plein sens du mot « La fin de [s]a naissance », « comme si c’était lui [le fils] le père ». Ce qui est répété sous différentes formes comme « Je suis né avec lui », « il m’a donné mon nouveau moi ». L’insistance du père à mettre en avant une relation caractérisée par l’idée que le fils est à la source de sa re-naissance explique la violence des effets de la rupture, restituée par le vocabulaire : il devient « coque vide abandonnée », il est « brisé », « explosé », « effondré ». Cette destruction provoquée par le manque s’oppose à la relation heureuse où se vivait la transparence, traduite par une série d’anaphores (« Avoir + partagé, logé, habité, senti », etc.), l’une marquant sans ambiguïté le désir du père — ou sa certitude — d’avoir été "lisible" pour le fils : « Avoir avec lui, devant lui, déposé les armes, les masques, les postures, et surtout celles du langage qui sont les plus dures et qui font mal ». Il est certain que la douleur provoquée par ce vide change tous les aspects de la vie, d’autant plus vivement que rien ne le laissait prévoir, « Avion en plein vol désintégré ». Comment vivre après ?

Là où il n’y avait eu rien, l’absence de tous et de quelqu’un, il y avait de nouveau quelque chose. Quelque chose d’intensément lumineux, mais de révolu, de lointain, d’oublié. Pas pour autant perdu, pas encore perdu. Rappel à l’ordre, à la vie, à la naissance sous la forme d’un deuil, d’un presque deuil. 

La lumière du début revient, parce que « l’amour continue. en mémoire ». Il est toujours là aussi pour la mère, « même morte, une mère ne s’efface pas ». Le narrateur a vu sa mère malade, épuisée, acceptant sa solitude et, jusqu’au bout, avec « la faim de vivre » ; il a vu aussi le corps maternel mort, « Du vide sous la forme du plein, une absence de pierre gelée ». Comme son fils, il était parti parce que la rupture était nécessaire, « parce qu’il le fallait, parce que c’est ça, vivre ». Le fils permettait de re-naître, la mère disparue il faut « réapprendre à marcher, c’est-à-dire à faire ressurgir l’origine », reconnue dans une petite photographie — comme si le nouveau-né ne pouvait-être que sur une image à sa taille — où l’enfant et la mère semblent se "reconnaître" comme unité. Une paronomase exprime clairement ce lien, « Tout part de là, tout parle de là ». Aussi forts que l’image témoin, le lien est traduit par la voix, le cri de la naissance et, tout au long de la vie, la voix de la mère, la voix de l’aimée, la voix du père, et encore par la voix de ceux /celles qui font regarder autrement le monde — ici Philippe Jaccottet, Maria Zembrano* — qui, chacune à leur manière, apportent la lumière. L’anaphore, comme dans la première partie, met en valeur cette fonction de la voix, voix « par quoi je se fait et se défait quand il dit qu’il aime ou qu’il le voudrait », une voix « pour sortir de soi ».

La prose du dernier ensemble devient verset, avec la reprise continue de « n’est pas là » : celui, celle qui, comme la mère, a disparu mais reste à tous les moments de la vie présent en soi, donnant toujours sa "lumière", sa voix toujours entendue. C’est pourquoi cette méditation sur l’absence est du côté des vivants. Pour Jean-Marc Sourdillon, la vie demande à sans cesse renaître, à dire « mords dans le citron vert ».

  1. Jean-Marc Sourdillon a écrit sur l’œuvre de Jaccottet et de Maria Zembrano, qu’il a traduite.

 

Jean-Marc Sourdillon, N'est pas là, Gallimard, 92 p., 14 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 18 juin 2025.

 

05/09/2025

Jean Tardieu, Da capo

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Litanie du « sans »

 

Et sans visage et sans image

 et sans entendre 

sans rien attendre

 

Partout ce rien

partout ce seuil

 et sans recours

 

Mais la splendeur

jamais perdue

qui la retrouve ?

 

Sans les merveilles

sans les désastres 

plus rien qui vaille

 

Et sans parler

et sans se taire

et la fureur ?

et les délices ?

 

Et sans rien d’autre

que le même

et qui s’en va

et qui revient

et qui s’en va.

 

Jean Tardieu, Da capo,

Gallimard, 1995, p. 27.

04/09/2025

Jean Tardieu, Da capo

 

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À l’air libre

                             Pour Marie-Laure

Non je n’exige rien

Vous serez à l’air libre

qui vous protège et vous porte

 

Prolongé près de cent ans

Je veux dormir sous tes fougères

et non pas caché dans un coffre

sous la pierre

 

Dans la vapeur de l’Aube

Que la rencontre soit sans fin

près de la forêt légère

où nous avons rêvé souvent

main dans la main

sous un arbre tutélaire

 

L’espérance de toute vie

c’est l’étendue indéfinie

et non un châtiment

C’est notre lieu de rencontre

 

              Récompense

                                    Vérité

 

 Jean Tardieu, Da capo,

Gallimard, 1995, p. 31-32.

03/09/2025

Antoine Emaz, Lichen encore

antoine emaz, lichen encore, émotion

Photo T. H., 2007

L’émotion laisse sans voix ; le but du poème est de se colleter avec cette expérience de bouleversement, de retrouver les mots comme on reprend pied après avoir été submergé par une vague. C’est pour cela qu’il n’est pas de poésie sans risque. Ce qui s’impose à partir de cette expérience pour ce poème, n’est pas reproductible. D’où la nécessité d’être le plus transparent possible, pour laisser le poème s’écrire. Je ne sais pas ce que ça va être, ce que doit être le poème avant de l’avoir écrit.

 

Antoine Emaz, Lichen encore, Rehauts, 2009, p. 31.

02/09/2025

George Oppen, Poèmes retrouvés

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Le nouveau peuple

 

Occupant de toutes parts

Avec colère peut-être

Le monde des vérandas

Le nouveau peuple des jeunes

 

Avec leur nouveau style, les pantalons étroits

Des garçons et la coiffure en choucroute

Des filles cette année on dirait une horde

 

D’envahisseurs

Et c’est bien ce qu’ils sont !

Mais chacun est unique : faille

 

Tragique. Car ils ne sont pas la véritable

Forêt

Vierge, l’immensité

 

Le monde minéral

D’où ils proviennent.

 

George Oppen, Poèmes retrouvés, traduction

Yves Di Manno, Corti, p. 78.

 

 

 

 

01/09/2025

Jean-Patrice Courtois, Théorèmes de la nature

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Si le corps est la cachette de la vie au milieu de la carte du monde posée au sol montrant les continents surmontés d’écrans proéminents, d’unités centrales de claviers en rang, de bancs d’immeubles, de régiments pavillons, de dédales urbains, de bidonvilles ratés, de verrues sans identité, carte d’artiste qui ne nomme pas le corps, la cachette ou la vie non plus, casiers blocs sans case s’ajoutant surmontant la carte, alors le nom nommant la carte en image sans lumière n’est pas tourné vers nous. Mais j’ai vu des cartes comme des tribus sans syntaxe.

 

Jean-Patrice Courtois, Théorèmes de la nature, éditions NOUS, 2025, p. 37.