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01/05/2014

Jacques Prévert, Choses et autres

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                          Mai 68

 

On ferme !

Cri du cœur des gardiens du musée homme usé

Cri du cœur à greffer

à rafistoler

Cri du cœur exténué

On ferme !

On ferme la Cinémathèque et la Sorbonne avec

On ferme !

On verrouille l'espoir

On cloître les idées

On ferme !

O. R. T. F. bouclée !

Vérités séquestrées

Jeunesse bâillonnée

On ferme !

Et si la jeunesse ouvre la bouche

par la force des choses

par les forces de l'ordre

on la lui fait fermer

On ferme !

Mais la jeunesse à terre

matraquée piétinée

gazée et aveuglée

se relève pour forcer les grandes portes ouvertes

les portes d'un passé mensonger

périmé

On ouvre !

On ouvre sur la vie

la solidarité

et sur la liberté de la lucidité.

 

Jacques Prévert, Choses et autres, in Œuvres complètes, II,

édition établie et annotée par Danièle Gasiglia-Laster et

Arnaud Laster, Pléiade / Gallimard, 1996, p. 346.

17/10/2013

Vélimir Khlebnikov (1885-1922), "Ladomir", dans Choix de poèmes

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                   Ladomir

 

Ces châteaux du mondial mercantilisme

où brillent les entraves de la pauvreté,

un jour, extase et joie mauvaise sur ta face,

tu vas les réduire en cendres.

Toi, que les vieux débats ont épuisé,

qui as ta chambre de torture dans les étoiles,

apporte dans ta main la poudre détonante,

invite le palais à  exploser.

Quand Dieu lui-même ressemble à une chaîne —

larbin des riches — où est ton couteau ?

 

Larbin servile des riches, kss, kss, kss !

Les pauvres s'excitaient, en te faisant la nique.

Comme un mendiant tu rampais vers le roi

et tu baisais ses lèvres.

Souffrant d'une sublime plaie,

déverrouillant les halos d'incendie,

tire la moustache du Verseau,

tape sur l'épaule de la constellation des Chiens !

[...]

 

Quand Dieu lui-même ressemble à une chaîne —

larbin des riches — où est ton couteau ?

En avant, forçats de la terre,

en avant, proie de la faim.

L'un travaille dans la poussière,

le malin engrange le grain.

En avant, forçats de la terre,

en avant, liberté d'avoir faim.

Quant à vous, rois de la vente,

on vous laisse vos yeux — pour pleurer.

 

Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes, édition bilingue,

traduit du russe par Luda Schnitzer, Pierre Jean Oswald,

1967, p. 157 et 159.

 

 

 

 

23/05/2013

Ossip Mandelstam, La Quatrième prose & autres textes (1922-1929)

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 Le titre rend compte du fait que le texte, jamais publié du vivant de Mandelstam, était son quatrième écrit en prose après Le Bruit du temps, Le Timbre égyptien et un volume d'essais ; Nadejda, son épouse à qui il l'avait dicté en 1929, le mit au net en 1940 à partir de deux manuscrits. "Autres textes" regroupe de courts récits et des pages sur ses séjours au Caucase et en Crimée entre 1922 et 1927, avec en ouverture une brève réponse à une enquête, faite par une revue en 1928, sur "L'écrivain soviétique et la révolution d'octobre" : elle donne la position de Mandelstam vis-à-vis de ce que demande alors le pouvoir politique. Le poète refuse sans équivoque d'être un écrivain fonctionnaire, en rejetant la question posée : « S'interroger sur ce que l'écrivain doit être est une question que je ne comprends absolument pas. » S'il y a une exigence, elle est de former les lecteurs, en premier lieu à l'école, et pour ce qui est de l'écrivain, il ne l'est qu'à l'écart du pouvoir. Cette position, qu'il développe dans La Quatrième prose, lui vaudra de perdre ses moyens de vivre et de mourir dans un des camps soviétiques.

   La Quatrième prose est un écrit de circonstance, et l'on apprécie la force de son contenu grâce aux notes précises de Jean-Claude Schneider. Une maison d'édition, après avoir sollicité Mandelstam pour améliorer une traduction de Till Eulenspiegel, publie le volume en ne mentionnant que son nom pour la traduction ; malgré le rectificatif de l'éditeur, les critiques se déchaînent, notamment un certain Cornfeld, et crient au plagiat. Les explications de Mandelstam ne servent à rien et il finira par être exclu de l'Union des écrivains. Les seize séquences de La Quatrième prose reflètent la violence des attaques  que subit le poète, mais aussi son talent de critique et la clarté de ses engagements.

   Ce que Mandelstam ne peut accepter, c'est la soumission qui conduit à abandonner toute création : ce n'est qu'avec la liberté intérieure que l'expression peut naître, et ce qui s'écrit alors pourrait, éventuellement, servir à la nouvelle société si les dirigeants comprenaient que la transformation des esprits exige la liberté de penser. Les choix du pouvoir politique sont tout autres et il attend que l'écrivain « griffonne des dénonciations, tape sur ceux qui sont déjà à terre, exige l'exécution des détenus ».  Mandelstam ajoute : « la littérature partout et où qu'elle intervienne, n'a qu'une seule mission ; aider les autorités à maintenir les soldats dans l'obéissance, les juges à éliminer sommairement les accusés ». Il partage les publications entre celles « permises et celles écrites sans autorisation. Les premières, c'est de l'ordure, les autres, de l'air volé ». Quant à ceux qui acceptent de glorifier le régime, il multiplie les qualifications péjoratives pour les définir, ces "judas" vivant dans leurs « vomissures » et, s'opposant à eux, il met en avant « la noble appellation de juif dont [il] s'enorgueilli[t] ».

   La situation des écrivains était d'autant plus précaire que, du jour au lendemain, il leur devenait impossible de publier leur travail et qu'ils étaient réduits à des tâches alimentaires loin de leurs préoccupations ; ce fut le cas pour Mandelstam comme pour son presque contemporain Daniil Harms, d'abord exilé, puis gagnant son pain en écrivant des livres pour enfants. La méfiance des bolcheviques, dès le début des années 1920, s'est progressivement accrue avec Trostky (Littérature et révolution, en 1924, condamne le poète Andréï Biély), puis avec la prise de pouvoir par Staline en 1927. Plutôt éloigné des bolcheviques, Mandelstam n'est pas du tout du côté de la bourgeoisie, dont il critique le comportement avec ironie dans La Quatrième prose : « Une question m'a toujours intéressé : où le bourgeois va-t-il pêcher son air dégoûté et son prétendu sens des convenances ? Cette aptitude à savoir ce qu'il convient de faire, c'est évidemment ce qui apparente le bourgeois à l'animal. » Par ailleurs, dans un de ses brefs récits, il qualifie de « bourgeois ignorant » le socialiste belge Vandervelde venu s'extasier sur la nouvelle société.

   Il y a dans les récits et les relations de voyage une grande vivacité des notations, un art du portrait, un goût de l'observation et, toujours, le plaisir répété de vivre dans la ville, telle quelle, avec sa pauvreté — « Il n'aime pas la ville, celui qui n'en apprécie pas les guenilles, les lieux modestes, pitoyables, qui ne s'est pas essoufflé sur ses escaliers de service ». Il y a aussi la littérature russe, présente par une allusion ou la citation d'un vers, les auteurs français (Villon, Flaubert ou les ïambes d'Auguste Barbier) et, constamment, une écoute attentive des manières de parler, ici des expressions entendues à Kiev, là de la langue du bazar qui, « pareille à une petite bête carnassière, fait étinceler l'éclat de ses petites dents blanches. »

Ossip Mandelstam, La Quatrième prose & autres textes (1922-1929), traduit du russe par Jean-Claude Schneider, La Dogana, 2013, 168  p.

Article paru sur Sitaudis.fr


* La Quatrième prose a été par ailleurs traduite par André Markowicz (Christian Bourgois, 1993, puis collection "Titres", 2006).