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04/11/2020

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur

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Ce livre posthume de Julien Bosc, en chantier probablement avant 2016, reprend plusieurs des motifs qui lui étaient chers et l’on y entend pleinement sa voix singulière. Le lien avec les livres précédents est au moins une fois explicite ; ainsi un fragment où il est dit qu’un homme sait lire « le verso des miroirs » a donné le titre Le verso des miroirs (2018). Mais ce ne sont pas seulement des mots semblables qui construisent des voies de passage entre les livres, plus profondément est constante la présence de ce qui le hantait : la mémoire des camps d’extermination, de la violence qui ne cesse. Le rêve mais non l’illusion d’une société harmonieuse, le lien profond avec la nature, l’amour d’une femme n’ont pu, dans une solitude choisie, contrebalancer la certitude d’un désastre général.

Julien Bosc connaissait « les souffrances d’un nom / Élu pour le pire » : juif de naissance, il portait toujours les images des camps ; motif principal d’un autre livre, De la poussière sur vos cils (2015), elles sont encore très présentes ici. La destruction n’est pas seulement celle des corps, c’est aussi celle des noms, de toute identité quand il ne subsiste que des cendres et que tout de ce qui a été vécu disparaît à jamais. Ce qui est insupportable à Julien Bosc, c’est à la fois l’extrême difficulté d’imaginer ce que fut le chemin de ceux qui ne revinrent pas des camps et le fait que la voix des survivants n’a pas été (ne pouvait pas être ?) entendue :

                        Les silhouettes rescapées s’extirpèrent du brouillard 
                        Parler épousa l’innommable 
                       Tout fut tenté pour dire
                       Rien ou peu fut entendu
                       Puis tout fut tu

Une femme morte dans un des camps apparaît dans un rêve, invisible mais active, nue sur un cheval et aux longs cheveux comme lady Godiva. Le narrateur accueille cette figure étrange, « mirage » qui « diffus(e) les songes » et qui lui apprend chaque nuit un dizain, le chargeant avant de rejoindre les morts de « poursuivre son chant ». L’écriture naît donc de la nécessité de conserver la mémoire du vécu, de dénoncer « les démences » des tyrans, de défendre ceux qui fuient « la misère et la guerre ». C’est pourquoi dans les dernières pages du livre le sort des migrants, qui meurent en traversant la Méditerranée, est rapproché de celui des Juifs exterminés par le nazisme : Julien Bosc emploie une comparaison sans ambiguïté : « Ils montent mille à bord / Quand le rafiot n’en supporte pas vingt / tels jadis les wagons / qui roulaient vers l’hourban. » ; "hourban", « ruine » en hébreu, est un terme théologique, relatif à la destruction du premier et du second Temple, abandonné aujourd’hui au profit de "Shoah". Le lien est poursuivi : la destruction des Juifs s’est déroulée sans que personne n’en dise rien et la mort des migrants laisse muet, « Qui peut entendre leurs cris ? Personne ou si peu », d’où le constat qui clôt le livre : tout le monde est coupable de garder le silence devant la tragédie, et notamment l’écrivain « À qui la langue manque : / Pour dénoncer ».

Cette impossibilité d’exprimer à propos du réel ce qui devrait l’être parcourt tout le livre ; dès son début, à côté de la forêt, de la mer, donc de la nature telle qu’elle est imaginée par le narrateur, il n’y a rien, ou plutôt « Ce qui doit être dit mais ne peut ». Face au désastre est construite la fiction d’un monde harmonieux où se réfugie un temps le narrateur ; après qu’il eut été battu et torturé parce que différent, il est exilé sur une île très étroite et s’invente alors une sorte de paradis où il est soigné par une sangsue (elle suce ses nécroses) et une épeire (ses toiles suturent les plaies) ; il apprend les oiseaux et, les jours de mélancolie, « le coucou chante contre (s)on cœur ». Tableau idyllique qui fut celui d’un âge d’or détruit par « l’invention des races », la volonté d’accumuler des biens, les conquêtes. Il y a chez le narrateur une hésitation entre une vision proprement apocalyptique (« Le ciel s’obscurcit / Chargé de cendres et de plaintes [...] ») et le rêve d’un monde réconcilié (« Le ciel s’ouvrit / Les oiseaux s’accouplèrent /[...] », parcours d’un extrême à l’autre qui ne permet pas de vivre aisément dans le monde éloigné de ces deux visions.

La tentation est toujours de se retirer, de se dépouiller de tout pour recommencer à vivre, être « Nu de peau de tout / Pour l’aventure la dérive l’amour la mort. » ; l’un des rêves du narrateur découvre d’ailleurs la femme aimée morte dans un fossé mais qui s’éveille — donc tout à fait nouvelle —, et la femme désirée, « contre soi », éloigne « les terreurs et la mort » ; mais le narrateur hésite constamment entre cette relation apaisante et le repli, en particulier la solitude devant la mer qui est « la beauté tout ici devant soi ». Le texte regorge de mots relatifs à la mer (tempête, fanal, naufrage, radeau, phare, lames, vague, écume, clapot, etc.) et aux oiseaux de mer, et l’on retrouve la fascination pour la mer à l’origine de La Coupée (2017).

La forme d’écriture privilégiée dans ce livre s’accorde avec le propos, il s’agit de l’énumération, souvent de groupes nominaux, parfois d’infinitifs, qui sortent le procès du temps et de la personne, énumération chaque fois proche de la psalmodie :

                       L’ivresse du pouvoir
                       Le dédain de la parole donnée
                       La compromission des maîtres
                       Le mépris vis-à-vis des plus pauvres
                      L’insanité des mieux pourvus
                      Les noyés dans l’indifférence
                       La déportation
                       Les camps
                       La mer cimetière
                      Que regretterai-je ?

Il s’agit, par ce procédé, de « tenter de dire ce qui est » (La Coupée, p. 26), la lecture même devrait accepter le prosaïsme des vers et viser ce but, effectuée « Sans effet ni intonation particulière // (...) non une litanie / Un chant ». Rythme d’un chant qui ne cherche pas d’effets, « dans la lignée des épopées sans gloire » comme l’écrit justement dans son témoignage Jean-Claude Leroy, l’ami de longue date.

 

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur, postface de J.-C. Leroy, collection L’Orpiment, La Réalgar, 2020, 84 p., 15 €. Cette note de lecture a été publiée dans Sitaudis le 23 septembre 2020.

 

28/09/2020

Laurent Albarracin, l'herbier lunatique : recension

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Quoi de plus naturel, de plus proche de la nature qu’un herbier, même quand il est lunatique et que, fantasque, il n’obéit pas tout à fait aux règles de confection classiques ? Celui de Laurent Albarracin réunit peu de plantes et fait la part belle à la pierre, à l’eau, à l’oiseau, au vent, au feu mais l’on y trouve aussi, entre autres choses, une clef, une chaise — et la lune. Les poèmes de L. A. visent toujours à écrire à propos des choses qui nous entourent, ce qui, trop évident, échappe au regard, mais aussi   selon l’idée que cette « quête » de connaissance n’a pas « D’autre conclusion que celle qui consiste / À recommencer. »Ce recommencement n’est en rien répétition ; selon la manière dont une chose est regardée elle apparaîtra autre, d’où les variations autour de la pierre, par exemple quand elle est en contact avec l’eau. Quand Ponge écrit : « Sorti du liquide, il (le caillou) sèche aussitôt. C’est-à-dire que malgré les monstrueux efforts auxquels il a été soumis, la trace liquide ne peut demeurer à sa surface : il la dissipe sans aucun effort », L. A. ramasse l’observation :

 

 Mouille un caillou
assombris-le
et son éclat sèche aussitôt
comme un peu de brume lui venant

 

Ce n’est évidemment pas simple observation ; s’il s’agissait simplement de noter ce qui est vu — ce qui est une voie suivie par des poètes aujourd’hui —, y aurait-il ajout au monde ? le poème peut donner à voir ce que seule une relation établie entre réel et imaginaire peut saisir, ainsi l’image de la pierre retirée de l’eau, « luit vivante et morte. / On aurait donc arraché / un cœur à ses battements ? »

La chose la plus commune peut devenir source d’évocations variées, très éloignées de la chose, c’est pourquoi la relation de la pierre et de l’eau peut être inattendue et prendre un caractère inquiétant, « Jette une pierre dans le lac / pour éveiller son gouffre ». À côté d’une notation qui rappelle qu’ajouter de l’eau au ruisseau ne change pas son cours — on se souvient d’Apollinaire —l’image de la goutte d’eau qui tombe en accélérant son mouvement entraîne deux comparaisons ; la première où le verbe s’entend à la fois pour "devenir mûr" et "méditer", « comme un fruit mûrit / longuement sa chute » ; la seconde s’éloigne de l’image de départ (le passage de la lenteur à la vitesse) avec un propos sur la vie, « et comme la vie prépare / l’impromptu », impromptu alors s’opposant à longuement.

Ce jeu dans la langue est constant dans cet Herbier lunatique ; ce qui est donné à voir n’est pas que dans le réel, certes la pierre brisée ne change pas, elle reste pierre, et la bouteille qui se vide peut évoquer le bruit d’un poisson qui respire, mais les éléments d’une réalité observable sont parfois inversés et sortent alors le lecteur de toute réalité ; ainsi, au fait que le vent agite les feuilles des arbres est substituée l’image de feuilles qui déchirent le vent  — et qui aurait soupçonné que la chaise devant le paysage « attend », tout comme

 

 La fenêtre pose
devant le paysage
qu’il reste encore
à l’ouvrir

 

Ces deux exemples, parmi d’autres, indiquent clairement que Laurent Albarracin est loin d’être dans le sillage d’un "parti pris des choses" — on pense dans ces exemples à certaines chaises de Magritte et à des fenêtres de Bonnard. On lira donc de courts poèmes dont la simplicité apparente ouvre sur l’imaginaire, « L’herbe qui pousse / entre ce qui n’existe pas / le démolit » ou, pour rester avec l’herbe, « La touffe d’herbe / oriente l’univers / dans le sens / de la touffe d’herbe ». Ou les mâts en mouvement dans le port inventent le bruit du lointain qui veut repartir...

Ce sont ces multiples jeux dans la langue qui construisent le monde de L’herbier lunatique et, constamment, le rythme des poèmes. Ici, dans la relation de la pierre et de l’eau s’établit l’opposition entre « opaque » et « clarté », ce dernier mot proche par anagramme partielle de « éclat » ; dans le même poème on lit le passage de « durcissement » à « dur », puis « durée ». Là, « exact » entraîne « exsude » et « prune », avec une lettre de plus, « pruine ». Si la teinte de l’eau est proche de celle du fer, le passage de « teinte » à « tintement » — le tintement d’une épée — s’impose, tout comme le vol des corneilles ne peut que « corner » le ciel qui devient une page. Un dernier exemple, qui a la concision d’un haïku2, où à l’allitération (/p/) s’ajoute la double signification des mots (quartiers, quartiers d’été) :

 

Pomme pourrie
prend ses quartiers
d’avoir été

 

Il y a comme une impossibilité de fixer un sens ; aucune chose, même quand elle paraît de prime abord "simple" à regarder, ne peut être une fois pour toutes mise en mots. On compte dans le livre plusieurs poèmes autour de la pierre, de l’eau, mais la pierre, l’eau restent cependant opaques ; le « secret enfoui tout au fond des choses », « Plus nous nous en approchons et plus il se met / À ressembler à son approche tremblante »1. Tout est toujours à recommencer, c’est là peut-être qu’est la poésie.

1 Laurent Albarracin, Res Rerum, (Arfuyen, 2018).
2 Laurent Albarracin a publié un recueil de haïkus, Plein vent (Mainard, 2017).

 Laurent Albarracin, L’herbier lunatique, Rougerie, 2020, 64 p., 12 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 25 août 2020.

09/07/2020

Pierre Vinclair, La Sauvagerie : recension

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En 2012, quand elle a créé "Biophilia", Fabienne Raphoz définissait ainsi la collection : elle a « pour vocation de mettre le vivant au cœur d’éclairages ou de rêveries transdisciplinaires ». Sans faire le tour des titres disponibles, il est bon de rappeler qu’on lit aussi bien des récits de voyage, d’observateurs scrupuleux — entomologistes, ornithologues, etc. — que des contes, des fictions. Et c’est cette variété d’approches qui aide aujourd’hui à mieux réfléchir à ce que devient l’environnement et aux moyens de préserver ce qui reste du vivant. Le dernier livre paru a un statut particulier, non parce qu’il aurait pour auteur un romancier, philosophe et poète (ce qu’est Pierre Vinclair) mais, d’abord, par le choix de sa construction et de son sujet.

La Sauvagerie, divisé en 12 ensembles, est construit sur le modèle de la Délie (1544) de Maurice Scève, ensemble poétique qui comprend 1 huitain, 449 dizains et 50 emblèmes (1 tous les 9 dizains), chaque figure symbolique (la Licorne, une chandelle, Orphée, etc.), accompagnée d’une inscription lapidaire, étant en relation avec les dizains suivants. Dans La Sauvagerie, le huitain en ouverture est suivi de 499 dizains, 48 ayant pour auteurs des poètes contemporains, dont plusieurs de langue anglaise, traduits par Pierre Vinclair qui a lui-même proposé des dizains en anglais, avec leur version en français ou traduits par Alexandre Prieux. Cette forme ancienne, plutôt marginale après le XVIe siècle, n’a cependant pas du tout disparu, présente de Baudelaire à Bonnefoy, de Corbière à Queneau ; historiquement vivante, elle offre un cadre commode comme toute forme réglée — « à toute règle qu’on s’impose correspond aussitôt une liberté de l’esprit », remarquait Valéry (Cahiers, I, 1060) (1).

Le point de départ du livre n’est guère discutable, la Terre est bien en voie d’être détruite par les hommes et cela est devenu une nécessité d’intervenir pour préserver ce qui peut l’être ou, au moins, de prendre conscience qu’il sera bientôt trop tard pour arrêter la destruction de la Nature. Que peut bien faire la poésie devant l’urgence écologique ? Certainement pas (r)enseigner, se substituer à ceux qui interviennent pour informer et ralentir le saccage, faute de pouvoir le faire cesser. Il est évident que des poèmes ne vont pas interrompre les actions d’Exxon, de Total ou de Shell ni transformer « le grand cimetière qu’est la Terre ». Mais le poème, parce qu’il est rythme et musique, peut donner chair à la tragédie de plus en plus sensible que nous vivons ; parce que fait de langue, il est présence, irruption et, en cela, contient quelque chose de la sauvagerie propre à la Nature. Pierre Vinclair l’énonce clairement dans un dizain (245), « Je bâcle des poèmes célébrant le Sauvage partout où il résiste encore ».

À lire et relire les dizains, on ne trouvera pas que l’auteur (pas plus que les invités) a écrit « à la hâte et sans soin » (2), tant l’ensemble est une exploration des divers aspects de la crise écologique ; Pierre Vinclair définit son objectif dans Agir non agir paru en même temps que La Sauvagerie, « c’est bien le tout comme tout qui est en jeu : à la fois l’omnia de la pluralité du vivant (individus et espèces) subissant une extinction de masse, et le totum de Gaïa, la Terre comme système. (...) Face à un tel problème (...) le peu que (la poésie) peut, ne devrait-elle pas l’investir d’abord dans la reconsidération de sa possibilité à en donner une image ? ».

Cette image se décompose en de multiples aspects et l’on ne tentera pas de les énumérer. Le huitain d’ouverture (comme dans la Délie, donc) de Jean-Claude Pinson, refuse toute défaite et oppose au titre "À l’agonie" le ciel bleu, image de la pastorale et, par les références à la Grèce ancienne (Orphée, Gaïa) et à Scève (« object-de-plus-haulte-vertu ») donne espoir au chant, en appelant à la tradition contre l’asphyxie d’aujourd’hui. Le premier dizain, lui, donne à lire l’évolution de la terre, des rochers de ses débuts à l’état actuel : « les ice / bergs fondirent, des îles plastiques dérivèrent / sous un smog de spams, selfies et poèmes » ; ce qui compte, c’est le dernier mot, écarté des allitérations qui le précèdent. Suivent des dizains à propos de la vache, qui n’est plus depuis longtemps un animal sauvage (« comment les libérer ? »), un oiseau disparu, le dodo, la mouette et la première introduction dans le livre des deux enfants de Pierre Vinclair et de sa compagne (qui signe d’ailleurs un dizain) : les poèmes sont aussi pour l’avenir. On rapprochera cette relation au futur à celle au passé, quand il se souvient de son enfance dans le Cantal et de la nature, reconstruction à partir des notes de son père. Il est un autre passé, celui des espèces disparues et, aujourd’hui, de celles en danger d’extinction auxquelles cent dizains sont consacrés d’après une liste établie en 2012. En titre, les noms des végétaux, des animaux — papillon, singe, serpent, libellule, poisson, tortue, etc. — sont donnés en latin, comme s’il n’était plus possible de les désigner par un mot courant, « quelle langue pour protéger les arbres menacés ? » La litanie des noms propres à la nomenclature scientifique pourra probablement se poursuivre, la destruction ne cessant pas, et le poète n’a pas d’autre pouvoir que chanter, « si l’on peut appeler ça chant ».

Pourtant le chant existe bien et est partagé. Si des poétesses et poètes ont été invités, c’est qu’ils se substituent aux emblèmes de Maurice Scève avec une fonction analogue ; chaque dizain venu de l’extérieur est prolongé par un dizain de Pierre Vinclair. Ainsi, quand Valérie Rouzeau écrit en capitales une lettre (ou deux) dans chaque vers, pour que soit lu le nom d’un animal (RHINOCÉROS), le dizain suivant inscrit de la même manière le seul lieu où vit tel animal (QUE DU TONKIN). Mais la présence de ces invités a une autre sens, me semble-t-il : incarner la tragédie  du vivant ne peut être le fait d’un seul.

Pour Pierre Vinclair, ses dizains revêtent des formes variées, en vers non comptés (un vers même n’a qu’une syllabe), en décasyllabes (parfois au prix de chevilles), en hexa- ou en octosyllabes, comme si l’absence de régularité restituait quelque chose de la variété du vivant. Comme dans la Délie, un dizain peut annoncer le suivant ou lui être lié syntaxiquement, un énoncé commencé dans le premier s’achevant dans le second, et l’on peut en lire trois qui s’enchaînent (voir 342-343-344). D’un bout à l’autre, les poèmes sont inscrits dans l’histoire littéraire, par les fragments cités en épigraphe des douze ensembles, par les noms cités dans le cours du texte et par les citations plus ou moins transformées et reconnaissables ; « J’ai moins de souvenirs que si j’avais / passé au pub (...) » évoque immédiatement Baudelaire, comme « genre / bibelot d’inanité abolie » renvoie à Mallarmé ; dans le contexte des dizains « la grille de parole du poème » n’est pas une référence immédiate à Celan, pas plus que « roses sans pourquoi » à Angelus Silesius ou tel vers à Desnos ; etc. Dans l’ensemble du livre, on lit une maîtrise des codes de la versification à bien des niveaux et, de surcroît, un plaisir — une « joie d’enfant » — à ne pas toujours les respecter : on ne peut ici retenir que quelques éléments.

Il faudrait relever, par exemple, les très nombreuses paronomases et allitérations, comme « avec son slip seul sur son roc », le dernier mot ici rimant visuellement avec « croc ». On peut suivre également un ensemble de figures dans une série de dizains relatifs à un animal ; la mouette entraîne l’allusion à Tchekhov et, par son vol libre, inévitablement à Éluard (« liberté / j’écris ton nom »), mais aussi amène une paronomase : mouette/moite/ moètes, où l’on entend une relation à "poètes", d’où le passage à « moèmes ». Pierre Vinclair ne néglige pas le calembour, de « l’abeille de Thélème » au « vers de terre à pied », et le jeu de mots d’une langue à l’autre ; ainsi, après la coupe « lamb/eaux », on lira « tels des agneaux (...) bêlantes ». Telle rime est une anagramme (« rouge / goure »), d’autres sont seulement des lettres (voir 353) ; ici, un é qui termine un vers est commun aux trois premiers mots du vers suivants, « bloui, trange, tranglé » ; là, un groupe est interrompu par une parenthèse de deux vers avant d’être complété (« des paysans (...) d’Inde », le hameau devient « l’hameau » pour obtenir le nombre de syllabes voulu. Etc.

 On sait bien qu’une espèce vivante disparue a droit à son image sur un timbre et que « Secourir les espèces l’une après / l’autre dans un poème est sympathique / mais autant écoper sa barque avec / une écuelle trouée, non ? ». Cela ne devrait pas conduire pour autant à s’accommoder de la destruction de la Nature. Que la poésie soit un terrain de combat pour la question écologique est un fait nouveau : Agir non agir porte en sous-titre éléments pour une poésie de la résistance écologique, le dernier livre de Jean-Claude Pinson s’intitule Pastoral, de la poésie comme écologie (Champ Vallon, 2020).

Le domaine poétique a sa part dans l’évolution de la pensée et peut contribuer à faire réfléchir à ce que l’on fait quand on photographie au zoo « les singes singeant entre les barreaux / la sauvagerie qui nous charme tant ». 

  1. On peut aussi relire Baudelaire : « Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense » (Lettre à A. Fraisse, 18/02/1860).
  2. définition de "bâcler" dans le Trésor de la langue française.

 

Pierre Vinclair, La Sauvagerie, Corti, "Biophilia", 336 p., 22 €. Cette note lecture a été publiée par Sitaudis le 4 juin 2020.

18/06/2020

Antoine Emaz, Personne : recension

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Le livre reprend quatre poèmes, dont trois parus chacun en édition limitée — deux en 2017, un en 2018 — le dernier dans une anthologie en 2018, et un poème plus ancien (1996), "Personne", lui aussi publié en tirage limité. Il s’ouvre par la question « et donc là qui », à laquelle Antoine Emaz refuse, comme il l’a toujours fait, « d’aboyer / moi moi moi ». Ce n’est pas nier la présence de celui qui écrit mais rappeler qu’il est, d’abord, comme « chaque un », « paquet de viande / bardé de peau » ; le "je" n’est pas ce qui importe, ici mis de côté, sous la forme « j’euh » ou placé entre deux termes — « quelqu’un je ou / personne » — qui renvoient à ce qui est le plus général, comme le "on", toujours adopté dans les poèmes. Refuser l’effusion n’est pas effacer le corps, qui sera « debout / parmi les corps-mots qui bougent » ; il s’en faut d’une lettre pour que l’on entende "corps-morts". Outre "debout", le lecteur reconnaît dans ce premier poème d’autres mots propres à Antoine Emaz, "mur" et, qu’il retrouvera sous une autre forme dans les poèmes récents,  le couple "dans (dedans)" / "dehors".

Il s’agit toujours de tenter de restituer quelque chose des émotions à partir de la saisie de la réalité extérieure, non de s’épancher, c’est par ce qu’il retient des choses vues que le sujet apparaît. Le poème "Passants" en est un exemple ; contrairement à la passante dont l’œil « fascine » Baudelaire ("À une passante") et qui suscite chez le "je" des images amoureuses, les passants sur la plage n’ont pas de visage, « passants / rien d’autre », et c’est la désignation elle-même qui entraîne des images et le retour aux « passés », ces temps retrouvés avec « l’œil dedans » : la scène du dehors, elle, est « vide, à nouveau ». À partir des mouvements du dehors naissent plus ou moins vivement des traces du vécu et, comparables aux mouvements des vagues à marée basse quand elles ont perdu leur « énergie », « les êtres passés » qui reviennent à la mémoire sont devenus des « ombres », les images donnent fugitivement l’illusion qu’on revient dans un autre temps, mais seules les vagues « effacent ramènent », parce que « les mêmes / pas les mêmes ».

La mer, le sable et le vent sont les motifs des poèmes des dernières années d’écriture. L’espace se définit fortement par sa stabilité — le sol « serré / sous le pas » —, familier, rassurant parce que paraissant toujours identique à lui-même, les pas s’impriment dans le sable, disparaissent avec les vagues et il suffit de reprendre la marche pour qu’ils soient à nouveau visibles. Ressassement, toutes choses semblant ne jamais se transformer, « sable mer ciel » identiques ici ou ailleurs, ce qui accroît le sentiment d’être seul, dans la solitude, au milieu du paysage. Quand on passe de la plage à la page, les mots échouent à restituer l’apparence d’immobilité du paysage, il est là et cependant manque ce qui le fait vivant, il est maintenant « un lieu sûr sans lieu / nulle part / ici », on peut le répéter mais le vent — le mouvement de la vie —   y sera toujours absent.

C’est le mouvement du vent dans des branches, alors images du désordre, qui fait aussi surgir, elles aussi désordonnées, les images du passé, fouillis, avec tout ce qui aurait dû être dit. Rien de ce qui a été vécu ne peut être retrouvé par les mots, de quelque manière que ce soit, et c’est cette illisibilité qui domine quand on cherche à classer ce qui fut, parce que « passent la vie et le sable des gens ».

Quelque chose de la maladie d’Antoine Emaz passe dans les poèmes, mais ce ne sont pas tant les défaillances du corps, la difficulté à se déplacer normalement qui l’indiquent que le sentiment de ne pouvoir restituer ce que le regard perçoit, « on ne sait plus // sans avoir peur », ou de ressaisir autre chose que des bribes dans la mémoire. De là sans doute dans un poème la reprise de la fin du premier vers, « tristesse étrange », de "Semper eadem" de Baudelaire. "Plein air" s’ouvre aussi avec Baudelaire, les premiers mots, « long linceul », venus de "Recueillement" ; "linceul" est, plus avant dans le texte associé à « suaire » ; ces mots sont liés à la mort, tout comme la proximité ensuite de "linge" et de "face" — comment ne pas penser au Christ ? Mais que la vie s’éloigne semble s’inscrire dans la construction même des séquences du poème : le verbe en disparaît presque complètement, comme dans ce fragment, « mots face rien dans leur peu presque vide bleu ». L’allitération du début (rare chez Antoine Emaz), « le bleu du linge qui bat l’air là », est comme un adieu aux ressources de la langue pour le choix d’un dépouillement beckettien, bien lisible dans la fin du poème, « de l’air au bout rien d’être que bruit de langue qui passe dans le vent sous le ciel // c’est encore dire ».

La préface de Ludovic Degroote n’est pas seulement l’hommage d’un ami ; reposant sur une connaissance approfondie des livres d’Antoine Emaz, elle y situe précisément les poèmes de Personne et, suggérant sans pesanteur une interprétation, elle est une invitation à explorer une œuvre brutalement interrompue.

 

Antoine Emaz, Personne, éditions Unes, 2020, 64 p., 16 64 p., 16 €. Cette note de elcture a été publiée par Sitaudis le 27 mai 2020.

02/05/2020

Paul Valet, La parole qui me porte et autres poèmes

Paul Valet, La parole qui me porte at autres poèmes, recension

 

Le livre rassemble plusieurs titres, Lacunes (1960), Table rase (1963), La parole qui me porte (1965) et Paroles d’assaut(1968), choix heureux qui donne à lire un ensemble cohérent. On peut espérer que cette édition de poche fera sortir Paul Valet de l’ombre : estimé de Guy Lévis-Mano, René Char, Henri Mi chaux, Cioran, Maurice Nadeau, par Jean Dubuffet pour sa peinture et Yvonne Zervos qui l’exposa, salué par Jacques Lacarrière (Paul Valet, Soleil d’insoumission, 2001), il reste encore méconnu. Certains l’ont découvert grâce à ses traductions du poètes russes, Joseph Brodski en 1963 (Seize poèmes) et Anna Akhmatova en 1966 (Requiem). Il faut peut-être lire la préface de Sophie Nauleau avant les poèmes pour faire un peu connaissance avec un homme dont la vie et l’œuvre sont hors des sentiers battus.

Né Grzegorz Szwarc en 1905 dans une famille juive en Pologne, il passe son enfance en Russie, d’où la révolution d’Octobre 1917 oblige sa famille à s’exiler, en Pologne puis en France en 1924. Devenu Georges Schwartz, il entreprend des études de médecine, est naturalisé français en 1931 — ainsi que Chaïa Tenenbaum, épousée l’année précédente —, devient médecin en banlieue ouvrière, à Vitry-sur-Seine où il vivra jusqu’à sa mort. Sauf pendant la guerre où, après sa démobilisation, il est l’un des organisateurs de la Résistance en Haute-Loire et dans le Cantal avec le mouvement "Libération". En 1945, il apprend que père, mère et sœur sont morts à Auschwitz. Il commence à écrire et choisit le pseudonyme de Paul Valet, expliquant en 1963 dans un entretien : « je ne suis pas libre d’écrire ce que j’écris. La pensée va au-delà de la parole et, pour exprimer ma pensée, il faut que je la soumette aux lois de la parole. Je suis donc le valet de la parole, le valet de la poésie. Et puis au Moyen Âge, un valet c’est un jeune homme chargé d’un noble service. C’est joli, non ? » (1)

Les vers de Paul Valet, une large partie d’entre eux du moins, évoquent l’art classique de la maxime par leur concision, leur caractère synthétique, leur autonomie aussi ; souvent réunis en distiques, ils ne nécessitent pas a priori d’être lus avec un contexte, comme par exemple : « Chacun porte son vide / Où il peut ». La lecture s’arrête pour saisir ce que remue en soi la proposition, mais on rassemble progressivement dans l’ensemble du livre tout ce qui est relatif à l’absence, au vide, motif récurrent, et l’on revient à ces deux vers. Motif récurrent, dont l’énoncé est parfois repris sous une forme un peu différente dans le même livre ; dans Lacunes, le fort sentiment que la vie de l’homme compte pour peu entre deux bornes est exprimé à deux endroits : une première fois avec l’image traditionnelle du passage, de la porte, « La naissance et la mort / Deux portes siamoises », une seconde fois en rapprochant plus brutalement les deux moments, le début et le terme venant presque à se confondre, « Avant ma naissance / J’étais déjà mort ». La thématique du vide, si présente, est fondée sur l’expérience personnelle douloureuse, mais perçue comme propre à toute vie humaine ; de là des vers qui n’ont rien d’énigmatique, comme « Depuis des millénaires / Je mâche le même refrain ».

D’autres énoncés ont également une portée générale, présentant le sort commun comme une épreuve, quelle que soit la manière de vivre, « J’ai deux pieds / L’un patauge dans la boue / L’autre dans l’abîme ». Personne ne peut échapper à l’absence d’horizon et l’universalité de ce destin clairement exprimée, « Chaque homme est traversé / Par une voie sans issue ». C’est souvent avec la forme de l’aphorisme qu’est ôtée la possibilité d’un mouvement vers l’Autre, « Les pensées les plus tendres / Pourrissent les premières ». Dans l’univers de Paul Valet, on est toujours confronté au vide de l’existence ; l’un des très rares poèmes, titré "Liberté", l’élément naturel, vu positivement, qui apparaît est aussitôt présenté comme interdit,

À l’orée de la liberté
L’herbe se fait haute
Parfumée
Tendre
Infranchissable

Comme si l’humain n’avait, ne pouvait concevoir d’autre perspective dans sa vie que la mort ; au cogito, ergo sum cartésien, est substitué « Je péris / Donc je suis ».

On ne peut s’empêcher de lier ce lyrisme douloureux de Paul Valet aux tragédies de l’histoire qu’il a vécues, non qu’il y ait "témoignage" dans sa poésie, mais la disparition de ses proches, plus largement les camps d’extermination, constituent un arrière-plan, « tant entendu que le drame personnel est devenu exemplaire. Écrire « Je suis habité par les morts / Nourri, lavé, soigné par les morts » à la fois renvoie à un vécu et rejoint autour du motif de la mort la poésie de la fin du XVIe siècle.

Le passé, ce sont d’abord les morts, ce qui a construit celui qui écrit, « Débris de mémoire / En quête de l’oubli » ; la réalité de l’absence ne peut être annulée, cependant s’il écrit « Je suis le Valet / De l’éternel malade », ce n’est pas pour céder à un quelconque repli sur soi : avoir la certitude du vide mais affirmer « Mon destin / Le refus de l’Abri ». La parole qui me porte est aussi le titre d’un poème dont un vers (devenu le titre d’un autre livre) est un programme positif, « Que pourrai-je vous donner / De plus grand que mon gouffre ». L’art poétique de Paul Valet repose sur le refus du détour, sa poésie est une « Réponse à l’existence » et exprime sa volonté de trouver une « place pour le cri ». Il s’agit bien de comprendre, de faire comprendre ce qui guide l’écriture, rien ne pouvant effacer « la détresse / de celui qui voit ». Paul Valet note dans un poème, "Art poétique", « L’épouvante attend / Que je vienne lui rendre la parole ». C’est pourquoi il lui est difficile de trouver les mots pour restituer quelque chose de la perte, du « naufrage ».

Cette poésie exigeante n’hésite pas à jouer avec des expressions courantes, donnant vigueur au propos (« Les murs écroulés / Ont perdu leurs oreilles », « Les poètes aboient / La poésie passe », etc.), cependant les clins d’œil ou les jeux rhétoriques sont rares. On trouvera quelquefois l’emploi de l’anaphore, quelquefois des oppositions de sens (en liberté-sauvages). Quand dans un vers des mots riment entre eux, Paul Valet exprime alors avec concision ce qu’il souhaite que soit sa poésie :

Mirage Visages Image
Resterai-je toujours votre valet ?

 

* Entretien avec Madeline Chapsal, L’Express, 15 août 1963, repris dans Paul Valet cahier dirigé par Guy Benoît (Le temps qu’il fait, 1987), cité par S. Nauleau.

Paul Valet, La parole qui me porte at autres poèmes, préface Sophie Nauleau, Poésie / Gallimard, 2020, 224 p., 7, 50 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 30 mars 2020.

16/04/2020

Pierre Alferi, chaos : recension

pierre alferi,chaos,recension

divers chaos réunit des poèmes écrits ou publiés au cours des années 2000 (un seul ensemble date de 1993), sous une autre forme ou dans un autre contexte pour des poèmes isolés — par exemple, un hommage à Jude Stéfan édité isolément (ink, 2011) est intégré dans la sirène de satan. Le titre — chaoss’emploie rarement au pluriel(1) — insiste aussi bien sur la diversité des ensembles que sur la mise en question de normes formelles admises et, par ailleurs, sur l’état de la société, image du désordre.

Le premier chaos, c’est celui que retiennent les poèmes d’ouverture ; et la rue(2018) présente une vue de la ville — Paris — aujourd’hui et questionne la difficulté à restituer la réalité : comment le mot "violence" peut-il suffire à dire ce que sont les opérations de police ? La violence de l’État prend des formes diverses, visibles, abandonnant les plus pauvres, les migrants dans la rue ; aussi

la honte nous survivra
nos descendants diront
enjambaient des corps
longeaient des familles à terre
pour faire leurs courses

Alferi brise la syntaxe, ici et dans d’autres poèmes, pour que la violence dans la réalité quotidienne soit inscrite dans la langue. Le désordre s’impose à d’autres niveaux, les changements affectent la manière d’habiter la ville et rejettent à l’extérieur une partie de la population (« on va / vivre plus loin »). En même temps c’est « la laideur sans frontières », l’importance des "jeux du cirque" avec des « projecteurs / plus haut que les flèches / de leur dame », la transformation de la nourriture (« les churros les burgers »), la surveillance permanente (« souriez / vous êtes filmés »), les pratiques à la mode et leur vocabulaire (« phyto chéro déco bio »), l’omni-présence des médias (« les nouvelles nouvelles »). La « métaphore du vide » est prolongée par l’existence des parcs dits de loisir, celui de Disney et « son univers impitoyable- / ment fluide ». Monde du leurre et de la suffisance dans lequel les assis « mangent des huîtres sous faux modigliani ».

Rien d’heureux dans ce tableau, encore assombri dans rue des deux-gares. Le premier poème donne le nom de quelques médicaments antidépresseurs et, progressivement, s’impose l’image d’un monde sans assise ; on voit « une vieille qui pisse / un allemand fou aux urgences / qui hurle je suce je suce ». Dans la sirène de satan (2019) c’est encore un monde de semblant qui est présenté, où « chacun trouve un équilibre / sans se soucier des autres » : « vivre sépare ». La violence n’a rien de symbolique — on peut compter « le nombre d’éborgnés chez les manifestants » — et il faut (et l’on peut) écrire à propos de la réalité de la société, « un poème qui touche / la crasse ». Poésie non pas "engagée", mais contre le chaos pour que chacun « lève / les yeux vers le / dégagement / qui rend la ville / propre à de nouveaux / usages d’utopie ». L’écriture permet de construire un cadre pour saisir quelque chose de la réalité, dire le chaos pour imaginer ce qui pourrait être autre.

En se souvenant cependant que le sens, des mots comme des choses, échappe souvent, comme tel graffiti sur un mur : une injonction peut être claire (« rappelle-toi beryllos »), mais ni le destinateur, ni le destinataire, ni le contenu de ce qui est à se remémorer. Cette question du sens est une de celles abordées dans un livre de Jacques Derrida (La Carte postale, 1980), cité par Alferi (« chez nous tous les messages / dépassent leur cible / je n’oublie pas la carte / postale de mon père »). On peut orienter le sens de la lecture d’un énoncé grâce notamment à l’emploi de paronomases (« l’arrêt alité », « des gafa gaffe à », « l’intime mité », etc.), ou par le rejet (« la rentrée des classes / sociales »). On s’arrêtera aussi à la manière dont est travaillée une forme traditionnelle, le sonnet.

Écrire l’histoire du sonnet, ce serait sans doute retracer les transformations du modèle pétrarquiste et du modèle français jusqu’aux sonnets en prose de Roubaud. Pierre Alferi, lui, abandonne la langue et propose un sonnet en 14 dessins, sonnet que l’on peut reconnaître de forme shakespearienne : (ABBA) x 2 CDCDEE — cette forme est aussi celle de quelques pièces (dont la première) des Holy sonnets de John Donne (2). Des personnages en noir au premier plan dans la première image sont en grisé dans l’image, vue comme dans un miroir, qui "rime" avec elle, et ceux au départ en grisé viennent alors au premier plan ; ils sont en mouvement dans les "quatrains", plutôt immobiles dans les "tercets". Une simple description du dispositif montre donc que les règles sont respectées si l’on accepte l’équivalence une image = un vers. Cependant, on est loin du projet des poètes du XVIsiècle pour qui le sonnet visait à illustrer les ressources de la langue ; ici, le lecteur peut commenter l’attitude des personnages (coureur, lutteurs de sumo, femme aux seins nus sur un piédestal, équilibriste, etc.) sans qu’il soit possible d’introduire une continuité propre au genre : c’est le contenu même du mot "sonnet" qui vacille.

D’autres ensembles mêlent texte et dessin. Algologie est écrit à partir de dessins d’algues empruntés au livre d’une botaniste ; sous le titre beryllos des lettres en désordre de l’alphabet grec annoncent le graffiti au centre du poème. La première page de gauche de propre à rien (où "propre" est aussi à entendre pour « bien lavé ») évoque dans une chambre les odeurs du corps (cou, seins, sexe), évocation qui s’ouvre par une homophonie, « chair amie », et se ferme par une paronomase, propriété-propreté, en accord avec la relation suggérée ; la chambre est dessinée page de droite, réduite à un lit et à un téléviseur. La plupart des poèmes suivants sont liés aux odeurs avec une répartition texte-dessin analogue ; la dernière image présente un homme fort concentré pour lâcher des vents, image du refus de la bienséance, « — tout plutôt que / l’arrogance du neutre / du littéral déodorant / réputé libre ».

Le dessin n’est pas une simple illustration de ce que les mots suggèrent, et d’ailleurs les mots ne suggèrent parfois que des stéréotypes — une des formes du chaos ? C’est le cas, sous le titre "serial", dans des poèmes en français avec leur traduction en anglais (ou l’inverse), qui énumèrent des situations souvent propres aux films de série B ; ainsi ce résumé de scénario qui ouvre l’ensemble, « une pièce brisée / une boîte noire / une balle de cuivre / sept perles / qu’est-il arrivé à marie ? / avec qui se marie marie ? ». On notera que dans le second scénario, également concis, sont accumulés des mots suggérant l’absence, le manque : perdu, caché, fantôme, sans clé, j’aimais, attachée, bâillonnée. 

Il est un autre regard vers l’anglais avec le souvenir des poètes américain John Asbery et anglais Tom Raworth, annoncé dans le premier vers d’un poème par « j’ai deux amours ». Cette allusion transparente à une chanson de Joséphine Baker est peut-être à intégrer dans la pratique d’Alferi qui introduit dans les poèmes, parfois très brefs, quantité d’homophonies, paronomases, allitérations, assonances et allusions, de « cèdre crayon craquant copeau » à patchouli-pâte jolie et au « j’y suis » de Rimbaud. Alferi essaie des formes en prenant son bien partout, y compris avec une forme proche du haïku (dans été passé) ou une mise en page de poèmes chinois. Ce qui reste constant, c’est le choix du vers bref, le plus souvent de 4, 5 et 6 syllabes, vers qui exclut le récit — d’ailleurs un poème s’achève par « l’histoire manque ». L’unité de ces chaos n’est pas que formelle, ce qui domine à la lecture, c’est le rejet du convenu. 

  1. Un exemple dans La Légende des siècles("Le Satyre"), « Au-dessus de l’Olympe éclatant, (...) Plus loin que les chaos, prodigieux décombres ».
    2. Pierre Alferi a traduit John Donne (Paradoxe et problèmes, Allia, 2011).

Pierre Alferi, Divers chaos, P. O. L, 2020, 270 p., 18 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 9 mars 2020.

 

 

 

09/04/2020

la revue de belles-lettres, 2019, 2 : recension

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La revue de belles-lettres, plus que centenaire — 143ème année ! —, surprend toujours le lecteur, à la fois au plus près de la poésie d’aujourd’hui et ouverte à des zones peu explorées. Cette livraison propose cette fois un dossier de plus de cent pages autour de la poésie russe d’aujourd’hui, "Polyphonie russe", qui rassemble des poètes tous inconnus en France. Mais la revue donne aussi sa place à une poétesse russe de la génération précédente, Elena Schwarz et, comme chaque fois, à des voix de langue française.

Le numéro s’ouvre avec Pierre Voélin et ses Douze poèmes trop courts, plus deux ; poèmes de quatre ou cinq vers inégaux, le dernier plus court, modestie des motifs et simplicité du vocabulaire : les oiseaux du jour et de la nuit, les arbres, les plantes, le bord des chemins et la figure ancienne du cantonnier qui les entretient, la poule, et

La courtilière sur le sentier, 
la huppe dans les vignes,
où je passe — là
est mon chemin.

 On lira aussi Sylviane Dupuis ("Muta eloquentia"), Jacques Roman ("Qui instruira le livre du calme") et quatre poèmes de Muriel Pic, extraits d’un ensemble à paraître. Autour de la mer Égée, les corps des migrants sur les plages, « La nuit, les noyés s’y baladent / en traînant des pieds » ; les îles ne sont pas que des paradis pour touristes. « Tu voulais toucher le soleil ? / D’autres veulent toucher la terre. ». Le dernier poème est un hommage, en particulier par son dépouillement, au poète américain Robert Lax (1915-2000) qui passa plus de trente ans de sa vie sur l’île de Patmos avant de revenir dans son village natal en 2000. 

C’est avec un court récit de Bruno Pellegrino, "L’appartement", que se clôt le numéro. Le narrateur rapporte un travail qu’il a accepté lorsqu’il était étudiant : à la mort d’une écrivaine, il a été chargé de « classer les papiers et établir l’inventaire de ce qui deviendrait un fonds d’archives ». Il a passé de longues semaines à vider des cartons et à entrer dans l’intimité de la disparue mais, en même temps, sa vie « se poursuivait à l’extérieur de l’appartement » et, par ailleurs, c’est au cours de cet été qu’il corrige les épreuves de son premier livre.

Hélène Henry présente la poétesse russe Elena Schwarz (1948-2010) et propose huit poèmes datés de 1988 à 2007, un long poème écrit à la suite de l’incendie de son appartement en 2004, quelques pages en prose dont Trois caractéristiques de ma poésie où elle dit construire « un petit modèle du monde », inventer des thèmes nouveaux (« Les amoureux aux funérailles »), être attachée, comme Ovide, aux métamorphoses. Très tôt « créatrice de l’ombre », « son refus des compromis, son travail poétique nocturne et obstiné, l’inscrivent naturellement dans la dissidence littéraire ». Rappelons que Joseph Brodsky après son procès en 1964 est contraint à l’exil, et ce n’est qu’après 1981que l’étau officiel se desserre : Elena Schwarz peut alors lire ses poèmes et les éditer ; surtout, elle voyage à l’étranger, notamment en Italie, « son pays d’élection ». Les pages d’Hélène Henry sur les contenus et la métrique, font regretter l’absence de traduction de l’œuvre en français, seuls 31 poèmes (1948-2010) ont été publiés en français (La Vierge chevauchant Venise et moi sur son épaule (traduction H. Henry, éditions Alidades, 2004). Le poème d’Elena Schwarz est « à la fois discours à la première personne, négligent, accidenté, bariolé, lexicalement cahotant, et ces confuses paroles que laissait échapper la pythie delphique dans ses moments d’"enthousiasme" ». Un exemple autour de « l’infini de la mémoire » :

Quand je regarde au fond du gouffre de ma vie —
J’y trouve tout un tas de choses
On dirait à mes pieds un entonnoir béant —
Ce qui fut autrefois, ce qui nous arriva,
Et m’arriva à moi et ne reviendra pas.
(...)
L’ivresse, dira-t-on, de lire Khlebnikov,
Le vieux 6x6 de ma jeunesse, et le souhait
De souffrir pour tous, pour tous et plus que tous,
Et cette écolière qui s’appelait Vovk Kourelekh,
Ce passé si pareil à un dépotoir
Il gronde, il griffe, et je suis sans regret.

 Le dossier autour de la nouvelle poésie russe est présenté par le poète russe Alexander Markin (qui vit en Suisse) et rassemble neuf poètes nés après la dernière guerre, surtout à la fin des années 1970 ou après 1980. Leurs poèmes prouvent que, malgré le peu de souci du pouvoir de promouvoir une culture vivante, il y a aujourd’hui un « extraordinaire épanouissement » de la poésie, comparable à ce qui s’est passé au début du XXsiècle, avec « expérimentation formelle, thématiques inédites ». Ces nouvelles générations de poètes sont nées dans la foulée de la littérature clandestine d’avant la chute de l’URSS — la littérature libre dans un pays sans liberté diffusée sous forme de polycopiés (les samizdats). Elles ont aussi découvert la poésie européenne et américaine du XXsiècle, ce qui a facilité la rupture avec les formes traditionnelles de la poésie russe. Les poètes retenus ici, parmi d’autres possibles, « thématisent l’expérience traumatique des catastrophes historiques du XXe siècle, les guerres, les répressions, l’effondrement d’un pays immense ». 

Plusieurs ensembles de poèmes (tous en bilingue, sauf un) sont suivis d’un entretien avec le traducteur ou de ses réflexions (Yvan Mignot, traducteur par ailleurs de Daniil Harms, les donne sous la forme d’un poème), à propos de ce qui est nouveau par rapport à la poésie russe connue. L’un des poètes, Alexander Averbukh, commente lui-même son travail ; évoquant ici la vie en URSS en 1932, il a écrit à partir de documents et de récits, pour « absorber une diversité de voix ». Cet exilé a tenté d’écrire une « sorte de requiem » et cherché, en s’appuyant sur des témoignages, à faire que toutes les paroles oubliées, enfouies « continu[ent] à résonner (...) avec les incorrections, les dialectes, les accents ». De nationalité israélienne et vivant au Canada, il sait ce que signifie « l’absence de langue ». 

Beaucoup de poèmes tournent autour du motif de la mémoire ; Lida Ioussoupova, par exemple, écrit ce qu’a été une enfance sous le régime soviétique, les scènes évoquées glissant progressivement dans le fantastique. La méditation sur le temps d’une autre poétesse, Maria Stepanova, prend un autre chemin : comme l’analyse sa traductrice, il s’agit pour elle de refonder « la mémoire du corps féminin, absent des grands récits », et elle puise dans les mythologies, les littératures, l’histoire. Un passé plus proche de nous, celui des guerres de Tchétchénie et d’Afghanistan, est évoqué par Elena Falaïnova à partir, comme elle le rapporte, de ce qu’elle a entendu raconter par un ancien soldat ; à la lire, on regrette que seul un poème ait été traduit, dont voici la première strophe :

...Les voici repartis sur leur Afghanistan,
Grosny aux grosses roses noires épanouies,
Quand sur la place, ils se sont mis en rang
En carré pour être réduits en bouillie.
Quand a eu lieu le jour de fête du serment
Elle est venue pour se donner à lui,
Elle était la nouvelle Iseut de son Tristan
(Attention, attention, tous à l’écoute !)
[...]

 Il faudrait citer d’autres poèmes de cet ensemble foisonnant qui, en effet, rappelle la richesse des années 1920 en URSS, quand le stalinisme n’avait pas encore détruit toute créativité. 

La revue de belles-lettres, « polyphonie russe », 2019, 2, 216 p., 30 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 3 mars 2020.

 

05/02/2020

Rosanna Warren, De notre vivant : recension

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   Quelques poèmes de trois livres publiés depuis 2003 ont été rassemblés dans De notre vivant et leur réunion esquisse des traits de la société telle que la vit Rosanna Warren. On pourrait ne retenir que la vision d’un désastre quand une allusion est faite à la rue Mutanabi :  marché aux livres dans le vieux Bagdad, lieu de culture et d’échanges, mais dans une ville en feu, sous les bombardements. Le monde, là comme ailleurs, connaît « le feu éternel, dit Héraclite », et la quasi citation du philosophe garde son sens si, quittant l’Irak, est évoquée la vie aux États-Unis.

   Ce que le lecteur rencontre alors, c’est un monde qui se défait, où tout semble ne pas pouvoir durer et devoir disparaître ; dans un poème titré "Après", il ne reste ici et là que les ruines des temples d’aujourd’hui, magasins propres au mode de vie dominant lié à la consommation, mais une consommation pour laquelle la relation entre ce que le sol peut produire et ce qui est proposé aux consommateurs n’existe pas — ainsi une épicerie asiatique au « toit défoncé ». Subsiste cependant, symboliquement, un McDo toujours ouvert qui « vend toujours des tas de graisse ». Après ? sans doute après un déluge, après une destruction d’une partie de la planète : ici des vieillards noyés, là une fille noyée elle aussi, « la tête dans la boue ». 

   C’est un monde où triomphe le « marché ». Partout, les lieux voués à des activités culturelles, à la création, à la connaissance sont « noircis et criblés de balles », partout le sol est creusé pour des bâtiments à l’assaut du ciel à côté de terrains vagues emplis de déchets. À Berlin, des quartiers sont rénovés après la réunification, c’est simplement que « le nouvel ordre démantèle l’ancien » ; mais ce nouvel ordre n’empêche pas le monde dans son ensemble de se désagréger, ce ne sont partout que malades à cause d’une nourriture inadaptée ou de la pollution, de la drogue, et partout des « décombres moisis », des terrains abandonnés. Du haut du ciel, la terre semble n’être qu’un tapis usé, terne. Le bonheur existe, puisqu’il est promis sur une affiche...—mais ce qui semble venir, c’est l’Apocalypse.

 Rien ne semble échapper pour Rosanna Warren à la violence et à la destruction. Même les arbres ont perdu les caractéristiques qui en font des arbres, restent des « cyprès squelettiques », des « fantômes de pins », et l’on ne voit que le « chaos du ciel », on ne longe qu’une « rivière massive et crasse », le vent arrache tout : réponse à l’« ouragan de misères » dans la ville où l’on aurait voulu trouver l’art. C’est peut-être dans la relation à celui (celle) avec qui on partage les jours qu’est vécu un peu de liberté ; à la question « tranchante comme une lame » : « Tu m’as dit la vérité ? », question posée un jour de neige, un jour de lumière laiteuse, la réponse est « non ».

D’autres moments loin du désastre de la vie ont été vécus, mais ils sont éloignés : dans l’enfance, il était possible de croire qu’on ne deviendrait pas adulte ; on apprenait Pétrarque et on le récitait, on imagine devenir soi par la création, par l’amour, en donnant naissance, en accompagnant un mourant puisque tout se résout dans le cimetière : alors « les ennemis font la paix ». Des allusions à Krishna, à la perte d’un rapport au divin (« avons-nous perdu le ciel, les yeux fixés au sol ? ») laissent ouverte  dans le livre une voie spirituelle, sinon religieuse, mais sont aussi fréquents les renvois à la musique (Liszt), à la littérature (Hölderlin, Schiller, Pétrarque) et à la peinture, même si dans les tranches de vie des toiles de Bonnard « l’âme reste sombre ».

Les œuvres humaines représentent le vivant, tout comme le poisson découpé dont le cœur continue de battre, métaphore de la vie qui s’obstine. Il y a dans la nature vue par Rosanna Warren une humanisation constante, image peut-être d’un espoir de renouvellement indéfini du vivant : les courants « luttent », on découvre « la ceinture du dégel », les « cuisses luisantes » des blocs de glace, etc. Le lien entre l’humain et la nature s’opère aussi fortement la nuit, lors d’une éclipse ; si la lune à ce moment paraît « avalée » par les gratte-ciels, elle est présente par ce qui est alors visible de sa couleur, « traces menstruelles », aussi vives que « des bouts de poèmes » qu’on donnerait à lire sur un mur. 

Lisant ce choix de textes, on souhaiterait voir traduit un livre entier. Pour l’heure on appréciera le choix des dessins de Peter H. Begley : limités à quelques lignes sereines, ils sont une balance au monde souvent sans assise des poèmes. 

Rosanna Warren, De notre vivant, traduction (américain) Aude Pinin, dessins P. H. Begley, Æncrages & CO, 2019, np, 21 €. Cette note de lecture a été publiée dans Sitaudis le 6 janvier 2020.

 

 

 

20/01/2020

Ariel Spiegler, Jardinier : recension

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Voici un livre de poèmes qui rompt avec les thématiques dominantes aujourd’hui ; il n’abandonne pas la forme devenue classique du vers libre, mais il se développe autour de deux passions perçues comme inconciliables — voir Thérèse d’Avila — l’amour du divin et l’amour de la chair. Le titre évoque bien un lien à la nature, en l’occurrence il s’agit du jardin où a lieu la résurrection du Christ : "jardinier" renvoie à la méprise de Marie-Madeleine qui, trouvant le tombeau vide, s’adresse à un homme — Jésus — qu’elle prend pour un jardinier, voulant savoir où a été transporté le corps crucifié. La citation en épigraphe, « il nous viendra comme la pluie », extraite du Livre d’Osée, un prophète de la Bible hébraïque, est en relation directe avec l’existence de Jésus quand on lit son contexte :

          (1) Connaissons, cherchons à connaître l’Éternel ; 
               sa venue est aussi certaine que celle de l’aurore. 
               Il viendra pour nous comme la pluie, 
               comme la pluie du printemps qui arrose la terre.

               (6.3, traduction Louis Segond, 1874)

Il faut ajouter que l’amour d’Osée pour son épouse Gomer (qui avait été une prostituée) est aussi inconditionnel que son amour de Dieu, thématique qui n’est pas étrangère aux poèmes d’Ariel Spiegler : la passion pour le divin et celle pour l’homme se mêlent au point qu’on ne peut toujours établir un partage entre elles. Le premier ensemble, le plus long (23 poèmes) est majoritairement occupé par la quête du Christ, comme le troisième, le quatrième et le dernier (11, 5 et 12 poèmes), le cinquième est consacré à l’amour humain (5) alors que le second est partagé entre les deux.

Les poèmes de Jardinier ont souvent un caractère sibyllin, l’alternance du "je" et du "tu" ne représentant pas toujours des sujets définissables, l’un et l’autre pouvant parfois renvoyer au divin ou à l’humain et, à deux reprises, l’introduction de "Ariel" désoriente la lecture. Il semble que le va et vient entre les deux instances est la trace d’un débat intérieur, d’un mouvement de doute et d’espérance, d’hésitation et d’élan, l’objet même de la recherche étant d’abord difficile à cerner ; « tu ne sais pas (...) ce que tu cherches » a pour réponse, plus avant, « Je sais où aller », sans que le pronom "tu" ici renvoie clairement à tel ou tel sujet, "tu" pouvant devenir "je". Celle désignée par « petite » par le personnage divin — ou dans le dialogue intérieur — entend « l’appel   d’un homme incompréhensible / à le suivre tambourine » ; cet inconnu n’est jamais nommé mais sa figure se dessine par ce que les évangiles rapportent de ses actions et paroles. Ainsi, « il a vaincu le monde » reprend le « j’ai vaincu le monde » du Christ (Jean, 16.38), « le souffle devant qui tomber à genoux » — se souvenir que esprit a pour origine le latin spiritus, "souffle" — fait penser à la Lettre de Paul aux Éphésiens, « je tombe à genoux devant le Père » (traduction Ernest Renan), etc. Les allusions à l’action du Christ parsèment les poèmes, comme « renverser les tables » — les tables des marchands du Temple (Jean, 2.15) ou « reviens sur un petit âne » (Marc, 11.7), ou encore l’allusion au moment de la crucifixion (« ce qui a pu arriver un jour d’avril »). Le lecteur reconnaîtra le vocabulaire du christianisme, parfois la parole mystique avec la récurrence du mot "lumière" : « ses paroles commencent / par la lumière », « j’ai senti sa lumière », etc., et, dans le dernier ensemble du livre  est dite la fusion désirée avec le divin, « Soulève-moi jusqu’à ta face / (...) disperse-moi dans ta lumière ». On relève encore « colombe », pour parler de la "petite", l’oiseau symbolisant la recherche de Dieu, « grâce », « feu », etc. Ces éléments sont d’autant plus remarquables que des formes analogues apparaissent à propos de l’amour humain.

Si l’on revient à l’épigraphe initial, le sauveur est attaché au printemps, à une nouvelle naissance ; l’arrivée de l’amant emporte aussi loin du monde quotidien mais dans un autre temps, « De loin, dans l’hiver, il est venu à moi, / une veste de moto sur les épaules, et le royaume. » Royaume cette fois de la chair, sans ambiguïté, l’union des corps étant aussi totale que celle d’une autre nature avec le divin — « je me suis mélangée à son corps —, sans pourtant que la présence divine, sous la forme de la mère-vierge, soit abandonnée : dans l’étreinte, « Marie sur sa médaille est entrée / mille fois dans ma bouche et m’a bénie ». La relation amoureuse aboutit elle aussi à abolir le temps (« Délivre-moi du futur ») et à connaître un paradis autre que celui promis par le divin, « Tu as fait de ma vie un jardin ». Le contexte de la rencontre, c’est celui d’un espace qui contient, par le biais de l’extrême variété des couleurs, toutes les formes vivantes possibles, cette diversité étant lisible également dans la beauté du corps féminin :

(...) Et qui l’attend ma cuisse pêche aurore

thé. Quand il la touche framboise

                                                dragée bonbon la chair.

 

L’éloge du corps, de la chair est-il contraire à la parole divine qui, s’adressant à la "petite", oppose l’amour de Dieu, « irrémédiable », c’est-à-dire que rien ne peut changer, à la passion humaine : « Je suis le désir (...) le seul » et « À toi les multiples », en précisant sur ce point : « Tu sais (...) tourner autour de l’odeur d’un homme / de la saveur de son sperme ».

Y a-t-il opposition irréductible entre le divin et l’humain ? Le dernier ensemble du livre laisse entendre que les deux peuvent coexister, même si l’élan vers le Christ semble parfois dominant. Les poèmes sont ici majoritairement liés à la lumière et à l’eau, par exemple avec l’allusion au baptême de Jésus par « son cousin » (« l’eau de l’attente sur les cheveux »), avec le début d’une chanson de Guy Béart, "L’eau vive", l’eau vive étant le symbole de la purification, avec les derniers mots du livre, « Donne-moi à boire », mots de Jésus à la Samaritaine près d’un puits. Il n’y a aucune hésitation, avec le retour de la question à propos du Christ, « Qui est cet homme en sandales (...) ? », suivi aussitôt de l’écho à l’épigraphe d’ouverture, « Qui est cet homme venu sur la terre / comme une rosée par terre ? ». L’ordre terrestre n’est pas absent, avec le souvenir avant le poème final du pays de l’enfance, des danses (et non des prières) pour appeler la pluie fécondante, de l’herbe odorante, d’un chanteuse brésilienne populaire, Elis Regina (1948-1982) et d’un « chagrin d’enfant / confié aux coquillages ».

Dans Jardinier, des tensions se vivent entre le spirituel et le charnel sans que l’un l’emporte sur l’autre ; la "petite" affirme bien « Je suis ton esclave éperdue », donc folle d’amour, mais ces mots sont prononcés dans un contexte ambigu ; d’une part, ils semblent répondre au poème précédent (« Il m’a dit : « N’aie pas peur de mourir / je suis là »), d’autre part, ils sont suivis de propos sur « l’orchestre de la vie », sur le « vent [qui] danse  haut dans les feuilles ». Les deux passions sont vécues, entières, sans conflit, au moins dans l’écriture.

 Ariel Spiegler, Jardinier, Gallimard, 2019, 104 p., 11, 50 €.  Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 15 décembre 2019.                      

 

 

 

 

 

 

11/01/2020

Félix Fénéon, Jean Paulhan, Correspondance, 19-1944 : recension

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Il faut avoir le goût de l’histoire littéraire et de l’histoire de l’art pour savoir qui était Félix Fénéon (1861-1944) ; il n’a publié qu’un livre, Les Impressionnistes en 1886 (dans La Vogue, 1886) et tous ses textes sont restés très longtemps dispersés. Ce n’est qu’en 1948 que ses articles et ses Nouvelles en trois lignes ont été réunis en un fort volume, non réédité, (Œuvres, Gallimard)(1). Le découvreur que fut Fénéon était un connaisseur des impressionnistes, collectionneur, défenseur en particulier de Seurat, mais également des "arts lointains" et de l’art africain(2). La préface renseigne sur ce que fut sa vie et présente une lecture d’une correspondance un peu déséquilibrée —  92 lettres de Félix et Fanny Fénéon à côté des 11 seules lettres retrouvées de Paulhan ; quant au texte des lettres, il est abondamment annoté et enrichi de fragments de lettres, d’études et de témoignages et illustré de portraits de FF (il signait de ses initiales), de photographies, de reproductions de lettres.

En novembre 1917, Fénéon travaillait à la galerie Bernheim et Paulhan lui envoie en hommage son second livre récemment paru à compte d’auteur, Le Guerrier appliqué ; trois ans plus tard, il lui remet le manuscrit de Lalie, Fénéon, alors directeur littéraire des éditions de la Sirène, « renonce à éditer ce livre charmant », estimé trop « difficile pour les enfants ». Il abandonne en 1924 toute activité sociale et, en 1933, ses deux lettres à Paulhan (depuis 1925 rédacteur en chef de La NRF) sont de sollicitation pour des amis ; un peu plus tard, en mai 1935, travaillant à un catalogue des œuvres de Seurat, il demande des renseignements à propos d’un dessin qu’avait acheté le père de Paulhan. En mars 1937, Fénéon décline l’offre de collaborer à un bulletin inséré dans La NRF, sans doute pour « des notes ou des souvenirs », prétextant être alors dans sa retraite devenu « ignorant des choses de l’univers. » Ce n’est qu’à partir de 1941 que les relations entre les deux hommes s’établissent vraiment, qu’ils s’écrivent et se rencontrent : Paulhan envoie à Fénéon Les Fleurs de Tarbes, qui estime le livre « Inépuisable, car il faut à tant de facettes plus d’une lecture » et offre en retour un dessin de Seurat. Atteint d’un cancer de l’intestin, Fénéon quitte Paris avec son épouse, Fanny, et s’installe à La Vallée-aux-Loups, ancienne maison de Chateaubriand devenue maison de santé, à Châtenay-Malabry. Les Paulhan, Jean et Germaine, viendront les voir jusqu’à la mort de Fénéon en février 1944.

Dans une étude publiée en 1943 dans les Cahiers du Sud (reprise ici en annexe), Maria Van Rysselberghe écrivait, « Pour Fénéon, le sérieux ne commence qu’avec l’art, il ne se sent engagé que sur ce terrain-là » : on comprend qu’il ait très tôt attiré Paulhan qui décide d’écrire une étude à propos de son activité critique et, parallèlement, de rassembler ses textes dispersés ; quand Fénéon a été élu juré du prix Mallarmé, en 1943, le journal La Croix notait que « La plus grande partie [de ses textes] n’a pas été jusqu’ici réunie en volume et se compose d’études littéraires, de critiques d’art et de préfaces à différents ouvrages ». Le volume des œuvres ne paraîtra qu’en 1948, mais l’étude FF ou le critique a été lue par l’intéressé, publiée en revue (1943), puis en un volume en 1945(3). Une division du livre a pour titre "Fénéon l’énigme", on y lit, « nous savons peu de chose » de lui : malgré ses questions Paulhan ne rassemble pas les éléments souhaités sur la vie du critique qui prétexte des souvenirs trop imprécis pour éviter de répondre ; le témoignage de Fanny Fénéon confirme qu’il avait un caractère pour le moins réservé, « Il ne parle guère, ne discute pas volontiers, ne se plaint jamais et ne comprend pas la jalousie ».

Mais l’entreprise de Paulhan a néanmoins séduit Fénéon qui, lorsqu’il reçoit le sommaire de deux chapitres, répond « je suis (...) impatient de les lire dans leur ampleur » et qui, surtout, lisant le manuscrit, rectifie des dates, corrige des erreurs de graphie et propose des corrections de vocabulaire, par exemple il conseille de « Remplacer "forfanterie" par "bravade" plus juste ». Il détaille aussi son rôle dans la création d’une revue — en 1884, La Revue indépendante, qui paraît pendant un an — ou précise le lieu de publication d’un de ses articles. Jusqu’à ses derniers jours Fénéon reste un lecteur attentif, commentant à l’occasion tel livre que lui apporte Paulhan : à propos de l’auteur du Silence de la mer, publié clandestinement en 1942, il assure que « nul de la corporation, pour mêlée qu’elle soit, n’a pu écrire cette niaiserie ». Il aura le plaisir de lire diverses réactions concernant l’étude de Paulhan, dont le premier des deux articles de Maurice Blanchot.

Amitié tardive, sans doute, puisque Fénéon avait 80 ans en 1941 et Paulhan 65, mais toute de complicité littéraire et d’attentions ; les Paulhan répondaient aux demandes de Fanny et Félix, leur fournissant tabac, savon, etc., apportant par exemple à Fénéon une carte d’Afrique du Nord pour suivre les combats contre l’Allemagne nazie. La préface de Claire Paulhan conclut heureusement que leur relation, outre qu’elle a remis en lumière une œuvre, « a permis de révéler un espace critique commun, dessinant une forme de filiation théorique et morale de Mallarmé à Fénéon, de Fénéon à Paulhan, de Paulhan à Blanchot et quelques autres... » 

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  1. Les Nouvelles en trois lignes, données au journal Le Matin de mai à novembre 1906, sont aujourd’hui disponibles en Livre de Poche.
  2. Une exposition au musée du Quai Branly en 2019 lui a rendu hommage, une autre a commencé en octobre au musée de l’Orangerie, elle réunit, outre des documents, des tableaux de peintres qu’il a défendus, des œuvres d’Afrique et d’Océanie.
  3. FF ou le critique a été réédité aux éditions Claire Paulhan (1998) et est repris dans les Œuvres complètes, IV, Critique littéraire, I, p. 260 sv. (Gallimard, 2018).

Félix Fénéon et Jean Paulhan, Correspondance, 1917-1944, édition Patrick Fréchet, Claire Paulhan, éditions Claire Paulhan, 2019, 246 p., 26 €. Cette note a été publiée sur Sitaudis le 12 décembre 2019

28/12/2019

Cédric Le Penven, Verger : recension

 Cédric Le Penven, Verger, recension

Le livre s’ouvre sur les gestes du narrateur, ouvrier à la fin de l’adolescence dans un champ de cerisiers : il ne les cueille pas pour les manger, pour les offrir mais pour que l’arboriculteur les vende ; le travail commence quand « le jour point à peine », demande soin une longue journée et, répétitif, donne le temps de penser quand on disparaît au milieu des branches, « à l’abri des regards ». Poèmes en prose autour de l’obligation pour l’étudiant de travailler pendant les vacances d’été pour « continuer d’aller à l’université » et n’avoir pas ensuite à reprendre la ferme des grands-parents. Les souvenirs d’enfance se mêlent à ce passé, moments où cueillir les fruits participait du jeu et non d’une nécessité ; est rappelé aussi que le grand-père est mort d’avoir utilisé des pesticides pour "protéger" les plantations. C’est là une première partie ; la seconde, qui occupe la plus grande partie du livre, est consacrée à la vie du narrateur dans son propre verger.

Le lecteur suit les travaux au cours d’une année dans un verger amoureusement construit et pourra être déconcerté par la précision du vocabulaire : monilia ou amandon, parmi d’autres, ne font pas partie des mots de la poésie qui a pour thème la nature, pas plus que l’évocation ou la description des travaux nécessaires, toute l’année, pour qu’un verger et un potager produisent fruits et légumes. Il ne s’agit certes pas pour Cédric Le Penven d’écrire un traité d’horticulture — on en est loin —, cependant la relation forte à la nature ne peut se dire avec des généralités et le vocabulaire d’un élève de l’école primaire, comme c’est souvent le cas ; sur ce point, on ne peut qu’approuver cette remarque du narrateur, « je n’ai jamais compris les poèmes qui accrochent une lune au coin des pages ». 

On suit donc les mouvements de la nature, la lente transformation des déchets en humus, cette matière noire odorante, l’ouverture du noyau de pêcher qui aboutira à un scion à replanter ; on comprend quelle précision exige une greffe et qu’il faut apprendre à interpréter les signes de passage d’une saison à l’autre. On accepte de regarder l’arbre vivant comme un humain, « étonné d’être nu », les feuilles « affolées » sous le vent qui « hésitent » à tomber, tant le lien du narrateur à son milieu est vivant. L’écriture en laisses rythmées donne à l’ensemble son harmonie et favorise le passage du jardin à la littérature ; dans les « cicatrices boursouflées » de l’écorce se devinent des fragments de vers, d’Apollinaire ou de Baudelaire. Elle facilite également le mouvement du narrateur entre le verger et la vie personnelle, la vie sociale.

La minutie des gestes à accomplir dans le terrain, le soin des arbres ou des plantes potagères occupent entièrement l’esprit et, jusqu’à un certain point, écartent des questions qui devront être résolues, font oublier un temps des blessures anciennes non refermées. Le narrateur n’est pas dupe, le travail du verger terminé, il constate : « je suis nu dans le jour » et, dans un dialogue avec lui-même explicite l’effet d’une souffrance morale : « cette douleur qui fait parler des heures entières entre des livres, dès que tu te retrouves seul ». Le lecteur ne saura rien à propos de l’inquiétude qui le pousse à se lever à cinq heures du matin pour chercher un apaisement dans le verger. Sans doute y a-t-il ces « mots d’amour qui s’amoncellent au travers de la gorge » et qui ne sont pas prononcés, des « rancœurs inavouées » et, par ailleurs, le peu d’enthousiasme à rejoindre chaque matin le lycée, l’obligation de se construire une apparence pour l’extérieur, mais l’essentiel n’est peut-être pas là, plutôt dans « une histoire d’enfant meurtri » qui n’a pu être dite. 

Que le lecteur n’apprenne rien de précis importe peu ; ce qui séduit dans Verger, c’est ce qui est écrit du va-et-vient entre les gestes au milieu des arbres et la vie sociale, le dehors et le dedans, du mouvement entre l’étrangeté de la beauté des choses et la difficulté de vivre le passé comme le présent — ce que résument les derniers mots de Verger, un vers emprunté à "Rhénane d’automne" d’Apollinaire, « l’automne est plein de mains coupées ». 

 Cédric Le Penven, Verger, éditions Unes, 2019, 80 p., 16 €. Cette note de elcture a été publiée sur Sitaudis le 2 décembre 2019.

 

 

 

15/12/2019

Claude Dourguin, Paysages avec figure : recension

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Dans ses écrits sur la peinture, Claude Dourguin a parfois décrit l’« esquisse narrative » de certains tableaux titrés Paysage avec figures, elle choisit ici de retenir des paysages qui, tous, sont des « révélateurs », « cristallisent (...) goûts et affections », habités par une figure, celle du compagnon disparu qui n’apparaît que sous la forme "il" ou partie du "on". Aucune hiérarchie entre les lieux n’est établie ; même si prédominent mer et montagne, ce qui importe est la possibilité de découvrir, apprendre — donc vivre —, et aussi de sortir du temps, de la durée quotidienne, chaque paysage devenant une « réserve imaginaire ».

En 1951, la sculptrice Barbara Hepworth disait à propos de Saint-Ives, en Cornouailles, où elle vivait, « Je fais partie du pays, un paysage marin dont les origines remontent à des centaines de milliers d’années » ; c’est un sentiment analogue qu’éprouve Claude Dourguin dans ce lieu où elle retrouve maintes traces d’un passé ancien, y revivant « la rumeur puissante qui hante le cycle arthurien » et, en même temps, le village a été construit de sorte à prendre une forme favorable pour le regard, où « les collines (...) font amphithéâtre pour observer la mer de près ». On peut être là dans le présent, dans le partage et, cependant, dans un autre temps.

L’émotion d’être, ensemble, « sans âge, relié à quelque chose de très ancien », naît également loin de la mer, dans un autre village. Il est une constante dans ce qui fait aller ailleurs — le lieu du retour à la vie "normale" n’est jamais nommé —, c’est la certitude qu’à chaque fois les heures s’émancipent de l’horloge », que rien ne peut rappeler ce qui, justement, oblige à tenir compte du temps, au fait que vivre dans une société exige une présence. Tous les paysages évoqués, parcourus à un moment ou à un autre en couple, ont permis de saisir le vif des choses du monde. À Naples, par exemple, outre la mer « dont la vue est toujours réconfortante », le visiteur s’arrête à l’un des multiples étals aux poissons pour leur « beauté simple, profuse, offerte, composition sans façon du quotidien » ; la beauté des choses de la nature — arbres, eaux, ciels — est sans cesser remarquée, décrite, et l’est aussi ce qui modifie les connaissances, change la manière de regarder le monde. Dans la vallée du Layon, avec la visite du moulin cavier de Thouancé, est « retrouvée l’humeur franche de qui parcourt, observe, mesure, analyse, comprend le paysage et lui donne sens », donc ce qui permet de vivre en harmonie avec lui. Cette harmonie ne nécessite pas toujours la variété des formes naturelles, elle naît également de la traversée du désert glacé russe quand il n’y a « nul obstacle ni présence, rien pour la [= la vue] limiter » ; alors, « espace et temps [sont] souverains, formes d’ici-bas dans leur nudité ». Paradoxe apparent : l’unité du lieu s’impose comme celle de la haute montagne quand, après un « passage ingrat », on connaît la « blancheur de révélation » de la neige. L’unité n’est pas donnée, il a fallu « s’être colleté au rocher », avoir « surmonté les moraines, bataillé », et les étals napolitains exigent un apprentissage du regard pour être perçus comme offerts.

Quels que soient les lieux parcourus, ils sont ouverture vers autre chose, parfois même ils contiennent un autre paysage ; ainsi, à partir d’une certaine dimension la forêt devient semblable à la mer (« la futaie (...) comme une mer », « on voyage en forêt comme on s’embarque pour la haute mer »), toute limite pour la vue disparaissant. Les paysages sont tremplin vers un ailleurs, l’un présente le « sortilège d’une métamorphose », l’autre, la haute montagne, fait entrer « dans un univers autre où s’opèrerait une transsubstantiation des matières ». Ils appellent aussi les souvenirs et suscitent des rêveries ; un jour, quand on s’égare dans la neige et passe la nuit près d’un feu de branchages, alors « le monde [... est] poreux au rêve, [ouvre] à la littérature et vice versa ». Certes, la nature est toujours bien présente avec par exemple, à l’île de Batz, une flore et une « faune locales (...) exceptionnelles » ou, ailleurs, avec le plaisir d’« affronter le froid et se mêler aux arbres » ; cependant la traversée du monde « jamais ne se détache vraiment des œuvres ».

Rien dans Paysages avec figure qui évoque une anthologie, mais quelques citations et des allusions suffisent au lecteur pour qu’il accompagne le mouvement du paysage aux textes, à la peinture, à la musique même. La mer, la Bretagne très présente, font apparaître Corbière, Gracq, on suit les chemins de Nerval dans le Valois et la montagne a une « unité monumentale, claudélienne » ; on se souvient ici et là de Follain, de Supervielle, de Baudelaire, de Rimbaud, de Valéry, et l’on cherche dans sa mémoire tel tableau de Klee, de Whistler, de Turner, de Constable, on retrouve un fragment du Samson et Dalila de Saint-Saëns ; etc. — une seule exception, dans le désert de l’Asie centrale, « nulle peinture, nul poème, nulle œuvre littéraire (...) ne venait (...) répondre » aux rêveries. Pour en rester aux citations, Claude Dourguin a choisi en épigraphe un fragment d’un poème de Hölderlin ("En bleu adorable") dans la traduction de du Bouchet : « Riche en mérites, mais poétiquement toujours, / Sur terre habite l’homme » : c’est, elliptiquement, énoncer un principe de vie, que l’on reconnaît d’un bout à l’autre de ses parcours. 

Claude Dourguin, Paysages avec figure, éditions Conférence, 2019, 144 p., 17 €. Cette note d lecture a été publiée par Sitaudis le 15 novembre 2019.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

25/10/2019

Isabelle Lévesque, Le Chemin des centaurées : recension

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Emprunter "le chemin des centaurées", c’est d’abord accompagner la renaissance, chaque année, du monde ; le livre débute avec mars, suivent les mois jusqu’à la période titrée "Depuis le solstice". Parallèlement se construit le poème (en mai « Nous échafaudons / le poème et le blé bleu / la métamorphose ») et se vit aussi l’attente, celle de l’amour — le "tu" est présent très tôt dans le texte. Rien cependant de propositions lyriques lisses ; sans doute, « La secousse du printemps / délivre vingt fleurs », il n’empêche que d’un bout à l’autre de ce long poème, le lecteur retrouve aussi le motif de l’ombre.

Le renouvellement des choses est marqué par la couleur vive, celle du forsythia, et par les pluies, qui favorisent la naissance des plantes, le verbe "naître" est là et répété. D’autres couleurs viendront plus tard, celle des bleuets — les centaurées—, celle aussi des coquelicots ; ces deux fleurs sont associées, vivant toutes deux dans le blé, céréale de la vie ; elles symbolisent de manière récurrente la nature l’été dans la poésie d’Isabelle Lévesque. Le coquelicot a d’autres caractéristiques ; plus fortement que toute autre fleur, il signifie le caractère éphémère de toute chose, de tout sentiment, y compris de l’amour auquel le coquelicot est lié par sa couleur, comme le sang (« Amour rouge sang cerise »). Mais si « Au plein vent, le coquelicot / défend sa vie », ses pétales finissent par être dispersés et, dans la vie de chacun, « nous savons que rien ne dure ». La relation entre l’amour et les fleurs est beaucoup plus large et, par exemple, le verbe "fleurir" s’emploie aisément à propos de la relation amoureuse, ici « Des baisers fleurissent », comme dans un autre livre* où amour et écriture étaient un instant unis (« Sur tes lèvres / mes mots fleurissent »).

Le motif de l’amour est une charpente de ce poème des saisons, très vite présenté comme ce qui peut apporter la lumière, écarter ce qui rend la vie difficile, « l’amour / envahit l’ombre — miracle il croît ». Ce n’est pas pour autant que la clarté s’impose, l’ombre ne se dissipe jamais complètement, elle est là, s’éloigne peu, « quelle ombre soudain ? », « l’ombre est telle », etc., et peut-être faut-il finir par l’accepter comme partie de la relation à l’Autre, alors « le rideau laisse passer l’ombre et le soleil caché ». L’Autre, c’est toujours celui qui est attendu, dont on ne sait quand — et si ­— il (re)viendra ; espéré, il s’apparente à un personnage mythologique (« Ulysse, reviendras-tu ? ») ; appelé, il reste absent et l’union "je-tu" est indéfiniment reportée dans le futur ; de l’ouverture du livre (« tes lèvres promettront / promettent toujours ») à son issue (« Demain (...) / Je courrai vers ta venue »), l’Autre semble n’être qu’une image toujours — et vainement ? — poursuivie, et l’on se souvient de l’"amour lointain" du troubadour Jaufré Rudel. Le lecteur ne peut décider si le "je" s’emploie à imaginer une figure plus ou moins idéale, comme le laissent penser certains vers ; à « je t’ai cherché » correspond « Tu es toujours caché » — mais ce "je" dans ce jeu d’ombres n’a guère plus de présence (« je reste cachée »). Images fuyantes qui s’estompent, disparaissent et se reforment, comme si toute réalité n’avait de consistance que si et seulement si elle était nommée, seul le mouvement du sujet donnerait vie à l’Autre et l’intègrerait dans la nature (« Lorsque je danse autour de toi / tu deviens un nom — tu es / l’écorce et la sève »), nature vivante d’ailleurs grâce aux mots prononcés (« val d’une forêt / que j’imagine »).

L’instabilité caractérise la relation à l’Autre et le sujet ne peut lui donner une assise qu’en rêvant d’être maître du temps (« Je veux devenir le temps »), désir sans autre accomplissement que dans l’imaginaire. C’est dire qu’il est exclu de penser à une continuité (« Soyons éphémères et secrets ») et que vivre implique de reprendre sans cesse « l’impossible quête ». Il s’agit bien, symboliquement, de suivre le mouvement des saisons en sachant, ce qui est répété, que « Tout commence à peine, toujours ». La narratrice engage chaque fois sa recherche par « Je suis perdue qui va — sombre état » pour reconnaître que « Le chemin des centaurées / se donne sans compter ».

Isabelle Lévesque a consacré trois pages au peintre Fabrice Rebeyrolle dont dix peintures accompagnent les poèmes. Ses peintures toujours ressemblantes et pourtant toujours autres, parce qu’elles suggèrent sans représenter, font heureusement écho aux poèmes.

Isabelle Lévesque, Le Chemin des centaurées, peintures de Fabrice Rebeyrolle, L’herbe qui tremble, 2019, 132 p., 16 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 25 septembre 2019.

31/08/2019

John Taylor, Le dernier cerisier : recension

John Taylor, Le dernier cerisier, recension


   La quatrième de couverture présente le livre comme une « méditation sur le temps » ; il serait possible de réunir en un fort volume des poèmes autour de ce motif, que l’on se limite au domaine français — ou anglais, puisque John Taylor a écrit dans sa langue, mais rien de convenu dans les trois poèmes (le premier donnant son titre à l’ensemble) qui revisitent heureusement un des fondements du lyrisme.

   Comment vivre le temps ? C’est peut-être dans le second poème, suite de variations sur l’expression À jamais que John Taylor l’exprime le plus nettement. Ce qui a été vécu l’est sans retour — à jamais—, mais chacun peut l’évoquer, le répéter.  Les éléments dispersés du passé apparaissent alors comme un ensemble continu, parce que tout ce qui est derrière soi devient proche grâce à la mémoire et tout autant à l’imagination. Ce sont des paysages qui demeurent présents, ici ceux de la neige de l’enfance avec toutes les sensations qui y demeurent attachées. Avec les lieux de l’enfance revient, très fortement, l’image de la mère ; d’une certaine manière, le temps vécu s’organise à partir d’elle, elle est à la fois la figure du commencement (par « l’accouchement ») et la fin (par « sa mort »).

   La mère est aussi présente dans le premier poème. La représentation du cerisier, arbre présent ou non, réel ou non, ramène vers la mère et vers d’autres horizons, comme la culture japonaise. L’arbre, sans lieu assigné, est perçu comme une sorte de « témoin » de tout ce qui se passe, chargé symboliquement du passé, de tout ce qui n’est plus. Il change au fil des saisons, quelle que soit sa place, tout comme l’homme (« où que tu sois / est ton pays natal ») ; chargé de fruits ou avec ses « branches nues » l’hiver, il est l’image même de ce qui change en restant le même, indépendamment de qui le regarde. C’est bien ainsi que la vie se passe pour l’homme, bien peu de ce qui se vit lui est connu (« tant d’autres choses / qui avaient eu lieu / qui ont lieu / sans toi »). Le cerisier, comme les fruits qu’il porte, comme les souvenirs, comme la reconstruction du passé, a d’abord une existence grâce aux mots, « il s’élève dans ton esprit / sur cette feuille de papier / sur cette page ». Il est élément d’un récit destiné à évoquer le changement des choses du monde.

   C’est ce changement, minuscule mais qui se répète quotidiennement, avec le passage du jour à la nuit, qu’explore le dernier poème. John Taylor se souvient de la lente disparition du jour « au-dessus de la neige » : le temps semble s’arrêter alors qu’il n’est pas, ailleurs, de transition entre lumière et obscurité. Il retient ce qui se passe avec les arbres : ils restent visibles malgré la venue de la nuit et qui les regarde a l’impression qu’ils « portent de la lumière / un sombre et soudain réconfort ». Pendant ce temps, avant que tout devienne immobile, ce qui est encore perçu donne à imaginer ce que sera l’absence, figure ce que peut être aussi la nuit intérieure.

   Ces mouvements de la mémoire et des mots vers le passé sont accompagnés d’aquarelles qu’on penserait aisément être le point de départ de l’écriture, tant les mots paraissent en dire les formes et les couleurs. Pour le premier poème, Caroline François-Rubino propose des silhouettes du cerisier, l’une, grise, emplit la page, d’autres sont disposées à des places différentes, plus ou moins en retrait, jusqu’à n’être plus qu’une branche, puis une ombre. Les autres poèmes excluaient toute représentation nette, et dans les nombreuses images bleues ou grises, on imagine des paysages resurgis du passé, la nuit qui approche. L’association du peintre et de l’écrivain aboutit à une méditation réussie sur le temps, chacun à sa manière mettant en relief une des caractéristiques du lyrisme, la répétition.

 

John Taylor, Le dernier cerisier, aquarelles de Caroline François-Rubino, Voix d’encre, 2019, np, 19 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 26 juillet 2019.

 

 

 

 

25/08/2019

Anne Parian, Les Granules bleus : recension

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   Bien peu de lecteurs citadins ont la chance de découvrir une petite limace grise dans leur salade, même étiquetée "bio", quand ils la lavent ou dans leur assiette, seuls ceux qui disposent d’un jardin ou ont un voisin jardinier et généreux, ont ce privilège. La narratrice d’Anne Parian, elle, en trouve des petites et des grosses, orange ou noires, et c’est le rapport qu’elle construit avec elles qui est l’objet de ce récit à la première personne.

   Une entrée en matière très générale évoque des « puissances anonymes » qui interviendraient largement dans la vie de chacun : destructrices, elles seraient plus ou moins visibles. Semblant se comporter en ignorant la présence de la narratrice, l’une d’elles en gâte les jours ; nous n’en saurons pas plus, seulement qu’elle laisse des traces et se multiplie. Le second chapitre est consacré à des animaux — la souris, le rat, le mulot — dont peu de personnes apprécient la présence, à tort selon la narratrice : ils sont en effet susceptibles, parce que mammifères, de « nous rappeler la mère qui peut-être nous allaita » : il faut noter le " peut-être " et apprécier l'humour à propos d'un anthropomorphisme répandu aujourd'hui. Le risque d’être envahi oblige, dit-elle, à les supprimer, en employant des moyens discrets. Elle mentionne la tapette, la glu et des produits chimiques dont certains à action lente permettent à la souris, selon le mode d’emploi « de regagner son nid avant de mourir ». Ce qui suscite un commentaire, « Ce à quoi je ne serais pas insensible non plus. Quel ingrat ne le voudrait pas ? » Le lecteur commence à penser qu’il lit l’histoire de quelque folie ou un récit comme en affectionnait Swift, dont on retrouve le ton neutre, distant, pour parler des faits les plus dérangeants.

Le doute n’est pas levé avec le décalage entre le propos (comment se débarrasser des souris ?) et le contenu d’une note à propos de la tapette : on apprend le nom de son inventeur, James Henry Atkinson, et comment elle fonctionne. D’autres notes viendront au fil du livre ; toutes sont données au mode conditionnel alors que l’on peut vérifier l’exactitude des renseignements qu’elles contiennent, par exemple sur la nature du mucus des limaces que la narratrice préfère désigner par « bave », ce qui rapproche l’animal de l’humain. Le contenu des notes, souvent scientifique1, contraste avec ce que fait ou dit la narratrice, surtout préoccupée par la présence des limaces.

Ce n’est qu’au troisième chapitre que ces animaux apparaissent, introduits par l’usage de « granules bleus »2, apportés par un certain Chales qui réapparaît à la fin du livre, sans que l’on apprenne quoi que ce soit à son propos ; d’autres personnages, apparemment familiers de la narratrice, n’existent que par leur prénom. À partir de là, le récit est entièrement consacré aux limaces : ce sont les variations sur la nécessité de s’en débarrasser qui conduit la narratrice « à écrire pour venir à bout de la confrontation » qu’elle a construite. « Sans limaces plus de texte », et elle note plus loin, « Je ne recule devant rien pour écrire et je les tue plutôt que pas. » On lit souvent qu’écrire serait une manière de lutter contre la mort : ici, c’est en tuant qu’elle est rendue possible…

Les limaces deviennent une obsession et il leur est supposé des intentions, une « tactique » et de la « malignité », la capacité de conceptualiser ; les interrogations à leur sujet relèvent d’une anthropologie, il s’agirait par exemple de comprendre les relations de parenté à l’intérieur d’un groupe, savoir si elles ont du plaisir à glisser. Par ailleurs, la narratrice trouve nécessaire de les apprivoiser, « au moins un peu », par crainte qu’elles viennent à bout d’elle. Cette crainte se manifeste constamment, d’une part parce que les limaces se multiplient sans cesse et pourraient revenir venger celles qui ont été tuées, d’autre part, écrit-elle, « elles savent ce que je mange, peuvent venir jusque dans la salade que je leur vole, […] elles ont appris surtout que j’écris à leur propos. » L’idée la traverse d’en élever dans un enclos et d’organiser des courses entre elles, mais il faudrait alors les réunir en les prenant avec des pinces : l’énumération oriente vers l’humour puisqu’il s’agit de pinces à épiler, à linge, à limaces — et de « pinces sans rire ». 

L’essentiel semble pourtant de les supprimer par divers moyens, on peut « les donner aux poules (…), les brûler dans le sens du vent ou encore les plonger dans de l’eau savonneuse ou de l’alcool à friction » ; la narratrice rapporte qu’une dame allemande — atteinte de la maladie d’Alzheimer…, — parcourait son jardin en les coupant au sécateur. Mais cette manière de faire présente des dangers dont la narratrice est consciente : découper une limace en rondelles est possible mais, écrit-elle, « en commençant par l’arrière pour qu’elle ne s’en rende pas compte tout de suite, et alors qu’elle ne me voit pas », susceptible dans ce cas de se changer en bête féroce. Les limaces sont dessinées, classées, empaillées même, cuites, mais elle précise « Je ne les mange pas toujours ». À d’autres moments, la proximité avec l’animal est mise en avant, la narratrice souligne « la beauté de les prendre avec les doigts », remarque que ses doigts ont la même consistance que le corps des limaces, et elle s’adresse à elles (le texte est alors en italique), déçue par l’absence d’échange (« Ce qu’il y a pour moi de plus difficile, c’est leur air de m’ignorer ») alors qu’elle accepte de les voir dans son assiette.

 

Les notations sur les sentiments qu’on peut éprouver en tuant des limaces (« Je ne sais pas si une mère a tué des limaces avant moi, si elle les a pleurées »), la mention insistante du lien entre suppression des limaces et écriture, la présence à plusieurs endroits de jeux linguistiques3, éloignent de mon point de vue "l’histoire d’une folie". Tout comme le choix même des animaux en scène (la souris, la limace), fort éloignés aujourd’hui du quotidien d’un lecteur citadin — d’où le sentiment de gêne de certains à la lecture de certaines descriptions : se débarrasser d’une souris, pourquoi pas, mais discrètement. Récit métaphorique sans doute, mais aussi pour tous ceux qui apprécient l’humour de Swift, auquel Les granules bleus font souvent penser.

 

1 Par exemple, à la suite d’une liste des sortes de limaces (« petite, jaune, orange, grise, rouge, brune, ou plus grande, rose, bleue ou noire »), une note précise que les bleues « se seraient trouvées plutôt dans les Carpates (Bielza coerulans), les roses en Australie ».
2 Appât à base de phosphate de fer, présent dans la nature

3 La fin de l’un d’eux : « Ne plus tenir au lien entre dire et faire, entre ce que l’on voudrait dire, ce que l’on pourrait dire, ce que l’on saurait dire, ce que l’on aurait à dire, ce que l’on ferait dire, et ce que l’on ferait. »

 

Anne Parian, Les Granules bleus, P.O.L, 2019, 96 p., 12, 50 €. Cette note a été publiée sur Sitaudisle 26 juin 2019.