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31/12/2022

Raymond Queneau, Battre la campagne

 

               Jardin oublié

  

L’espace doux entre verveines

entre pensées entre reines-

marguerites, entre bourdaines

s’étend à l’abri des tuiles

 

l’espace cru entre artichauts

entre laitues entre poireaux

entre pois entre haricots

s’étend à l’abri du tilleul

 

l’espace brut entre otites

entre lichens entre grimmies

entre nostocs et funaries

s’étend à l’abri des tessons

 

en ce lieu compact et sûr

se peut mener la vie obscure

le temps est une rature

et l’espace a tout effacé

 

Raymond Queneau, Battre la

campagne, Gallimard, 1968, p. 83.

 

30/12/2022

Liliane Giraudon, Divagation des chiens

 

« À force. À force de rêver d’un autre lecteur, j’en suis arrivée à imaginer une sorte de "manœuvre" pour échapper au rang des poètes qui d’ailleurs n’ont jamais voulu de moi. "Enfantillages", mais c’est vrai. La seule appartenance mythique et impersonnelle que je désirais, c’était celle-là. Je mesure mieux maintenant ces larmes versées à la lecture d’une lettre de Hölderlin où il déclarait simplement "les hommes ont-ils donc réellement honte de moi ?" Parlait-il de lui ou de l’ensemble de ce qu’il avait déjà écrit ? Je sais bien. Il ne faut pas mélanger. Son corps, soi-même, l’écriture (Ah ! l’horrible imbécillité de ceux qui bavent "moderne", estampillent la moindre affichette, la plus petite liste artistique. Comme si le poème avait à s’ordonner à l'art ou à une quelconque idée neuve du beau. Comme si écrire était un jeu. Du savoir-faire avec en prime quoi ? Quel risque ?) Il m’a fallu du temps  pour comprendre. Agencer formellement sur du rien à dire, ce néant d’après dans le vacarme d’un monde plus sanglant et stupide que celui des siècles précédents, non. Ce que je voulais, c’était tout simplement la fatalité  comme ajustement. Non pas "ma vie sans moi", mais le poème sans moi. J’ai manqué de forces. Je ne pouvais  vivre cette évidence. Alors il y eut les exercices spirituels pour ne plus écrire. J’ai cru que j’allais devenir folle.Depuis, sur les bords de l’étang où je fais de longues marches jusqu’à la tombée du jour, j’ai ramassé un chien. Il ne me quitte plus. Nous mangeons strictement la même chose : viande crue.

Je ne bois plus que de l’eau. Je suis devenue chaste. Mes cheveux ont blanchi mais ils sont toujours aussi longs. Ne m’envoie plus rien. C’est vraiment inutile. Je ne veux plus lire. Ni rien savoir. Je t’en prie, n’insiste plus pour les traductions d’Émilie Dickinson. Je les ai toutes détruites cet hiver. Dans le petit poêle. Tu as raison. J’ai trahi, mais "fidèlement". Ce retournement connu de nous seules ne pouvait être que catégorique.

Hölderlin, Celan ou Pessoa deviendront des otages. C’est le Retour. Saison très noire pour ceux qui poursuivent. Ici les premières violettes apparaissent. Il suffit d’écarter doucement les herbes. Chasser de son cœur la mortelle impatience. Commencer vraiment la véritable attente. Celle concernant ceux qui enfin n’attendent plus rien... »

Liliane Giraudon, Divagation des chiens, P.O.L., 1988, p. 14-15.

 

29/12/2022

Israël Eliraz, Promenade

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Le jour est passé. Je l’ai vu passer

sur le mur de la vieille maison, derrière la fenêtre.

Passé le jour.

 

Penser et repenser à toi : mais quoi ?

à ce que j’écris ici sur toi.

 

Je dois parler de moi à toi.
Le silence est inutile.

Te verrai-je demain ?

 

Tu es à nouveau avec moi derrière la fenêtre

remplie de feuilles. À la vue de mon corps tu commences

doucement à voir ton corps.

 

Ce qui passe n’est pas seulement l’hiver.

Le jour passe, meurt dans la fenêtre, je l’ai vu

passer, passé le jour.

 

Israël Eliraz, Promenade, édition bilingue, traduit de l’hébreu par Esther Orner, Le Nouveau Commerce, 1994, p. 121.

28/12/2022

Jacques Dupin, Chansons troglodytes

 

            Romance aveugle

 

Je suis perdu dans le bois

dans la voix d’une étrangère

scabreuse et cassée comme si

une aiguille perçant la langue

habitait le cri perdu

 

coupe claire des images

musique en dessous déchirée

dans un emmêlement de sources

et de ronces tronçonnées

comme si j’étais sans voix

 

c’en est fait de la rivière

c’en est fini du sous-bois

les images sont recluses

sur le point de se détruire

avant de regagner sans hâte

 

la sauvagerie de la gorge

et les précipices du ciel

le caméléon nuptial

se détache de la question

 

c’en est fini de la rivière

c’en est fait de la chanson

 

l’écriture se désagrège

éclipse des feuilles d’angle

le rapt et le creusement

dont s’allège sur la langue

la profanation circulaire

 

d’un bout de bête blessée

la romance aveugle crie loin

 

que saisir d’elle à fleur et cendre

et dans l’approche de la peau

et qui le pourrait au bord

de l’horreur indifférenciée

[...]

 Jacques Dupin, Romance aveugle, dans Chansons troglodytes, Fata Morgana, 1989, p. 21-23.

 

27/12/2022

CAConrad, En attendant de mourir à son tour

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CAConrad (né en 1966), qui enseigne la poésie, se définit lui-même comme « queer » ou comme « pédé », « tapette » : l’homosexualité est bien présente dans son livre, publié en 2017 (While Standing in Line for Death). On sait qu’être à côté de la norme majoritaire aux États-Unis (mais pas seulement !) n’est pas toujours facile à vivre et c’est souvent parce que l’homosexualité n’est pas acceptée qu’il entreprend, notamment, une critique de la société capitaliste contemporaine, de l’idéologie dominante et de la religion — « capitalisme et religion il / ne fait pas bon être au milieu ». Il prend aussi le parti des animaux, en faveur d’une écologie radicale.
Le livre est composé de « 18 rituels de poésie (soma)tique et des rituels qui en résultent » : 18 proses, écrites pour une personne nommée, décrivent une situation et s’achèvent par une formule du type "je prends des notes pour le poème" ; elles sont suivies d’un ou de plusieurs poèmes. La traduction restitue de manière élégante un texte souvent violent, sans égard pour les bienséances. 

 

La poésie (soma)tique s’éloigne de la tradition en ce qu’elle engage le corps et une relation concrète à la terre. Un des rituels concerne par exemple la fourmi : CAConrad en suit une qui porte une graine, il établit une carte de son parcours, s’installe ensuite dans un endroit isolé du désert, trace la carte sur son corps nu, l’anus figurant l’entrée du nid. Quel sens donner ? La fourmi ne fait que travailler, image de la docilité des hommes, et CAConrad se demande comment briser « des milliers d’années de dégâts », de servilité. La solution est utopique, « Il nous faut une insurrection totale et durable ! ». Il prend des notes « de tous les souvenirs de moments où j’ai fait ce que l’on me demandait, en quête d’une bonté standard » avant d’écrire des poèmes.
Quelle mise en cause de pratiques sociales à partir des rituels ? la leçon tirée des fourmis, c’est le rejet du travail comme valeur. Il met aussi en avant sa volonté de considérer certains animaux comme des égaux et s’élève contre l’existence des zoos, véritables prisons ; des singes en liberté, "sauvages", n’hésitent pas à l’approcher et acceptent la nourriture qu’il a apportée et, dit-il, il communique avec eux. Dans un autre poème, il imagine une fusion avec la nature, enveloppé dans un arbre dont la sève circulerait dans son propre corps. Parallèlement, il appuie chaque matin un cristal sur son front, cristal qui appartenait à son compagnon, et il en ingère un petit, absorbant ainsi un fragment du monde. On laisse de côté son bouddhisme dans la lignée de Ginsberg : mais au lieu du OM de Ginsberg, CAConrad suggère de prendre DRONE et il invite des passants à psalmodier le mot avec lui, le glosant par « robot tueur volant », engin qui détruit tout sentiment de « justice et d’amour ».

L’amour tient une grande place dans la poésie de CAConrad, justement parce qu’il engage le corps dans le présent, « L’amour concerne le présent et [il faut] tenir bon dans cet espace, prenant conscience des corps dans lesquels nous vivons, et non les corps que nous avions, ou que nous aimerions avoir. » Le premier ensemble du livre détaille l’amour pour son compagnon Earth (surnom de Mark Holmes) qui a subi « une abomination / bien biblique / tu gagnes viol / torture / mort / par le feu ». C’est cet amour qui ne cesse pas — « tu me manques / je t’aime », conclusion d’un poème— qui le conduit à suggérer à son compagnon disparu d’« écrire / des poèmes dans le pays des morts ».
Au-delà du désir de vengeance, CAConrad dénonce les « Fanas de Jésus » qui, au cours des siècles, ont « brûlé les pédés et les sorcières, incinérant ce qu’ils et elles avaient à offrir au monde. » Pour lui, les tueurs font partie d’une Amérique que rien ne semble pouvoir transformer, celle dont la « police raciste et hyper-militarisée » tue sans être inquiétée, où l’enquête sur la mort de Earth n’a pas abouti, où sont libres tous ceux qui semblent « nés pour violer et tuer les pédés ».  La rage de devoir vivre dans un monde de violence l’exaspère et il suggère souvent de s’en prendre à ceux qui n’acceptent  pas la différence et à ceux qui veulent ignorer notre proximité avec les animaux ; ainsi il conseille « Brûle la grange / les chevaux les haïssent / encule la grange / encule l’éleveur et son barbelé ».

On comprend que CAConrad ait une vision personnelle de la poésie. Il prône une poétique de « la saleté », avec le vocabulaire de tous les jours pour s’opposer à une tradition de la bienséance ; ses vers dessinent sur la page des figures variées qui favorisent la lecture à voix haute. La poésie devrait partir des comportements du corps, de l’observation du quotidien et elle a une fonction sociale : CAConrad rapporte qu’il a quitté la ville ouvrière de son enfance, où règne toujours l’exploitation des ouvriers, grâce à la poésie « source d’autonomie qui, une fois prise par les cornes, transfigure nos vies ». La poésie complèterait l’action des ouvriers pour une vie décente, en prônant sans cesse « la liberté, la poésie et l’Amour ».
Les poèmes, sans aucune ponctuation, sont toujours des récits, plus ou moins développés, autour d’une performance réelle (manger une fleur) ou non (faire l’amour à côté d’une ruche), et toujours à propos d’un monde déréglé qui détruit la nature. Comme s’il était à bord d’un navire (la Terre), le poète « regarde les remous agités autour du bateau » et les consigne. Cependant, malgré son engagement CAConrad ne cache pas que convaincre les gens de la possibilité de « créer un monde bon et généreux mais désobéissant » échouera. Il sait que « L’espoir est une fiction / dont nous pourrions nous passer », ce qui ne le fait pas du tout renoncer à rêver d’un autre monde.

 CAConrad, En attendant de mourir à son tour, traduction de l’américain Elsa Boyer et Camille Pageard, P.O.L, 2022, 190 p., 23 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 16 novembre 2022.

 

26/12/2022

Volker Braun, Poèmes choisis

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Infanticide des idées

 

Mes parents pudibonds

Qu’effarouche le qu’en dira-t-on

Et redoutant la « honte » et « la souillure de notre nom »

M’ont incité

Au meurtre

De maintes jeunes idées

Avant même leur naissance.

L’avenir qui s’annonçait

Je ne l’ai pas mis au monde.

Si je continue à les suivre, eux pour qui

Seul compte un nom, et pas moi, toi, nous

Je serai bientôt stérile.


Volker Braun, Poèmes choisis, traduction J.-B. Barbe

et A. Lance, Poésie/Gallimard, 2018, p. 29.

25/12/2022

Volker Braun, Poèmes choisis

volker braun, poèmes choisis, amour, vie

Le petit déjeuner

 

Aimée, qui si facilement à moi s’est donnée

Comme si toute ma vie n’était que ce challenge

Car hésiter n’eût fait que retarder l’échange :

Ce que je possède, je l’ai vraiment liquidé.

 

Quand vint le matin nous barbouillâmes nos lèvres

De miel et de lait au restaurant si correct

Dans le couloir les serveurs étaient en alerte

C ‘était cette substance désirée avec fièvre.

 

Nous nous étions cherchés et trouvés. Et dès lors

Je n’avais donc plus qu’à l’absorber pour guérir

Prise régulière : elle me sauverait sans coup férir

Mais le fier navire a soudain viré de bord.

 

La substance de la vie, à la saveur de l’amour

Et de sel et de mort, je l’ai léchée un jour.

 

Volker Braun, Poèmes choisis, traduction J.-P. Barbe

et A. Lance, Gallimard, 2018, p. 66.

 

24/12/2022

Jean Tardieu, Accents

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Les dangers de la mémoire

 

Ils s’assemblent souvent, pour lutter

Contre des souvenirs très tenaces.

Chacun dans un fauteuil prend place

Et ils se mettent à raconter.

 

Les accidents paraissent les premiers,

Puis l’amour, puis les sordides regrets,

Enfin les espérances mal éteintes.

Toutes ces images sont peintes

Au mur, entre les fleurs de papier.

 

Ils pensent ainsi s’habituer

Aux poisons que leur mémoire transporte.

Moi cependant, derrière la porte,

Je vois le PRÉSENT fuir avec ses secrets.

 

Jean Tardieu, Accents, Gallimard, 1939, p. 14.

23/12/2022

Jean Tardieu, Accents

 

jean tardiez, accents, premier dernier amour

Premier dernier amour

 

Tout est mort. Même les désirs de mort

Sont morts. Ce qui grandit est sans figure.

 

Les mains, les yeux — déserts. Toute mesure

S’effondre après ce feu qui brise un corps.

 

Rien — ni espoir ni doute — n’ouvre plus

La porte où le soleil vient nous attendre.

 

Les fruits profonds, par l’orage abattus,

Sont morts : l’esprit possède enfin leur cendre ;

 

Avide, — seul — et maître d’une nuit

Où le ciel pleut, où le mouvement plonge,

 

Où, sur l’objet qu’il efface, bondit

L’appel sans voix qui confond tous nos songes.

 

Jean Tardieu, Accents, Gallimard, 1939, p. 35.

22/12/2022

Jean Tardieu, Une Voix sans personne

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L’espace

 

L’espace tout à coup m’irrite. L’interrogation logée au fond de nous a-t-elle vraiment besoin de cet organisateur de supplices et des fêtes ?

Nous ne demandions qu’une minute serrée, comme un point, le métal le plus rare, une gorgée d’eau, — car nous avons la fièvre à force de nous épuiser dans ces défilés qui n’apportent jamais de surprise !Toute l’étendue ne vaut pas un cri.

Nous savons la leçon d’avance. Assez de pas, assez de gestes, assez de détours ! La vague et le grain de sable voudraient-ils donc venir à bout de tout par la répétition ?

En attendant de me mêler à cette chose sans nom, je l’appelle encore l’Espace.

Le mot rafraîchit ma pensée — et je marche.

 

Jean Tardieu, Une Voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 89.

21/12/2022

Jean Tardieu, Une Voix sans personne

jean tardieu, une voix sans personne,

Le monde immobile

 

Poètes de ténèbres

fontaine sourde

lac sans éclat

 

présence épaisse

battement faible

l’instant est là

 

rien ni personne

une ombre lourde

et qui se tait

 

j’attends des siècles

rien ne résonne

rien n’apparaît

 

sur ce tombeau

l’espace bouge

c’est ma pensée

 

pour nul regard

pour nulle oreille

la vérité.

 

Jean Tardieu, Une Voix sans personne,

Gallimard, 1954, p. 38-39.

20/12/2022

Jean Tardieu, Une Voix sans personne

jean tardieu, une voix sans personne, couleur, chemin

Petite suite villageoise

 

I

Les délégués du jour auprès de ce village

ce sont les espaliers solennels :

une poire dans chaque main

une pomme sur la tête `

Entrez entrez Messieurs les Conseillers

 

2

Quelle couleur aimez-vous :

Le bleu le vert le rouge

le jaune qui saute aux yeux

le violet qui endort ?

 

—  J’aime toutes les couleurs

parce que mon âme est obscure.

 

2

Autrefois j’ai connu des chemins

ils se sont perdus dans l’espace

je les retrouve quand je dors

Je vais partout rien ne m’arrête

ni le temps ni la mort.

 

Jean Tardieu, Une Voix sans personne,

Gallimard, 1954, p. 50.

19/12/2022

Jacques Lèbre, : recension

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La pratique de la note est ancienne, bien représentée par les Carnets de Joseph Joubert, publiés longtemps après sa mort. De quoi s’agit-il ? non d’un Journal (même si les contenus sont parfois identiques) daté et écrit régulièrement, qui relate ce que vit son rédacteur — ainsi le Journal posthume de Jules Renard. La note aborde tous les sujets possibles, y compris sociétaux, sans du tout s’interdire les considérations à propos du temps météorologique, de l’extrait d’un livre ou de poèmes récemment publiés. Parmi les contemporains auteurs de notes, on pense d’abord à Reverdy (Le Gant de crin, 1927) et à Julien Gracq (Carnets du grand chemin, 1992), plus proches de nous, à Paul de Roux, Jean-Luc Sarré et Antoine Emaz. Jacques Lèbre s’inscrit dans cette tradition récente, et propose des extraits de ses carnets choisis entre 2003 et 2013.

 

Lire À bientôt c’est peut-être d’abord entrer dans une bibliothèque. Jacques Lèbre, qui écrit des recensions pour les revues Rehauts et La Revue de Belles-Lettres, est un liseur qui a toujours un livre de poèmes en lecture, mais il ferait volontiers l’éloge de la lenteur : le livre achevé, il prend son temps avant d’en ouvrir un autre, comme on le fait « pour passer d’un paysage à un autre ». Ici, au fil des pages, il recopie des textes lus, souvent avec un contexte. On relit de cette manière des fragments de Kafka, Rimbaud, Armel Guerne, Miro, Leiris, Stefan George, Ludwig Hohl, Canetti, Follain, André du Bouchet et Gustave Roud dans les quelques pages de notes des années 2003-2005. Ce liseur trouve parfois nécessaire pour lui-même de situer ses lectures dans l’histoire ; quand il lit, dans Poèmes de Cernovitz, Rose Ausländer et Alfred Gong, il prend la peine de recopier quelques renseignements à leur propos, puis passe à Klara Blum, Paul Celan, Aharon Appelfeld, tous originaires de Cernovitz. La note autour du livre s’étale sur plusieurs jours, comme la lecture du livre, elle est coupée par quelques lignes à propos de son passage dans un square et de la marche en ville sur de l’herbe « fraîchement coupée ».

 

On comparera ses propres critères à ceux retenus par Jacques Lèbre pour être tenté par un livre : ce ne sera pas une critique mais, le plus souvent, grâce à une citation. Pour continuer une lecture ou s’y attacher, « il faut que je sente quelqu’un derrière ce que je lis. » Les heures quotidiennes de lecture attentive lui sont nécessaires pour vivre, mais aussi le plaisir d’écrire, jusqu’à être sensible à l’odeur du crayon fraîchement taillé. Mais il passe également une bonne partie de son temps loin de la table de travail. Il exerce son goût de l’observation partout où il se trouve, prenant souvent la distance qu’il faut pour voir et comprendre, « Assis sur la pierre du seuil plutôt que sur l’un des sièges en plastique éparpillés dehors. Parce que le seuil est un excellent poste d’observation, il ne laisse rien dans votre dos. » Ce choix suffit à exprimer une éthique.

 

Quand Jacques Lèbre marche, le plus souvent possible sur les chemins, ce qui le séduit le plus constamment, c’est la mobilité des choses vues, le mouvement des arbres dans le vent, celui des vagues et leur bruit au cours d’une tempête en Bretagne, les couleurs de l’étang difficiles à définir, celle de la Seine « piquetée de blanc : les mouettes ». Marcher, c’est aussi pour s’attacher aux mélanges subtils des teintes du ciel, « Du blanc, différents gris, un peu de bleu ici ou là dans la trame, un très beau ciel pastel dans le soir. » Toujours au même moment de la journée, il s’attarde pour apprécier « toutes les nuances du vert, toutes les variations de la lumière. » Suivre un chemin le soir, c’est encore la possibilité de multiples rencontres éloignées de la vie urbaine, successivement un chevreuil et un lapin, puis une grenouille et une chouette par leur cri. Parfois, le vol des oiseaux le ramène à la littérature ; fasciné par des étourneaux qui, sans qu’on puisse en deviner le motif, changent plusieurs fois de direction dans le ciel et dessinent de multiples figures, il voit dans leurs mouvements des calligrammes d’Apollinaire.

 

Le lecteur peut construire une silhouette de Jacques Lèbre, elle restera sans doute imprécise tant les notes écartent les confidences. On ne lira rien concernant l’enfance sinon une remarque générale (« Une enfance sera toujours vécue de plein fouet »), on reconnaîtra une émotion en partie dissimulée (« Bouffées de larmes, parfois proches des yeux ; parfois plus enfouies, dans l’âme »), et sobrement exprimée à plusieurs reprises à propos de la mort du père. Ce qui est bien lisible, c’est le fait de ne pas se faire d’illusions à propos de ce que l’on est ; si quelqu’un s’extasie devant sa bibliothèque, il coupe court : avoir lu beaucoup n’est pas l’essentiel, « on ne connaît pas, on croit connaître ». Leçon tranquille d’humilité identique quand il aborde — peu parce qu’il ne théorise pas dans ses notes — ce qu’est pour lui la poésie ; il admire (évidemment) Rimbaud et Claudel, mais à l’éclat de leurs « affirmations (...) péremptoires », il préfère « des voix plus murmurantes ».

 

Voilà une belle unité dans la manière de vivre, donc de lire et d’écrire ; au goût du silence, au plaisir d’emprunter souvent le même chemin parce qu’on y découvre toujours quelque chose de nouveau, à l’attention portée à la lumière du crépuscule, répond la discrétion à propos de sa propre écriture. Il veut apparaître comme un simple observateur de ce qui est et c’est ce qui donne tout son charme à ses notes, que l’on relit comme si on l’accompagnait sur ses chemins.

Jacques Lèbre, À bientôt, Isolato, 2022, 128 p., 18 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudisle 11 novembre 2022. 

18/12/2022

Peter Gizzi, Et maintenant le noir

 

L’ingénuité de la vie animale

 

Loin au fond de l’enzyme gît la forme du foyer.

 

Loin au fond du code l’architecture où nicher.

 

Le Rouge-Gorge de son bec collecte boue et branchettes fragments de duvet de de plumes aussi.

 

La Grouse s’enfouit dans n monde sous la neige en quête de chaleur et d’abri.

 

Le Corbeau se sert des branches et le casse sous son poids, de son bec, il tapisse son nid de bouts de fourrure et de débris.

 

L’Oie arrache les plumes du poitrail pour apprêter la chambre.

 

Long est le chagrin.

 

Peter Gizzi, Et maintenant le noir, traduction Stéphane Bouquet, Corti, 2022, p. 60.

17/12/2022

Peter Gizzi, Et maintenant le noir

 

Empire du dimanche

 

Les toits parlent

comme la lumière sur

un pano de silence.

 

Une cacophonie

 de formes

débute dans le ciel.

 

Les gens vivent ici

dans le calme

un jour se dévêt.

 

Les tons s’éparpillent.

 

Peter Gizzi, Et maintenant le noir,

traduction Stéphane Bouquet,

Corti, 2022, p. 43.