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16/06/2013

Jacques Dupin, Une apparence de soupirail

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[...]

   Les nuages traversent la chambre au delà des cimes qui nous retiennent. La chambre abandonnée aux nuages... Les nuages laissés à la mer...

 

   Une vieille sur son séant, toutes ses forces regroupées en un seul fil, de laine rouge... Elle ajuste le point de crochet, à l'infini, simplement. Du nœud de ses phalanges grises, à l'écoute de l'intensité...

 

   Le sentier de montagne, le simple, le nu... Imprégné de la couleur du ciel. Le sentier perdu. Effacé... S'écrivant à travers les flammes. Tourneboulant la frayeur subite des chevaux...

 

   Le vent souffle dans l'oreiller  que ta nuque écrase. Le même vent qui m'exile. La lumière qui te soustrait. Notre bouche s'emplit de boue.

 

   Des herbes et des nombres, blessés, la musique s'empare. Les arbres sont à l'abandon. Ta cuisse s'éteint longuement. Dans mon sommeil. Sous les arbres.

 

   Frappant la pierre, le basalte de ma naissance, — l'orgue réfractaire. Frappant ingénument. Absurdement. Lapidant la lumière...

   Je n'ai de forces que pour dormir. Dormir entre les coups de la masse et mes tempes de pierre.

[...]

 

 

Jacques Dupin, Une apparence de soupirail, Gallimard, 1982, p. 70-75.

03/05/2013

Virginie Poitrasson, Journal d'une disparition — mai 2008

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6 mai

présence du vélo sous mes pieds, les pédales qui tournent sous la poussée, l'essoufflement prend forme

 

première annonce de ta disparition

 

7 mai

retour aux bases, première gestuelle de survie, avec peut-être de l'agitation, et la matière, la matière si forte à cet instant

 

ta chambre vide de ta présence

 

8 mai

en recherche, en action, à tourner en rond, avec les scénarios les plus probants, échafaudages accrochés aux émotions

 

et ta trace comme s'évaporant au soleil

 

9 mai

statique, tendue, arrêtée dans le salon, du salon au jardin, du jardin au salon, périmètre du raisonnement mental

 

quand tu commences à te livrer virtuellement

 

10 mai

le début de la liste, parce qu'il faut bien commencer par quelque chose, parce que faire des listes fait tenir (faire des listes pour ne pas devenir fou)

 

et tu es ressenti comme une perte — mais pas totale

 

11 mai

une pause suspendue, bulle de patience, oreilles et bouches multiples, tout dans la gravité, suspendue en l'air, gravitation qui s'incite et s'insinue en moi

 

toi, ton odeur, ta musique, tes objets, ta souffrance encore présents dans la pièce

[...]

 

Virginie Poitrasson, Journal d'une disparition — mai 2008—, Ink, 2009, np.

02/03/2013

Agnès Rouzier, Le fait même d'écrire

Qu'importe la chambre, — si ce n'est tout entier le temps — qu'importe la chambre ? Pouvait-on même dire : refuge ? (Je effacé par nous mais recevant de cet insistant pluriel sa légèreté principale. Je s'écoutant rire). Qu'importe la chambre, hors les autres cellules qui l'écrasent, l'enserrant, l'entourent, la protègent, qu'importe la chambre hors ces escaliers qu'il faut monter pour l'atteindre, qu'importe la chambre si ce n'est cette île, en plein ciel, portée par d'autres îles, et ce personnage anonyme qui y accède (mettons qu'ils se souvienne de ... ou de tout autre). Qu'importe ce faisceau de questions hors cette clôture que nul ne déchiffre, mais que chacun touche et parcourt. Voici que le vent a tourné et que la plage oblique vers un autre espace : la mer impatiente. Jadis chaude, maintenant glacée, frangée d'une même route, même rangée d'immeubles, glacée : roulé en boule dans un creux de sable, un chandail abandonné. Qu'importe la chambre — ou salle à manger — et nous le revoyons dans la petite cuisine — je vous en prie il faut le délivrer — dans la petite cuisine en désordre — mais toujours le bocal de cornichons au sel, à moitié vide — devant le bol de café au lait (odeur et couleur écœurante, bord ébréché) qu'importe, si nous l'effaçons il se crée — ici bougeant, ici dormant, homme, paysage, et ville, et machine, et fleuve, insecte ou vague, ici endormi et plus dense, de tout son corps pesant attiédi de sueur et d'odeur nocturne (au plus fort), ou bien éveillé les pieds nus après la douche, dans le plaisir infiniment fragile de l'été, avant d'avaler — aliment complet et réminiscence — un verre de lait glacé, ô mères... Qu'importe la chambre, et ce récit qui le délivre, l'enserre : le roi dit nous voulons. Et toi, penché, tu te souviens : moi-je (ou bien la rue, la pluie, les courses, le matin fatigant, et les oranges que l'on transporte déjà fades).

 

Agnès Rouzier, Le fait même d'écrire, Change / Seghers, 1985, p. 30-31.

01/01/2013

Samuel Beckett, Molloy

Samuel Beckett, Molloy, chambre, oubli, écriture

                                                I

 

   Je suis dans la chambre de ma mère. C'est moi qui y vis maintenant. Je ne sais pas comment j'y suis arrivé. Dans une ambulance peut-être, un véhicule quelconque certainement. On m'a aidé. Seul je ne serai pas arrivé. Cet homme qui vient chaque semaine, c'est grâce à lui peut-être que je suis ici. Il dit que non. Il me donne n peu d'argent et enlève les feuilles. Tant de feuilles, tant d'argent. Oui, je travaille maintenant, un peu comme autrefois, seulement je ne sais plus travailler. Cela 'a pas d'importance, paraît-il. Moi je voudrais maintenant parler des choses qui me restent, faire mes adieux, finir de mourir. Ils ne veulent pas. Oui, ils sont plusieurs, paraît-il. Mais c'est toujours le même qui vient. Vous ferez ça plus tard, dit-il. Bon. Je n'ai plus beaucoup de volonté, voyez-vous. Quand il vient chercher les nouvelles feuilles, il rapporte celles de la semaine précédente. Elles sont marquées de signes que je ne comprends pas. D'ailleurs je ne les relis pas. Quand je n'ai rien fait il ne me donne rien, il me gronde. Cependant je ne travaille pas pour l'argent. Pour quoi alors ? Je ne sais pas. Je ne sais pas grand-chose, franchement. La mort de ma mère, par exemple. Était-elle déjà morte à  mon arrivée ? Ou n'est-elle morte que plus tard ? Je veux dire morte à enterrer. Je ne sais pas. Peut-être ne l'a-t-on pas enterrée encore. Quoi qu'il en soit, c'est moi qui ai sa chambre. Je couche dans son lit. Je fais dans son vase. J'ai pris s aplace. Je dois lui ressembler de plus en plus. Il ne me manque plus qu'un fils. J'en ai un quelque part peut-être. Mais je ne crois pas. Il serait vieux maintenant, presque autant que moi. C'était une petite boniche. Ce n'était pas le vrai amour. Le vrai amour était dans une autre. Vous allez voir. Voilà que j'ai encore oublié son nom.

 

Samuel Beckett, Molloy, éditions de Minuit, 1951, p. 7-8.