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09/01/2017

Bernard Noël, Monologue du nous

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Monologue du nous

 

   … Nous avons perdu nos illusions, et chacun de nous se croit fortifié par cette perte, fortifié dans sa relation avec les autres. Nous savons cependant que nous y avons égaré quelque chose car la buée des illusions nous était plus utile que leur décomposition. Nous oublions ce gain de lucidité dans son exercice même. Nous n’en avons pas moins de mal à mettre plus de raison que de sentiment dans notre action. Nous aurions dû depuis longtemps donner sa place au durable, mais la séduction s’est toujours révélée plus immédiatement efficace. Nous avions toutes els raisons de penser grâce à notre époque qu’un approbation, si elle est massive, ne peut qu’assurer l’avenir. Nous avons vite déchanté sans comprendre d’abord qu’il n’en va pas de l’engagement collectif comme du commerce, et que les lois de ce dernier ne provoquent que des excitations éphémères.

 

Bernard Noël, Monologue du nous, dans La Comédie intime, Œuvres iv, P.O.L, 2015, p. 383.

17/12/2016

Bernard Noël, Qu'est-ce qu'écrire, I

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                                       Qu’est-ce qu’écrire, I

 

(…)

   Nous écrivons avec des mots. Nous savons tous qu’écrire, c’est d’abord rassembler des mots. Nous le faisons sans savoir ce qu’ils sont, ni quel type d’outillage ils représentent, ni de quelle partie de nous ils sortent avec un tel naturel. Parfois, ce naturel tombe en panne, et une maladie s’ensuit dans le corps. Parfois, celui qui écrit ne supporte plus que son texte ne soit qu’un texte, et il fait tomber en panne ce naturel.

   L’amour, l’écriture, le jeu, etc., déclenchent un emportement dans le mouvement duquel leur acteur touche l’autre : un autre qui peut être réellement l’autre, mais qui peut aussi être une figure que nous ne touchons qu’en nous.

L’amour, l’écriture, le jeu, etc., ont ainsi dans leur activité même un sens qui nous suffit et qui fait, par exemple, que nous ne cherchons pas à sentir dans la main qui écrit une main plus ancienne, pas plus que nous cherchons à connaître la besogne qu’elle pourrait secrètement poursuivre sous le masque de l’écriture.

(…)

Bernard Noël, La Place de l’autre, Œuvres, III, P.O.L, 2013, p. 203.

08/10/2015

Bernard Noël, Poèmes, I, espace pour ombre

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espace pour ombre

 

espace

de quelle eau lente

fait

un sourire s’épuise

trop devenu sourire

tu

déchires la glace

et

la surface tombe

 

           *

 

qui parle

si le temps est désert

si ta place gelée

on

pose un souvenir

la nuit écume

le corps se fend

 

hier

comme une pierre au fond de l’eau

 

              *

 

regard

de quel regard tombé

cette durée t’exile

l’amour te traverse

et

l’intouchable

 

la vitre refuse l’ongle

le miroir boit le visage

 

le rire même

s’éparpille cassé

 

[...]

 

Bernard Noël, Poèmes I, Textes / Flammarion,

1983, p. 139-141.

15/05/2015

Bernard Noël, Monologue du nous : recension

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   On n’oublie pas que Bernard Noël a publié un Dictionnaire de la Commune en 1971, heureusement réédité en 2000 par Mémoire du Livre, ouvrage « pour inviter le présent à rejouer le passé » puisqu’il rassemble les noms des acteurs de ce qui fut une tentative de transformation radicale des rapports sociaux. Bernard Noël n’a pas cessé depuis d’écrire pour représenter, autant que faire se peut, la complexité du réel tel qu’il le vivait et l’on peut prendre aujourd’hui la mesure de ce travail d’éclaircissement grâce aux trois premiers volumes de son œuvre publiés chez P.O.L. Monologue du nous poursuit à sa manière une tâche qui ne peut avoir de fin.

 

   Qu’est ce "nous" ? Un groupe de 4 militants qui rejettent la société telle qu’elle est. Symboliquement, le nous est un refus du "je",  ce je qui s’est imposé au cours des années 1970 chez les dirigeants des partis dits de gauche pour commenter les faits politiques. Le nous est une petite structure de dialogue pour décider et agir : Bernard Noël construit une fiction dont les personnages et leurs projets évoquent les Brigades rouges ou Action directe. Tout se passe à Paris et dans la banlieue proche, après 2012 selon certains indices — voir une allusion transparente avec le « galant péteux tapi à l’arrière d’un scooter ». À la fin d’une manifestation, un policier entre dans la camionnette du groupe, est assommé et emmené dans une maison : son enlèvement semble passer inaperçu et la question se pose : quoi en faire ? À la suite d’une lutte, il est tué et enterré, et naît alors le projet d’abattre des dirigeants d’institutions qui participent activement au développement du capitalisme. Divers éléments se greffent sur ce récit : le nous publie un journal, accepte un contact avec la préfecture pour mieux approcher ses cibles, abat un banquier ; un autre nous de 4 militants s’est formé qui exécute un autre banquier  ; etc. La trame, fort simple, importe moins que les principes qu’exposent ce nous.

 

   Il y a d’abord un constat, « toute opposition est désarmée par l’élection d’une gauche aussitôt passée à droite », et une certitude : la révolte est inefficace, seulement « mouvement sentimental ». Ce qui n’exclut pas que s’impose « la nécessité de l’illusion » d’être des acteurs dans la société. Seule cette illusion peut donner le goût de vivre, cependant il ne s’agit pas de penser que l’action  changera quoi que ce soit au cours des choses ; dans un manifeste publié dans leur journal, le nous explique : « notre action est désespérée et c’est du seul désespoir qu’elle tire sa force et sa nécessité ». Tuer des banquiers, ou des dirigeants d’un gouvernement, ne changera en rien « la dissolution de tous les repères sociaux », et cela n’échappe pas au nous, mais le choix des privilégiés qui le constituent est de préférer « les actions désespérées au salut », et parallèlement la destruction de soi par l’alcool et la drogue. Un rejet, donc, de tout ce qui pourrait ressembler à la vie sociale acceptée par la majorité. Une volonté aussi de sacrifice qui a quelque chose de religieux : le groupe projette de se faire sauter au milieu de dirigeants, assurant par ce « sacrifice » son « effacement » et son anonymat.

 

   L’aboutissement des actions isolées, c’est l’ « abîme », puisque leur seul résultat est de « nuire » au pouvoir, sans que rien d’autre ne bouge. Si elles ne modifient rien, le récit ne peut se poursuivre : il ne ferait que décrire des assassinats successifs ; la seule issue pour Bernard Noël était de faire disparaître, d’une façon ou d’une autre, le nous : il choisit leur arrestation : « démembré en quatre suspects, [le groupe] se voit contraint, sous bonne escorte, à mettre fin au Nous. » C’est aussi la fin de l’idée que le type de violence retenu par le nous puisse être légitime — et le lecteur reste devant la question : Que faire ?

 

Bernard Noël, Monologue du nous, P.O.L, 112 p., 8,90 €.

Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 4 mai 2015

 

 

 

 

 

22/04/2015

Bernard Noël, "De gauche autrement" [1991], dans L'Outrage aux mots

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                            De gauche autrement [1991]

 

[...]

   Il y a de quoi mourir de rire à la pensée que nos grands-pères se sont battus pour le droit au travail — seul droit que les régimes totalitaires de l’Est ont respecté au grand dommage apparemment de l’économie — et que la première conséquence de la liberté, à l’Est, est la mise au chômage d’une partie de la population.

   Depuis toujours, la pensée politique est orientée vers la prise du pouvoir, et par conséquent vers sa conservation. Cela s’exprimait autrefois par l’hérédité du pouvoir absolu. La succession démocratique a introduit la relativité — jusqu’à quel point ? Et l’instauration du pouvoir économique ne rétablit-elle pas le pouvoir absolu, mais masqué ?

   Le comble du génie politique est de faire admettre à l’opprimé la nécessité de son oppression. Le chômage remplit très bien cette fonction. rien n’est plus terrible dans l’Histoire que d’y observer la permanence d’un complexe de servilité, qui a toujours permis l’exploitation consentante de la majorité.  la logique de cette permanence aboutit à ce pouvoir économique intelligent, brutal et universel.

   Comment être de gauche autrement ? Peut-être une pensée politique nouvelle doit-elle se placer dans le déchirement absolu qui, au lieu de la conduire vers l’ordre et la gestion, lui ferait supporter le point de vue de sa propre destruction ? Une telle pensée ne saurait conduire à l’appropriation. [...] Toute pensée forte travaille dans la vision de sa propre mort et non dans le développement de son pouvoir, qui l’aveuglerait.

 

Bernard Noël, « De gauche autrement » [1991], dans L’Outrage aux mots, Œuvres III, P.O.L, 2011, p. 386-387.

21/09/2014

Bernard Noël, La Place de l'autre

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                             Où le regard s'aère

 

   Du plus haut, c'est une plantation de i — des i noirs empanachés d'un vert tremblant. Le visiteur s'assied en voyant son regard aligné par tant de barres ; il cherche le sens de l'air pour y accorder ses yeux et ose ainsi chaque chose à sa place : la pente, la forêt et lui-même venu par un chemin sans point de vue. Alors, quelque chose blanchit la lisière : ce n'est pas une éclaircie, mais une sorte de promesse virtuelle, qui invite à dévaler la pente pour voir... Voir tout à coup, entre la vieille courbe de la terre et le bleu profond, ce qui, justement, a conduit jusqu'ici et qui, bien qu'attendu, saisit aussitôt le regard, le modèle, l'emplit et lui communique sa forme au point qu'elle se fixe dans la tête et devient un lieu...

   Plus tard, l'œil reprend son rôle de lecteur : il parcourt des surfaces, des angles, avec le sentiment de reconnaître dans cet agencement moderne une figure très ancienne, car la vision se double d'un fantôme de mémoire, qui renforce la présence du présent par la poussée, en elle, d'une sève d'images. Il y a des plans de béton, des plans d'ombre, des plans de lumière ; il y a des arêtes où le ciel est posé, des étages de terrasses, des escaliers en l'air, et tout cela s'exhausse à tout moment à l'intérieur de la vue parce que le croisement du plein et du vide, du vertical et de l'horizontal aère la masse et y entretient le perpétuel élan d'une mise debout.

 

Bernard Noël, La Place de l'autre, Œuvre III, P.O.L, 2014, p. 103-104.

11/09/2014

Bernard Noël, La Moitié du geste

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la nuit se perd en elle-même

comme un regard bouclé

sous la paupière

 

le temps fait un panache

sur la bouche qui souffle

que penser encore

 

mourir n’est pas la mort

quelque chose tâtonne dans le corps

je ne veille pas dis-tu

 

dans les veines du bois

une image perchée

un souvenir fuyant

 

tu cherches la lenteur

le trajet d’un astre

qui se lève d’en bas

         *

en chaque mot

un nom perdu

l’autre s’éloigne

 

ô buée

pour être là

il faut faire du temps

 

ce qui en moi dit non

me chasse du présent

voici la vide lumière

 

ne cède pas à l’ange

le destin n’est ni clair ni sombre

il est le lieu mobile

 

où le dedans et le dehors

se croisent

en forme de je

 

                       Bernard Noël, La Moitié du geste [1982],

                        dans Les Plumes d’ErosŒuvres I, P. O. L, 

                        2010, p. 191-192.

12/06/2014

Bernard Noël, "Qu'est-ce qu'écrire", dans La Place de l'autre, Œuvres III

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                               Écrire aujourd'hui

[...]

   L'écriture de recherche [....] ne travaille pas à l'écart d'ici et d'aujourd'hui, pas à l'écart de l'état social dans lequel nous vivons. Au lieu de le contester par le témoignage ou la description, elle l'attaque au niveau de la langue. C'est ce qu'il m'importe maintenant d'essayer d'éclairer.

   Une collectivité existe en fonction de la relation qui unit ses membres. Cette relation a deux supports : le lieu et la langue. Traditionnellement, cette langue a pour référence l'ordre qui gère la collectivité, c'est-à-dire l'État. De même que l'État met en circulation la monnaie qui règle es échanges, de même il fait circuler un discours qui, si je puis dire, est l'étalon de la communication par le langage. Cela est encore plus vrai dans les sociétés démocratiques et laïques, nées de la révolution. Symboliquement, d'ailleurs, l'Encyclopédie précède la grande Révolution, car elle est le livre qui, en donnant réponse à tout, donne congé à Dieu. Seulement qu'est-ce qui se passe ? qu'est-ce qui va toujours s'accélérant dans nos sociétés libérales ? C'est que le discours du pouvoir, non seulement est de plus en plus vide, mais par là même vide le discours collectif de son sens. Alors que la censure nous prive de parole, ce phénomène nous prive de sens, et cette nouvelle Sensure équivaut à un très discret et d'autant plus efficace lavage de cerveau.

   L'écriture de recherche s'inscrit contre cette dégradation, d'où l'importance dans son travail du mot "langue", d'où la grande place du souci "linguistique". Évidemment un danger formaliste guette ce travail au niveau de la théorisation, mais ce qui le guette surtout, c'est la récupération sous forme de savoir. On peut s'approprier le savoir, on ne peut pas s'approprier le sens, car il nous conduit vers une limité où lui ne s'arrête pas.

 

Bernard Noël, "Qu'est-ce qu'écrire", dans La Place de l'autre, Œuvres III, P. O. L, 2014, p. 225.

02/06/2013

Bernard Noël, Des formes d'elle

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                Des formes d'elle

 

                    1

 

vivre dis-tu

                  c'est la venue

d'un mystère il s'empare

de nous tu vois cette ombre

sur le corps

                   tu vois

ce fantôme en dessous

la matière a besoin

de matière

                    ce besoin

est notre infini

                             ma langue

touche en toi une serrure

intime

         tu fais de moi

un moi par dessus les morts

par delà les vivants

 

                    2

 

le soleil se couche derrière

les dents

                   le corps est un mot

que tu touches il a la forme

de l'amour

                          mon bras d'air

traverse tes yeux tu

l'empailles de présent

regarde dis-tu

                                regarde

la belle buée

l'ombre

qui s'en va de nous

la vérité est une image

blanche

                    tout le noir tient

dans l'ouverture de tes bouches

 

[...]

Bernard Noël, Des formes d'elle, dans Les Plumes

d'Éros, Œuvres I, P.O.L, 2010, p. 279-280.

 

             

19/11/2011

Bernard Noël, Sur un pli du temps

Pour l'anniversaire de Bernard Noël

 

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Toujours le plus

aura manqué

la langue a touché

trop d'ombre

trop compté

les lettres du nom

une fois

cent fois

mille fois

les mains

ont rebâti

la statue des larmes

mot

tombé

d'un mot

l'être

a roussi

dans le souffle

quelle fin

la bouche

troue

un visage

l'ombre

gouverne

sous les yeux

une pierre

pousse

entre nous

 

toujours en pays nain

la métamorphose

aura manqué

un gué

pour passer la salive

vers le tu

poussière

de sucre

dans la pluie

l'aile y bat

vainement

on s'est vêtu

de presque

de encore

on a dit

viens

le mot cœur

battait

de ne pas

battre

on touchait

le masque

pour le sang

la trace

de l'haleine

le pli

de la paupière

décousu

[...]

 

Bernard Noël, Sur un pli tu temps, dans La Chute des temps,

Poésie/Gallimard, 1993, p. 225-227.

03/11/2011

Bernard Noël, la face du silence, dans Poésie I

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au ciel de tête

mon ombre mûre a fait mûrir l'oubli

 

                                                   qui fut moi

                            cet autre attaché à la roue

                          ou ce sourire pour mémoire

                                                         flottant

     

                                                                     laissé

                                                                                     

quelqu'un rêve d'une journée durable

vague culminante qui ne retomberait

 

                        mais le sang s'arrête à la lisière

                        et l'idée recule

                                                    

                                                       amer repli

                                       qui préfère la cendre

                                      au diamant immobile

 

et   le   seuil   aperçu   se  vitrifie  sous  l'ongle

tandis que la nuit close se  transforme  en  cri  blanc

 

Bernard Noël, la face du silence [1963-1964], dans Poèmes 1, textes / flammarion, 1983, p. 79.

 

Bernard Noël, la face du silence, dans Poésie I

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au ciel de tête

mon ombre mûre a fait mûrir l'oubli

 

                                                   qui fut moi

                            cet autre attaché à la roue

                          ou ce sourire pour mémoire

                                                         flottant

     

                                                                     laissé

                                                                                     

quelqu'un rêve d'une journée durable

vague culminante qui ne retomberait

 

                        mais le sang s'arrête à la lisière

                        et l'idée recule

                                                    

                                                       amer repli

                                       qui préfère la cendre

                                      au diamant immobile

 

et   le   seuil   aperçu   se  vitrifie  sous  l'ongle

tandis que la nuit close se  transforme  en  cri  blanc

 

Bernard Noël, la face du silence [1963-1964], dans Poèmes 1, textes / flammarion, 1983, p. 79.

 

20/08/2011

Bernard Noël, Les Plumes d'Éros

 

                                                          L’enfer, dit-on

 

 imgres.jpeg Le sexe nous lie à l’espèce. Il est en nous son instrument. Ainsi, il mine notre particularité là même où nous croyons l’éprouver le plus vivement : chacun est unique en son corps ; chacun est semblable à tous par l’emportement sexuel. Nous voulons être unique dans ce qui est notre expression la moins individuelle mais que nous tâchons de faire nôtre en greffant de la langue sur la sexualité. Le mouvement des mots se mêle alors aux tressaillements de l’espèce et nous fait rêver d’un orgasme durable. Le désir se couvre d’amour et l’espèce devient une origine perdue derrière l’horizon.

   Entre le corps et le sexe, quelque chose est advenu qui rejoue radicalement la vieille interprétation mécaniste ; cette fois, plus de métaphysique, ce n’est plus l’esprit qui nous traverse ou nous habite, c’est un élan dont nous détournons le sens. S’il vient à s’éclairer, au fond de nous le plus ancien des dieux remue : un dieu dont tous les dieux suivants ont fait notre démon.

   L’espèce est la partie la plus vêtue de nous-même : toute la langue s’est enroulée sur elle pour la dissimuler. Le dieu archaïque a pris le visage d’Éros. Le sexe est devenu une idée, à moins qu’il ne soit un morceau.

   L’attribut le plus naturel ne fonctionne donc plus si naturellement : il en est la représentation, il est devenu un sujet. En lui, l’organique a cédé la place à l’illusoire, si bien qu’il est un mensonge capable de dire la vérité que nous souhaitons entendre. Nous parlons encore de « possession » : nous ne possédons qu’une ombre.

   Tout cela pour avancer contradictoirement vers un désir contradictoire, puisqu’il nous tire autant vers nous que  hors de nous. Longtemps le partage s’est fait par référence à un mal et à un bien, mais il fallait y croire sans aucun doute. Devant le ciel vide et les idées mortes, les choses devraient revenir à leur réalité. Elles s’en gardent — ou nous les en gardons — car elles continuent à disparaître derrière les signes qu’elles nous font. Nommer est une magie décevante, qui convoque le tout et ne fait apparaître que le rien.

[…]

 

Bernard Noël, L’enfer, dit-on, dans Les Plumes d’Éros, Œuvres I, P. O. L, 2010, p. 315-316.