14/07/2024
Émile Verhaeren, Les Heures du soir
Je noie en tes deux yeux mon âme tout entière
Et l’élan fou de cette âme éperdue,
Pour que, plongée en leur douceur et leur prière,
Plus claire et plus trempée, elle me soit rendue.
S’unir pour épurer son être
Comme deux vitraux d’or en une même abside
Croisent leurs feux différemment lucides
Et se pénètrent !
Je suis parfois si lourd, si las,
D’être celui sui ne sait pas
Être parfait, comme il le veut !
Mon cœur se bat contre ses vœux,
Mon cœur dont les plantes mauvaises,
Entre des rocs d’entêtement,
Dressent, sournoisement,
Leurs fleurs d’encre ou de braise ;
Mon cœur si faux, si vrai selon les jours,
Mon cœur contradictoire,
Mon cœur exagéré toujours
De joie immense ou de crainte attentatoire.
Émile Verhaeren, Les Heures du soir, Mercure de France,1921, p. 39-40.
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18/02/2020
Émile Verhaeren, Les Heures du Soir
Les Heures du Soir, XXII
Si nos cœurs ont brûlé en des jours exaltants
D’une amour claire autant que haute,
L’âge aujourd’hui nous fait lâches et indulgents
Et paisibles devant nos fautes.
Tu ne nous grandis plus, ô jeune volonté,
Par ton ardeur non asservie,
Et c’est de calme doux et de pâle bonté
Que se colore notre vie.
Nous sommes au couchant de ton soleil, ô amour,
Et nous masquons notre faiblesse
Avec les mots banals et les pauvres discours
D’une vaine et lente sagesse.
Oh ! que nous serait triste et honteux l’avenir,
Si dans notre hiver et nos brumes
N’éclatait point, tel un flambeau, le souvenir
Des âmes fières que nous fûmes.
Émile Verhaeren, Les Heures du Soir,
Mercure de France, 1922, p. 181.
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10/09/2013
Émile Verhaeren, Poèmes [Les Soirs - les Débâcles - Les Flambeaux noirs]
Les villes
Odeurs de suifs, crasses de peaux, marcs de bitumes !
Tel qu'un grand souvenir lourd de rêves, debout
Dans la fumée énorme et jaune, dans les brumes
Et dans le soir, la ville inextricable bout
Et coule, ainsi que des reptiles noirs, ses rues
Noires, autour des ponts, des docks et des hangars,
Comme des gestes fous et des masques hagards
— Batailles d'ombres et d'or — bougent dans les ténèbres.
Un colossal bruit d'eau roule, les nuits, les jours,
Roulent les lents retours et les départs funèbres
De la mer vers la mer et des voiles toujours
Vers les voiles, tandis que d'immenses usines
Indomptables, avec marteaux cassant du fer,
Avec cycles d'acier virant leur gélasines,
Tordent au bord des quais — tels des membres de chair
Écartelés sur des crochets et sur des roues —
Leurs lanières de peine et leurs volants d'ennui,
Au loin, de longs tunnels fumeux, au loin, des boues
Et des gueules d'égout engloutissant la nuit ;
Quand strident tout à coup de cri, stride et s'éraille :
Les trains, voici les trains broyant les ponts,
Les trains qui sont battant le rail et la ferraille,
Qui vont et vont mangés par les sous-sols profonds
Et revomis, là-bas, vers les gares lointaines,
Les trains, là-bas, les trains tumultueux — partis.
Émile Verhaeren, Poèmes [Les Soirs - les Débâcles, Les Flambeaux noirs], Mercure de France, 1920, p. 171-172.
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10/09/2012
Émile Verhaeren, Poèmes : Les soirs, Les débâcles, Les flambeaux noirs
Le cri
Sur un étang désert que lustra une eau brunie,
Un rai du soir s'accroche au sommet d'un roseau,
Un cri s'écoute, un cri désespéré d'oiseau,
Un cri pauvre qui pleure au loin une agonie.
Comme il est faible et frêle et peureux et fluet !
Et comme avec tristesse il se traîne et s'écoute,
Et comme il se répète et comme avec la route
Il s'enfonce et se perd dans l'horizon muet !
Et comme il scande l'heure, au rythme de son râle,
Et comme, en son accent minable et souffreteux,
Et comme, en son écho languissant et boiteux,
Se plaint infiniment la douleur vespérale !
Il est si doux parfois qu'on ne le saisit pas.
Et néanmoins toujours, et sans fatigue, il tinte
L'obscur et triste adieu de quelque vie éteinte ;
Il dit les pauvres morts et les tristes trépas :
La mort des fleurs, la mort des insectes, la douce
Mort des ailes et des tiges et des parfums ;
Il dit les vols lointains et clairs qui sont défunts
Et reposent, cassés, dans l'herbe et dans la mousse.
Émile Verhaeren, Poèmes : Les soirs, Les débâcles, Les flambeaux
noirs, Mercure de France, 1920, p. 63-64.
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26/07/2012
Émile Verhaeren, Impressions
Le poète plonge dans la vie totale bien trop profondément pour qu'il écrive d'après une formule et s'inquiète d'autre chose que de s'exprimer et d'exprimer en même temps le monde. Rires, larmes, rages, espoirs, désespoirs, pitiés, charités, haines, égoïsmes, vives, vertus, foi, doutes, ardeurs, peines, vanités, angoisses, terreurs, tout cela se mêle en lui, se combat en lui, s'unit parfois en lui, tout cela, suivant les heures, est tour à tour vainqueur ou vaincu, et c'est tout cela — que la cause d'émotion vienne du dedans de lui ou du dehors — qu'il reflète et qu'il traduit. Et traduisant cela, il est l'écho du monde qui n'est que cela.
Si, dans un instant de sécurité et de joie, le poète érige en son œuvre ce qu'il est convenu d'appeler la Beauté, c'est-à-dire une image grave, simple et régulière, sacrez-le artiste de l'art pour l'art : qu'importe ? S'il décrit des tempêtes d'âmes, s'il plonge et crie, s'il grince et se flagelle, nommez-le un romantique : qu'importe ? S'il se penche sur la misère, s'il aime et guérit les plaies, s'il secourt de sa bonté les errants, les flagellés et les pauvres, appelez-le écrivain social : qu'importe encore ?
Émile Verhaeren, Impressions (troisième série), Mercure de France, 1928, p. 188.
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