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13/09/2022

Jean-Patrice Courtois, Descriptions

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un long plan de plaine large d’usines de haies d’arbres en ligne de fond  devant le champ de blé coupé barre l’horizon grand angle et les 23 tous devant jaunes verts hommes enfants hommes pantalons blouse façonnée peinturés en épis faux blond encore debout barrent l’horizon bordé grand angle aux yeux baissés non peint de cancers chimiques la photographie jaune contrarie sa propre »e planification matérielle par la douceur de son système gélatineux

 

Jean-Patrice Courtois, Descriptions, NOUS, 2021, p. 95.

12/09/2022

Pierre Vinclair, Bumboat

           pierre vinclair, Bumboat, singapour, jeux de mots

                                                       6. Boat Quay

 

                       aurions-nous continué

                       pour le plaisir des mots

`                      je voulais dire des morts

                       je voulais dire des monts

                       je voulais dire des ponts

                       je voulais dire des ports

                       à effeuiller la ville

         ALICE OSWALD (murmurant)

mais quelle est cette voix

qui parle en mon larynx

dans mon intimité

sous mon abri de pierre

         comme un herbier de morts sous le soleil

         tape la tête

         comme si on la cognait

         aux ponts

chaque fois qu’on passe en dessous

              ceux-ci sont droits, ceux-là bombés

              mes pauvres mots tassés

              sous le vent chaud qui fait

              vibrer les cordes des navires

à peine il vient tambouriner

tum tum-tum tum

sur les lourds conteneurs

qui s’empilent empire

 

Pierre Vinclair, Bumboat, In’hui/le Castor Astral,

2022, p. 43.

11/09/2022

Florence Pazzottu (texte), Hugues Breton (encres), Le joueur de flûte

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Les contes collectés notamment par Charles Perrault et les frères Grimm ont la plupart du temps été récrits mis au goût du jour pour le public enfantin (souvent très simplifiés, châtrés même) ou avec une visée littéraire et/ou sociale, le texte étant destiné à des adultes. Ainsi Robert Coover est parti de La Belle au Bois-Dormant pour écrire Rose (L’Aubépine) (traduit en 1998) et Christine Angot a proposé sa version de Peau d’Âne où se mêlent autobiographie et imaginaire. Le parti-pris de Florence Pazzottu et de Hugues Breton est différent dans la reprise du conte très connu de Grimm, Le Joueur de flûte de Hamelin : enfants et adultes y trouveront leur compte. L’auteure ne cache pas qu’elle entend déborder la visée convenue du conte en donnant en épigraphe l’intégralité de L’étranger de Baudelaire, qui exalte l’imaginaire, le poème cité extrait d’un livre sur l’exil de l’écrivain iranien, Atiq Rahini.

 

Rappelons le canevas du conte, que Florence Pazzottu suit scrupuleusement : une ville, au moment des fêtes de Noël, est envahie par des rats et rien n’arrête leur prolifération : rapidement ils dévorent tout. Les autorités tentent sans succès de les éliminer avec des pièges et du poison, ils promettent mille pièces d’or à qui pourra les délivrer du fléau. Un étranger vient et, jouant de la flûte, entraîne les rats hors de la ville. Les habitants se réjouissent mais la récompense est fortement diminuée. L’étranger la refuse et quitte la ville, il y revient quelques semaines plus tard et, jouant à nouveau, entraîne cette fois les enfants qui partent pour toujours. Ce que modifie en profondeur Florence Pazzottu, ce sont des éléments qui, laissant le plan intact, donnent au conte un caractère contemporain.

Il s’agit maintenant d’une « ville sans nom », toutes les villes d’aujourd’hui étant interchangeables avec leurs hautes tours et fermées à qui n’y vit pas. Les habitants ne sont pas divisés en pauvres et riches, vus sous un autre aspect : aucun ne cherche à être autrement que son voisin et chacun « se presse où se pressent les autres ». On apprécie les encres d’Hugues Breton, elles restituent la tristesse des bâtiments et le fait que tous les habitants se ressemblent. C’est après le repas de Noël que les rats envahissent la ville et dévorent en quelques jours toues les réserves. L’homme qui entre dans la ville est étranger par son habit d’Arlequin dont les couleurs connotent   la vie et s’opposent à la grisaille des vêtements des citadins ; tous refusent sa différence et se détournent à son approche, sauf les enfants. Il propose aux autorités de les délivrer du « grand mal qui [les] ronge » : ils se moquent et « ricanent » quand, pour agir, il sort une flûte de verre de son sac. C’est la peur et la lassitude qui poussent le dirigeant à promettre une forte somme —­ un chèque avec beaucoup de zéros — à l’étranger s’il réussit.

 

Les rats qui accourent aux sons de la flûte sont représentés par Hugues Breton comme une énorme vague, puis comme un nuage noir qui finit par se dissiper. L’étranger revient, et c’est comme s’il n’avait pas existé. La somme promise n’est pas discutée : un enfant en fin de journée vient lui porter le chèque ; la scène se passe aujourd’hui, où tout se consomme et se consume, non à la fin du XIIIe siècle comme dans la légende. L’étranger n’appartient pas à cette société et, avant de partir, dit seulement « C’est donc ainsi ? ». Il s’éloigne de la ville non pour n’avoir pas reçu la somme promise mais parce qu’il attendait des échanges, des paroles, des regards, de ne plus être vu comme un étranger. Il revient un an plus tard et joue à nouveau, cette fois « un chant d’une beauté, d’une force inouïes. Il portait des vies secrètes, singulières, sauvages, inventait des sentiers, ciselait et distinguait recoins et profondeurs. » Le chant porte tout ce qui est contraire à la ville, le vivant, le mystère, l’individuel, l’imaginaire, et seuls les enfants le comprennent, non encore "intégrés" dans la société fermée des adultes qui restent « sourds à l’appel, irrémédiablement ».

 

Comme dans la tradition, l’étranger entraîne les enfants qui disparaissent à jamais, mais ce n’est pas le vent qui, parfois, porte leur rire : quelques habitants qui, « devenus un peu fous, croient entendre, mêlé au vent » leur « rire insoumis ». Florence Pazzottu conserve les caractéristiques du conte (un héros, une épreuve à surmonter, la résolution des difficultés) en introduisant, sans forcer le ton, des éléments de la vie contemporaine. Ce faisant, elle garde au conte le charme de la lecture en lui ôtant ses aspects surannés et fait passer une critique claire de la société, lisible quel que soit le lecteur.

 

Florence Pazzottu (texte), Hugues Breton (encres), Le joueur de flûte, éditions Lanskine, 2022, np, 13 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 26 juillet 2022.

10/09/2022

Bernard Noël, La Chute des temps

bernard noël, la chute des temps, présent, beauté, vent

Dispersé

 

le parfois

les petites pattes du présent

l’abîme sur les talons

 

la chose de la chance

fait du front

ô grands yeux

 

un passant parmi les livres

et les douceurs

la beauté désastreuse

 

comment écrire : c’est ça

voici le mot vent

il ne souffle rien

 

que souffle le vent

la main touche l’air

et s’envole

 

Bernard Noël, La Chute des temps,

Poésie/Gallimard, 1993, p. 149.

09/09/2022

Michel Butor, Avant-goût

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Itinéraire 5) Les gares

 

J’arpente la salle de spas perdus cherchant le bureau des informations, lorgnant les pancartes. Empilements de valises et de vélos, familles en attente tandis que le père est allé au guichet. Porteurs et contrôleurs, casquettes variées, agents de la force publique ; de longues burettes pour les essieux, des marchands ambulants, des lanternes. Le train démarre, la voie brille sous la verrière. Les flaques réfléchissent les passerelles et les sémaphores. L’inondation gagnez ; c’est le lait des astres qui vient à notre secours. Par delà les passages à niveau, les tunnels, les terrains vagues, nous arriverons aux tuiles bourguignonnes, aux jades jurassiens, aux lacs et aux glaciers de Suisse, aux plaines du Piémont, aux ocres romaines.

 

Michel Butor, Avant-goût, éditions Ubacs, 1984, p. 57.

08/09/2022

Elke Erb, Sonance, dans L'Ours blanc

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L’Ours blanc est une revue publiée à Genève, à publication irrégulière et à pagination variable. Chaque livraison est consacrée à un(e) seul(e) auteur(e), avec une notice biographique et bibliographique dans un cahier central. Elke Erb (née en 1938) n’a pour l’instant été publiée en français que dans des revues ; les poèmes traduits par Vincent Barras sont extraits de pages continues de Sonanz (2019, d’abord en 2008).

 

Une remarque liminaire de l’auteure porte sur la composition des textes : ils sont écrits à partir de « notations de cinq minutes », rédigées pour l’essentiel entre l’été 2002 et mi-juillet 2005. Au moment de la reprise du manuscrit et de sa mise au net, elle s’est aperçue que ces « suites de mots semi-automatiques » avaient permis de faire disparaître des inhibitions et s’organisaient en thèmes « existentiels tout autant que théoriques ». À trois exceptions près les vingt-huit poèmes retenus, de longueur inégale (aucun ne dépasse la page) sont titrés.

 

Dans la brume du matin on distingue des éléments du paysage sans pouvoir à coup sûr les identifier, il faut attendre pour nommer des formes trop incertaines : la lecture de Sonance produit un effet analogue, ce n’est qu’après plusieurs lectures que des lignes se dégagent. On repère des liens d’un texte à l’autre, des répétitions, des reprises de thèmes, des jeux phoniques bien restitués par le traducteur (« lisière/clairière », « siège, piège »). Rien jamais qu’on puisse qualifier   d’incompréhensible, simplement le sens n’est pas "donné", et ne peut l’être, ce qui surgit des premières notations, avant réécriture, portant beaucoup sur le passé. Des lieux, des moments viennent en effet des jours de l’enfance, passé « depuis longtemps maintenant ». On pense par exemple à l’image du père, à celle de l’enfant dans le giron de la mère (‘le regard qui élève de la mère »), de l’adolescent ensuite (« Mansarde d’étudiant »).

De cette « vie vécue » s’imposent dans le présent l’image du chat « miaulant encore à peine », celle du poulet qui court et « regarder le rattrape », et il y a aussi le ruisseau, le canard sauvage, la haie, l’herbe, peut-être le grand piano. Ce qui se maintient de ces jours lointains au gré des notations n’évoque pas beaucoup le temps de l’innocence qu’on attribue, souvent faussement, à l’enfance. Ainsi, à côté de l’animal plutôt lié au zoo (la girafe), les oiseaux nommés, en dehors du merle, symbolisent rarement la quiétude (corneille, pie) et la colombe présente est aveugle. Cette enfance à peine esquissée est traversée par la peur, la destruction, la mort ; les allusions abondent, parfois en même temps énigmatiques et claire, comme l’ « effroi » d’imaginer ces « nuques qui craquent »  dans l’armoire, parfois masquées par le recours à une autre langue pour l’exprimer : Elke Erb cite Shakespeare pour évoquer la mort, « come away, come away, death / (...) fly away, fly away, breath ». On ajoutera que les verbes relatifs à la fuite (courir, s’échapper) accentuent le sentiment d’insécurité. Tout concourt à « un peu répéter secrètement la peur de l’enfant » — rappelons que Elke Erb (née en 1938) a connu la guerre dans son enfance.

 

Le temps présent n’est pas à l’abri d’aspects peu engageants. Dans la société de consommation vivent aussi « les exclus, ceux qui ne sont plus, plus guère entendus » et, dans les bureaux, les employés sont exploités. D’autres images, peut-être anciennes, seraient liées à la guerre et à ses suites (« villages abandonnés », « parc à ferrailles »). Il est souvent difficile de distinguer présent, passé et construction de l’imagination ­: comme l’écrit Elke Erb, « je joue / avec des parties du temps », parties qui se mêlent et se confondent. À la suite d’une description du myosotis et de la nigelle de Damas, l’un et l’autre bleus, elle note que leur nom « surgit un peu à la mémoire devant eux, ici ».

 

Le remuement qui s’opère dans le temps par ces notations laisserait le lecteur devant un vide s’il ne retenait que certaines remarques, comme « Pas d’avant pas d’après (...) un exclusivement maintenant » ; il rencontre aussi des notations qui, rejetant toute métaphysique s’attachent à la vie telle qu’elle est : « Avant cette plante il y a non elle. / Graine, germe. Pousse, feuille, branche, fruit. »

Donc, ce qui est à retenir, « C’est ainsi, c’est » et la récurrence de « Ça, on ne le sait pas ». Leçon poétique de matérialisme...

 

 Elke Erb, Sonance, traduction de l’allemand Vincent Barras, L’Ours blanc, 2022, 32 p., 5 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 22 juillet 2022. 

07/09/2022

James Joyce, Finnegans Wake

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Ah, mais c’était quand même une drôle de Squaw-sha, cette Anna Livia, tu peux m’en croire ! Et pour sûr qu’il était bien un drôle de pistolet, lui aussi, ce cher Dirty Dumpling père adoptif des  fils et filles de Fingal. Nous autres, ses gamines de gabier, on est toutes de sa famille. N’a-t-il pas marié sept femmes ? Et chacune portait sept béquilles. Et chaque béquille portait sept couleurs. Et chaque couleur avait un cri différent. Satis pour moi, donne-moi l’addition et le pourboire à Joe John. Befor ! Bifur ! Il épousa ses marquises du marché, c’est payé peu je sais, en bon Etrurian Catholic Heathen sur un tas de Barnacle à la crème rose citron turquoise indienne mauve.

 

James Joyce, Finnegans Wake, traduction Philippe Lavergne, Gallimard, 1982, p. 231-232.

06/09/2022

James Joyce, Brouillons d'un baiser, Premiers pas vers Finnegans Wake

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                                       [Mamalujo]

 

Et ils étaient là eux aussi à écouter de toutes leurs forces les solans & les sycomores et les grives et tous les oiseaux tous les quatre à écouter ils étaient les grands quatre, les quatre maîtres vagues d’Erin tous à écouter quatre il y avait lr vieux Matt Gregory et à côté du vieux Matt il y avait la vieux Marcus Lyons les  quatre vagues et souventes fois ils avaient coutume de dire les grâces ensemble ici même maintenant nous voilà les quatre le vieux Matt Grefgory et le vieux Marcus Lyons et le vieux Luke >Taerpey nous quatre et pour sûr Dieu merci il n’y a plus que nous et pour sûr maintenant tu ne t’en iras plus vieux Johnny MacDougall nous tous les quatre il n’y a plus que nous  et maintenant fais apsser le poisson pour l’amour du Christ amen la façon dont ils disaient les grâces avant le poisson pour auld lang syne (1)

(1) Le bon vieux temps en écossais. C’est lze titre d’un poème de Robert Burns et d’une chanson qu’on entonne traditionnellement à l’occasion d’un adieu.

 

James Joyce, Brouillons d’un baiser, Premiers pas vers Finnegans Wake, traduction Marie Darrieussecq, Gallimard, 2011, p. 103.

 

05/09/2022

James Joyce, Finnegans Wake, fragments

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(...) L’enfant, un enfant naturel, Inconnu par les mnous (aya ! aya !), auraitétaitfût kidnappé à un âge deprobable récent, possiblement plus reculé : à moins qu’il ne soit dérobé à la vie en atours de passe-passe : duquel lethéatron est un lemonorage ; à potron chevrette menuit venu ; motte sur chute ; et tassé ; le mitonnerre débonnaire bagoutatônneur de masculinuté pillescindé ; attention, le revoilà ; renascénent ; finincarnat ; encore au coin du feu prédit ; à matines accompli ; des clocheurs acclamé kind caduc ; (...)

 

James Joyce, Finnegans Wake, fragments adaptés par André du Bouchet, introduction de Michel Butor, Gallimard, 1962, p. 37.

04/09/2022

Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope

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                                    On rentre, Olga

 

J pourrait être convié à représenter le jade de l’esspoir ou de l’exil, savez-vous

Ainsi que Jésus et les Jésuites, engins de terrassement dans l’île hémorroïdaire,

Modo et forma pucelle sodomisée qui de dépit se marre à en mourir.

E pour l’érythrite de l’amour et du silence et du délicieux style nou-ou-veau,

Sinuosités et volutes d’amour et de science sous le regard du soleil et l’œil de la mouette rieuse,

Juvante Jeovah et un Jaïn ou deux et une pointe de yiddophile amical,

O pour l’opale de la foi et du clin d’œil rusé, adieu adieu adieu,

Ys, l’hier englouti sera demain, décrypte-moi ça mon guérillero gaélique,

Che sarà sarà che fu, c’est là plus qu’’Homère peut en débiter,

Exempli gratia : ecce lui-même en personne, et l’agneau dithyrambique e.o.o.e

 

                                                                Home Olga 1932

 

Samuel Beckett, Peste soit de l’horoscope, traduction Édith Fournier, éditions de Minuit, 2012, p. 26.

03/09/2022

Marc Chodolenko, Bingo : recension

 

  

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Tout livre, de prose ou poésie, est construit à partir de contraintes plus ou moins visibles, parfois exposées par l’écrivain ; Chodolenko, avec le titre retenu, semble bien donner les "règles du jeu". Rappelons, avec Wikipédia, ce qu’est le bingo. Jeu de société venu des États-Unis, il repose sur une grille que le joueur doit remplir de nombres avec 90 boules ; elles sont tirées une à une grâce à un boulier et les joueurs cochent les numéros inscrits sur leur grille ; le premier à avoir rayé tous les numéros d’une même ligne, d’une colonne ou d’une diagonale, dit « Bingo ». Une variante remplace les numéros par des phrases, précisément des lieux communs. Chodolenko propose une grille deux avec 106 phrases numérotées, une troisième avec ces phrases dans un autre ordre. Un avertissement liminaire indique que le lecteur peut retrouver « l’ordre initial » et reconstruire la grille un. Un second ensemble de phrases, titré "Verbiage des choses", est formé de deux grilles, la seconde mêlant autrement les phrases de la première, mais cette fois aucune n’est numérotée.

 

Y a-t-il beaucoup de lecteurs qui, une fois lues les deux grilles numérotées, reconstruiront la grille originelle pour reconstituer les transformations opérées par Chodolenko ? Il faut un peu de patience et l’on s’aperçoit alors que l’ordre des phrases dans les nouvelles grilles n’est pas dû au hasard, comme il l’est dans le jeu. En retenant l’emplacement des cinq premières phrases, on note des régularités dans la grille deux : les phrases 2, 3 et 4 se trouvent respectivement aux pages 23, 33 et 13, la phrase 1 page 30 et la phrase 5 page 35. On peut supposer que d’autres régularités pourraient être mises au jour — elles existent aussi pour les premières phrases de la grille trois. Sans doute faudrait-il relever la place d’autres phrases (pourquoi pas de toutes ? ) puisque le sens de chacune d’elles dépend en partie de son contexte, si elle n’est pas écrite pour être isolée telle une maxime. Bingopropose donc une quantité indéfinie de lectures, quand on passe de la grille originelle à ses deux transformations et rien n’empêche le lecteur de construire une nouvelle grille — des centaines d’autres grilles —, un nouvel ordre, ou désordre, des phrases, offrant d’autres lectures. On pense évidemment au livre de Raymond Queneau qui, à partir de 14 sonnets, a donné à reconstruire Cent mille milliards de poèmes (titre du livre, 1961).

 

Ce qui retient n’est pas, ou pas seulement, le plaisir de repérer les variations dans l’ordre des phrases, mais de comparer en commençant par un échantillon les modifications du sens selon le contexte. Dans la grille originelle, la phrase initiale a pour noyau le fait que dans le cinéma l’écriture « fait se succéder les signes comme dans un jeu de bonneteau », mais « sans enjeu », et donc que le spectateur ne trouve son compte qu’à regarder la manipulation des images. On peut lire dans cette première proposition la manière de faire de Chodolenko, qui joue le rôle du bonneteur. Toujours dans la première version, il est question dans la seconde phrase du spectateur devant le danseur sur une scène ; alors que devant l’écran il ne voyait que « planitude », il éprouve maintenant « cet effort de délivrer son corps ». Ici, comparaison et continuité des contenus, mais la grille deux construit des figures différentes.

Cette fois, la phrase (n° 14) qui précède la proposition de départ resitue la question du sens et de son interprétation, dans la relation de parole, lieu par excellence des « équivoques » qui, avec le temps, se modifient sans cependant disparaître, « nécessaires à la perpétuation de notre native et vitale désillusion ». La phrase qui suit (n° 91), elle, porte sur le choix d’imaginer, faute d’en disposer dans la vie vécue, des images glorieuses de soi en prenant le « masque de princes, de capitaines, de philosophes, ou encore du taureau, du serpent, de l’oiseau, comme les primitifs s’en couvrent la tête avec tout autant de sérieux et d’efficacité ». Passons au "Verbiage des choses" ; toutes les phrases, courtes, ont un aspect double ou plutôt ce qui en est d’abord prédiqué est ensuite annulé, et ce dès le début : « Brutalement rejeté le drap déploie dans l’air une aile froissée ». Il faut alors se souvenir du sens du mot "Verbiage", « Abondance de paroles vides de sens ou qui disent peu »*. Ce qui est posé (le drap) change complètement d’aspect (une aile), le mégot de cigare jeté dans le caniveau ressemble à un étron, etc. ; ce qui est avancé par mots à propos d’une chose « dit peu » puisque pouvant être presque aussitôt transformé. Ce sont toujours en scène des choses qui n’arrêtent pas habituellement l’attention — chaussure, flaque, stylo, grappe, braguette, etc. ­—, parfois pourtant en relation avec le livre, « À peine soustrait à l’épreuve du feu l’écrit est livré à la presse et à la flétrissure ineffaçable des postérités usurpées ».

 

Dans le second ensemble comme dans les deux premières grilles, se dessine une vision des choses du monde, du rapport des hommes entre eux et à leur environnement, fondée sur l’illusion, sur le fait que l’Autre, le « je » ne sont jamais où l’on croyait qu’ils étaient, toujours un peu ailleurs. Il serait peut-être intéressant de reconstruire entièrement la grille originelle du premier ensemble, mais on peut aussi se demander si cette remise en ordre a plus de sens que l’essai d’associer autrement les 106 phrases : verbiage sans fin, ce qui serait une des leçons de ce livre qui joue ainsi avec le lecteur.

* Définition du Trésor de la langue française.

 

Marc Chodolenko, Bingo, P.O.L, 2022, 96 p., 12 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 14 juillet 2022.




 

02/09/2022

Pontus de Tyard, Premier livre des erreurs amoureuses

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                      VIII

 

Lors que je veis ces cheveux d’or dorer

    Tant gentement cette vermeille glace

    Et des ces yeux les traits de bonne grace,

    Puis çà, puis là gayement s’esgarer :

Lors que je veis un souriz, colorer

    Et la douceur, & de pitié sa face,

    Qui en leur beau toute beautez efface,

    Je la cuiday au Soleil comparer.

S’il fait que de toute chaleur suë, & fume,

    D’ardeur, & pleurs ma Dame me consume ;

    Si par tout luit, sa grande Sphere ronde,

D’elle le nom s’estend par tout le Monde,

    Mais, eclipsant, sa clarté cessera,

    Jamais le nom d’elle s’eclipsera.

 

Pontus de Tyard, Premier livre des erreurs amoureuses,

dans Les Œuvres poétiques de —, chez Jaques Galiot du

Pré, à l’enseigne de la Galere d’or, 1573 (Gallica)

01/09/2022

Shakespeare, Sonnets

 

                Sonnet 147

 

My love is a fever, longing still

For that which longer nursed the disease,

Feeding on that which doth preserve the ill,

Th’uncertain sickly appetite to please.

My reason, the physician to my love,

Angry that his prescriptions are not kept,

Hath left me, and I desperate now approve

Desire is death, which physic did except.

Past cure I am, now Reason is past care,

And, frantic-mad with evermore unrest,

My thoughts and my discourse as madmen’s are,

As random from the truth vainly express’d.

    For I have sworn thee fair, and thought thee bright

    Who art as black as hell, as dark as night.

    p. 540.

 

 

Las ! mon amour traîne toujours après

ce qui ne fait qu’aigrir sa maladie,

se nourrissant d’un obstiné progrès

vers une illusoire et morbide envie.

Et ma raison mandée pour me guérie

et fâchée qu’on ignore son remède

me quitte : à présent je dois convenir

qu’un désir mortifère me possède.

Et me voilà malade comme un chien

ici et là bavant d’ineptes choses

et ne pouvant plus retrouver un bien

qui me sauverait de cette névrose.

T’ai-je comparée au soleil qui luit ?

Toi, enfer plus noir que la nuit.

 

William Cliff, cité p. 341.

 

Mon amour est comme une fièvre qui n’a de cesse

De raviver la flamme de son mal

En se nourrissant de ce qui attise

L’incertain et pervers appétit de plaire.

Au chevet de l’Amour, ma Raison, furieuse

De voir ses ordonnances non suivies,

M’a quitté et je comprends enfin, au désespoir,

Que privé de remèdes le Désir est la Mort.

Insoucieux, n’ayant plus souci de ma raison

Sans cesse agité, fou, accablé par les sorts

Mes pensées, mes discours sont ceux d’un insensé

Proférés au hasard, n’ayant cure de vérité ;

Car je t’ai juré blonde au teint de lait, toi qui

Noire comme l’enfer et brune comme la nuit.

 

Patrick Reumeaux, cité p. 718-719.

 

Shakespeare, Sonnets et autres poèmes, édition Jean-Michel

Déprats et Gisèle Venet, Pléiade/Gallimard, 2021.