31/12/2024
Paul Valéry, Tel quel
Un « Fait » est ce qui se passe de signification.
Morale conservative
Il faut que ce soit le même qui possède ce champ, jouisse de tel bien. Et il faut que ce soit le même qui couche avec la même et la même avec le même.
C’est en quoi la morale est « ennuyeuse », impose la monotonie.
L’esprit libre a horreur de la compétition.
Ce qui a été cru par tous, et toujours, et partout, a toutes les chances d’être faux.
Paul Valéry, Tel quel, dans Œuvres, II, Pléiade/Gallimard, 1960, p. 523, 535, 538, 539.
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30/12/2024
Paul Valéry, Tel quel
Si un être ne pouvait pas vivre une autre vie que la sienne, il ne pourrait pas vivre la sienne. Car la sienne n’est faite que d’une infinité d’accidents dont chacun peut appartenir à une autre vie.
Autorisation de se tuer, seulement au parfaitement heureux.
Le monde le plus élégant, le plus superficiel, le plus variable, le plus inutile, est le milieu le plus conforme au jugement qu’il faut porter sur l’ensemble des choses.
Ce qu’on aime, inspire. Être aimé, c’est inspirer, rendre quelqu’un inventif — producteur d’images, de prévenances, de ruses, de superstitions — de violences.
Ce qui m’est difficile m’est toujours nouveau.
Paul Valéry, Tel quel, dans Œuvres, II, Pléiade/Gallimard, 1960, p.500, 502, 505, 516. 517.
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29/12/2024
Paul Valéry, Tel quel
Sincérité
La sincérité voulue mène à la réflexion, qui mène au doute, qui ne mène à rien.
Les humains supplient silencieusement les humains de leur dire ce qu’ils ne pensent pas. Dites-nous ce que nous souhaiterions entendre ! Dites-moi quelque chose d’aimable, chantent les yeux.
La clarté dans les choses non pratiques résulte toujours d’une illusion.
L’ignorance vacille entre extrême audace et timidité.
Un état bien dangereux : croire comprendre.
Paul Valéry, Tel quel, dans Œuvres, II, Pléiade/Gallimard, 1960, p. 494, 494, 496, 496, 497.
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28/12/2024
Paul Valéry, Tel quel
La statue et la gloire sont formes du culte des morts, qui est une forme de l’ignorance.
La notion de « grand poète » a engendré plus de petits poètes qu’il n’en était raisonnablement à attendre des combinaisons du sort.
Que si le moi est haïssable, aimer son prochain comme soi-même devient une atroce ironie.
Amour consiste à sentir que l’on a cédé à l’autre ce qui n’était que pour soi.
On ne sait jamais avec qui l’on couche.
Paul Valéry, Tel quel, dans Œuvres, II, Pléiade/Gallimard, 1960, p. 487, 487, 489, 493, 493.
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27/12/2024
Paul Valéry, Tel quel
Ce qu’il y a de plus humain. Certains croient que la durée des œuvres tient à leur « humanité ». Ils s’efforcent d’être vrais.Mais quelle plus longue durée que celle des œuvres fantastiques ? Le faux et le merveilleux sont plus humains que l’homme vrai.
Tout poète vaudra enfin ce qu’il aura valu comme critique (de soi).
L’inspiration est l’hypothèse qui réduit l’auteur au rôle d’un observateur.
Idée poétique est celle qui, mise en prose, réclame encore le vers.
Il faut être léger comme l’oiseau et non comme la plume.
Paul Valéry, Tel Quel, dans Œuvres, II, Pléiade/Gallimard, 1960, p. 482, 483, 484, 485, 485.
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26/12/2024
Fleurs du printemps à l'hiver
Photos T. H.
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25/12/2024
Danielle Collobert, Cahiers, 1956-1978
1973, 23/7
Rien — désert
un changement pourtant — le refus de penser à quoi que ce soit — fermer — fermer — boucler — plus rien — disparaître — serait temps — mais non — pour durer — se laisser aller à toutes/dans les petites conneries du quotidien — des nerfs à la minute — qui tressautent
insegnando il fredo agli sassi
non pas même le froid — état de tension absurde — pas même bien physiquement au soleil à la mer — la tête vide — des envies de retourner à Paris pour m’enfermer rue de la Liberté dans l’état de torpeur habituel là-bas —
pas d’alibi pour durer —
ancho donnette l’hanna fatto
pavese —
disparaître — mais peur —
le définitif —
Danielle Collobert, Cahiers, 1956-1978, Change, Seghers/Laffont, 1983, p. 54.
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24/12/2024
Danielle Collobert, Cahiers, 1956-1978
1976, 24/1 Paris
acide — électrochoc
variations du réel — profondes
suivant l’état qui précède — cette fois très bon — pas de très violentes angoisses — seulement au moment où tenté d’écrire sensation de dédoublement — « gouvernement » de l’inconscient parlant « en clair » — impression de folie — vertige — gouffre à l’intérieur du cerveau — un autre espace mental
souvenir d’avoir retenu ma tête avec mes mains
à l’état normal » corps et cerveau en veilleuse
la volupté — plaisir mouvant
dans tout le corps immobile —intensité — à l’extrême
— aux larmes longtemps dans la glace
vue en corps
vu un corps essayant de dissimuler sa folie
pensé qu’ « elle » est folle celle-là — « moi »
Danielle Collobert, Cahiers, 1956-1978, Change, Seghers/Laffont, 1983, p. 71.
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Danielle Collobert, Cahiers 1956-1978
1960, mars
peut-être je n’ai jamais été aussi loin dans la solitude que ces derniers mois — peut-être ça ne suffit pas encore — ici il reste une vague forme de stabilité — de sécurité — quelques doutes sur ce que je peux supporter vraiment —
errer davantage — ajouter le dépaysement — la rupture de toutes les attaches — ou quoi — être sans argent dans un pays que je ne connais pas — peut-être —
probablement une illusion — équivalence d’être dans une pièce seule pendant des jours —ou de partir ailleurs —
Danielle Collobert, Cahiers, 1956-1978, Change, Seghers/Laffont, 1983, p. 31.
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23/12/2024
Danielle Collobert, Cahiers, 1956-1978
1957, décembre
Pourquoi écrire que cette chambre est dans une grisaille jaune — que je somnole presque dans cette inexistence — que seul par momen le bruit du venr dans la plaque de la cheminée… ?
Seule —
Écrire ? faire des phrases ? encore…
La mort — ma mort — sûre — mais essai factice de représentation — infructueux d’ailleurs — À quoi j’arrive : au plus à une sensation très brutale de mon corps — Sensation qui revient de plus en plus souvent ces jours-ci — Idée de la mort — très salutaire si on peut encore parler à ce point-là de santé.
Danielle Colllobert, Cahiers, 1956-1978, Change, Seghers/Lafffont, 1983, p. 11.
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22/12/2024
François Heusbourg, Une position pour dormir : recension
La quatrième de couverture propose une lecture de Une position pour dormir, ce serait un « Livre de fantômes » qui jouerait « de l’apparition et de l’effacement ». C’est ce que suggère le titre avec le passage par le narrateur de sa présence au monde à sa disparition dans le sommeil, d’où surgissent des images recomposées de la vie éveillée plus ou moins trompeuses, des fantômes qui, comme l’affirme Spicer mis en épigraphe, « ne sont pas des gens perspicaces ». Une autre lecture est proposée dans un épilogue en prose : après un résumé des poèmes, d’abord la fin de l’histoire d’un couple (« Ils étaient sur le point de partir chacun de leur côté (…) Comme tout était parti avant eux »), ensuite l’évocation d’une autre histoire, celle de la mère qui semblait exclure le narrateur à sa naissance avec ce commentaire : « il n’est pas très beau ».
Le premier poème présente d’emblée de manière lapidaire et imagée le thème de la séparation, « rentré // forme courte / d’un long voyage ». Il est immédiatement suivi de ce qui apparaît souvent dans la relation entre un je et un tu, l’extrême difficulté d’établir une langue commune : l’Autre parle toujours autrement que soi, quel que soit le sujet, « je dis traquenard tu prononces guet-apens » ; le temps vécu est saturé de mots dont la signification ne peut être entièrement partagée — « nous lisons le même livre dans des livres différents ». Ce qui, pour l’essentiel, constitue les jours d’un "couple" peut devenir une épreuve si est désirée par l’un ou/et l’autre une transparence impossible, une fusion qui gommerait l’écart entre les mots, la langue étant d’abord lieu de l’ambiguïté. Mais les oppositions existent dans tous les domaines, comme si l’idée même d’harmonie dans la société n'avait pas de sens. Il suffit de voyager pour rencontrer, criantes, les différences sociales, l’extrême misère à côté d’une opulence qui s’exhibe, les habitations faites de matériaux de rebut et les maisons à étages devant la mer.
Qu’est-ce donc qui, dans la vie quotidienne, peut être partagé ? tout ce qui ne s’inscrit pas dans le temps, ne demande donc pas de mots ou en demande peu, par exemple « les plus petits gestes quotidiens », notamment ceux des repas arrosés d’un bon vin :
dans les plus petits gestes quotidiens
peut-être ne nous sommes-nous pas trompés
ni de plaisirs ni de vie
Aller ensemble dans un lieu neutre par excellence autorise aussi le partage, encore peut-il être vécu par l’un et l’autre différemment : à la « plage » est associée la « page », une lettre suffit pour séparer la réalité de l’imaginaire. Certes, dans l’étreinte la certitude d’une unité est entière, même si chacun sait qu’elle est éphémère et fondée de manière différente ; une figure tout autre de l’unité du je et du tu est d’ailleurs donnée par la position du chat qui se couche entre leurs pieds — il se trouve un jour devant les portes fermées. Toujours chacun se heurte au mystère d’être, « nous aurions voulu être / tout à la fois, sans savoir quoi // chacun sa solitude / chacun/ sa cacophonie » et si le savoir rend possible l’échange, quelque chose reste infranchissable — dormir met provisoirement à distance la « cacophonie / le bruit d’être les uns / avec les autres ». Cependant, une vie avec l’Autre pourrait-elle « se résumer pour tout dire en une phrase ? » Elle existe dans le temps, s’est construite des souvenirs, se nourrit des moments présents et même de ce qu’il a été rêvé de faire ensemble. La rupture, c’est ce moment où on ne peut franchir l’écart entre le passé et le présent, comme si le temps se vidait de toute trace :
rien dans rien
les choses posées
rien
ne prend plus corps
fantômes
si tu t’en vas
L’Autre disparaît parmi les autres quand le "deuil" de l’amour est accompli. C’est à ce moment que revient un rêve d’abandon, « ce matin enfant perdu dans les bois », sans sortie possible (« on ne sort pas ») et cette perte de soi est immédiatement associée à la mère : le tu n’est plus la femme aimée mais celle qui « racontai[t] des histoires », histoires non pas d’abandon mais d’enfants qui jouent sous le regard de la mère, rêvant peut-être d’aventures très codifiées avec leur voiliers sur le bassin du jardin du Luxembourg. Les mots sur la laideur à la naissance sont une forme forte de rejet, le discours social dominant décidant que tout enfant est "beau" à son arrivée dans le monde.
Peut-on oublier l’abandon ? Le narrateur passe du je au on parce qu’il choisit de se taire — « on enterre on enterre / on fait des tas de terre » —, le silence (ou le sommeil) étant la seule réponse qui permet de maintenir une distance avec la violence du passé, de faire comme s’il appartenait à une autre vie.
Le titre, Une position pour dormir, ne s’éclaire que lentement dans ces poèmes qui mêlent deux histoires différentes, la première de perte, à peine esquissée, modifiant sans doute la seconde même si le narrateur tient à les distinguer, « et maman ou mère ou toi / non ». Plongée dans un vécu ou songe et réalité souvent difficiles à séparer, ce qui provisoirement éloigne les douleurs de la vie.
François Heusbourg, Une position pour dormir, Gallimard, 2024, 112 p., 16 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 17 novembre 2024.
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21/12/2024
Hommage à Jacques Roubaud (1932-2024) : C et autre poésie
La nuit s’est approchée
La nuit s’est approchée il n’est pas besoin de
se le dire dans l’épaisseur complète dans la nuit
d’empiètements pas besoin d’une parole pour
répandre dans la nuit en l’épaisseur cela.
que la nuit s’est approchée et dans la non
présence complètement emplie de l’épaisseur du
principe du plus intérieur principe réalité
de la nuit quand d’épaisseur je me retourne
de me le taire.
sujet à des chuchotements.
Là.
Jacques Roubaud, C et autre poésie,
NOUS, 2015, p. 229.
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20/12/2024
Hommage à Jacques Roubaud (1932-2024) : Quelque chose noir
Nonvie, II
Vision nulle au fond du verre épais et brun
Gagné en surface de veines mais jamais dit
Jamais dit au chant vogueur de ta voix rabattu
Du contre-jour tâtonnant à la gorge sans fin
Peut-être cachée derrière le sol avec ça
Grand ouvert du ciel à l’éclat supportable
Au milieu de ta chair et drainant un bruit de mouches
Qui fronce sur l’horizon où il fait bleu
Une heure verticale encore mais juste tes poumons
Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986, p.141.
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19/12/2024
Hommage à Jacques Roubaud (1932-2024) : Quelque cose
Au matin
Je suis habitant de la mort idiote la tête comme un porridge
Les oiseaux s’envolent à l’avoine noire de fumée (il est quatre heures, il est cinq heures)
Les arbres s’habillent de fond en comble
Dans mon bol des archipels de boue noire qui fondent
Je bois tiède
L’église, le sable, le vent irrésolu
J’avance d’une ligne, à deux doigts
Je voudrais nous coucher tête-bêche
Tes yeux sur ma bouche à la place de ce rien
Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986, p. 35.
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18/12/2024
Hommage à Jacque Roubaud (1932-2024) : ϵ
combien de poignées de neige jetions-nous sur les fleurs grises
les pivoines de fumer alors en jouant combien sur les remparts
dans les sentiers couverts de neige combien de neiges terriennes
jetions-nous sur les buissons osselets la prunelle la ronce la
réglisse le houx
savions-nous combien peu durerait le manteau de neige dans
les vignes les manches sous les ronces noires ou crevées dans
l’aire aux barbes des épis. combien peu de neiges nouvelles
fondraient à des anneaux de fer ou sur la brique du foyer sur
l’artère assombrie des braises
la neige était précieuse amande sur et tendre peu de jours de
peu même pas toutes les années ah garde vif le goût de neige
quand il faisait tomber le vent sur le parchemin des sous-bois le
golfe inerse des corneilles
quand nous éprouvions qu’il n’est que quelques neiges capables
d’un creux dans la mémoire capables d’éblouissantes fougères
fraîches sur une vitre qu’une bouche à l’aube couvre de buée
Jacques Roubaud, ϵ, Gallimard, 1988, p. 22-23.
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