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13/02/2025

Jules Supervielle, Les Amis inconnus

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Figures

 

Je bats comme des cartes

Malgré moi des visages

Et, tous ils me sont chers.

Parfois l’un tombe à terre

Et j’ai beau le chercher

La carte a disparu.

Je n’en sais rien de plus.

C’était un beau visage

Pourtant que j’aimais bien.

Je bats les autres cartes.

L’inquiet de ma chambre,

Je veux dire mon cœur,

Continue à brûler.

Mais non pour cette carte,

Qu’une autre a remplacée ;

C’est un nouveau visage,

Le jeu reste complet

Mais toujours souple.

C’est tout ce que je sais,

 

Nul n’en sait davantage.

 

Jules Supervielle, Les Amis inconnus,

dans Œuvres poétiques complètes,

Pléiade/Gallimard, 1996, p. 305.

12/02/2025

Jules Supervielle, Le Forçat innocent

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Petite, petite, que veux-tu ?

Est-ce une petite morte

Qui se cache là derrière ?

Non, elle est vivante

Et voilà qu’elle sourit

De manière rassurante.

Un visage entre deux portes,

Un visage entre deux rues,

Plus qu’il n’en faut pour un homme

Fuyant son propre inconnu.

 

Jules Supervielle, Le Forçat innocent, dans

Œuvres poétiques complètes, Pléiade /

Gallimard, 1996, p. 253.

11/02/2025

Jules Supervielle, Le Forçat innocent

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Grands yeux dans ce visage,

Qui vous a placée là ?

De quel vaisseau sans mâts

Êtes-vous l’équipage ?

 

Depuis quel abordage

Attendez-vous ainsi

Ouverte toute la nuit ?

 

Feux noirs d’un bastingage

Étonnés mais soumis

À la loi des orages.

 

Prisonnier des mirages

Quand sonnera minuit

Baissez un peu les cils

Pour reprendre courage.

 

Jules Supervielle,Le Forçat innocent,

Dans Œuvres poétiques complètes,

Pléiade/Gallimard, 1996, p. 241.

10/02/2025

Jules Supervielle, Œuvres poétiques complètes

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        Mouvement

 

Ce cheval qui tourna la tête

Vit ce que nul n’a jamais vu

Puis il continua de paître

À l’ombre des eucalyptus.

 

Ce n’était ni homme ni arbre

Ce n’était pas une jument

Ni même un souvenir de vent

Qui s’exerçait sur du feuillage.

 

C’était ce qu’un autre cheval,

Vingt mille siècles avant lui,

Ayant soudain tourné la tête

Aperçut à cette heure-ci

 

Et ce que nul ne reverra,

Homme, cheval, poisson, insecte,

Jusqu’à ce que le sol ne soit

Que le reste d’une statue

Sans bras, sans jambe et sans tête.

 

Jules Supervielle, Gravitations, dans

Œuvres poétiques complètes,Pléiade / Gallimard,

1996, p. 173.

08/02/2025

Jules Supervielle, Poèmes

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             J'ai pris le matin

 

J’ai pris le matin dans ma promenade

                  Comme en un filet ;

Mes mains sentent bon le soleil nomade

                  Le gazon mouillé.

 

Je l'ai bien saisi, le matin qui cligne ;

                  Le voici vivant,

Comme le poisson au bout de la ligne,

                  Vif et s’incurvant.

 

Je t’apporte ici la claire harmonie,

                  Des prés jaune verts ;

Dans l’alcôve encor si mal définie

                  Aux yeux inexperts ;

 

Et je veux vider, comme une corbeille,

                  Sur ton lit défait,

Mon cœur bourdonnant du chant des abeilles

                  Et de la forêt.

 

Jules Supervielle, Poèmes, dans Œuvres poétiques complètes,

Pléiade / Gallimard, 1996, p. 67.

07/02/2025

Marc Colodenko, De très brefs rêves

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C’est moi ce Monsieur ? Dieu me préserve de l’être jamais. Pas question que je me soumette à pareille dénomination. Dans mon dos ça insiste. Je presse le pas. Ça doit être un flic, ils sont prêts de vous buter qu’ils continuent à vous donner du Monsieur. Je ne suis pas sûr d’accepter de mourir pour un Monsieur. Je me retourne. C‘est un quidam qui me dépasse en courant. Il ne m’a pas vu ou il a reconnu sa méprise. Ce qui revient au même.

 

Marc Cholodenko, De très brefs rêves, P.O.L, 2025, p 83.

06/02/2025

Marc Cholodenko, De très brefs rêves

                                           marc cholodenko, de très brefs rêves, illusion

Sur ma table il y a une feuille où j’ai écrit quelque chose. Ça ressemble à un haïku. Évidemment puisque c’est écrit en japonais. Comme j’ignore le japonais j’ai dû écrire ça en rêve. Si je ne peux pas le traduire je peux le transcrire. Voilà que les caractères originaux s’effacent sous les latins. Je lis : Écrire en japonais rêve de printemps. Sans doute je ne suis pas éveillé et j’ai dû faire un rêve de rêve. Quoi qu’il en soit me voilà bien avancé. Tant de merveilles pour si peu de choses. Peut-être que si j’étais poète tant d’inutiles jambages auraient suffi à m’exalter.

 

Marc Cholodenko, De très brefs rêves, P.O.L, 2025, p.73-74.

05/02/2025

Marc Cholodenko, De très brefs rêves

 

                                  marc cholodenko, de très brefs rêves, pleurer

Pourquoi la manche de mon manteau est toute froissée. Je vais le dépendre pur essayer de la défroisser. Mais il résiste. On dirait qu’il est indépendant. Peut-être que je pourrais même lui parler. Salut ami manteau. Il réagit. Il a l’air de comprendre. De sa manche il m’essuie la figure. Il est sympathique ce manteau. C’est vraiment mon ami. Mais pourquoi il m’essuie la figure. Parce que c‘est moi qui pleure et qui suis dedans. C’est moi qui suis mon ami, mon seul ami. Je n’ai même pas un manteau pour ami.

 

Marc Cholodenko, De très brefs rêves, P.O.L, 2025, p. 57.

04/02/2025

Marc Cholodenko, De très brefs rêves

                       marc cholodenko, de très brefs rêves, étrangeté

 

Voilà que j’ai mis ma veste à l’envers. Et moi avec alors. Dans ce cas ma veste serait à l’endroit. Il ne faut pas paniquer mais il y a quelque chose d’étrange. À moins que j’aie mis seulement ma veste à l’envers sans pour autant l’avoir enfilée. C‘est avec soulagement que je me prends à songer que c’est souvent la même précipitation trompeuse qui nous fait choisir nos verbes et nous représenter d’emblée au centre des choses.

 

Marc Cholodenko, De très brefs rêves, P.O.L, 2025, p.32.

03/02/2025

Marc Cholodenko, De très brefs rêves

                              marc cholodenko, de très brefs rêves, rendez-vous

L’heure est bientôt passée. Il faut que je me précipite mais j’ai oublié où c’était. Je me précipite quand même je me rappellerai peut-être même en chemin. Je m’arrête pile. Je me souviens où c’était mais je ne me souviens plus de la date. Ce qui me tracasse dans cette histoire de rendez-vous c’est que j’ai l’impression de l’avoir vécue ou encore mieux de l’avoir déjà entendue quelque part. Ce serait un classique en quelque sorte ou bien plutôt un poncif. Je préfère couper court pour m’évite la honte que j’éprouverai en découvrant que c’est moi qui en serait l’auteur.

 

Marc Cholodenko, De très brefs rêves, P.O.L, 2025, p. 27.

 

02/02/2025

Marc Cholodenko, De très brefs rêves

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Ce moment je suis seul au monde à me le rappeler. Il n’y a pas de quoi s’en louer. J’étais déjà seul au monde à le vivre dans sa compagnie. Nous aurions pu nous le rappeler ensemble. Aujourd’hui elle ne peut plus. Mais moi je peux toujours la rappeler. Comme on rappelle une personne pas un souvenir. Elle ne répondra pas plus qu’elle ne répondait au téléphone quand elle était absente pas exemple. Ma chérie mon amour. J’exagère ça n’a jamais été ma chérie mon amour. Mais ça fait venir plus de larmes. Le souvenir se renforce de la désolation autant qu’il s’affaiblit de la complaisance.

 

Marc Cholodenko, De très brefs rêves, P.O.L, 2025, p. 38.

01/02/2025

Marc Cholodenko, De très brefs rêves

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En même temps que l’ongle je me suis coupé un morceau du gros orteil. Ce qui est douloureux c’est que ce soit dégoûtant. Je ne veux plus voir ça et je le jette. Ou la jette. Si je le jette c’est un lambeau de chair répugnant et si je la jette c’est une partie précieuse de moi. Je suis coupé en deux parties que je ne peux pas départager. Je baisse la tête pour réfléchir à la manière mais les larmes avec leur façon universelle de tout conclure les fondent ensemble sans que je me sois mêlé de rien.

 

Marc Cholodenko, De très brefs rêves, P.O.L, 2025, p. 20.