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30/06/2023

James Sacré, Une fin d'après-midi continuée

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Nom prénom comme (n’importe qui, personne)

 

Des visages sont aussi près de mon peu d’existence

Que les feuillages sans forme de la nuit ;

Leur sourire où je disparais m’emporte

En un mouvement de noir et d’étoiles.

Dans ces poèmes qui sont pour quelqu’un avec un nom précis je voudrais

Que ce soit les mêmes feuillages nocturnes

Dans le volume respirant de ce nom, le parfum de quelques autres

Je veux m’en aller dans la nuit.

 

James Sacré, Une fin d’après-midi continuée, trois livres « marocains », postface Serge Martin, Tarabuste, 2023, p. 69.

29/06/2023

James Sacré, Une fin d'après-midi continuée

                            James Sacré, Une fin d'après-midi continuée, jardin, cerisier,rouge

          Tu n’es jamais venu en Vendée

 

Dans une matinée tranquille de ce pays vendéen

Mon père me promène parmi les arbres qu’il a greffés

Surtout des cerisiers, avec déjà des fruits qui ont de la couleur

On peut penser à des miniatures amoureuses dans des livres de langue arabe

La fraîcheur d’un mélange d’herbe et de terre avive

Le rouge des castilles, et la lumière,

Est-ce que passer par les mots pourra transporter

Dans l’eau courante et la poussière d’un été marocain

La finesse et les fruits de ce jardin ? Sans doute ;

On pourrait lire de poème dans une maison qui a des couleurs de ciel et de cerise écrasée sur ses murs chaulés,

On vient de rafraîchir le sol avec de l’eau jetée, les sentiments

Sont beaucoup d’agréable silence, autant de patience et de politesse que dans un jardin.

 

James Sacré, Une fin d’après-midi continuée, trois livres « marocains » , postface Serge Martin, Tarabuste, 2023, p.23.

28/06/2023

Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes

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Il y a des gens qui croient que tout ce qui se dit avec un visage sérieux est raisonnable.

La plupart des hommes ont rarement dans la tête plus de lumière qu’il n’en faut pour qu’on s’aperçoive qu’elle est précisément complètement vide.

Pour décrire avec sensibilité, il faut plus que des larmes et un clair de lune.

Mettre la dernière main à son œuvre, c’est la brûler.

Si tout à coup n ne pouvait plus reconnaître les sexes aux vêtements et qu’on soit obligé de deviner même les sexes, un nouveau monde de l’amour naîtrait. Ceci mériterait d’être traité dans le roman avec sagesse et connaissance du monde.

 Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes, traduction Marthe Robert, Denoël, 1985, p. 138, 153, 158, 165.

27/06/2023

Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes

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Il n’y a pas sur le corps une seule poche qui retienne l’argent.

Comme tout est insipide sans toi ; le monde m’a tout l’air d’une pièce froide et vide et les choses les plus neuves sont comme si je les avais déjà vues trois fois.

Le singe le plus parfait ne peut pas dessiner un singe, seul l’homme le peut, mais il n’y a que l’homme également qui tienne cela pour un privilège.

Il a été répandu beaucoup de sang anonyme.

Une préface pourrait s’intituler chasse-mouche et une dédicace : bourse à quêter. 

Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes, traduction Marthe Robert, Denoël, 1985, p. 109, 114, 118, 121, 124.

26/06/2023

Marie de Quatrebarbes, Vanités : recension

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                                « Plutôt que de prendre racine, nous passons »

 

Le pluriel Vanités renvoie à une période de l’histoire de la peinture, la première partie du XVIIe siècle, pour l’essentiel à des natures mortes évoquant le caractère éphémère de la vie, parfois avec la présence d’un crâne : on rencontre aussi dans le livre cet objet — « Ce crâne, regardez-le, né de la roche et son greffon de lierre, entremêlé aux bois du cerf » —, mais le thème de la brièveté de l’existence n’a ici rien de religieux : le contexte associe le minéral, le végétal et l’animal. Pas de prière, de méditation pour se préparer à mourir, seulement savoir que le temps défait tout ce qui est et le projet est clair, « nous nous en tiendrons au matérialisme le plus tendre ». Ce qui est immédiatement lisible : la mort est la condition de la vie et s’il est une éternité elle est dans le fait que tout recommence sans cesse.

 

Le livre s’ouvre avec la reprise du texte en frontispice d’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton, présentant Démocrite occupé à disséquer des cadavres pour reconnaître le siège de la mélancolie ; l’annonce en regard se présente comme en relation avec cette activité, mais avec un objet plus large : « Ceci est un livre d’histoire naturelle, décrivant les formes élémentaires par lesquelles commence la nature ». On verra comment se développe ce projet a priori fort ambitieux. Ces deux pages ne sont pas paginées, pas plus que l’ensemble des poèmes qui suivent, numérotés de 1 à 36, toujours de strophes de quatre vers, puis 361/2 pour le dernier de deux vers. On note que d’emblée un récit est annoncé et les premiers poèmes mettent en scène Épicure, « un mathématicien épris de gymnastique » (Thalès de Milet), Platon : l’Antiquité et ses savants inscrivent le livre dans l’histoire longue mais sont laissés au profit « à présent de l’avenir ».

 

L’avenir, et le présent, ce sont les multiples transformations des êtres vivants, et en particulier de la fleur, métamorphoses (qui lient d’ailleurs le livre à l’Antiquité) dont l’abondance font de Vanités un étrange kaléidoscope dans lequel on verrait les êtres et les choses se défaire et se reconstruire dans un mouvement incessant. S’il est une éternité, ce n’est pas du côté de la religion qu’il faut la chercher : c’est celle du recommencement — même si des mots  semblent sortis d’un traité de l’époque classique, « squelette vivant, nudité et ordure ». La vie naît et se développe à partir de la mort, « le genêt pousse dans la ruine », « les corps se dissolvent (…) puis tout recommence », « le tombeau [de la fleur] est le berceau de l’arbre », etc. — on recopierait une partie du livre si l’on relevait toutes les occurrences de ce mouvement. La métamorphose se produit à tous les niveaux, les formes s’emboîtent, vouées à la disparition et, de là, apparaissent d’autres formes ; la fleur devient fruit, puis graines qui se séparent de la plante, se dispersent et d’autres fleurs trouvent leur place. Métamorphose généralisée qui emporte tout, « de toutes parts un mouvement léger fait pirouetter les masses ». La distinction entre l’inerte et le vivant n’est elle-même plus de mise, au moins pour le regard qui confond le minéral et le vivant, on voit « les scarabées pierres mobiles », ailleurs « les rochers pourrissent » et le végétal semble prendre des caractères du vivant mobile (« les yeux tuméfiés du mimosa ») (1).

 

Mais comment rendre compte de ce qui, presque toujours, échappe au regard ? Marie de Quatrebarbes choisit notamment l’énumération de noms pour restituer le foisonnement des éléments sujets à la métamorphose ; parmi d’autres :

 

On aperçoit au sol des miniatures, aiguilles, chatons de pins usés, minés, foudroyés, mollusques & huîtres, limaçons gélatineux, élastiques, hannetons, lentilles, moules, mouches du rosier, trente-six fragments de feuilles et demi 

 

Comment également introduire un semblant d’unité dans ce qui est donné pour échapper à tout ordre ? Dans une partie importante du livre, reviennent dans chaque poème l’adjectif « petit », un de ses dérivés ou un mot connotant la petitesse : « petit », le mieux représenté, seul ou non (« son tombeau était petit » opposé à « esprit large », « petites morsures »), « brève histoire », « insecte », « petitesse,  « miniature », « imperceptibles », « microscopes ». Une figure insolite, celle de l’enfant, fréquente dans les livres de Marie de Quatrebarbes, est introduite avant le premier poème numéroté, entrant dans la série des contraires par son jeu : « L’enfant éteint la lumière, il l’allume » ; Il apparaît ensuite régulièrement, lié à la nature (« l’enfant se contemple dans le miroir de la nature »), se transformant (« l’insecte-enfant ») avant d’entrer dans le mouvement du recommencement à la fin du livre : « Parfois s’animent dans le visage du mourant les traits du nouveau-né & réciproquement ». Certains procédés rhétoriques s’ajoutent, comme la répétition de mots, pour unifier les contenus, avec aussi des jeux d’assonances (or dans une strophe : morsure, mort, ornée, sorte) et d’allitérations, ainsi avec la reprise d’un titre de livre de Paul Éluard, « le dur désir de durer ».

 

Il suffirait peut-être de dire que Vanités est un livre original sur l’idée de recommencement dans la nature. Le livre, cependant, apparaît plus complexe. La citation donnée supra s’achève par « trente-six fragments de feuilles et demi » : comment ne pas y reconnaître le numéro de la dernière page ? Si l’on s’attarde à quelques allusions dispersées, comme « reprendre la phrase encore » et, dans le dernier poème, « La page ne dit pas où elle va », à des allusions littéraires (par exemple à Louis Zukofsky), on relit aussi l’ensemble comme une métaphore de ce qu’est l’écriture et tout peut s’organiser alors autrement, qu’il s’agisse du thème du recommencement, de la répétition, de la mort et de la naissance, du passé et de l’avenir, etc. La fin de l’avant-dernière strophe et celle de la dernière confirment la possibilité de cette lecture, « On n’y voit rien, suivez mon regard » et « il n’est jamais trop tard pour détourner sa fin ».  Ajoutons qu’il est d’autres lectures qui ne contredisent pas celles proposées ; ainsi, Vanités est, peut-être, dans le fil de Voguer un livre autour de la mémoire.

  1. On sait que l’on emploie "œil" pour désigner le bourgeon.

 Marie de Quatrebarbes, Vanités, Eric Pesty éditeur, 2023, 38 p., 10 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis en mai 2023.

 

 

25/06/2023

Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes

 

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Notre mode actuelle : tenir l’écriture pour tout et le reste pour presque rien ; pourrait devenir l’objet d’une bonne satire. On pourrait y introduire d’une manière ou d’une autre l’essai sur les jardins.

Roméo et Juliette par un singe et un caniche.

Une fois qu’ils seront mieux élevés, ils commenceront à devenir pires.

Doute de tout au moins une fois, fût-ce de la loi du deux et deux font quatre.

Comment les hommes sont-ils arrivés à la conception de la liberté ? C’était une grande idée.

  

Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes, Denoël, 1985, p. 84-85, 86, 91, 104, 104.

24/06/2023

Georg Christoph Lichtenberg,Aphorismes

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Les sabliers ne servent pas seulement à nous rappeler la fuite du temps, ils évoquent également la poussière que nous de viendrons un jour.

Une discussion sur l’honnêteté parmi des prisonniers dans la charrette.

L’homme a fait de lui-même un animal domestique, c’est pourquoi il est si corrompu que…

À tout instant comment cela peut-il être amélioré ? 

Se métamorphoser en bœuf, ce n’est pas encore se suicider.

 

Ceorg Christoph Lichtenberg, Aphorismes, Denoël, 1985, p. 65, 72, 74, 77, 80.

23/06/2023

Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes

 

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Sa prononciation rappelait celle de Démosthène quand il avait la bouche pleine de cailloux.

Il connaissait toutes les nuances de déclinaison et d’inclinaison du chapeau. 

Sur la question de savoir si on peut accepter les morts comme membres des académies.

Une préface pourrait être intitulée : paratonnerre.

L’art, si bien cultivé aujourd’hui, de rendre les gens mécontente de leur sort.

 

Georg Christophe Lichtenberg, Aphorismes, traduction Marthe Robert, Denoël, 1985, p. 33, 35, 37, 39.

22/06/2023

Francis Ponge, Pour un Malherbe

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     Paris 12 février 1955

 

Il faut évidemment noter l’importante influence de Sénèque à cette époque (sur Vauquelin déjà, puis sur Malherbe et Du Vair).

Influence explicable par le stoïcisme naturel aux grands esprits dans les époques de trouble et de fanatisme.

La maîtrise des passions donne en poésie la maîtrise de l’inspiration (ingenium soumis au judicium).

L’usage des règles (beaux préceptes) doit même être opposé à l’inspiration dès l’origine. Autre chose : de ce goût des beaux préceptes, des sentences, résulte une poésie gnomique.

C’est une fondation d’une raison qui est en but.

D’une raison, convaincante, frappante : donc, d’une réson.

 

Francis Ponge, Pour un Malherbe, dans  Œuvres complètes, II, Pléiade / Gallimard, 2002, p. 140.

21/06/2023

Francis Ponge, Le Savon

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                           Thème du savon 

Et maintenant, cher lecteur, pour ta toilette intellectuelle, voici un petit morceau de savon. Bien manié, gageons qu’il y suffira. Portons en main cette pierre magique.

                                              *

Il y a quelque chose d’adorable dans la personnalité, le caractère du savon, d’inimitable dans son comportement.

D’abord une réserve, une tenue, une patience sur sa soucoupe aussi  parfaites que celle du galet. Mais en même temps, moins de rugosité, moins de sécheresse. Quelque chose certes de tenace, compact et qui se tient les rênes courtes, mais d’amène aussi, d’avenant, poli, doux, agréable en main. Et parfumé (quoique non sui generis). Plus vulgaire peut-être, mais en compensation plus sociable.

 Francis Ponge, Le Savon, dans Œuvres complètes, II, Pléiade/ Gallimard, 2002, p. 179.

20/06/2023

Francis Ponge, Nouveau nouveau recueil, I,

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                                Divagations

 

C’est le titre du principal ouvrage en prose d’une des plus grands poètes français, dont on fête ces jours-ci le centenaire.

C’est aussi le terme employé dans les ordonnances municipales pour désigner le vagabondage des chiens sur la voie publique, leurs déambulations autour des poubelles et des troncs d’arbre, le nez actif ou la patte levée.

Une note récente de la mairie de Roanne vient de rappeler à l’ordre les propriétaires de ces promeneurs affairés, qui risquent désormais le fourrière et la mort sans phrases dans les deux ou trois jours  à dater de leur capture.

Posséder un chien à l’heure actuelle est certes légitime, le nourrir est méritoire : le promener est permis, à condition de le surveiller de près.

Mais posséder deux ou trois chiens est devenu paradoxal ; les nourrir est acrobatique et vaguement suspect ; les laisser divaguer, délictueux et sans excuses.

L’hygiène de notre ville— qui pose d’ailleurs d’autres problèmes plus graves — justifie entièrement la mesure qui vient d’être prise, à laquelle les amis des bêtes eux-mêmes ne peuvent qu’applaudir.

                                                           (vendredi 3 avril 1942)

Francis Ponge, Nouveau nouveau recueil, I, dans Œuvres complètes, II, Gallimard / Pléiade, 2002, p. 1159.

19/06/2023

Francis Ponge, Comment une figue de paroles et pourquoi

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Pour ne savoir point trop ce qu’est la poésie (nos rapports avec elle ne sont qu’indirects), d’une de ces figues sèches, par contre (tout le monde voit cela), qu’on nous sert, depuis notre enfance, ordinairement aplaties et tassées parmi d’autres hors de quelque boîte, comme je remodèle chacune entre le pouce et l’index machinalement avant de la croquer, l’idée que je m’en fais paraît bientôt bonne à vous être d’urgence quittée.

 

Francis Ponge, Comment une figue de paroles et pourquoi, dans Œuvres poétiques, II, Gallimard / Pléiade, 2002, p. 863.

18/06/2023

Francis Ponge,, Comment une figue de paroles et pourquoi

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La poésie est l’art d’écrire en vers, peut-on lire dans Larousse. Il es évident que cette définition est maintenant (aujourd’hui) dépassée, qu’elle n’est plus juste.

Pour moi la poésie est l’at d’assembler et d’abord de traiter les mots (les paroles) de façon à mordre dans les choses (dans le fond obscur des choses) et de s’en nourrir.

Las poésie est l’art de traiter les paroles de façon à permettre à l’esprit de mordre dans les choses  et de s’en nourrir.

(Il s’agit donc plus que d’une connaissance : d’une assimilation.)

 

Francis Ponge, Comment une figue de paroles et pourquoi, dans Œuvres complètes, II, Gallimard / Pléiade, 2002, p. 788.

15/06/2023

Yves Bonnefoy, Œuvres poétiques : recension

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Yves Bonnefoy, la réalité et les mots

 

Plusieurs écrivains ont vu leur œuvre en cours paraître dans la Pléiade, par exemple Gide en 1939 pour son Journal ou, plus récemment, Philippe Jaccottet pour ses poèmes et ses essais, et Saint-John Perse s’est lui-même occupé d’en préparer l’édition. Yves Bonnefoy, lui, a suivi de près l’élaboration du volume, intervenant pour introduire des textes habituellement vus à côté de la poésie : travail long et minutieux rendu possible par l’amitié qui liait l’écrivain aux responsables de la mise en œuvreet à ceux de l’établissement des textes. Qui connaît la poésie de Bonnefoy suivra avec intérêt le long avant-propos de Lançon et Née qui retrace avec précision son évolution littéraire, puis la préface d’Alain Madeleine-Perdrillat qui retient des livres considérés majeurs et met en valeur des constantes, soit l’unité de l’œuvre.

Le volume contient des traductions — les poèmes de Yeats mais aussi, comme le veut la collection, des notes abondantes en fin de volume apportent d’utiles compléments, suivies d’un choix bibliographique précieux des études critiques (livres, numéros spéciaux de revues, articles), d’un index des noms et d’une table des titres et incipit. On regrettera que les illustrations de L’Arrière-pays soient reproduites en noir et blanc.

 

On relève dans la construction de la personne l’amour dès l’enfance de la lecture, encouragé par les parents, et l’essai d’une pièce — coïncidence ? on se souvient que le premier des cinq ensembles de Du mouvement et de l’immobilité de Douve a pour titre "Théâtre". Bonnefoy a découvert tôt le surréalisme par l’anthologie de Georges Hugnet, a connu Breton qui l’estimait, s’est rapproché du groupe surréaliste sans y être actif, s’en est écarté en 1947 quand l’ésotérisme s’y est imposé, mais il a gardé l’amitié de dissidents du groupe comme Gilbert Lely et Christian Dotremont. Ce passage l’a conduit à réfléchir sur ce qu’est l’image et sur son usage, de là à la relation entre langage et réalité, réflexion qu’il a poursuivie toute sa vie. D’autres rencontres ensuite ont modifié profondément l’orientation de sa vie ; par exemple, grâce à Pierre Leyris il s’est voué à la traduction de Shakespeare — il a traduit une dizaine de pièces, les sonnets et la poésie — et il a publié aussi des sonnets de Yeats. Son appétit de connaissance l’a dirigé, à partir de 1949 avec les cours de Lucien Biton vers l’étude des mythes et des sciences religieuseset, parallèlement, il a suivi des philosophes comme Jean Hyppolite et Jean Wahl, le spécialiste de la gnose Charles-Henri Puech et, par ailleurs, les études d’André Chastel lui ont ouvert le Quattrocento.

 

Tous ces travaux ont nourri son écriture, comme ses rencontres, celle de la poésie de Jouve après son expérience surréaliste : « La réalité qu’avait décomposée l’intellect se rassemblait à nouveau, le regard pouvait sans entraves pressentir en tout l’unité de tout — cette lumière de l’Alpe dans Matière céleste, étincelante, enivrante, au profond de chaque chose mortelle » (L’Écharpe rouge, p. 1189). Bien avant, Bonnefoy avait lu à sa parution en 1943 L’Expérience intérieure de Georges Bataille, qui l’a sans doute aidé à considérer la poésie comme connaissance du temps, de la finitude et de soi ; cette lecture n’est pas sans rapport avec ce qu’il a désigné par « présence » — la réalité concrète, immédiate — en relation avec une autre notion, « l’indéfait » : il s’agit de cette présence, antérieure à toute analyse par la langue à quoi accèderait l’infans (l’enfant qui ne parle pas encore) et que l’art, la poésie auraient pour fonction de retrouver. Lançon et Née insistent sur ce point à propos du personnage de Douve, dans « le premier grand livre de poésie »3  de Bonnefoy : « le vocable « Douve » ne représente personne (à la différence de la « Laure » de Pétrarque ou de la « Délie » de Scève), mais allégorise la quête de l’immédiat du monde, cet en dehors du langage à ressaisir paradoxalement par les mots » (p. XVIII). Madeleine-Perdrillat insiste sur l’absence du "je" dans ce « livre fondateur », son auteur « ne manie jamais que des mots et des images, auxquels quelque chose de la réalité, la douleur et la mort, échappera toujours » (XXXVII).

Combat certes « désespéré » que l’écriture du poème, comme le souligne encore le préfacier, et c’est pourquoi il ne peut jamais être achevé. Pour Bonnefoy la poésie avait pour tâche de restituer quelque chose du « monde proche », non simplement des réalités vécues mais « de l’horizon derrière elles » (1188), sachant que « c’est seulement l’expérience du temps vécu qui peut rendre vie à la parole » (1187). Cette exigence explique la récurrence de ses thèmes (la vie, la mort, le désir, la nuit, le vent…) et son emploi de mots simples (jour, nuit, aube, froid, feu, eau, etc.) ou fortement suggestifs comme "barque" ou "neige" ; il faudrait que les mots donnent le plein de leur sens, en allant au-delà de la relation arbitraire entre le signe et la chose c’est-à-dire qu’ils permettent de saisir ce qui n’est pas dicible mais que leur emploi dans le poème devrait faire surgir. Contradiction que Bonnefoy connaissait bien et qu’il a souvent énoncée, comme dans L’Écharpe rouge, « D’un côté, le sentiment obscur que la réalité, c’est plus que les mots ; de l’autre quelque aisance à vivre parmi ceux-ci, l’intérêt pour les choses qui naissent de leur emploi » (p. 1126). On pense à la fonction performative, en scène dans Le Théâtre des enfants : « La petite fille dit je suis la reine (…) tu es le roi. En effet, ils étaient la reine et le roi. » On retrouve dans toute l’œuvre la relation aux choses que Bonnefoy disait être celle de son enfance ; dans Le Grand Espace, consacré au Louvre, il écrivait en ouverture « J’aurais voulu entrer enfant dans un lieu comme celui-ci », expliquant : « Ce ne sont pas les mots qui comptent pour lui, mais ce sont les images qu’il aperçoit au-delà » (p. 830).

 On ne réduit évidemment pas l’œuvre complexe d’Yves Bonnefoy à une relation entre mots et réalité, mais cette attention qu’il y porte l’éloigne d’un lyrisme toujours dominant dans les écrits de son époque : il ne célèbre ni l’amour ni la nature. Sa poésie, pour citer encore Madeleine-Perdrillat, « dit avec peu de mots et peu d’images, son peu de pouvoir » (XL). Cependant, ce peu est essentiel, elle est force de vie, « contre « le spectacle de la souffrance et de la mort » (id.). C’est pourquoi la transmission de ce qui s’écrit dans d’autres langues importait tant à Bonnefoy, Lançon et Née rappellent d’ailleurs qu’il voyait dans la circulation des poésies un des fondements de la Communauté européenne.

                                           (…) Écrire une violence

       Mais pour la paix qui a saveur d’eau pure.
                  Que la beauté,
                  Car ce mot a un sens, malgré la mort,
                  Fasse œuvre de rassemblement de nos montagnes

       (Dans le leurre du seuil, p. 416)

 

1 Daniel Lançon et Patrick Née, outre plusieurs études sur l’œuvre de Bonnefoy, ont dirigé le colloque de Cerisy qui lui était consacré, en août 2006, Poésie, recherche et savoirs

2 C’est pourquoi il a dirigé les deux volumes du Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique (Flammarion, 1981)

3 Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, 1953.

 


Yves Bonnefoy, Œuvres poétiques, Édition établie par Odile Bombarde, Patrick Labarde, Daniel Lançon, Patrick Née et Jérôme Thélot ; avant-Propos Daniel Lançon et Patrick Née, préface Alain Madeleine-Perdrillat, « Yves Bonnefoy, "Et poésie, si ce mot est dicible" », Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2023, 1808 p., 19 €. Cette recension a éé publiée dans Sitaudis le 4 mai 2023.

 

 

14/06/2023

Robert Desnos, État de veille

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Aujourd’hui je me suis promené avec mon camarade,
Même s’il est mort,
Je me suis promené avec mon camarade.

Qu’ils étaient beaux les arbres en fleurs,
Les marronniers qui neigeaient le jour de sa mort.
Avec mon camarade je me suis promené.

Jadis mes parents
Allaient seuls aux enterrements
Et je me sentais petit enfant.

Maintenant je connais pas mal de morts,
J’ai vu beaucoup de croque-morts
Mais je n’approche pas de leur bord.

C’est pourquoi tout aujourd’hui
Je me suis promené avec mon ami.
Il m’a trouvé un peu vieilli,

Un peu vieilli, mais il m’a dit :
Toi aussi tu viendras où je suis,
Un Dimanche ou un Samedi,

Moi, je regardais les arbres en fleurs,
La rivière passer sous le pont
Et soudain j’ai vu que j’étais seul.

Alors je suis rentré parmi les hommes.

 Robert Desnos, État de veille