30/11/2024
Zoé Karèlli, Solitude
Solitude
Où irons-nus, mon âme, avec
tout cet exil que nous traînons ?
Avec nous personne et la solitude
est devenue si étrange, qu’elle se confond
avec la compagnie de tous ces gens.
Tu parles et tu te tais et les choses
demeurent intraitables, comme si
nulle volonté ne venait les gouverner.
Plus comiques, les tristes efforts,
pourquoi tant de pessimisme ?... Comme si
le néant avait grandi, gonflé bizarrement,
il montre un visage furieux, informe,
près d’éclater, d’extraire de l’esprit
les foules qui le gardent et à présent
se contractent comme si le néant
se mettait à fourmiller.
Ah quelle misère ils contiennent,
les yeux de la solitude !
Fuyez très loin afin
de ne plus jamais rencontrer
notre image solitaire,
telle qu’aujoure’hui, entière, elle apparaît.
Zoé Karèlli, dans Poètes de Thessalonique (1930-1970),
traduit du grec par Michel Volkovitch,
Le miel des anges, 2024, p. 53.
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29/11/2024
Carmen Gallo, Les fugitives
En sortir vivants
Faux Paris
En 1918 Paris essaya d’échafauder un plan pour se défendre des bombardements allemands. La technique n’a rien de surprenant si ce n’est par le nombre des personnes impliquées et par les aspects scénographiques. Le long de la rive de la Seine, non loin de la vraie ville, on avait construit une fausse gare de l’Est avec des trains, des lumières et tout le reste. La nuit, la vraie ville se cachait dans le noir, tandis qu’à côté une fausse activité ferroviaire prenait vie et s’illuminait en attendant les bombes.
Carmen Gallo, Les fugitives, traduction de l’italien Martin Rueff, dans La Revue de Belles-Lettres, 2024-II, p. 63.
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28/11/2024
Marie-Laure Zoss, Rosée
Rosée
Pendant que c’est facile, dire.
Dire nous :
drap large et frais,
qui recouvre, effleure,
les fleurs tout justes nées
au pied de la montagne,
drap qui boit la rosée du petit matin,
l’eau de la nuit,
matière première de ce qui sait
matière qui se dissout vers l’or.
Dire nous, dire nous nous nous nous nous,
Dire, pendant que c’est facile.
Marie-Laure Zoss, traduction du romanche,
D. Mützenberg, dans La Revue de Belles-
Lettres, 2024-II, p. 37.
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27/11/2024
Jean Genet, Le condamné à mort
Camilla Meyer était une Allemande. Quand je la vis, elle avait peut-être quarante ans. À Marseille elle avait dressé son. fil à trente mètres au-dessus des pavés, dans la cour du Vieux-Port. C’était la nuit. Des projecteurs éclairaient ce fil horizontal haut de trente mètres. Pour l’atteindre, elle cheminait sur un fil oblique de deux cents mètres qui partait du sol. Arrivée à mi-chemin sur cette pente, pour se reposer elle mettait un genou sur le fil, et portait sur sa cuisse la perche-balancier. Son fils (il avait peut-être seize ans) qui l’attendait sur une petite plate-forme, apportait au milieu du fil une chaise, et Camilla Meyer qui venait de l’autre extrémité, arrivait sur le fil horizontal. Elle prenait cette chaise, qui ne reposait que par deux de ses pieds sur le fil, et elle s’y asseyait. Seule. Elle en descendait, seule… En bas, sous elle, toutes les têtes s’étaient baisses, les mains cachaient les yeux. Ainsi le public refusait cette politesse à l’acrobate : faire l’effort de la fixer quand elle frôle la mort.
Jean Genet, Le funambule, dans Le condamné à mort, L’Arbalète, 1966, p. 147
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26/11/2024
Jean Genet, Le Pêcheur du Suquet
[…]
Tu veux pêcher à la fonte des neiges
Dans mes étangs de bagues retenus
Ah dans mes beaux yeux plonger tes bras nus
Que d’acier noir deux rangs de cils protègent
Sous un ciel d’orage et de hauts sapins
Pêcheur mouillé couvert d’écailles blondes
Dans tes yeux mes doigts d’osier mes pâles mains
Voient les poissons les plus tristes du monde
Fuir, de la rive où j’émiette mon pain.
[…]
Jean Genet, Le pêcheur du Suquet, dans Le condamné
à mort, L’Arbalète, 1966, p. 93.
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25/11/2024
Kafka, Fiches
80.
La vérité ne peut se diviser, elle ne peut donc se connaître elle-même ; qui veut la connaître doit être mensonge.
85.
Le Mal est une émanation de la conscience humaine dans certaines phases de transition. Ce n’est pas en fait le monde sensible qui est apparence, mais le Mal en lui qui, il est vrai, constitue à nos yeux le monde sensible.
88.
Le mort est devant nous, à peu près comme sur le mur de la salle de classe une reproduction de la Bataille d’Alexandre. Il s’agit, par nos actions dès cette vie, d’assombrir le tableau ou même de l’effacer.
90.
Deux possibilités : se faire infiniment petit ou l’être. La première est achèvement, donc inaction, la seconde est début, donc action.
Kafka, Fiches, traduction Robert Kahn, éditions NOUS, 2024.
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24/11/2024
Kafka, Fiches
61.
Celui qui dans le monde aime son prochain ne commet ni plus ni
moins d’injustice que celui qui dans le monde s’aime lui-même. Ne resterait plus que la question : la première proposition est-elle possible ?
63.
Notre art est un éblouissement causé par la vérité : la lumière sur le visage grimaçant qui recule est vraie, rien d’autre.
67.
Il court après la faits comme un débutant en patinage, qui, de plus, s’exerce là où c’est interdit.
77.
Fréquenter des êtres humains induit à l’auro-observation.
Kafka, Fiches, traduction Robert Kahn, éditions NOUS, 2024.
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Sanda Voïca, L'ère de santé : recension
Beaucoup de poèmes aujourd’hui ont pour contenu les faits de la vie de l’auteur / l’auteure, les petits ou grands désagréments, les petits ou grands plaisirs, parfois aussi les changements du ciel, des arbres, de la ville. Cette écriture du contenu des jours suppose que le lecteur sera comme devant un miroir — ce que je vis tu le reconnaîtras comme tien. Rien de moins sûr. Les trente-cinq poèmes de Sanda Voïca, en vers non comptés et non rimés, quelques-uns en strophes, explorent un peu ce qui n’est généralement pas dit, des sentiments et des gestes intimes. Ils sont numérotés et une date suit le dernier vers, l’essentiel écrit en mai 2022, quelques-uns en juin (l’un écrit les 5 et 7 juin), le dernier sans date. La concentration sur une période relativement brève explique l’unité de l’ensemble, mais aussi la récurrence des thèmes.
Pour l’individu, le désir est toujours présent, toujours renaissant et gouverne la manière de vivre parce qu’il est en accord avec « le monde en marche ». Il est à l’origine de la métamorphose constitutive de la personne, au point que le patronyme lui-même change, et Voïca devient « VoYca : Voÿca ». L’auteure se donne explicitement présente dans le "je", forgeant un adjectif à partir de son nom (« pensées (…) voïciennes »). Avec le masque mis à mal du "je", elle est constamment en recherche d’elle-même, avec son corps et avec les mots. Le premier poème rapporte une scène de masturbation, mais le geste qui la provoque est immédiatement associé à la mort de quelqu’un, « Frotte le corps / frotte la tombe », et ce lien, répété, semble acquis dans le dernier vers : « l’harmonie a été dite ». Le motif est repris en lien avec la nature ; c’est l’image de l’épanouissement des nuages, qui fleurissent, celle de l’étendue des nuances colorées, et enfin la disparition des limites du corps devenu « sans contours » dans la jouissance. Jouissance universelle, et la connaît aussi celui qui, dans les traditions religieuses, est supposé créateur de tout, Dieu, qui « rempli de testicules (…) jouit en (comme) une femme ».
Les dessins de l’auteure et ceux de maîtres sont regardés pour ce qu’ils ont d’apaisant, ils rassurent comme espaces qui excluent d’autres regards, comme sont rassurantes les activités qui comblent les jours. Elle éprouve un sentiment analogue devant les icônes, l’église étant un lieu à part, hors lieu comme dans la maison les combles, habituellement non habitables. Il y a une balance constante entre ce qui connote la vie — le corps jouissant, le nombre 1, la terre — et ce qui évoque la mort ou le retrait — la tombe, l’icône, le zéro. Cependant, le côté de la vie l’emporte avec les équivalences corps/terre et langue/terre (« la terre des mots »). Corps et esprit ne font qu’un (« mon cerveau-ventre »), c’est pourquoi écriture et dessin participent à la jouissance, le "je" entier vivant dans toute activité « l’extase qui fait bouger l’univers », littéralement (ex-tasis) ce qui fait sortir de soi et s’exprime alors ce qui était ignoré auparavant.
Pour Sanda Voïca, les mots et le monde sont équivalents ; sans les mots le monde n’existerait pas, ils ne permettent pas seulement les échanges, ils donnent vie à la personne (« Je nais de ces mots »), disent la présence comme ils disent la fin (« les mots diront la nuit »). Sans doute y a-t-il souvent dans ces poèmes les traces d’une douleur que seule la joie de l’amour peut laisser au second plan ; l’amour et les mots qui le disent sont toujours une approbation de ce qui est, ils forment pour Sanda Voïca l’espace même de la vie, effaçant tout ce qui l’encombre. Il y a quelque chose de revigorant dans cette manière de Journal où l’amour est maître des mots, donc des jours.
Sanda Voïca, L’ère de santé, Atelier rue du soleil, 40 p., 12 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 16 octobre 2024.
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23/11/2024
Kafka, Fiches
47
On leur laissa le choix de devenir des rois ou des courriers royaux. À la mode enfantine ils voulurent tous être des courriers. Voilà pourquoi il y a tant de courriers, ils courent de par le monde et, comme il n’y a pas de rois, ils s’annoncent les uns aux autres les messages devenus vides de sens. Ils aimeraient mettre fin à leur vie misérable, mais ils n’osent pas à cause de leur serment de fidélité.
48.
Croire au progrès ne signifie pas croire qu’un progrès a déjà eu lieu. Cela ne serait pas une croyance.
52.
Dans le combat entre Toi et le monde seconde le monde.
59.
Une marche d’escalier qui n’a pas été profondément creusée par des pas n’est, de son propre point de vue, qu’un triste assemblage de bois.
Kafka, Fiches, éditions NOUS, 2024.
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22/11/2024
Kafka, Fiches
25.
Comment se réjouir du monde, si ce n’est en s’y réfugiant ?
32.
Les corneilles affirment qu’une seule corneille peut détruire le ciel. Cela ne fait aucun doute, mais ne prouve rien contre le ciel, car ciel signifie précisément : l’impossibilité des corneilles.
34.
Sa lassitude est celle du gladiateur après le combat, son travail consistait à enduire de blanc un coin d’un bureau de fonctionnaire.
43
Les chiens de chasse jouent encore dans la cour, mais le gibier ne leur échappera pas, même s’il court déjà maintenant par les bois.
Kafka, Fiches, éditions NOUS, 2024
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21/11/2024
Kafka, Fiches
18.
S’il avait été possible de construire la tour de Babel sans l’escalader, cela aurait été permis.
20.
Des léopards font irruption dans le temple et assèchent les cruches du sacrifice ; cela se répète encore et encore ; pour finir on peut le prévoir et cela devient une partie de la cérémonie.
22.
Tu es le devoir à faire. Aucun élève aux alentours.
24.
Comprendre ce bonheur, le sol sur lequel tu te tiens ne peut être plus grand que les deux pieds qui le recouvrent.
Kafka, Fiches, éditions NOUS, 2024.
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20/11/2024
Kafka, Fiches
5.
À partir d’un certain point il n’y a plus de retour. Ce point est atteindre.
13.
Un premier signe d’un début de connaissance est le désir de mourir. Cette vie semble insupportable, une autre, hors d’atteinte. On n’a plus honte de vouloir mourir ; on demande à quitter l’ancienne cellule, que l’on hait, pour être placé dans une nouvelle, que l’on commencera à apprendre à haïr. Un reste de croyance s’y ajoute, pendant le transfert le Seigneur passerait par hasard dans le couloir, il regarderait le prisonnier et dirait : « Celui-là, ne l’emprisonnez pas de nouveau. Il vient chez moi. »
15.
Comme un chemin en automne : à peine est-il entièrement balayé qu’il se couvre à nouveau de feuilles mortes.
16.
Une cage alla chercher un oiseau.
Kafka, Fiches, éditions NOUS, 2024
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19/11/2024
André Breton, Poisson soluble
27
Il y avait une fois un dindon sur une digue Ce dindon n’avait plus que quelques jours à s’allumer au grand soleil et il se regardait avec mystère dans une glace de Venise disposée à cet effet sur la digue. C’est ici qu’intervient la main de l’homme, cette fleur des champs dont vous n’êtes pas sans avoir entendu parler. Le dindon, qui répondait au nom de Troisétoiles, en manière de plaisanterie, ne savait plus où donner de la tête. Chacun sait que la tête du dindon est un prisme à sept ou huit faces tout comme le chapeau haut de forme est une prisme à sept ou huit reflets.
Le chapeau haut de forme se balançait sur la digue à la façon d’une moule énorme qui chante sur un rocher. La digue n’avait aucune raison d’être depuis que la mer s’était retirée, avec force ce matin-là. Le port était, d’ailleurs, éclairé tout entier par une lampe à arc de la grandeur d’un enfant qui va à l’école.
[…]
André Breton, Poisson soluble, dans A. B., Manifestes du Surréalisme, Gallimard, Pléiade, 2024, p. 81.
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18/11/2024
André Breton, Manifestes du Surréalisme
Beauté
Elle est belle et plus que belle : elle est surprenante » (Baudelaire) « Je suis belle et forte, mais je suis femme. » (Cros)
Femme
« Doit être le dernier mot d’un mourant et d’un livre » (Forneret) « Cette fois, c’est la Femme que j’ai vue dans la ville, à qui j’ai parlé et qui me parle » (Rimbaud)
Rêve
« Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de cor
ne qui nous séparent de la mort. » (Nerval) « Rien ne vous appartient plus en propre que vos rêves. Sujet, forme, durée, acteur, spectateur — dans ces comédies, vous êtes tout vous-même ! » (Nietzsche).
André Breton, Dictionnaire abrégé du Surréalisme, dans A. B., Manifestes du Surréalisme, Gallimard, Pléiade, 2024.
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17/11/2024
Jean Hélion, Pour qui travaille-t-on ? Une lettre à André du Bouchet : recension
« Peindre comme on aime, éperdument »
D’Eugène Delacroix à Paul Klee et Käte Kollwitz, des peintres ont écrit leur Journal qui, souvent, leur permettait de préciser pour eux-mêmes ce qu’était leur recherche. La "lettre" de Jean Hélion, qui ne fut pas envoyée à André du Bouchet, est un Journal qui contient quelques éléments sur la vie quotidienne mais, pour l’essentiel, relate le parcours du peintre, la lente conquête de ce qui lui importait, ses nombreuses rencontres, ses échecs et ses réussites. Rien de linéaire dans cette vie toujours dominée par une question sans réponse claire, question qui donne son titre à l’ensemble, « Pour qui travaille-t-on ? » La lettre n’a jamais été envoyée et Hélion a ôté ensuite, en 1963, dans le but de la publier, les allusions à du Bouchet, projet inabouti ; elle a été écrite à un moment où le peintre connaissait des difficultés professionnelles et personnelles. Il admirait les écrits du poète, à qui il écrivait en octobre 1951, « je suis d’accord avec votre démarche, et surtout avec la netteté qu’elle prend à l’égard du monde ».
Cette "netteté", Hélion l’a recherchée dans son activité de peintre comme dans ses nombreux écrits ; il s’est soucié de la « position sociale » du peintre et a été compagnon d’organisations dont il pensait qu’elles se vouaient à la défense d’un "art pour tous". Il était convaincu, y compris dans sa longue période abstraite, qu’il lui fallait « travailler pour cette masse opprimée, souffrante, bien qu’ignorante ». Position généreuse, sans aucun doute idéaliste, mais plus juste pour qui se voulait révolutionnaire dans sa pratique de la peinture que le choix d’Aragon défendant dès les années 1930 une politique qui détruisait toute recherche artistique en URSS au nom du "réalisme socialiste". L’enthousiasme de Jean Hélion pour le communisme fut refroidi à la suite de son voyage avec le peintre William Einstein en URSS en 1931, il le fut encore plus avec la connaissance des "purges" — artistes, écrivains interdits d’exposition ou de publication, envoyés au goulag — qui se succédèrent à partir de 1934. Il passera peu de temps dans l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, antenne en 1932 de Moscou ; alors qu’il est persuadé d’être dans le vrai avec l’abstraction de ses tableaux, il s’y heurte au refus de l’art abstrait par les gardiens de l’art — du "réalisme socialiste" — du Parti communiste.
Il participe à la fondation du groupe Abstraction Création (1930), qui accueille Arp et Delaunay, par exemple, mais aussi beaucoup de peintres médiocres à ses yeux — ce qui justifie son départ en 1934. Après sa première exposition personnelle, en 1932, il tire une leçon amère : on y voyait
Une petite cour orgueilleuse et repliée sur elle-même, constituée de gens qui croient appartenir à une élite, se croient choisis et ne le sont que par eux-mêmes.
La rencontre avec le collectionneur Georges Bine en 1925 lui avait permis de peindre sans pour autant pouvoir y consacrer tout son temps ; son second mariage avec l’américaine Jean Blair en 1932 (qui le conduira aux États-Unis), puis l’achat de tableaux par le collectionneur américain, Albert Eugene Gallatin, à l’origine du premier musée d’art moderne à New York, le libèrent de soucis matériels sans modifier son point de vue. Selon lui, les tableaux ne sont pour les mondains que pour « le plaisir des yeux » et ne suscitent qu’une « curiosité sans conséquence » ; qu’Hélion cherche une adéquation complète entre la forme et le sens de sa peinture n’a aucune portée pour ceux qui achètent ses tableaux alors que la « vérité » de son travail de peintre réside dans cette conjonction. Il rapporte qu’il fréquentait assidument le Louvre avec un « besoin de tout bousculer » qui l’aurait incité à la fin de 1936 à repartir aux États-Unis jusqu’en 1939.
Hélion ne connaîtra pas le succès à New York et, en Virginie où il s’installe avec son épouse, il commence à sortir de l’atelier et à dessiner d’après nature. Ses tableaux évoluent lentement vers la figuration ; rétrospectivement, dans sa lettre à du Bouchet, il s’écarte de l’abstraction : « L’art abstrait participe de cette fatalité du suicide des idées, des formes, du contact avec le monde ». Ce monde, il le retrouve d’une autre manière en retournant en France où, mobilisé, il est fait prisonnier en 1940 et interné jusqu’à son évasion en 1942. Il parvient à regagner les États-Unis où le récit de sa captivité (They shall not have me, "Ils ne m’auront pas") connaît un succès de librairie. Pas ses toiles : les expositions en 1944 et 1945 sont un échec ; faut-il les attribuer, comme il le suggère, au scandale provoqué par sa relation avec Pegeen Vail (fille de la collectionneuse Peggy Guggenheim) qu’il épousera en novembre 1945 ? La mévente persistante de ses tableaux aboutit en 1947 à l’annulation de son contrat par le galeriste Paul Rosenberg. Il revient en France en 1946 et ses expositions sont éreintées par la critique, « Le monde ne m’attendait pas. Il n’avait pas besoin de moi ».
Son retour à la figuration (« Quelque chose doit venir du dehors ») a peu changé sa relation à la peinture qui représente toujours pour lui le « cri d’un homme aux prises avec la vie ». Son œuvre est reconnue de son vivant par Ponge, André du Bouchet, Bonnefoy, avec lesquels il se lie vers 1948, puis lentement par les galeristes ; il a croisé ou s’est lié d’amitié avec de nombreux écrivains et artistes au cours de son demi-siècle d’activité, Mondrian, qui l’a influencé à ses débuts, van Doesburg, Arp, Calder, Léger, Queneau, Hartung, etc. Le Centre Pompidou lui a consacré une exposition en 2004 et il a occupé six mois, en 2024, le Musée d’art moderne à Paris.
La lettre à du Bouchet proprement dite s’interrompt avec la mort de l’écrivain Pierre Mabille (1904-1952), dont il écrit la nécrologie (reproduite en annexe) à la demande d’André Breton. La préface d’Yves Chevrefils-Desbiolles est suivie d’un extrait du Journal donné à Fabrice (un des fils de J. H.), la Lettre est accompagnée en annexe d’un texte autour d’une idée de ballet et d’une étude de du Bouchet sur l’œuvre d’Hélion. Enfin, après des index des noms cités vient la liste des œuvres reproduites du peintre. L’ensemble, comme les autres livres des mêmes éditions, est imprimé sur beau papier avec une typographie aérée.
Jean Hélion, Pour qui travaille-t-on ? "Une lettre à André du Bouchet, été-automne 1952", éditions Claire Paulhan, 2024, 240 p., 28 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 14 octobre 2024.
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