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15/11/2021

Marcel Sauvage, Mémoires 1895-1981 : recension

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Marcel Sauvage (1895-1988), comme nombre d’écrivains du XXème siècle, n’est plus beaucoup lu bien que plusieurs de ses écrits (romans et essais) soient toujours réédités. Ses Mémoires ne le feront peut-être pas redécouvrir, mais ils se suffisent à eux-mêmes ; recueillis en 1980 par Jean José Marchand, restés inédits et déposés à l’IMEC, ils constituent un ensemble énorme et passionnant d’informations sur la vie littéraire mais qui déborde ce domaine.  Dans cette traversée du siècle, Marcel Sauvage s’attribue parfois un rôle qu’il n’a pas eu, cherchant parfois une reconnaissance qu’il estimait lui faire défaut, les notes de Vincent Wackenheim, on y reviendra, remettent toujours les choses en place et complètent les données chaque fois que nécessaire.

 

Anarchiste pacifiste, engagé volontaire en 1914, Marcel Sauvage a appartenu à la génération des tranchées et des massacres de la Première Guerre mondiale. Il a vu un soldat le corps « écartelé » par un obus : « Des images comme celles-là m’ont rendu encore plus pacifiste dès le début ». Alors qu’il a été atteint par le gaz au chlore, un lieutenant exige qu’il parte à l’attaque et le traîne au bord de la tranchée : ses camarades fusillent ce fou de guerre et lui sauvent la vie. Il a conservé longtemps son idéal, acceptant progressivement des compromis pour, à la fin des années 1920, accepter des concessions, « Mon anarchisme muait peu à peu en scepticisme souriant ». Plus tard, il se rangera du côté du pouvoir en place ; alors qu’il passe la plus grande partie de la Seconde Guerre mondiale en Tunisie pour éviter une probable arrestation, donc qu’il connaît le sort des habitants, il ne comprend pas la révolte de Sétif du 8 mai 1945, violemment réprimée ; pour lui les exactions des Algériens, dont plusieurs milliers sont tués, sont aussi condamnables que la répression par l’armée.
Si l’on revient à sa petite enfance parisienne, elle ne fut pas des plus heureuses. Après quelques années à Vendôme, il rejoint le lycée de Beauvais ; élève brillant, il prend en charge un jeune boursier pauvre, Pierre Pucheu, qui devient ministre de l’intérieur dans le gouvernement de Pétain. Marcel Sauvage prouve jusqu’au bout que l’amitié n’est pas un vain mot et a défendu Pucheu, essayant devant le tribunal militaire réuni en Algérie de démontrer qu’il n’était pas inféodé au nazisme, sans peut-être comprendre le rôle des uns et des autres dans la politique de Vichy. Son plaidoyer n’a pas convaincu les juges et Pucheu a été fusillé le 20 mars 1944 ; quant à Marcel Sauvage il sera violemment attaqué par les communistes pour son témoignage et même agressé physiquement.

 

On ne peut résumer cinquante années d’activité d’écriture. Marcel Sauvage, après 1918, trouve une place de correcteur, donne des contes au journal Le Matin dont Colette est directrice littéraire : c’est sa première entrée dans le monde de la presse, qu’il ne quittera plus. Poète très influencé par Max Jacob (il sera lauréat du prix Max-Jacob en 1953) et André Salmon, il a observé les mouvements littéraires, participé à plusieurs d’entre eux, collaboré à de très nombreuses revues (dont les Cahiers du Sud), travaillé comme journaliste, puis grand reporter à L’Intransigeant, ensuite à l’agence internationale de presse Opera Mundi quand le journal est racheté et prend une orientation plus à droite. Gérant d’un hôtel à Tunis pendant la guerre, il écrit dans Tunis-soir avant de diriger en 1942 Tunisie, Algérie, Maroc (T.A.M.). Après 1945, il a animé des émissions de radio.  
Membre du jury du prix Renaudot à partir de 1927 et jusqu’en 1981, très tôt critique d’art et critique littéraire, il a connu des écrivains et des peintres : Malraux dès 1920 (publié dans la revue Action qu’il avait fondée avec Florent Fels), Cendrars, Édouard Dujardin, Laurent Tailhade, Léon-Paul Fargue (qui « avait en tête les endroits de Paris ouverts nuit et jour »), etc., et les peintres Pascin, Kisling, Vlaminck, etc. Lecteur attentif, il parle, dans une conférence de 1925, de Jouve, Supervielle, Picabia et Éluard, tous fort peu connus. Dans les années 1950 il découvre, pour la Série Noire de Marcel Duhamel, Albert Simonin (Touchez pas au grisbi) et Auguste Le Breton (Du rififi chez les hommes). Il fait aussi dans ces mémoires le portrait toujours précis et vivants de quelques-uns de ses contemporains, ainsi d’André Suarès, rencontré au début des années 1920 :

                      

(..) malgré mes articles toujours favorables, je n’ai pas bien connu André Suarès. Je savais seulement qu’il avait refusé qu’on lui installe l’électricité (ne parlons pas de téléphone) et qu’il recevait un flambeau à la main à son domicile de la rue Cassette, dans la puanteur de ses innombrables chats. Il pensait qu’il n’était pas à sa place, et c’était vrai en un sens, car il mérite d’être considéré comme un très grand. Cependant il est déjà apprécié et considéré par un petit nombre comme un génie. (etc.)

 

Il faut lire la préface de Vincent Wackenheim, elle retient les moments saillants de la vie de Marcel Sauvage et ajoute des éléments absents des Mémoires, notamment à propos de sa vie privée. Le lecteur d’aujourd’hui serait perdu dans l’abondance des faits relatés et les notes qui accompagnent le texte sont indispensables pour les comprendre, reconstituer des contextes et, ce qui n’est pas négligeable, elles sont toujours agréables à lire. Elles sont précieuses jusque dans les détails ; ainsi, le premier numéro de la revue Action étant imprimé en caractères Plantin (p. 142), une note précise (note 6) porte sur Christophe Plantin (1520-1589) et la création du caractère ... Elles apportent aussi régulièrement un peu de fantaisie dans une matière, les notes, qui en manque habituellement ; par exemple, quand Marcel Sauvage raconte qu’il observait à la jumelle, avec un ami, les « priapées » qui avaient lieu dans le petit square derrière Notre-Dame, une note commente avec humour « Nous n’avons pas pu confirmer que ce parc était alors connu comme lieu de débauche ».
Vincent Wackenheim a ajouté de brèves mais abondantes annexes : des articles critiques des livres de Marcel Sauvage, la préface d’Édouard Dujardin pour Cicatrices, un portrait par André Salmon, un autre par Armand Guibert, etc. Suivent le catalogue de la vente aux enchères en 1983 des eaux-fortes, aquarelles, gouaches de MS, des repères biographiques précis, une liste des noms cités — plusieurs centaines ! Comme tous les livres des éditions Claire Paulhan, une riche iconographie accompagne le texte.

Marcel Sauvage, Mémoires 1895-1981, recueillis par Jean-José Marchand, édition et préface de Vincent Wackenheim, Claire Paulhan, 2021, 524 p., 33 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 14 octobre 2021.

 

 

14/11/2021

Fabienne Raphoz, Ce qui reste de nous

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                                                                 Il était une fois

 

un trille dans la forêt

 

                                 l’air ouvert devant moi

                                 s’était déjà re

                                 fermé un chevreuil me

                                 surprit comme une

                                 pensée soudaine

 

derrière l’écran

 

Fabienne Raphoz, Ce qui reste de nous,

Héros-Limite, 2021, p. 59.

13/11/2021

Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo

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Berger dans les boues, bête déchirée, mise

en pièces, en lambeaux  jetée, brûlée, de tige

visitée et peinte, traversée, à l’étang mise

sous la glace et touchée par la main , montrant

les entrailles dans la maison, les quartiers, les fleurs,

poitrine vide, fontaine coulée, fontaine fondue,

qui, au milieu des champs, lève le bras de plomb

et dévore le mouton et le veau, ouvrant une bouche

profonde où tombe le jour, du ciel au jardin, et pue,

pue, pauvre.

 

Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo, éditions de Minuit,

1986, p. 39.

12/11/2021

Eugène Savitzkaya, Capolican

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   Il importe à présent de parler du coq que d’aucuns trouvent infâme et malfaisant. Il est cupide, boutiquier, criard, mais lorsqu’on arrive à le surprendre dans son intimité on ne peut qu’être attendri par cet animal.

   Sur l’établi de bois où il a installé sa maison, il joue comme il peut aux heures creuses de la journée. Il s’est fabriqué un chariot rt il fait la navette d’un bout à l’autre de la table. Aux grincements des roues se joignent les raclements de son bec sur la craie du mur. Dessiner la lune n’est pas chose aisée même pour un marabout de cette envergure. Il dresse des plans de machines d’une telle précision que l’on voit tourner les disques et les courroies, la demi-lune prise dans un amas inextricable des fils. Il poursuit des lignes blanches qui disparaissent dans des trous.

(...)

 

Eugène Savitzkaya, Capolican, 1987, p . 51.

11/11/2021

Jean-Philippe Salabreuil, L'inespéré

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Au corps perdu de la beauté

 

Ô dans l’obscur délice de l’issue

Vers toi qu’est-ce qui soudain m’illuminait

D’une brûlure graciée lorsque je sus

Qu’il est au-delà du suffocant ressaut de neige

Dans l’être le feu d’un monde qui se leva ?

Mais regarde une fois encore (et tu vas

Te fermer bientôt sur l’or de la vie

Comme l’œil noir de l’eau) mes yeux sont dans la mort !

Je te vois n’ai-je su te ravir à toi ravie

Déjà que tu étais d’une aile blanche au corps

Perdu de la beauté au creux de la terre

Et ne t’aimerai plus jamais en ce monde clair ?

À moi fermée ! ne me regarde plus demeure

Une porte d’or close au fond des cieux meurs

Heureuse de m’aimer mourir de moi aimée

(Je te veille en ta nuit veille à mes jours mais

Ne te sois pas rouverte aux neiges de l’oubli

Quand je te rejoignais te rouvrir accomplie)

Et dans le blanc délire de l’essor

Et moi de ces lys en démence vers elle

Était un ange d’or qui parmi le réel

Voluptueux et noir a brillé comme l’aurore

Éclairant de ses dons les panneaux condamnés !

J’allais dans les feux de la voûte où sont nés

Les visages dorés du rêve (ils montent

Leurs yeux clos dans la gloire éternelle mais

Jamais s’éveilleront-ils ?) dans les anneaux du monstre

Où l’âme a reconnu la crypte du secret !

Qu’est-ce alors qu’il n’y eut plus que moi parmi

Les régions neigeuses de l’étoile ennemie ?

Alors à l’extrême le mur éternel blanc

Chanta comprenant une porte qui chante

Et s’ouvre dans le noir à l’état de soleil

(Une flamme s’élevait qui fut toi) merveille

Que ce feu dans le froid de la mort quand nous

Fûmes ce feu à l’astre où les âmes renouent !

 

Jean-Philippe Salabreuil, L’inespéré, Le Chemin, Gallimard,

1969, p. 91-92.

10/11/2021

Dominique Meens, Ornithologie du promeneur

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              Arrivée précipitée du merle à son pupitre

 

Ponctuée d’une dynamique ponctuation de la queue, suivie d’une pause silencieuse, courte absence, bref repliement sur soi d’une première inspiration. Ne fermez pas les yeux, il n’y a rien à imaginer, surtout pas un décor, aussi merveilleux fût-il. Je vous concède l’Opéra, certainement, vous trouvez les coulisses, les salles obscures où sont données les répétitions du chant. Le triomphe du merle a déjà eu lieu. Un récital débute ici tandis qu’ailleurs s’estompe le brouhaha du parterre ; récital d’un genre nouveau puisqu’il intègre ses propres commentaires et critiques, ornementations baroques mais fermes et décidées. Notez en passant que les accès ne seront interdits à aucun moment de cette journée de février — notre cousin compte avec les saisons, comment pourrait-il en être autrement, mais nous voyons par exemple qu’il n’annonce pas le printemps.

 

Dominique Meens, Ornithologie du promeneur, éditions Allia, 1995, p. 53.

09/11/2021

Sainte-Beuve, Joubert

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                                                  Joubert

Sérieusement, la plaie littéraire de ce temps, la ruine de l’ancien bon goût (en attendant le nouveau), c’est que tout le monde écrit et a la prétention d’écrire autant et mieux que personne. Au lieu d’avoir affaire à des esprits libres, dégagés, attentifs, qui s’intéressent, qui inspirent, qui contiennent, que rencontre-t-on ? des esprits tout envahis d’eux-mêmes, de leurs prétentions rivales, de leurs intérêts d’amour propre, et, pour le dire d’un mot, des esprits trop souvent perdus de tous ces vices les plus hideux de tous que la littérature seule engendre dans ses régions basses. J’y ai souvent pensé, et j’aime à me poser cette question quand je lis quelque littérateur plus ou moins en renom aujourd’hui : « Qu’eût-il fait sous Louis XIV ? qu’eût-il fait au dix-huitième siècle ? » J’ose avouer que, pour un grand nombre, le résultat de mon plus sérieux examen, c’est que ces hommes-là, en d’autres temps, n’auraient pas écrit du tout. Tel qui nous inonde de publications spécieuses à la longue, de peintures assez en vogue, et qui ne sont pas détestables, ma foi ! aurait été commis à la gabelle sous quelque intendant de Normandie, ou aurait servi de poignet laborieux à Pussort. Tel qui se pose en critique fringant et de grand ton, en juge irréfragable de la fine fleur de poésie, se serait élevé pour toute littérature (car celui-là eût été littérateur, je le crois bien) à raconter dans le Mercure galant ce qui se serait dit en voyage au dessert des princes. Un honnête homme, né pour l’Almanach du Commerce, qui aura griffonné jusque-là à grand’peine quelques pages de statistique, s’emparera d’emblée du premier poème épique qui aura paru, et, s’il est en verve, déclarera gravement que l’auteur vient de renouveler la face et d’inventer la forme de la poésie française. Je regrette toujours, en voyant quelques-uns de ces jeunes écrivains à moustache, qui, vers trente ans, à force de se creuser le cerveau, passent du tempérament athlétique au nerveux, les beaux et braves colonels que cela aurait faits hier encore sous l’empire. En un mot, ce ne sont en littérature aujourd’hui que vocations factices, inquiètes et surexcitées, qui usurpent et font loi. L’élite des connaisseurs n’existe plus en ce sens que chacun de ceux qui la formeraient est isolé et ne sait où trouver l’oreille de son semblable pour y jeter son mot. Et quand ils sauraient se rencontrer, les délicats, ce qui serait fort agréable pour eux, qu’en résulterait-il pour tous ? car, par le bruit qui se fait, entendrait-on leur demi-mot ; et, s’ils élevaient la voix, les voudrait-on reconnaître ? Voilà quelques-unes de nos plaies.

 

Charles Auguste Sainte-Beuve, "Joubert", Revue des Deux-Mondes, 1838, p. 666 et sv.

08/11/2021

Liliane Giraudon, Le travail de la viande

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ce printemps

Mandelstam fait un tabac

                           au box-office

il surpasse Khlebnikov

pas compliqué

de comprendre pourquoi

                           toi qui as connu et vu

le cheval de la guerre civile

                           inclinant ses dents jaunes

arracher puis manger

                           l’herbe humaine

tu mesures pourquoi

                           Vélimir inlocalisable

                           garde aujourd’hui

encore cette allure d’étoile pestiférée

 

Liliane Giraudon, Le travail de la viande, P. O. L, 2019, p.92.

à la rencontre de quelques oiseaux

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07/11/2021

Antoine Emaz, Jours

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2. 03. 08

 

la peur

la mémoire noire

on ne la rappelle paa 

elle vient

quand elle veut

ou peut-être un signal

d’un ultra son de vivre

 

elle remonte

on lui fait sa place

sans parler

 

on attend qu’elle reparte

par le premier train de nuit

 

                   *

 

le plus souvent

quand on l’entend venir

on commence par prendre un verre

et s’occuper de tout et rien

histoire

d’espérer qu’elle passera

à quelques pas

sans voir

 

ou la sale bête

taupe

 

parfois ça marche

on ne la revoit plus

 

elle ne faisait que passer

elle a jeté son froid

rappelé assez que l’on était

poreux

 

Antoine Emaz, Jours / Tage,

Éditions en forêt / Verlag im Wald,

2009, p. 109 et 111.

Photo T. H., 2007

06/11/2021

Antoine Emaz, Jours

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24.03.07

 

et quoi vient

dans la nuit blanche du corps

quel rat grignote

 

entre douleur et malaise

 

comme si

importait

ce tas d’atomes

 

de fait oui

il crisse

et on supporte mal

 

            *

 

douleur seule

« capitale »

c’est beaucoup dire

 

on n’a pas vraiment de mots

sur ce qui fait mal

 

à qui le dire ou quoi

ça soignerait

 

on attend que le grain de sable

le papier de verre qui raie

dans l’épaule et la tête

s’en aille

 

le reste flotte

comme d’habitude

 (...)

 

Antoine Emaz, Jours / Tage,

Éditions En Forêt / Verlag im Wald,

2009, p. 23 et 25.

Photo T.H., 2007

05/11/2021

Antoine Emaz, Soirs

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30.01.98

 

accorder la langue

sur peu de choses

 

là ce soir

seul

avec

le jour en vrac

 

tout est passé

 

        *

 

restent l’herbe

quelques feuilles tordues sèches

le froid clair encore le mur

 

entre l’herbe et le mur

la lumière glace

à chaque fois renvoie

une paroi de froid

 

à la fin le crépi

craque gris

dans le soleil qui baisse

 

voilà

 

Antoine Emaz,  Soirs,

Tarabuste, 1999, p. 74-75.

Photo T. H., 2007

04/11/2021

Antoine Emaz, De l'air

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Froid ((5.12.04)

 

dans le gris de l’hiver comme feutre

devenir d’un coup très vieux

 

des couches de lumière pâle

les unes sur les autres

jusqu’à ce gris flottant

entre ce qui se passe

et celui qui regarde

 

grand calme là

 

s’enliser sans fin

dans le terne

 

         *

 

jour court

et rabot lent du froid

on ne s’habitue pas

 

un jardin de fer

 

le géranium finit son rouge

 

le pan de ciment non peint

à travers les branches du prunus

 

un ciel d’étain

bloque la neige

 

tout est gourd

 

Antoine Emaz, De l’air, le dé bleu,

2006, p. 56-57.

Photo T.H., 2010

03/11/2021

Marie de Quatrebarbes, Les vivres

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Marie de Quatrebarbes, d’un livre à l’autre, explore des formes. Avec Les vivres, elle choisit de revisiter celles du Journal. On sait bien que Stendhal et Kafka ne tenaient pas un Journal en vue de la publication, les choses ont changé quand le Journal a été édité du vivant même de son auteur, que l’on pense à Gide ou Julien Green hier, aujourd’hui à Charles Juliet ou Pierre Bergounioux : le Journal est devenu un genre littéraire. Traditionnellement, il s’agit d’un écrit autobiographique en prose dont l’auteur est le narrateur, qui est le personnage principal. Il implique une écriture à peu près régulière, même si toujours fragmentaire. Les vivresprésentent un Journal tenu pendant cinquante-six jours de juillet à décembre et toujours ouvert le 1er de chaque mois ; suivent des notations pendant quelques jours, qui s’espacent ensuite ou disparaissent. L’année n’est pas indiquée mais mention est faite à la fin du livre de la publication d’extraits à partir de 2014 et il est précisé que le texte du mois d’août a été écrit « en écho » au séminaire de Georges Didi-Huberman de 2014-2015, ce qui laisse penser à un décalage entre l’écriture de juillet et d’août et renforce l’idée d’un jeu avec le genre, confirmé par une brève adresse au lecteur en août : « Si vous lisez ceci ».

La subjectivité est bien présente avec le « je » et si d’autres pronoms apparaissent (tu, elles) qui peuvent l’inclure (on, nous), aucune figure n’a de consistance en dehors de celle dont est indiquée la disparition évoquée par une notation au passé le 1er juillet — le mot est employé le 2 —, et qui semble annoncée par l’extrait de Zanzotto choisi en exergue, « Je serai lointaine, mais je ne t’abandonnerai pas ». Si l’on prend Les vivres aussi comme un jeu avec un genre, il importe peu que la disparition soit, dans la réalité, celle de la grand-mère de l’auteure comme quelques indices plus ou moins précis le laissent entendre, par exemple « Je ne suis pas là lorsqu’elle me quitte » et, en septembre, « Se peut-il être, un de ces jours terrestres, la disparition hâtive d’un lien ? ».

De nombreuses images de l’enfance sont attachées à cette disparition tout au long du livre et sont un des éléments solides de son unité, depuis en juillet « l’enfant que je fus » à « les enfants savent lorsqu’il faut jouer désespérément » en décembre. Tout un passé de moments perdus émerge ici et là, à peine suggérés, comme s’ils composaient  seulement une « jeunesse fictive », mais les traces dispersées aident cependant à reconstruire des étapes, depuis « mustela » (produit de soins pour bébé) à « poupée », à « ça crie des chambres d’enfants » et à l’annonce d’une autonomie, « Bientôt nous serons seules comme des grandes » et, enfin, à la photographie dans un médaillon  ; il est aussi question de l’ennui des enfants », toujours présent chez l’adulte qui chante « pour tromper l’ennui ». Ces indications toujours discrètes esquissent pour le lecteur l’idée d’un autre temps avec lequel il y eut rupture (« Puis l’enfant quitta sa cage et s’excusa d’un oubli »), suffisamment forte pour qu’elle ait conservé un rôle (« Je me promène sans doute dans cet oubli-là »).

Si la disparition importe, c’est aussi parce qu’elle révèle l’incohérence du monde réel et ce qui remonte de l’enfance ne peut aider à rétablir un ordre acceptable ; les notations sont dispersées, fragmentaires, et leur retour échoue à construire une continuité. Comme si un récit ne pouvait être que fiction : « Une fiction s’achemine : l’après-midi, les enfants... fiction à laquelle on ne peut répondre qu’en hochant la tête ». La perte de repères liée à la disparition laisse devant une réalité peu avenante à tous les niveaux (« les grèves, les tempêtes »), où il faut trouver sa/une place — « Remets-toi au monde et plante-toi dans le décor, à nouveau » —, alors même que cette instabilité trouble jusqu’à l’usage de la langue.

On sait bien que rien n’impose dans un vrai Journal d’écrire des énoncés compréhensibles pour un lecteur autre que son auteur ; il suffit de lire celui de Kafka pour s’en convaincre, on y rencontre des phrases obscures, des allusions difficilement interprétables. Marie de Quatrebarbes, jouant avec le genre, ne se prive pas de ces incidents dans la rédaction qui ne peuvent que renforcer l’impression d’authenticité, bien plus que les pages ordonnées et lisses des Journaux écrits pour être publiés. Aussi trouve-t-on maints énoncés déconcertants pour le lecteur mais que l’auteure d’un vrai Journal n’aurait pas besoin d’expliciter, comme la juxtaposition de phrases sans rapport entre elles (« Tu parles d’une image aux chaussettes tirebouchonnées. La faïence n’a pas de prix. »), l’emploi de mots abrégés (« Se peut-il que lui-même soit abs. ext. air ? »). D’autres énoncés semblent plutôt refléter le désordre du monde, son absence de sens : un schéma syntaxique simple est brisé, un nom ne pouvant être en même temps complément et sujet dans une phrase (« Si je la cueille et la place dans ma main brille »), la compatibilité sémantique entre les mots est absente (« On ne ruse pas avec elle. Et si elle tombe, on la confie à des abeilles. »).

Rien de complètement obscur, le lecteur peut toujours inventer un contexte pour que les textes deviennent acceptables ; cependant, on lit des énoncés qui, littéralement, semblent dérailler, par exemple quand une phrase qui ouvre une page du Journal est reprise pour l’achever, ce que l’auteure commente, « Je ne fais que répéter ». On peut rapprocher ce type de reprise d’un rêve   d’emboîtement des phrases à la manière des poupées russes, rêve d’un discours qui n’aurait pas de fin, de figures multipliées (« C’est toi peut-être en plus petit ? ») comme celles d’un « théâtre de cire ». Il y a toujours dans Les vivres un double mouvement ; si « frêne » entraine « réfrénez », presque aussitôt après cette paronomase vient : « Nous n’irons plus au bois », comme s’il fallait que les « lieux communs [soient] mille fois traversés ».

Ce qui traverse aussi le livre, propre à l’univers de Marie de Quatrebarbes, ce sont les références au cinéma, par des mots (gros plan, photographie, focal), le nom d’un acteur réalisateur (Clint Eastwood) et des allusions plus ou moins repérables à des films, par exemple « le reflet de l’œil grossi à la loupe » renvoie-t-il au Chien andalou de Bunuel ou à Peeping Tom (Le Voyeur) de Michael Powell — ou le lecteur invente-t-il ce qui lui convient ? Le titre lui-même n’est pas immédiatement lisible ; il ouvre la journée du 3 septembre : « Ce qui se mange : les vivres » et « vivres » est repris deux fois en novembre (« nous manquons à nos vivres » et « ils débarquent nos vivres ») : dans ce balancement du manque et de la présence, on est tenté de reconnaître en vivres une nourriture spirituelle, ce dont on se souvient, ce qui s’écrit et se lit — vivres si proche de livres. Trouble toujours : la force de ces proses souvent dérangeantes conduit heureusement à quitter ses certitudes de lecteur.

Marie de Quatrebarbes, Les vivres, P.O.L, 2021, 96 p., 12 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 5 octobre 2021.

02/11/2021

Maël Guesdon, Mon plan

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       II

On vous pose quelque part (vous n’avez rien demandé). C’est quand même quelque chose d’un peu inquiétant puisqu’au tout début, vous êtes légèrement balbutiant. On vous lance là. Et chaque fois que vous ouvrez la bouche, c’est par inadvertance ou pour manger.

 

Comme tous les matins, les oiseaux et les couleurs criardes qui vont avec m’empêchent d’ouvrir complètement les yeux. Je ne supporte pas les dégradés, je tente d’ignorer ce calme affreux qui terminer la nuit en m’imaginant qu’aucune des choses que j’entrevois n’a de nom ni de fonction. Mais ce sont des choses que je connais et je crois bien que, dans cette clarté naissante, elles manifestent le mouvement où je me précipite en même temps qu’elles se reflètent sur les bords qui nous servent de supports.

 

Maël Guesdon, Mon plan, Corti, 2021, p. 15-16.