07/01/2012
Raymond Queneau, Si tu t'imagines
Le chardon
Quand bien même serai-je à l'étal de boucherie
Exposé dépecé comme un très pauvre bœuf
Quand bien même mon chef aux narines fleuries
D'un œil glauque attendrait l'oignon et le cerfeuil
Quand bien même mon ventre aux tripes déroulées
À la curiosité s'ouvrirait bien sanglant
Quand bien même mon cœur sur une assiette ornée
Rejoindrait mon cerveau, mon foie et mes rognons
Nul ne saurait trouver parmi mes côtelettes
Mes viscères et mes abats
Le chardon qui fleurit semé par la conquête
Que rien ne déracinera
Le vivace chardon qui plante ses racines
Dans les sols les plus secs et les plus rebutants
La chardon sans pitié qui frotte ses épines
Pour de rudes douleurs parallèles au temps
Raymond Queneau, Si tu t'imagines, "Le Point du jour",
Gallimard, 1952, p. 166-167.
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27/09/2011
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline
Encore une fois les hibous
J’allais à travers temps évoquant l’avenir
Que j’avais vu la veille au sein de quelque rêve
Et le long de l’espace au rebours de l’agir
Je laissais s’écouler glauque et vive la sève
De grands arbres plantés à l’instar du menhir
Pour marquer du soleil la fugitive trêve
Et qu’à leurs pieds géants les ans viennent gésir
En attendant le jour où l’homme se relève
Ni debout ni couchés des êtres à genous
Plantaient leur front plaintif dans une terre aride
La bouche dilatée arrachant des caillous
Mais je ne voudrais pas d’un destin aussi dous
Souligner la tendance assurément putride
C’est lorsque la nuit vient que volent les hibous
Qui cause ? Qui dose ? Qui ose ?
Si j’osais je dirais ce que je n’ose dire
Mais non je n’ose pas je ne suis pas osé
Dire n’est pas mon fort et fors que de le dire
Je cacherai toujours ce que je n’oserai
Oser ce n’est pas rien ce n’est pas peu de dire
Mais rien ce n’est pas peu et peu se réduirait
À ce rien si osé que je n’ose produire
Et que ne cacherait un qui le produirait
Mais ce n’est pas tout ça Au boulot si je l’ose
Mais comment oserai-je une si courte pause
Séparant le tercet d’avecque le quatrain
D’ailleurs je dois l’avouer je ne sais pas qui cause
Je ne sais pas qui parle et je ne sais qui ose
À l’infini poème apporter une fin
*
Acriborde acromate et marneuse la vague
au bois des écumés brouillés de mille cleurs
pulsereuse choisit un destin coquillage
sur le sable où les nrous nretiennent les nracleus
Si des monstres errants emportés par l’orague
crentaient avec leurs crons les crepâs des sancleurs
alors tant et si bien mult et moult c’est une ague
qui pendrait sa trapouille au cou de l’étrancleur
Où va la miraison qui flottait en bombaste
où va la mifolie aux creux des cruses d’asthe
où vont tous les ocieux sur le chemins des mers
on ne sait ce qui court en poignant sur la piste
on ne sait ce qui crie en poussant le tempiste
dans le ciel où l’apur cherche un bénith amer
on ne sait pas
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, Le Point du jour,
Gallimard, p. 197-198, 141-142, 139-140.
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12/07/2011
Raymond Queneau, Battre la campagne
Avec le temps
Avec le temps le toit croule
avec le temps la tour verdit
avec le temps le taon vieillit
avec le temps le tank rouille
avec le temps l’eau mobile
et si frêle mais s’obstinant
rend la pierre plus docile
que le sable entre les dents
avec le temps les montagnes
rentrent coucher dans leur lit
avec le temps les campagnes
deviendront villes et celles-ci
retournent à leur forme première
les ruines même ayant leur fin
s’en vont rejoindre en leur déclin
le tank le toit la tour la pierre
Poussière
Derrière les semelles
vole la poussière
à condition de ne pas battre
l’asphalte des routes goudronnées
dans cette poussière il y a
de quoi rêver
du pollen des fleurs décédées
de la bouse de vache séchée
des éclats amenuisés
de silex ou de calcaire
du bois très très émietté
des feuilles pulvérisées
quelques insectes écrasés
des œufs de bêtes innomées
et tout ça vole vole vole
lorsque c’est un peu remué
et tout ça vole vole vole
vers telle ou telle destinée
projeté à coups de souliers
sur le chemin mal empierré
qui conduit au cimetière
Les pauvres gens
un champ d’un are
un litre de vin
un stère de bois
un hecto de pain
une lampe d’un watt
un mètre de toit
un centime dans la poche
des années d’existence
Raymond Queneau, Battre la campagne, Gallimard, 1968, p. 45, 132 et 182.
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31/05/2011
Raymond Queneau, Le Chien à la Mandoline
De l’information nulle à une certaine poésie
C’est bien vrai qu’il faut dire il neige quand il neige
c’est comme ça que l’on se fait comprendre
c’est en disant qu’il neige quand il neige que
c’est agréable de faire la conversation avec des gens qui disent que
c’est le temps qui veut ça qu’il neige quand il neige
c’est comme ça qu’on vit en société sans difficultés aucunes et
c’est comme ça qu’on se fait des amis et
c’est si facile de dire qu’il neige quand il neige
plutôt que de dire il pleut
c’est prétentieux de dire qu’il pleut s’il neige
mais où la poésie va-t-elle se nicher dans tout ça ?
dans un flocon
dans un flocon de neige
arrosé de marsala
un jour d’été sur la grève
d’une plage au Sahara
où si l’on dit : « tiens… mais il neige… »
c’est un peu au hasard…
comme ça…
Dodo, l’enfant ut
Enfants qui déchiffrez dans l’ambre des agathes
Des entrailles le miel du lapins étendues
Sur l’étal du marchand avec leurs quatre pattes
Pour qu’ils ne courent pas deux ensemble cousues
Enfants qui préférez le goût des aromates
Au vol des papillons sur les pousses touffues
Y semant le pollen de leurs corps antennates
Exemples confondants des ères disparues
Enfants qui déchiffrez dans le cercle de lune
Un bûcheron bossu qui porte sa fortune
Quelques fagots de bois valant bien quatre sous
Enfants qui dans la nuit apercevez la hune
De bateaux sinistrés recouverts par la dune
Enfants vous qui rêvez enfants endormez-vous
Raymond Queneau, Le Chien à la Mandoline, Le Point du jour, Gallimard, 1965, p. 108-109 et 223-224.
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